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La Philosophie des salades
Nobello : La Philosophie des salades  -  Génitique
 Publié le 16/03/09  -  14 commentaires  -  131485 caractères  -  207 lectures    Autres publications du même auteur

- Zob ! dit Nourredine.


Et il le pensait.


Il se faisait furieusement chier, en fait. Il avait dit "Zob !" comme un autre aurait dit "Bon !", comme on dit "Bon !" quand on aimerait voir cesser une situation sans avoir idée de ce par quoi la remplacer. Un sursaut, en quelque sorte. Vautrés autour de lui dans des fauteuils défoncés auxquels une même crasse donnait une forme d'unité, les autres n'avaient pas bougé. Son cri de révolte jeté à la face plate de sa fade existence n'avait même pas éveillé l'œil curieux qui se lève parfois de la fumée bleutée du pétard pour jauger une éventuelle distraction.

Il faut préciser à la décharge de l'œil incriminé que Nourredine avait dit 9807 fois "Zob !" depuis le début de l'année et qu'on était fin mars, ce qui fait un score quotidien assez dense.


Un esprit chagrin pourrait supputer ce qu'il y aurait eu de constructif à meubler autrement les 2 heures 43 minutes et 27 secondes qu'il avait, depuis le premier janvier, consacrées à cette vaine activité, mais ce serait méconnaître une donnée fondamentale : RIEN de constructif n'émanait jamais des activités de Nourredine.

Il le savait et trouvait cela naturel, sachant aussi ne pas pouvoir s'attendre à autre chose. Ce qu'il était le premier à déplorer. Le seul aussi, d'ailleurs, puisque cela n'intéressait visiblement personne d'autre.

Il était contrarié de constater l'absence de réaction vis-à-vis de son sursaut d'énergie. Il se livra donc à un ou deux essais de coordination motrice puis, se constatant relativement opérationnel, se leva et lâcha avec dédain :


- Z'êtes des morts. J'me jette.


Quelques yeux s'ouvrirent. Deux d'entre eux appartenaient à Aziz, son meilleur ami, dont les parents habitaient la porte en face de la sienne. Ils étaient frères de palier.


- Qu'est-ce tu nous fais chier ?! Où tu vas, là ?

- Je sors.


Se présumant tout à coup auréolé de mystère, il remonta son col d'un geste qu'il croyait viril.


- Tu y es, toi ! T'as vu le temps qu'y fait ? Y a personne dehors, man.


Nourredine tordit son nez en une mimique de mépris.


- Y a personne dedans non plus. On se gonfle, ici.


Explosé dans un coin, les yeux mi-clos, Rachid marmonnait.


- Ouais, ouais. L'a raison. Faudrait trouver des meufs.


La cendre vacillante de son pétard éteint menaçait sournoisement son tee-shirt qui n'en était plus à ça près. Les belles dents blanches d'Amidou dénonçaient son sourire dans la pénombre qui voilait sa peau sombre.


- T'es pas bien, ici, mon frère ? Y'a tout c'qu'y faut, ici, t'as chaud, t'as tes potes, on a de quoi fumer, de quoi bouffer, de la zique. Même, si t'as envie de tirer, on peut t'arranger ça.

- Oh ?! fit Rachid, dont l'intérêt pour ces derniers mots avait fait arquer les sourcils - sans, cependant, parvenir à lui faire ouvrir les yeux.


Devant l'attention soudaine et générale, le sourire d'Amidou s'agrandit.


- Facile. On fait fumer à Rachid un gros tarpé mahousse ça-comme, après on lui fait croire qu'il est Claudia Schiffer et qu't'es David Copperfield.


Ils rirent, sauf Rachid qui lâcha, dépité « Pauv' bouffons ! 'Sont même plus ensemble... » mais n'ouvrit pas les yeux.

En secouant la tête d'un air dégoûté, Nourredine releva à nouveau son col mais n'y retrouva pas le même frisson que la fois précédente. Il sortit de la cave par le long couloir qui sentait la poussière accumulée et les objets qui ne servent plus. Il pressait le pas, pour battre de vitesse la minuterie trop courte, laissant derrière lui les "Hey, man, attend ! Attend, quoi !?" dont Aziz accompagnait chacun de ses départs.

Il émergea à l'air glacé de l'extérieur par la petite porte métallique qui servait initialement à pénétrer dans le local à vélo. Ce local avait été prévu par les concepteurs de la cité "Les Heures Radieuses" afin que les deux-roues dorment à l'abri en attendant que leurs propriétaires en retrouvent l'usage.

En pratique, et en fait d'usage, il s'était avéré que la notion de possesseurs prenait, en ces lieux, vite le pas sur celle de propriétaires. Au grand dam de ces derniers qui, du fait, n'y considéraient pas leur bien comme s'y trouvant autant à l'abri qu'ils l'eussent souhaité. Le plus méritant faisait gravir cinq étages à son vieux cyclomoteur dont les sacoches démesurées excitaient l'imagination des plus jeunes et l'ironie des autres.

Nourredine se mit à marcher résolument vers rien de précis, offrant son nez en holocauste au vent coulis qui slalomait à plaisir entre les bâtiments gris. Ces temps derniers, il s'était senti assailli à plusieurs reprises par un inconfort envahissant. Il avait vingt-deux ans, et commençait vaguement à douter. Il doutait même de plus en plus.

Entouré de menteurs par obligation, truqueur lui-même par nécessité, il avait parfois du mal à trouver dans son existence quelque chose sur quoi s'appuyer. Il se sentait alors comme un bouchon dans une tempête : ne maîtrisant rien, et sûr que ça va durer. Il détestait cette sensation, et la morsure du froid lui donnait quelque chose à combattre, en même temps qu'elle engourdissait son esprit que la "fume" n'endormait plus.


Il doutait en vrac. Sur le boulot, chiant par avance et de toute façon introuvable.

Le boulot, pensa-t-il, ça ressemble aux gonzesses. Le top, qui fait envie à en baver, est intouchable et le banal reste inaccessible. Alors on se baratine pour, au moins, s'autoriser le médiocre... qui se fait attendre, pose ses conditions et finit par se barrer.

Il doutait sur le fric, à la fois insulté et désiré, comme un chien qu'il aurait appelé en lui jetant des pierres, et qui semblait se plaire partout où lui n'était pas.

Et sur les gonzesses. Sur les belles, inapprochables sans le fric, donc. Sur les moches, et sur la volupté amère qu'il y a, juste après qu'on en a baisé une, à oublier un peu d'avoir envie de la prochaine, vite.

Il avait des difficultés à imaginer que puisse exister une variété de gonzesses qui soient autre chose que belles ou moches. Il craignait tant que quelqu'un découvre ce qu'il se croyait être, qu'envisager une fille comme deux yeux, une bouche, un cul et une paire de nichons lui paraissait le comble du souhaitable.

Il en avait déjà niqué juste assez pour en retirer une inextinguible envie des autres. Mais elles s'avéraient longues à venir, les autres.

Il doutait sur ses potes, qu'il soupçonnait de n'être ses potes que parce qu'il était d'ici. À une rue près, il aurait été des "Matins Heureux", ce qui aurait fait d'eux ses ennemis jurés.


D'y penser lui fit prendre conscience qu'il était sorti de la cité, et que ses pas le rapprochaient insensiblement des bâtiments bleu-crade des "Matins Heureux". Ses potes et lui nommaient ceux qui habitaient là-bas les lapins peureux. Les lapins, pour faire plus court. Ils avaient vaguement entendu dire que les lapins appelaient leur cité les Horreurs Piailleuses, et ses habitants les Trolls. Lui et ses potes méprisaient, jusqu'à ne même pas chercher à savoir avec précision ce qu'est un Troll.

