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Craig progressait à vive allure et Abby dut presque se mettre à courir pour le suivre.
— Vous savez où vous allez, au moins ? — À l'usine, lança-t-il par-dessus son épaule. — L'usine ? Mais quelle usine ? fit Abby avec de grands yeux. — L'usine à génomes.
Abby stoppa net.
— Mais... je croyais que vous ne saviez pas que Komarov avait recréé ces hommes préhistoriques ? demanda-t-elle, suspicieuse.
Craig regarda Abby un long moment, soupesant la situation.
— Vous mentiez, c'est ça ? reprit Abby. — Non. Mais je savais qu'il y avait ici une usine capable de fabriquer des génomes humains. — Mais pourquoi ? Je ne comprends plus rien ! — Réfléchissez, Abby. Si l'on veut être capable de recréer la Vie, nous devons être capables de créer un génome en entier. — Pour votre centrale à énergie propre, c'est ça ? — Par exemple, oui, mais il faut voir plus loin que ça. — Plus loin ? — Les bactéries concernées par le programme de centrale à énergie sont extrêmement simples. Recréer ce type de génome ne nous pose plus de problèmes. C'est déjà du passé. — Alors, vous en vouliez plus. — Si l'on veut vraiment maîtriser la thérapie génique ou créer des organismes artificiels un tant soit peu complexes comme des actionneurs biologiques pour remplacer un vérin, on ne peut pas se cantonner à de ridicules petits génomes de virus ou de bactéries. — Alors, vous vous êtes mis en tête de synthétiser quelque chose de plus lourd : le génome humain. — J'ai mis au point l'usine capable de le faire, oui. — Ah, fit-elle d'un ton neutre. — Abby, vous aviez vu juste depuis le début. — Tiens donc ! Et à quel sujet ? s'étonna-t-elle. — Les thermocycleurs PCR. Ils sont la base de tout.
Abby fronça les sourcils, tandis que Craig reprit sa marche. Au détour d'un couloir, sans un mot, il pointa un panneau indiquant :
GENOME FACTORY
Ils passèrent de nombreux croisements puis montèrent un long escalier. Craig finit par pousser une grande porte à double battant. Et lorsque les néons s'allumèrent, Abby en eut le souffle littéralement coupé. Ils étaient dans une salle très curieuse, beaucoup plus large que profonde, faisant plus penser à un couloir qu'à un laboratoire. Le fond de la pièce, large d'une quarantaine de mètres, était une gigantesque paillasse installée contre un mur vitré. Sur le plan de travail se trouvait une grande quantité de matériel scientifique : pipettes, centrifugeurs, éprouvettes et autres instruments de biochimie. Mais surtout, il y avait un très grand nombre de machines d'un blanc brillant, presque étincelant, toutes identiques et pas plus grandes qu'une imprimante.
— Les thermocycleurs, fit Abby.
Craig hocha la tête en silence.
Abby s'avança en observant l'architecture du laboratoire. Il y avait définitivement quelque chose qui clochait. Les machines à PCR étaient certes en très grand nombre, mais un rapide coup d'œil suffit à Abby pour comprendre qu'il n'y en avait pas plus d'une cinquantaine dans la salle. Il devait pourtant y en avoir plus. Beaucoup plus.
Vingt-quatre mille neuf cent cinquante autres, pour être plus précis. Où sont donc ces fichues machines ? se demanda-t-elle. Abby remarqua que les thermocycleurs étaient installés sur des socles alignés devant d'étranges ouvertures aménagées dans la baie vitrée. Et, par delà le verre semi-transparent, Abby découvrit une machinerie gigantesque. Soudain, tout prenait sens.
Ce qu'elle avait sous les yeux était une installation industrielle vouée à la production en masse. Un foisonnement de rails reliait les ouvertures à de gigantesques étagères métalliques entreposées dans un hangar aux dimensions colossales. Et, sur ces étagères, se trouvaient des emplacements capables d'accueillir les thermocycleurs. C'était proprement stupéfiant. Il y avait là des dizaines de milliers d'emplacements.
Abby plaqua son visage contre la vitre pour observer les détails du système. Les structures verticales et horizontales des étagères étaient elles-mêmes des rails sur lesquels pouvaient circuler des automates capables de charger et décharger les machines PCR. Il y avait tout un tas de câbles électriques, de voyants lumineux et de fines structures en acier. Le hangar derrière la vitre était d'un noir étouffant, contrastant avec la blancheur immaculée du laboratoire. Cette constatation fit tiquer Abby. Elle parcourut la salle du regard, cherchant une quelconque trace de sang. Elle se rendit alors compte, avec un profond soulagement, qu'il n'y avait pas de cadavres dans cette pièce. C'était étrange. Mais incroyablement reposant. Elle savoura cette quiétude inattendue, puis jeta un œil en direction de Craig. Il était en train de pianoter sur un clavier.
— Regardez, fit-il avant de percuter un énorme bouton poussoir situé juste à côté d'un thermocycleur.
Il y eut un sifflement. La petite ouverture dans la baie vitrée s'ouvrit en un éclair, puis la machine PCR s'engagea sur le rail et entreprit de descendre à toute vitesse sur le réseau de transport. La caisse arriva à un embranchement et, sans accroc ni tressautement, elle continua sa course folle vers le milieu du hangar. Le wagon ralentit brusquement à l'approche d'une gigantesque étagère, émettant un bourdonnement. Abby vit un automate se mettre en branle pour se positionner à la hauteur du thermocycleur. Le robot saisit la machine avec délicatesse à l'aide de sa mécanique préhensile puis la déposa avec précision dans son emplacement. Le support repartit alors en sens inverse à une vitesse fulgurante et revint se repositionner sur la paillasse, à l'endroit précis d'où il était parti.
