41
Logan était en train de bâfrer goulûment son quatrième snickers – il n'avait pas eu le temps de déjeuner à cause des « fenêtres de lancement » pour le moins capricieuses, dues au supercalculateur.
Il commençait à en avoir ras le bol de se faire avoir à chaque fois, et il avait demandé en haut lieu qu'une liste plus claire des calculs de priorité soit établie. De même, il avait exigé que l'estimateur du temps de calcul soit révisé afin d'offrir une plus grande fiabilité. La veille, HG-II lui avait indiqué qu'un calcul prendrait deux heures et cinquante minutes. Logan était donc parti tuer le temps à la cafétéria, puisqu'il n'avait rien d'autre à faire. Quelle ne fut pas sa surprise de voir à son retour que les résultats avaient en fait été computés en à peine quarante-cinq minutes ! Logan avait donc perdu un temps précieux à cause d'une mauvaise estimation, alors qu'il aurait pu commencer à exploiter les résultats attendus par d'autres depuis des heures. L'ingénieur informaticien lui avait alors expliqué, à grand renfort de mathématiques numériques et de théorèmes d'amélioration de la convergence, décomposition de Cholesky et transformation L.U. à l'appui, qu'il était difficile de faire mieux.
Logan n'en avait strictement rien à battre de ces mathématiques obscures. Il voulait juste une meilleure prévisibilité. Mais l’informaticien tenait à lui donner tous les détails. Le logiciel avait estimé que le problème était sévèrement «raide» à cause d'une trop grande dispersion des valeurs et des vecteurs propres de la matrice. Et pourtant, il ne l'était que très modérément, voire pas du tout, et les algorithmes de la méthode de Gear l'avaient finalement mis en pièces en peu de temps. Logan était furax.
C'est alors qu'il entendit un drôle de bruit. Une espèce de feulement bizarre. Puis un bruit de cavalcade.
Curieux, Logan sorti de son box et vit Youri courir vers lui avec une foulée pour le moins maladroite. Il y avait un truc bizarre. Quelque chose clochait. Logan se rendit compte, une fraction de seconde avant que Youri ne s'effondre dans ses bras, qu'il avait quelque chose à la commissure des lèvres. Du sang.
C'est alors qu'il vit deux types débouler à l'autre bout du couloir, deux types vêtus de noir, qui pointèrent chacun une arme sur lui. Le bruit bizarre. C'était donc ça ! Des détonations de flingues munis de silencieux. Et dans ses bras, Youri. Mort. Son sang ne fit qu'un tour et il se jeta dans son box qui avait une autre sortie, il cavala quelques mètres le dos courbé pour échapper à la vue des tueurs, mais soudain, il entendit un nouveau feulement, en même temps qu'il sentit une très vive douleur dans la hanche. Il essaya de continuer sa course, mais sa jambe ne répondait plus, et il s'écroula avec un hurlement de douleur.
C'est alors qu'il vit d'autres cadavres. Plusieurs de ses collègues étaient affalés par terre, sur leur chaise ou leur bureau. Les choses avaient été faites proprement. Tellement proprement qu'il n'avait même rien entendu. Logan vit les deux tueurs arriver vers lui, et leur curieuse allure - d'une élégance et d'une propreté parfaites - lui procura une étrange satisfaction. Au moins, ce sera propre, se dit-il. Et rapide.
Il s'étonna d'une telle pensée, se rendant compte qu'il ne cherchait même pas à ramper pour fuir. Il savait que c'était fini. Mais un profond regret l'étreignit, d'abord timidement puis ce fut quelque chose de trop dur à supporter, comme un océan de douleur dans lequel il était en train de se noyer. Ce qui était en train de le dévorer vivant, sur place et à cet instant, ce n'était curieusement pas de savoir qu'il allait mourir. Non. C'était de ne pas savoir pourquoi il allait mourir.
Logan se dit distraitement que la proximité de la mort lui intimait de bien peu communes pensées. Mais la seule qu'il estimait à peu près supportable - savoir que tout serait fait proprement -, s'évanouit instantanément lorsqu'il entendit une détonation terrible et qu'il vit un troisième tueur faire irruption avec un énorme fusil à canon scié. Un nœud lui serra l'estomac, tellement dur qu'on aurait dit du béton. Il essaya de ramper, mais il avait la désespérante impression d'être immergé dans un liquide épais et collant, tellement visqueux qu'il en était solide, lui interdisant tout mouvement, écrasant sa poitrine et broyant sa vie.
Il renonça à se traîner et, baignant dans son propre sang, il se mit à pleurer. Igor regarda sa victime sans cligner des yeux. Il lui tira dans la poitrine à bout portant, arrêtant immédiatement ses sanglots.
Une vraie gonzesse, pensa le tueur. Igor finit d'inspecter la zone, mais il en avait fini ici. Il vit ses partenaires quitter la salle. Il aimait ces moments-là : le calme après la tempête. L'opération, savamment orchestrée, avait été une belle tuerie. Un vrai parcours de santé. Un monument de fun.
Ses employeurs seraient contents. Igor quitta la salle à son tour, remontant l'escalier vers le rez-de-chaussée. Il marcha un moment dans les couloirs, entendant un coup de feu de-ci, de-là. Ses potes avaient l'air de bien s'amuser, mais lui, rien. Il n'avait plus personne à se mettre sous la dent. Il s'accorda donc une petite pause. Il s'alluma une cigarette au moment où détonait une rafale d'AK-47. Igor sourit en exhalant la fumée.
Soudain, il entendit un bruit dans son dos. Il voulut se retourner, mais il n'en eut pas le temps, pris à la gorge immédiatement. Il n'eut même pas le temps de crier.
Une énorme main lui comprima la trachée avec une force proprement surhumaine, puis elle tira d'un coup sec, lui arrachant la gorge avec une sauvagerie qui l'étonna lui-même. Igor s'effondra dans un long râle, à peine conscient, tandis qu'un geyser de sang giclait à gros bouillons dans l'air environnant.
|