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Le Hummer était garé n'importe comment sur le petit parking de ce restaurant miteux perdu au milieu de nulle part. À travers la vitre, Abby observait l'avant défoncé de leur véhicule. Il avait beau être blindé, toute la partie droite du capot était pulvérisée. Heureusement, le phare gauche fonctionnait encore. Abby soupira. Ils avaient roulé toute la nuit.
Mais même s'ils devaient faire vite, Craig n'en pouvait plus. De toute façon, qu'ils se pressent ou non, Craig savait qu'ils arriveraient trop tard. Sibirsk avait sûrement envoyé deux équipes : celle qui les avait pourchassés sur la route et une autre pour s'occuper du laboratoire de Daryznetzov. Le mal était sûrement déjà fait là-bas aussi. Craig avait donc levé le pied et, résigné, il s'était accordé une pause. Sibirsk allait peut-être envoyer une seconde équipe à sa poursuite. C'était une possibilité, mais Craig en doutait. Sibirsk attendrait sûrement leur retour à Moscou pour s'occuper d'eux. De toute façon, ils avaient suffisamment d'avance sur cette hypothétique contre-attaque. Alors, il ne dit rien à Abby. Il décida qu'elle en avait déjà assez vécu comme ça.
Terriblement fatigué, Craig avait dit avoir besoin d'un grand café. « D'une bassine de café », avait-il même plaisanté. Abby ne l'aurait contredit pour rien au monde. Elle aussi était morte de fatigue. Et elle ne savait même pas dans quoi elle avait accepté de s'impliquer.
Les effluves de la petite cuisine aidant, ils ne s'étaient finalement pas contentés que d'un café. Abby était morte de faim, mais n'était pas parvenue à se décider. Gentiment exaspéré, Craig avait alors commandé pour deux. Lorsque le serveur leur amena les assiettes, Abby frémit et se demanda soudain pourquoi elle l'avait laissé choisir. Peu avenant, le plat se constituait de frites blanchâtres baignant dans une vieille huile recyclée et d'une espèce d'énorme beignet au chou rouge et à la viande. C'était assez curieux.
C'était russe, en fait. Et ça baignait dans le gras. Abby se souvint que Craig avait usé d'une démonstration scientifiquement implacable à ce sujet. Elle n'était plus très sûre de la tournure exacte de la chose, mais c'était du genre : « C'est russe, donc c'est gras, donc c'est bon ». Abby en avait fortement douté avant de goûter pour, effectivement, succomber aux plaisirs du gras. Elle avait mangé avec entrain son beignet qui lui semblait tout de même peser plus d'un kilo.
Abby en resta donc là, et quelle ne fut pas sa surprise de voir Craig venir à bout des deux « portions » de frites à lui tout seul. Il lui avait expliqué qu'il mangeait habituellement très diététique et que, par corollaire, cela lui causait de très fortes carences en matières grasses. Écœurée, elle le vit finir de bâfrer son immense assiette de frites avant de se lécher les doigts luisants de gras.
Ça n'était pas franchement romantique, mais Abby commençait pourtant à apprécier le personnage. Qu'il soit plongé jusqu'au cou dans une affaire tellement douteuse qu'elle était probablement en passe de devenir le plus grand scandale scientifique de tous les temps ne pourrait jamais rien y faire. Il était grand et beau. Son physique était même absolument irréprochable. Craig transpirait la force et la virilité. En fait, il avait un délicieux côté brutasse qui ne lui déplaisait pas du tout. La classe et l'élégance en plus.
Et puis la connaissance et la science émanaient de lui, un peu comme une onde de savoir rayonnant dans un monde d'incultes. Abby se surprit à le dévorer des yeux alors qu'il regardait arriver sa troisième assiette de frites, arborant un sourire radieux, comme un gamin ravi se jetant sur son Happy Meal.
Et en plus, il peut être simple, soupira-t-elle intérieurement. Craig se sentit soudain observé. Il arrêta un instant de gober ses frites par poignées de douze pour jeter un regard suspicieux autour de lui. Il découvrit qu'Abby était en train de lui sourire béatement.
Pour ne pas dire bêtement, se fit-il la réflexion.
— Eh bien ? Qu'est-ce que vous avez ? fit-il avec un sourire qui la fit fondre. — Oh ! Rien... Vous m'étonnez, fit-elle en se ressaisissant. — Comment cela ? demanda-t-il sur la défensive. — Je me demandais juste combien de tonnes de nourriture vous pouviez ingurgiter. J'en suis arrivée à la conclusion suivante : beaucoup, répondit-elle avec un large sourire. — Ah ! fit-il en reposant les frites qu'il portait à sa bouche. Vous avez raison. Je vais m'arrêter là, reprit-il, un peu boudeur. — Oh, non ! Ne croyez pas que... — Ce n'est rien. Allons-y. De toute façon, nous avons encore une longue route devant nous, conclut-il abruptement en posant un billet sur la table.
Abby rassembla ses affaires en toute hâte et se lança à la poursuite de Craig, un peu déboussolée, priant pour ne pas l'avoir froissé. Décidément, les choses ne pouvaient se passer normalement avec lui au restaurant.
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