Il se souvint avoir, quelques jours plus tôt, mis un bourre-pif en pleine rue à un lapin bouffi qui avait craché derrière ses talons. Sans un mot, il s'était approché et lui avait tiré une droite. Puis il était reparti, non sans avoir cloué pendant quelques secondes un regard féroce sur sa face de crêpe soufflée.


Mais là, il se dirigeait vers les terriers, et il y avait certainement là-bas plein de lapins beaucoup moins bouffis prêts à donner gras pour bouffer du troll-baffeur. Prudemment, il bifurqua vers le centre commercial. Les vigiles l'emmerderaient à coup sûr mais ne chercheraient pas à lui casser la tête. Comme il les emmerdait aussi, c'était un partout, balle au centre.

C'est à ce moment qu'il vit les trois lapins qui lui barraient la ruelle.

Ils avaient l'air drôlement sûrs d'eux, les lapins. Les instruments désobligeants qu'ils tenaient fermement et la rue qui s'obstinait à rester déserte les y incitaient, sans doute. Toujours est-il que l'hypothèse d'une retraite calculée - mais prompte, surtout - s'offrit aussitôt à son esprit comme la seule ressource immédiatement praticable. Il fit donc prestement demi-tour et ce fut pour envisager quatre autres lapins qui semblaient vouloir l'inviter à une partie de base-ball. Cela ajouta à sa contrariété car il ignorait trop du base-ball pour prétendre y briller, et pas assez pour admettre, en plus des battes, un manche de pioche et une chaîne de vélo comme accessoires indispensables à une session régulière. De surcroît, l'absence de balles visibles éveillait sa suspicion quant à la place qu'on se proposait de lui faire tenir au sein de la partie.

Reculant instinctivement contre le mur comme s'il pouvait s'y effacer, il sentit dans son dos une porte et pressentit qu'elle était ouverte. Il lui sembla que ses doigts bredouillaient sur la poignée pendant un siècle ou deux, mais il parvint à ouvrir, traverser, refermer et verrouiller la porte avant que les lapins ne viennent s'écraser dessus.

Il était dans un hall sombre qui distribuait quatre autres portes et un escalier polyvalent, c'est-à-dire qu'à la fois il montait aux étages et descendait à la cave. Il était impératif de se décider vite, car il entendait, malgré la solide épaisseur de bon chêne, les gracieusetés auxquelles le vouaient ses poursuivants. À l'évidence, ils seraient ravis de passer aux travaux pratiques si un habitant de l'immeuble avait la mauvaise idée d'entrer ou de sortir.

La première porte à gauche, sans serrure, était probablement celle du local à ordures : tenter de s'y cacher lui parut insultant. Étant donnée la configuration des lieux, la seconde ne pouvait appartenir qu'à une pièce aveugle et exiguë, les deux autres protégeant hermétiquement les appartements de paranoïaques collectionneurs de verrous.

L'espoir semblait dans les étages, il se jeta donc vers la cave. Car Nourredine était un garçon fruste mais rusé.

Il alluma la lumière dont le témoin rougeoyait dans l'obscurité, le temps de situer les ampoules qui pendaient du plafond bas. L'une après l'autre, il les retira de leurs douilles, les frappant contre sa cuisse jusqu'à casser le fragile filament de tungstène dont les spires tremblotantes semblaient se tordre en un réflexe d'agonisant. Puis il les remit en place.

La première ampoule était tiède. La seconde était juste chaude, la troisième l'étant franchement. La dernière fut cruellement brûlante, mais l'adrénaline qui courait dans les veines de Nourredine et l'obscurité désormais établie qui régnait dans la cave, l'obligeant à plus d'attention encore, l'aidaient à oublier que ses doigts se transformaient en hot-dogs.

Plusieurs des portes qui donnaient sur les caves étaient libres d'entraves sérieuses, signe qu'elles donnaient sur du vide ou presque. À la lueur de son briquet, il en avisa une que croyait pouvoir défendre l'un de ces cadenas bon marché qu'il savait ouvrir en tirant dessus avec sa ceinture avant même d'aller au collège. Ledit cadenas se laissa aisément convaincre et Nourredine pénétra dans le réduit, refermant derrière lui la porte d'abord, puis, en passant ses mains dans l'espace entre les planches, le cadenas si coopératif. Ensuite, il testa l'ampoule du réduit, qui jeta un halo jaunâtre à travers la poussière et les chiures de mouche qui la recouvraient. Satisfait, il l'ôta et la mit dans sa poche. Enfin, il s'accroupit entre une pile de caisses et une vieille machine à coudre à pédale, et attendit.


Il crut avoir attendu dans le noir pendant une semaine, et allait risquer un petit coup de briquet furtif, quand il entendit s'ouvrir la porte d'accès.

Deux lapins venaient d'entrer dans la cave. Il lui était impossible de les voir depuis sa position, mais il les écoutait, le souffle suspendu. Ils parlaient bas.


- On va l'trouver, c't'enculé. Allume, merde !


Celui-là avait l'air bien excité.


- Ben ouais, mais ça s'allume pas...


L'autre multipliait les allers-retours de l'interrupteur pour illustrer son affirmation. Un peu, aussi, afin de rester près de la porte : il tenait les trolls pour des rats, et avait entendu dire que les rats ne sont jamais plus dangereux que lorsqu'ils sont acculés.

Le raclement d'un briquet qu'on allume, et des ombres qui dansent sous la faible lueur du lumignon tremblant, puis l'énervé qui reprend :


- Les ampoules y sont.


Un silence suivi d'un froissement indistinct. Ils se déplaçaient. Et la voix de l'énervé, plus sourde, avec une nuance de triomphe :


- Elles sont chaudes. Il est là ! Va chercher les autres, on va fouiller les caves. Vas-y, j'te dis : s'il sort, j'l'éclate !

- J'y fonce, Bébé ! jeta le pusillanime, trop heureux de retourner vers la lumière.


« Zob ! » pensa Nourredine, mais il ne le dit pas. Surtout pas. Ne pas dire, ne pas bouger, ne pas respirer, ou alors juste un peu.

Parce que le lapin nyctaphobe n'avait pas appelé l'autre "Bébé" comme pour marquer une affection particulière, mais bien parce que tout le monde l'appelait ainsi.

Bébé était arrivé aux "Matins Heureux" quelques mois auparavant et chacun avait très vite su qu'il n'y avait pas un lapin de plus. Kader, qui tient plutôt bien sur ses jambes, avait pu le vérifier par lui-même lorsqu'il avait voulu lui taxer ses Weston. Bébé lui avait fait tester la qualité desdites chaussures d'aussi près qu'il est possible et avec un tel enthousiasme que Kader avait dû en cacher les marques. Rentrant chez lui en sang et à moitié à poil - il se ressemblait si peu que ses petits frangins avaient failli lui jeter des pierres -, il y était resté enfermé quinze jours.

C'est pendant qu'il dégonflait lentement que le bruit avait circulé, puis s'était confirmé : Bébé avait été, entre autres choses, champion d'Europe "amateurs" de boxe américaine, ce qui confère une certaine assurance. Nourredine était un garçon courageux, voire parfois même un peu tête brûlée, mais en aucun cas il n'éprouvait de pulsions masochistes, et l'idée d'une confrontation physique avec Bébé lui était puissamment désagréable.