— Incroyable, souffla Abby. C'est vous qui avez conçu ce système ? — Je l'ai imaginé, oui. Nous avons ensuite fait appel à toute une panoplie d'ingénieurs. Des as de l'informatique, des automaticiens, des spécialistes en robotique et en capteurs, ce genre de choses. — C'est du beau travail. C'est un système de stockage de masse entièrement automatisé, c'est bien ça ? — Exactement. Une cinquantaine de techniciens préparent les machines PCR depuis ce laboratoire, puis ils les envoient dans le hangar. En attendant les résultats, ils peuvent immédiatement préparer une autre PCR. Le processus ne prend pas plus de quelques minutes. Et ainsi de suite. — Vous pouvez donc faire tourner vingt-cinq mille thermocycleurs en continu ? — C'est le but : produire un volume d'ADN totalement sans précédent. Les laboratoires classiques se contentent de quelques machines parce qu'ils n'ont généralement pas besoin de produire beaucoup d'ADN, et vu le rendement phénoménal de la PCR, ils peuvent s'en contenter. Mais nous... — Vous créez des génomes complets. — Des dizaines de chromosomes à reconstituer à chaque fois. Presque trente mille gènes pour un humain, préhistorique ou non. C'est une utilisation complètement inédite de la PCR. — C'est énorme. C'est pour ça que vous aviez besoin d'autant de machines ? — Oui, d'autant plus que Komarov ne travaillait que sur des probabilités de génomes. — Il y avait donc beaucoup d'erreurs ? — Sans doute. D'où la nécessité de pouvoir en produire un maximum avant de pouvoir trouver une version viable. — Mais comment ça marche, au juste ? Je croyais que la PCR n'était qu'une photocopieuse à ADN ? Comment pouvez-vous créer un génome avec ça ? — La photocopie n'est que le principe de base. Moyennant un peu d'astuce, on peut modeler ce que l'on est en train de photocopier. — C'est-à-dire ? Vous effectuez la synthèse complète d'un génome ? — Oui et non. Le processus est synthétique dans le sens où il est provoqué par l'homme, mais les processus mis en jeu sont tout ce qu'il y a de plus naturels. — Je ne suis pas sûre de comprendre. — Vous imaginez bien qu'assembler à la main des milliards de paires de base est quelque chose d'éminemment fastidieux. — Je m'en doute, oui. Pas question de faire la synthèse complète d'un génome à la main. — Ce serait d'autant plus stupide que le génome de Néandertal, par exemple, est sûrement très proche du nôtre. — Pourquoi ça ? — Abby, nous partageons près de quatre-vingt-dix-neuf pour cent de notre matériel génétique avec le chimpanzé. — Ce chiffre est donc très proche de cent pour cent pour Néandertal ? — Exactement. Alors, pourquoi se fatiguer à tout recréer, alors qu'il suffit de prendre le génome de n'importe qui pour avoir déjà presque cent pour cent du résultat ? — Ce serait stupide, en effet. Alors, vous partez d'un génome d'Homo sapiens ? — Oui, on prend un génome de sapiens. Je ne serai d'ailleurs pas étonné que Komarov ait tout simplement utilisé le sien.
Abby trouva l'idée franchement malsaine. Mixer son propre ADN avec celui d'un homme préhistorique ? Komarov devait être un véritable savant fou.
— Et ensuite ? fit-elle vaguement dégoûtée. — On repère les très rares différences entre sapiens et le probable Néandertal, puis on assemble « à la main » les rares séquences concernées. — Je vois. C'est beaucoup plus simple que de tout recréer. — À partir de quelques oligonucléotides et de quelques protéines d'assemblage comme la ligase, c'est effectivement assez facile, oui, répondit Craig avec un haussement d'épaules. — Mais ensuite, comment insérer ces différences dans le génome de sapiens ? — On appelle ça la mutagenèse dirigée. On utilise la complémentarité naturelle des bases pour créer des « amorces ». Les gènes de synthèse vont alors se plaquer juste en face des gènes de sapiens à modifier. — Et ensuite vous copiez le tout par PCR ? — Exactement. La PCR démarre à partir de ces amorces de Néandertal et recopie naturellement tout le reste de la chaîne d'ADN de sapiens. — Et le tour est joué. Vous avez un ADN de Néandertal. — De probable Néandertal, oui, s'empressa de préciser Craig. Mais en fait, on ne peut reproduire qu'une petite partie du génome à chaque fois, qu'il faut ensuite réassembler par un processus similaire. Après, on prie pour que le tout ressemble effectivement à Néandertal. — D'où la nécessité d'avoir autant de machines PCR. — Vous avez tout compris. Ensuite, il ne reste plus qu'à lancer le processus de clonage en insérant ce génome dans une cellule-œuf de sapiens énucléée.
Abby dut admettre l'ingéniosité du processus. Le résultat ne lui plaisait clairement pas, mais le processus était vraiment sidérant. Elle regarda Craig qui fixait la machinerie d'un regard triste et fatigué. Sans un mot, elle quitta la salle et commença à redescendre le long escalier.
Craig la suivit.
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