Il entendit Bébé qui cherchait, et les lapins, qui revenaient et se mettaient à chercher aussi.


- Il est pas là !

- Pas ici non plus.

- Cherchez mieux, bordel. Il est là, il peut pas être ailleurs.


Bébé avait une dent contre lui. Il n'avait jamais rencontré Bébé auparavant et se sentit en butte à une profonde injustice.


- Les autres portes sont fermées, Bébé. Y a des cadenas partout.

- On s'en fout. Niquez les cadenas, on va le trouver.


Nourredine chercha une arme des yeux, ou quelque chose qui puisse en tenir lieu. Une vieille raquette de JOKARI qui traînait dans la poussière sembla lui faire un pied de nez. Il avait très chaud et son esprit était comme un moteur emballé. Son souffle martelait sa poitrine d'y être trop contenu. Les bruits de métal violenté se rapprochaient.

D'autres ombres, devant la porte à claire-voie. Farfouillis. Le cadenas qui cède avec sa condescendance habituelle, et lui qui se raidit à s'en briser les os.

Et puis la sirène.

Stridente, urgente, hurlant sa réprobation par-dessus les "Merde, c'est quoi, ça ?!" / "On se casse !" / "Tirez-vous, vite !". Enfin, Bébé qui gueule du bout du couloir :


- On t'attend dehors, ma poule !


L'alarme, dans une cave voisine, avait rempli son bruyant devoir pendant encore une minute et demie puis s'était étrangement éteinte en crachotant quelques borborygmes indignés.

Dans le silence revenu, et surpris de s'y retrouver seul, Nourredine se leva prestement et repositionna le compatissant cadenas d'une main qui tremblait de trouille rétrospective. Parce que, selon toute vraisemblance, il devait s'attendre à une nouvelle visite. Même s'il préférait s'envisager sortant entre deux keufs que livré à la meute lapinesque, cette vision pouvait néanmoins difficilement passer à ses yeux pour enviable dans sa forme. Ce fut donc avec une extrême célérité qu'il retourna, sa besogne accomplie, se terrer dans son trou.


Il fossilisa là deux ou trois millénaires de plus dans l'attente de la catastrophe imminente, et il commençait à croire pouvoir y échapper quand il entendit les voix et les pas. La porte d'accès grinça et les voix devinrent intelligibles.


- Vous pouvez les décrire ? demandait une voix impersonnelle, trop mesurée, typique flic.

- Ben, non. Vous savez, je les ai juste vus filer, et encore, pasque j'étais pas bien réveillé, rapport que je suis veilleur de nuit et que moi, dans la journée, je dors pasque sinon je... Merde ! Ces petits cons ont bousillé la lumière.

- Nous avons nos torches.


La voix trop froide donnait la leçon.


- Pelletier ! Vous inspectez les caves de ce côté-ci. Glandini, vous le couvrez. Maertens, vous me suivez, on visite les autres.

- On inspecte uniquement les caves ouvertes, chef ?


Un accent chantant rendait sympathique cette voix jeune qui se voulait empreinte de gravité et de concentration.


- À moins que vous ne sachiez rédiger un rapport circonstancié expliquant comment vous avez dû commettre une effraction afin de constater une effraction, il vaut mieux, oui.


Le chef-keuf sentait le casse-couilles accompli.

Nourredine avait tiré doucement sur lui la vieille nappe élimée qui recouvrait la vieille machine à coudre, et tentait de ressembler à un vieux tas de chiffons, de toutes ses forces. À travers la trame vénérable du tissu usé, il pouvait voir approcher les faisceaux inquisiteurs. Un éclair. Il n'avait pas fermé les yeux assez vite et un désagréable phosphène lui courait sous le crâne.

Il se vit chopé, mais la voix du jeune flic le rassura. Momentanément, car elle était très proche, trop proche.


- Chef ! J'ai là un cadenas fermé sur une porte ouverte ! Qu'est-ce que je fais ?


« Zob ! » pensa Nourredine, et il crut un instant qu'il l'avait dit. Il allait se faire serrer parce que ses doigts tremblants avaient raté un anneau de merde.


- Vous faites votre boulot. Vous n'êtes pas ici pour faire de l'esprit.


Le jeune flic entra, avec un haussement d'épaules qui fit sourire son collègue derrière lui. Il n'avait pas encore remarqué le tas de chiffons qui, sur sa gauche, était agité d'un curieux tremblement.

Nourredine ferma les yeux : le keuf était à moins de deux mètres. D'après la lente course de la tache lumineuse qui rampait sur les murs et les cartons, il ne lui restait pas plus de trois secondes d'incognito.

Soudain, il y eut ce fracas inattendu : un vieux bidon vide venait de tomber du haut d'une pile de trucs entassés, bringuebalant de façon tonitruante à chaque obstacle rencontré. Il avait rendu son discordant chant du cygne en heurtant avec vigueur le sol de ciment où il rebondit avant de s'immobiliser.


- Qu'est-ce qui se passe, là-bas ?

- C'est rien, chef. Un vieux bidon.


La voix calme camouflait un reste de bouillonnement, dans les veines. Le stress.


- Il n'y a rien ici, chef.


Le flic sortit et tira la porte sur lui, avant de passer à la suivante. Cinq minutes après, ils étaient repartis et Nourredine n'en revenait pas d'y être encore.

Il y aurait d'ailleurs volontiers passé la nuit, dans l'espoir de décourager les lapins vindicatifs. Malheureusement, il fallait tenir pour certain que les détenteurs des caves viendraient dès que possible faire l'inventaire fébrile des merveilles qu'ils y avaient entreposé. Particulièrement les détenteurs des caves cadenassées.

Doucement, il abaissa le pan de tissu qui lui couvrait le visage. Tout était calme, presque paisible. Il se redressa et, saisissant dans sa poche l'ampoule qu'il y avait glissée, la remit en place, alluma puis, du plat de la main, frotta ses cuisses à plusieurs reprises, faisant voler la poussière pour laquelle son jean s'était comme pris d'affection. Ensuite, il leva une jambe, tel un chien à proximité d'un réverbère, et lâcha un pet puissant et sonore, aux modulations inventives. Enfin, il soupira avec béatitude, confiant en l'existence comme il ne l'avait pas été de longtemps.

Il goûta un instant ce moment de grâce, puis se dirigea vers la porte d'un pas dansant. C'est alors qu'il avisa sur le sol le bidon salvateur. Il s'arrêta, sourire aux lèvres, et le ramassa. L'étiquette désuète indiquait qu'il avait dû contenir un peu de l'estimable huile "ALADIN, le Génie de votre moteur ".

Lentement, Nourredine le porta à ses lèvres. Il embrassa le papier jauni, murmurant :


- Toi, je t'aime.


Après un bref temps de recueillement, il installa délicatement le bidon à sa place initiale avec des attentions réservées d’ordinaire aux chats de concours ou aux bijoux précieux, puis retourna vers la porte. Mais son geste pour la saisir s'arrêta net. Car quelqu'un, dans son dos, lui parlait d'une voix suave.


- Si j'étais toi, j'attendrais un peu : les policiers sont encore dans le hall.


Un instant, il n'osa pas se retourner. Parce qu'il savait pertinemment que personne d'autre n'était caché dans cette cave : il avait passé en revue les cachettes potentielles en arrivant et le tour en était vite fait. Nourredine était un garçon prudent mais que l'urgence rendait parfois téméraire. De plus, il était relativement balaise, et en pleine santé. Il pivota donc d'un bloc, faisant face en une garde menaçante à un homme entre deux âges qui l'observait avec intérêt.


- Zzzob ! Qu'est-ce tu fous là, toi !?

- Je me cherche un Maître, répondit calmement l'inconnu.


Il était en habit noir et avait une allure compassée que démentait définitivement son air de se foutre du monde et d'y trouver plaisir. Nourredine était éberlué.


- À la cave ? En smoking ?!

- Ce n'est pas un smoking, c'est un habit. Un habit de Djinn. Très à la mode depuis quelques siècles.

- Qu'est-ce tu m'chantes, là ?

- Ça peut dépendre, répondit le Djinn avec sérieux, tu en décideras. J'ai un répertoire assez fourni, qui va du chœur grégorien aux chants pygmées en passant par les chansons de corps de garde. Mais, à mon avis, ce serait un usage bien modeste de mes capacités, dont l'ampleur risque de te surprendre.


Nourredine recula et raidit sa garde.


- Tu bouges une oreille et j't'allume ! Arrête tes salades ! D'où tu sors ?


Le Djinn eut un mouvement du menton.


- Du bidon.


Cette réponse peu vraisemblable eut le don d'agacer Nourredine.


- Y s'fout d'ma gueule, ce con ! Toi, enculé, j'vais t'sécher.

- C'est peu probable.


L'autre restait imperturbable. Il flottait une nuance de bienveillance sur son sourire sarcastique. Nourredine, trouvant que cet instant en valait bien un autre pour ce faire, décolla un magistral coup de pompe dans ce qu'il estimait être les attributs virils de son vis-à-vis et s'affala lourdement sur le sol, emporté par son élan car son pied n'avait rencontré que du vide.

Au-dessus de lui, le Djinn le regardait avec indulgence.


- Mais...! ... Mais t'as pas d'couilles !?


Le Djinn haussa les épaules avec une mimique fataliste.


- Eh non.


Il arbora un air satisfait.


- Note bien que j'aurais pu tout aussi aisément opposer à ton geste irréfléchi une paire de testicules en titane massif. Ma nature taquine m'y aurait incité, mais je m'en suis abstenu par égard pour ton intégrité ambulatoire. Ne me remercie pas.

- Ben merde, alors. Tu déconnes, là, t'as un truc. Tu veux pas m'faire croire que t'es... enfin que...


L'autre recula d'un pas, écartant les bras d'un air bonasse.


- Eh oui. Je suis un Djinn.


Il eut une grimace de contrariété, juste un peu trop théâtrale.


- Oh, je sais. Les choses ont beaucoup changé, en mille ans. Maintenant, les Djinns, on s'assoit dessus.


Il s'ébroua, ou fit semblant.


- Allons... le passé est le passé. Passons aux choses sérieuses, il faut essayer de faire de ton futur un passé raisonnable. La bonne nouvelle, c'est que tu as droit à trois vœux.

- Et la mauvaise ?


Malgré l'étrangeté de la situation, la question avait fusé instinctivement.


- La mauvaise, c'est que tu as droit à trois vœux.


Nourredine eut l'air navré.


- Je l'crois pas, ça. Qu'est-ce que j'fous là, à écouter l'aut' guignol me larguer ses salades...

- Et l'alarme en panne, sans piles depuis deux ans, qui se déclenche juste quand il faut, sont-ce des salades ? Et mon logis de fonction, que je mets en péril pour t'éviter des ennuis, serait-ce la lumière de la lampe qui l'aurait fait choir ? Je n'y étais aucunement obligé, pourtant, puisque tu n'avais pas encore accompli le rituel qui fait de toi mon Maître par trois fois.

- Rituel ?


Le ton de Nourredine était redevenu agressif.


- C'est quoi cette connerie ?


Le Djinn ne paraissait pas s'en formaliser.


- Le mot rituel, dans ce cas précis, recouvre sa signification Traditionnelle. C'est un acte magique qui vise à faire obtenir aux initiés la réalisation d'un désir qui, sans cela, aurait peu de chances d'aboutir. Par extension, un rituel est devenu pour la plupart des gens l'exercice de petites manies répétitives quelquefois parfaitement imbéciles, comme cette habitude que tu as de remonter ton col de façon grotesque. Le rituel autorisant l'apparition d'un Djinn est un exercice de Très Haute Magie.

- Me prends pas la tête avec mon col !


Nourredine semblait en proie à une certaine confusion.


- D'où j'ai exercé de la Très Haute Magie, moi ?


Le Djinn prit un ton patelin.


- Mais si, voyons. Souviens-toi...


Et il déclama, avec emphase :


- Prends un Djinn puissant, bon d'allure et bien fait

- on le trouve souvent auprès de son logis -

Et frotte l'un ou l'autre de l'une ou l'autre main

Puis immédiatement, sans remettre à demain

Embrasse-le céans sans craindre pour ta vie

Car tu seras son Maître, au moins pour trois souhaits.

Tu ne nieras pas avoir frotté ton jean ?


Il eut un geste d'indulgence.


- Non, ne dis rien : la Tradition, qui est et reste essentiellement orale, n'interdit pas la créativité dans l'interprétation. De plus, tu as bel et bien embrassé mon logis, avec attention et respect, comme il sied à un magicien bien élevé. Tout était parfait.


Il pinça le nez.


- Hors, bien sûr, la douteuse démonstration de virtuosité recto-éolienne récréative. De toute manière, je m'estime satisfait et c'est ce qui compte. Tu as donc droit à tes trois vœux.


Ses yeux pétillèrent. Nourredine béait un peu en attendant.


- Alors, que désires-tu ?


Nourredine semblait chercher à se réveiller.


- Tu... Tu es un genre de génie ? J'veux dire... comme dans Aladin, tout ça ?


Le Djinn semblait contrarié.


- Non. Einstein, Gandhi, Mozart ou Léonard de Vinci sont des genres de génies.


Son regard s'alourdit.


- Moi, je suis un Djinn.


Il avait insisté sur la dernière syllabe, et il sembla à Nourredine que l'immeuble tremblait sur ses bases.


- Mais j'suis pas magicien, moi. J'ai rien d'mandé à personne.


Le Djinn interrompit ses dénégations, fronçant les sourcils :


- Comment ? Ne me dis pas que tu as effectué un Rituel de Haute Magie sans le faire exprès, c'est statistiquement inacceptable. De surcroît, le grand magicien que tu es ne peut ignorer qu'un Djinn qui se respecte exauce les vœux de celui qui l'appelle, mais poursuit de sa malice celui qui le dérange. Tu ne soutiendrais pas un parti aussi indéfendable, n'est-ce pas ?


Nourredine grimaça un sourire tendu : l'autre jonglait avec des boules de feu qu'il avait tirées de nulle part.


- Ben non, forcément pas, hein ! 'Faudrait être un naze grave pour faire des trucs pareils !


Le Djinn claqua dans ses mains.


- À la bonne heure. Alors, que puis-je faire pour toi ?


Nourredine hésitait. Enfin, il décida résolument de tirer le meilleur parti possible de la situation. La perspective d'un gain éventuel l'aidait à s'enhardir.


- T'as un costar méga-classe et tu causes pire que l'mec des infos. Tu dois connaître du monde, pas vrai ? Pasque moi, je cherche du boulot.

- Depuis quand ?


Le Djinn affichait un air de candeur attentive.


- Branche pas.


Nourredine était mal à l'aise.


- J'ai essayé, man... Heu... Djinn. Tu sais c' que c'est, toi, d'chercher un taf avec une tronche de beur ?

- Tu n'as rien d'épouvantable. Le moindre démon de bas étage est beaucoup plus terrifiant que toi.

- Ouais. Mais les démons ont pas la réputation de chourer les autoradios.


Le Djinn, tête penchée, regardait ses ongles avec détachement.


- Celui que tu as offert à ton cousin pour son mariage, où l'avais-tu acheté, déjà ?


Désireux de ne pas s'attarder sur un terrain glissant, Nourredine simula une surdité aussi soudaine que momentanée.


- Tu dois exaucer mes vœux ou pas ? La tchatche, ça l'fait, mais question tenir ses promesses, t'es limite.

- Mon bon Maître (et le Djinn affichait un sourire narquois en contradiction flagrante avec son ton presque obséquieux), je me haïrais de te faire attendre, et ne temporisais qu'afin de mieux cerner tout le fond de ton vœu, pour mieux te satisfaire.

- Arrête le baratin !

- Est-ce ton premier vœu ?

- Non ! Non, non !

- Alors je continuerai tant que l'envie m'en viendra. Tu voudrais du travail, donc ? Quel type d'activité désires-tu exercer ? Dis-m'en plus, je te prie, que je sache te combler au mieux de tes mérites.

- Yeah, t'as raison : faut assurer ! Alors voilà, moi j'me vois bien faire un boulot rare, du pas courant - mais que j'peux faire, pas un truc chiant qui prend la tête, tu vois, plutôt un truc qui baigne, au soleil, avec la mer, tout. Avec un chouette décor et d'la zique. Ah, et puis d'aut' mecs, pour pas s'faire chier, des mecs cools mais que j'gagne plus qu'eux. Et qu'on fasse du sport et qu'y ait des gonzesses superbonnes. Et garanti à vie, hein, comme les ministres !


Se caressant le menton, le Djinn parut réfléchir.


- Oui, oui, oui. Je crois avoir trouvé ce qu'il te faut.


Ses yeux brillèrent de nouveau.


- Tu es prêt ? On peut considérer que c'est ton premier vœu, ferme et définitif ?

- Attends, attends ! Attends. 'Faut pas s'emballer. Qu'est-ce qui s'passe si ça m'éclate pas ? Je dois bouffer un aut' vœu pour classer l'affaire ?


Une enfance difficile avait fait de Nourredine un garçon méfiant. Le Djinn écarta l'objection d'un petit geste de la main.


- Louable prévoyance, mon doux Maître. Il est prévu, au cours de l'exercice de chacun de tes trois vœux, une période d'essai de trois mois au terme de laquelle il te sera loisible de renoncer à en bénéficier.

- T'as dit trois mois ?

- C'est ce que j'ai dit.

- Et si ça m' plaît pas, chuis rapatrié ?

- Au bout de trois mois, ou contre un vœu.

- Au soleil, avec la mer, les gonzesses et tout ?

- Tout ce que tu m'as demandé y sera, Ô mon inénarrable Maître.

- Alors, banco. Tu peux m'avoir ça pour quand ?

- Pourquoi remettre à demain ce que l'on peut faire avec une seule ? répondit le Djinn.


Il avança donc une main, lentement, devant le visage de Nourredine, et claqua des doigts.


Il n'y eut pas de fulgurance particulière. Simplement, Nourredine se retrouva assis sur un grossier banc de bois, le torse nu et les reins ceints d'un haillon sale. Sur une sorte d'estrade, un peu au-dessus de lui et à quelques mètres, cinq belles jeunes femmes - qui avaient dû se partager au moins un mètre carré d'un voile léger pour monter leurs garde-robes - exposaient leurs peaux ambrées au soleil en des poses lascives.

Il faisait beau. Chaud. Il sentait, entre autres choses mêlées, l'odeur de la mer. Derrière lui, un tambour scandait un rythme monotone. Aux mouvements oscillants du sol de bois sous ses pieds nus, il comprit qu'il était sur un bateau. Devant lui était une sorte de longue poutre cylindrique qui traçait dans l'air de calmes cercles allongés. Cette espèce de rouleau à pâtisserie géant finissait à une cinquantaine de centimètres sur sa droite, avant une cloison de bois trop haute pour qu'il pût voir par-dessus.

Sur sa gauche, l'énorme rondin de bois poli se perdait dans un trou pratiqué dans la coque. Entre Nourredine et cette ouverture se tenait un homme très sale et très musclé qui l'envisageait d'un air peu amène. Ses mains étaient posées sur la grande pièce de bois et son corps entier semblait en épouser le mouvement, en une danse toute de patience et de régularité.


- Bon. Maintenant que ça va mieux, tu la reprends, la rame ?


Nourredine marqua le pas avant de comprendre que son compagnon était à l'origine du mouvement du lourd bastaing, et que lui-même se voyait impatiemment invité à prendre sa part de l'effort porté audit mouvement dudit bastaing. Lequel, selon toutes présomptions, s'avérait de plus en plus sûrement être, à l’évidence, une solide rame.

Pris d'un trouble diffus, Nourredine tenta de se lever, freiné en cela par la lourde chaîne qui pesait sur l'anneau de fer entourant son cou. Il put néanmoins percevoir, derrière lui et son nouveau compagnon, d'autres paires de rameurs au geste puissant et las et, au-delà, un gigantesque noir qui frappait en cadence un monstrueux tambour rouge sang.

Un très cuisant coup de fouet lui fit attraper la rame avant même de s'être rassis, ce qui ne lui prit pourtant pas plus d'une demi-seconde. Il avait trouvé le temps de voir son fouetteur et, sans avoir eu pourtant le loisir de le détailler, il se demanda s'il aurait le courage de le dévisager une autre fois tant émanait de lui une aura de cruauté brutale.

À mi-voix, il chuchota à l'adresse de son voisin :


- Non mais t'as vu cet enculé ? ! Il est s'coué c' mec ! Qui c'est, pourquoi il fait ça ?

- Ta gueule ! cracha l'autre sourdement.

- Mais... Pourquoi tu veux pas m'parler ?


Le second coup de fouet lui fit beaucoup plus mal que le premier mais beaucoup moins que le troisième.


- Pour ça, répondit l'homme après que le fouet claquant sur d'autres peaux leur ait signifié le départ momentané du maniaque de la flagellation abusive. Nourredine, qui avait eu le temps de réfléchir entre deux coups de rame, chuchota de nouveau :


- Heu... eh ! oh !


L'autre grogna un borborygme vaguement dissuasif qu'il décida de considérer comme une manifestation de bonne volonté.


- Tu sais qui chuis ?


L'autre lui coula un regard surpris.


- C'te bonne paire... !

- Si j'te dis qu'j'ai oublié et qu'j'ai besoin d'savoir ?

- Tu déconnes ou quoi ?!

- J'sais pas encore. 'Faut d'abord que j'comprenne c'que j'fous là. Sans déconner, qui chuis, d'après toi ?

- Ta gueule, le v'là !


L'autre avait murmuré rapidement et parut soudain parfaitement absorbé par le bon fonctionnement de la rame. Nourredine tenta de l'imiter, bien que se sentant peu convaincant. L'ombre de quelqu'un qui venait derrière eux grandissait, jusqu'à les cacher des feux du soleil. Il se raidit, mais cela n'eut aucun effet sur la stridente morsure qui déchira son dos. Super-fouettard avait encore frappé.

Nourredine avait senti qu'il serait ici gravement déconsidéré s'il se laissait aller à hurler autant que sa nature expansive l'y inclinait, aussi ne fit-il que gémir en se mordant la lèvre jusqu'à la faire saigner. Il se sentit très noble mais c'était, en soi, peu consolant.

Après que l'ombre se fut éloignée, l'autre lui souffla quelques mots desquels il ressortait qu'il avait, en définitive, peut-être bien perdu l'esprit puisqu'il avait oublié l'essentiel : pour ne pas s'attirer la vindicte de leur "entraîneur", ne JAMAIS rentrer la tête dans les épaules, ne pas même crisper le dos, ne rien laisser transparaître d'une angoisse quelconque, tout cela attirant immanquablement l'intérêt de l'Affreux.


Une conversation feutrée s'établit, régulièrement interrompue par l'approche silencieuse de l'ombre ou le claquement du fouet. Nourredine apprit avec stupéfaction qu'il s'appelait Babou et qu'il était depuis quatre ans l'esclave du grand Cheikh Hassim. Et qu'il ramait depuis sur ce bateau. Et qu'il était la victime favorite de l'Affreux. Et qu'il était noir.

Là, c'était beaucoup pour Nourredine. Il lâcha la rame pour mettre son bras sous le nez de son compagnon en lui indiquant d'un index péremptoire d'avoir à juger de la couleur de sa peau. Pour toute réponse, l'autre leva les yeux au ciel.


Quelques coups de fouet plus tard, Nourredine décida d'abandonner les spéculations métaphysiques pour aborder des sujets plus immédiatement pratiques. D'autant qu'il commençait à s'y sentir poussé par la tyrannie sourcilleuse d'un appel organique de plus en plus impératif.


- Eh ! Pour les chiottes, ici, on fait comment ?


L'autre eut un regard étonné.


- Hein !?...

- Quand t'as envie d' chier, tu fais quoi ?

- Ben...


Il réfléchit un instant, puis parut libéré par l'évidence.


- ... Je chie.

- Quoi, là, sur le banc ?

- Ah, non, ça c'est dégueulasse. Je recule mon cul pour chier derrière.


Nourredine eut une pensée fugitive mais compatissante pour la paire de rameurs située derrière. Puis une autre pour la paire située avant la paire de derrière. Et encore une pour la paire précédant la paire située avant la paire de derrière. Mais il s'arrêta là, parce que chacun sa merde.

Et puis il commençait à réaliser qu'il s'était fait avoir. À peine eut-il évoqué le Djinn en pensée que sa voix lui soufflait à l'oreille en un murmure moqueur.


- Mon très aimable Maître aurait-il un second souhait à formuler ?


Il tourna sept fois sa langue dans sa bouche douloureuse et répondit posément.


- J'te dirais bien d'aller t’faire foutre, mais tu s'rais capable d'aimer ça et de m'croquer un vœu sur mon compte. Alors, mon prochain souhait, j'vais bien y penser, pendant trois mois. Tu peux êt' sûr qu'y s'ra précis. Super-hyper-méga précis, y va être, mon souhait.

- Je suis, mon estimable maître, admiratif devant ton courage et ta pugnacité. Cependant, la loyauté m'oblige à te révéler que l'ampleur du désagrément que tu veux t'infliger te laissera peu de latitude pour penser.

- Fais pas chier. Tout c'que j'veux savoir, c'est si j'peux vraiment crever dans ton souhait à la con ou si j'ai mes chances d'en sortir vivant.

- Tant que tu es en période probatoire, la déontolodjinn la plus élémentaire exige que je protège ta vie. Mieux : si tu renonces, ou que tu fais ton temps, je te restituerai ton intégrité physique - qui risque d'être un peu malmenée. Après, bien sûr, si tu décidais de rester, je serais dégagé de ma responsabilité. Note tout de même que, si tu ne peux mourir, ta capacité à souffrir reste intacte. Si - par hasard ! - tu trouvais bon marché de payer d'un vœu une issue de secours, souviens-toi que je suis toujours là, visible ou non, et que je ne te quitterai pas de vue afin de ne pas rater ton appel.


Nourredine ferma les yeux en secouant la tête avec fatalisme. Il y avait de la bravoure dans sa voix.


- On verra bien. C'est mes vœux, et si chuis sûr d'êt' là pour en profiter, ça s'essaie.


Son voisin de chiourme le regardait de côté, furtivement, avec un air effaré, et Nourredine comprit que le Djinn avait dû se rendre invisible et inaudible à tout autre que lui, ce qui laissait augurer de laborieuses explications.

Il regarda le Djinn droit dans les yeux, avec le calme des héros.


- Est-ce que tu pourrais t'fâcher si j'te disais ce que j'pense de toi ?


Le Djinn prit un ton patelin.


- Oh, non, penses-tu ! Je suis très au-dessus de ça, voyons. Pourquoi ?

- Parc'que ça m'soulagerait de t'dire que t'es vraiment un gros tas d'merde.

- J'entends bien. Et tu peux constater que cela n'a sur moi aucun effet particulier. Sur lui, par contre, ça peut se discuter.

- Qu'est-c' tu m'chantes, là ?

- Attends, tu vas comprendre, dit le Djinn.


Et il disparut.

Juste derrière l'endroit qu'il avait occupé, très visible à présent, l'Affreux écumait, les yeux roulants et les tempes gonflées de veines violettes. Nourredine se vit très, très mal parti.

Il aurait dû dire "Zob !" mais s'abandonna à une autre option.


- Putain - émit-il d'une voix sans timbre - c'est la galère...

- Ben, ouais, murmura son voisin.



Les trois mois suivants furent, pour Nourredine, extrêmement longs et inconfortables. Mais il tint bon. Car s'il n'était pas un stakhanoviste convaincu, il était parfois extrêmement opiniâtre.


Quatre-vingt-dix jours plus tard, Nourredine-Babou éprouva la satisfaction de changer l'état de loque pantelante à laquelle il était réduit contre celui, somme toute enviable, qu'il avait toujours pratiqué.

Il était dans la cave, et le Djinn le regardait d'un air candide.


- Alors, mon doux Maître, es-tu satisfait de mes services ? Désires-tu retourner à ton vœu ?


Il éprouva ses articulations, surpris de les sentir jouer avec cette facilité qu'il ne goûtait pas avant qu'elle ne lui fasse défaut.


- Non, ça va aller, là. J'ai ma dose.


Il s'étonnait lui-même de calme et de mesure.


- Pour ce qui est d' tes services, y'a peut-être à redire. J'ai bien réfléchi et j'peux pas t'incendier plus que ça parce que tout y était, même si c'était pas trop c' que j'imaginais. Mais pourquoi tout le monde me voyait noir ? J'suis pas noir !

- Non. Tu es d'un ton basane soutenu assez plaisant, pour ce que je peux en juger. Ne conclus pas avant de savoir, Ô mon tant bouillant Maître : ma petite fantaisie t'a rendu un service que tu ne peux encore apprécier.

- Elle m'a ruiné les épaules, ta petite fantaisie.

- Tes épaules ?


L'absence de la conscience de ses épaules confirmait à Nourredine qu'elles se portaient au mieux.


- Ouais, enfin, celles de l'autre moi, celui que j'étais sur la galère. C'était moi, quoi, fais pas chier !


Le Djinn parut soudain préoccupé, voire contrarié.


- Tu t'exprimes vraiment mal, tu sais. C'est d'autant plus surprenant que ta tête marche au moins aussi bien que le reste. Pourquoi te montres-tu moins que qui tu es ?


Nourredine ricana.


- Ben, tiens. Vas-y, raconte-moi comment on parle ailleurs que chez moi. Pasque chez moi, on parle comme moi. Tu connais une autre façon de dire "Fais pas chier !", toi, l'grand Manitou ?

- Oui.


Le Djinn le regarda, en plissant très légèrement les yeux, et le jeune homme sentit un frisson lui parcourir le dos.


- NE ME FAIS PAS CHIER... s'il te plaît.


C'était glacial. Mais il redevint d'un coup affable et souriant.


- As-tu senti comme les mots ont plus de force quand on les respecte assez pour les prononcer intégralement ? Et comme une formule de politesse n'induit pas forcément de déférence ? Laisse-moi te montrer la très grande magie qu'il y a à maîtriser les mots : il ne t'est que de me le demander et je t'offre le vocabulaire et la manière de s'en servir.

- M'embrouille pas. Je sais déjà quel vœu j’veux faire et y a pas d'place pour ces conneries.

- Écoute : cela, je te l'offre. Si tu veux l'accepter, bien sûr.


Le Djinn paraissait sincère et Nourredine hésita devant ce bonus inattendu.


- Ouais, bon. On verra plus tard. En attendant, j'ai un vœu sur le feu. Un vœu bien simple, bien précis et tout.

- Alors je t'écoute, mon très audacieux Maître.


Nourredine se mit à marcher de long en large, soulignant ses propos à venir par des mouvements de chef d'orchestre.


- Pasque attention : moi, j'veux bien faire des vœux, mais faut qu't'assures !


La voix du Djinn était suave, le ton conciliant.


- N'as-tu pas admis toi-même que rien ne manquait ? Le soleil et la mer n'y étaient-il pas ? Le travail peu compliqué joint à une saine pratique sportive ? La calme mélopée du tambour répondant au chœur des rameurs ? Le décor - de l'Antique authentique, digne des grands musées ? Les jeunes femmes affriolantes et disposées ? Les compagnons, sains et courageux ?


- Si, si. J'ai même été payé plus qu'eux, comme j'avais demandé. Et j'suppose que c'était pas ta faute si on était payés à coups de fouet...


Le Djinn acquiesça avec satisfaction.


- Tu es un Maître éminemment compréhensif. Allons, quel est ce second vœu si fort médité ? J'ai hâte de l'exaucer.

- Attends, attends. Avant, j'veux être sûr que tu vas pas donner dans la petite fantaisie.


Son œil se fit aigu.


- Tu jures ta mère que tu f'ras rien d'autre que ce que j'te dis ?


Le Djinn se récria, pas crédible pour deux sous.


- Encore une fois, je n'ai jamais fait autrement. Et je t'assure que je ne me livrerai à aucune fantaisie dans l'accomplissement de ton souhait. N'ayant pas de mère - les Djinns sont suscités exclusivement du Rien le plus pur -, je ne peux l'offrir en gage, mais je te propose à la place mon petit orteil droit, auquel j'ai la faiblesse de tenir.


Le marché n'avait, au fond, rien d'incongru.


- Ça l'fait. Autre chose : tu m'déplaces pas, on reste ici, dans ce monde-là, à mon époque. Ça roule comme ça ?


Le Djinn opina benoîtement.


- Ça peut se concevoir. Alors ?

- Alors, c'est simple. J'veux du blé. Enfin, du fric, quoi, du pognon. Mais un gros, gros paquet. Et puis de l'oseille franche, pas de fausse monnaie, tout des billets usagés, en petites coupures.

- Combien ?

- Ben...


Nourredine hésitait, de crainte d'être finalement modeste en sa demande.


- En mètres cubes, si tu veux.


Nourredine prit soudain conscience de ce que la somme qu'il envisageait représentait vraisemblablement un volume difficile à dissimuler aux concupiscents malvenus.


- Attends, attends. Comment j'fais pour êt' sûr qu'une racaille va pas me chourer mon pèze dès que j'tournerai les yeux ?

- Je peux faire en sorte que personne d'autre que toi n'ait accès à cet argent, si tu le désires.

- Un peu, que je l'désire !

- Alors, combien ?


Les yeux de Nourredine brillaient d'excitation.


- Dix... non : cent millions d'euros !


Il eut un instant d'hésitation.


- Heu... ! Ça fait quoi, en francs... enfin, en centimes ?

- À peu près 650 millions de francs soit 65 milliards de centimes, c'est-à-dire un six, un cinq, et neuf zéros derrière. Je peux aussi te les faire en dollars.


Nourredine était un peu pâle. Il semblait en proie à un conflit interne inattendu.


- Ça... C'est vraiment beaucoup d'blé, hein ouais ?!


Le Djinn inclina silencieusement la tête à trois reprises.


- P't'être trop. Ça peut devenir un piège à emmerdes.


Il eut une grimace de dédain.


- Cinquante milliards de centimes, c'est bon, ça suffit. 'Faut savoir s'arrêter.

- Va pour cinquante milliards de centimes. Convertis en euros ?

- Y’a intérêt, ouais ! T’allais pas me faire celle-là, quand même ?!

- La preuve que non.


Nourredine surveillait la main du Djinn, qui sourit et fit bouger ses oreilles. Aussitôt, la cave se vida et son contenu fut instantanément remplacé par des piles, des tas, des monceaux de liasses de billets de banque.


- Zzzob !!! dit Nourredine, sans même s'apercevoir qu'il l'avait dit.

- Mon très insatiable Maître est-il satisfait ?


Nourredine avait saisi à pleines mains les billets qui glissaient du monticule instable apparu devant lui.


- Tu m'étonnes, Elton ! souffla le jeune homme avec conviction.


Il releva la tête.


- Tu m'as bien dit qu' mon pognon est à l'abri ici et qu' personne peut v' nir m'en taxer ?

- Je te garantis que nul autre que toi n'entrera ici pendant au moins trois mois.


La voix du Djinn respirait l'assurance. Nourredine, qui commençait à prendre la mesure des capacités de son étonnant compagnon, se persuada facilement qu'une telle assertion, prononcée sur ce ton-là par un zoulou de ce calibre, s'avérerait difficile à contourner.


- Alors j'te laisse la boutique : j'ai quelques achats à faire en ville.


Le Djinn le regardait en souriant emplir fébrilement de billets chiffonnés les nombreuses poches de son blouson. Finissant de tasser quelques liasses en surnombre dans sa poche intérieure, Nourredine se dirigeait déjà vers la porte quand il s'arrêta, saisi d'un doute. Car à travers les lattes de bois de la porte à claire-voie, il n'y avait rien. Pas de lumière, pas d'obscurité. Pas de couloir de la cave. Rien. Blêmissant, il se tourna vers le Djinn.


- C'est quoi, encore, cette connerie ?

- C'est ton vœu, mon très exquis Maître, répondit le Djinn avec componction.

- Y a quoi, là derrière ?


Nourredine désignait la porte, et le timbre de sa voix virait à l'aigu. Le Djinn eut une moue de dédain complice.


- Rien d'intéressant, vraiment. Et même, à vrai dire, rien du tout.


Les yeux de Nourredine s'étaient agrandis, et un tic étonnant parcourait sa lèvre supérieure.


- Tu veux dire... Que du vide ?

- Ah, non !


Le Djinn avait le ton docte de ceux qui maîtrisent leur sujet.


- Le vide n'est pas rien, il est seulement un concept opposé à la notion de plein. Là, il n'y a ni vide ni plein, ni quoi que ce soit entre les deux : il n'y a RIEN.


Nourredine avança prudemment son doigt entre deux planches mais arrêta son geste à la toute proximité du Rien. Se ravisant, il prit dans sa poche un billet qu'il glissa lentement dans l'intervalle. Il étouffa un cri et retira sa main précipitamment : le bout roulé du billet apparaissait au fur et à mesure à quelques centimètres de l'endroit où ses doigts en poussaient le reste, ce qui ne laissait pas d'être déroutant. Il fut d'ailleurs dérouté. Très, très doucement, il avança à nouveau son doigt, et blêmit encore un peu quand il en vit l'extrémité apparaître juste à côté.

Il vit SES doigts tâtonner le long de la planche, devant ses yeux, pendant qu'il cherchait à prendre une connaissance tactile de ce qui était au-delà de la porte. C'était une sensation désagréablement dérangeante. Il était sûrement le premier homme de toute l'humanité à pouvoir toucher son coude avec la main qui est au bout.

Il ôta donc prestement ladite main, l'essuyant ensuite contre son blouson dans un geste machinal. Le billet avait été lâché comme un mouchoir sale.


- C'est quoi c' plan pourri ?!


Le Djinn arborait un flegme quasi britannique.


- Tu parais légèrement chiffonné, mon tumultueux Maître. Ne t'ai-je pas, pourtant, donné en tous points satisfaction ?


Nourredine luttait contre une confusion mentale grandissante.


- Attends, attends ! Coupe, on va la r' faire. C'est quoi, ce plan pourri ?

- Très exactement ce que tu m'as demandé : 50 milliards de centimes et pas de fantaisie. Que peut-on souhaiter de plus austère que cette cave cimentée ?


Nourredine se fit soupçonneux.


- Tu veux pas dire que j'vais devoir passer trois mois ici ?

- Pas forcément. Si tu veux, tu peux y passer ta vie. Ou te servir de ton dernier vœu pour annuler celui-ci.

- Compte là-dessus ! J'vais pas gâcher ma dernière chance.

- À ton aise.


Et le Djinn disparut. Nourredine se tourna en tous sens. Il n'y avait plus que quelques mètres carrés de ciment et des tas de billets. Et la navrante promesse d'y passer les douze prochaines semaines, soit plus de deux mille heures d'ennui terne et gris. Pendant environ 307 minutes toutes emplies d'un optimisme monolithique, il se sentit en mesure de bouffer du Djinn à chaque repas tout au long de ces trois mois. Au bout de ce laps de temps, l'inquiétude le gagna en même temps que sa faim - la vraie ! - s'éveillait. La colère lui avait fait oublier la déplaisante perspective qui s'offrait à lui de battre le record du monde de jeûne.


- Eh !... heu... Eh, Djinn !


Silence.


- Mais putain, y a rien à claper, ici. Tu veux que j’calanche, c'est ça ?


Silence. Si le Djinn était là, il se voulait incognito. À la limite de l'affolement, Nourredine s'apaisa d'un coup : il lui venait une idée.


- Dis donc, Djinn ! J'suis sûr que t'es là ! Alors, écoute : j'ai plus qu'un souhait à faire et j'préfère crever que d'rater ma dernière chance. Si tu m'files pas à becqu'ter et à boire, c'est c’qui va m'arriver, et j'pourrai pas faire mon troisième vœu. Et toi, tu pourras pas finir ton boulot. Je suis sûr que tu dois avoir une loi ou un truc kif qui dit qu' t'as pas l'droit d'faire ça !


Le Djinn réapparut.


- C'est pertinent, dit-il.

- Ben tiens. Surtout que j'commence à avoir les crocs. Et y m' faut à boire, aussi. Et des chiottes. Et...

- Canal+ ? Un abonnement à un club de musculation ? Un port de plaisance ? Cessons de plaisanter : ma conscience professionnelle exige que je te nourrisse et que je t'abreuve. Le reste ne me concerne aucunement. Voici donc un robinet...


Il fit un geste et un robinet émergea du mur.


- ... Et tu auras de quoi calmer ton appétit deux fois par jour. Je reviendrai dans trois mois, afin que ma présence ne vienne pas te distraire au long de ta cure d'austérité.

- Eh ! Et mes chiottes ?

- Pour ça... Voyons, comment aurais-tu dit ça ?


Il sembla réfléchir un bref instant.

- Ah, oui : tu t'démerdes !


Et il disparut.


Alors commença pour Nourredine une longue période de morosité grisâtre ponctuée uniquement par l'apparition régulière du repas, soit un brouet insipide et roboratif qu'il ingurgitait par nécessité et sans plaisir : juste de quoi le soutenir, pas de quoi le satisfaire.

Le reste était à l'avenant. Pour meubler ses heures interminables, il envisagea un moment le dressage d'araignées, de mouches, voire même de cafards. Il se sentait prêt à partager jusqu'à de la tendresse avec le moindre animalcule qui serait venu égayer son ennui, mais l'animalcule égayant se faisait attendre. Alors il se rabattit sur l'étude du pliage de billets de banque, du tressage de billets de banque, du compostage de billets de banque.

Il s'était fait, d'un tas de billets de banque, un lit inconfortable mais moins froid que le sol de ciment. Quand il s'éveillait, la première sensation à investir sa conscience était l'odeur nauséeuse des billets de banque que l'abus de séries-télé débiles lui avait fait inopportunément demander usagés. Sa vie était à ce point vide qu'il aurait été presque content de voir apparaître l'Affreux et son fouet. Il fit, avec le Rien, quelques expériences sommaires qui confirmèrent rapidement l'impossibilité d'en tirer quoi que ce soit, fût-ce une distraction. Il pensa beaucoup à son dernier souhait et à ce qu'il en ferait. Afin de se souvenir de tout ce qui lui venait à l'esprit, il concocta une encre douteuse à base d'ingrédients inavouables - qui n'avaient pour vertu que d'être disponibles - et s'en servit pour écrire ses pense-bêtes sur des billets de banque, d'autres billets roulés en cônes étroits faisant office de plumes. Ensuite, il les collait ensemble avec... Dieu sait quoi.

Cet ersatz de carnet improvisé devint rapidement son bien le plus précieux en même temps que sa littérature de chevet. À force de le parcourir, de le corriger, il en savait par cœur chaque page, chaque mot. Quand il n'en avait pas l'usage, il le serrait dans la poche de sa chemise, contre son cœur.


Il passa une ou deux glaciations à se livrer à ces réjouissances diluées, puis le Djinn réapparut.

La rage avait quitté Nourredine depuis longtemps. Il salua donc son retour sans chaleur mais sans agressivité.


- Te v'là, toi... Tu s'rais pas en r' tard de cinq ou dix ans ?

- Comme tu as pu le remarquer, je suis extrêmement précis et scrupuleux. Il y aura trois mois que je t'ai exaucé dans exactement dix-sept secondes.

- T'es bien sûr de toi, pour un mec qu’a pas d’montre...

- Un peu quand même. As-tu apprécié à leur juste valeur les avantages que procure la possession de tout cet argent ?

- Tu t'fous d'ma gueule, là ?!

- J'admets que l'on doit pouvoir discerner dans mon propos une vague nuance d'ironie. Admets à ton tour que je t'ai donné très exactement ce que tu demandais... et que je ne te demande pas si tu souhaites que ça dure.

- C'est ça, me l'demande pas. Mais fais pas l'con et arrête ça, j'ai compris : le fric, c'est rien d'autre que du papier, ç'aurait bien été de l'or que c'était pareil. C'est pas ça, l'important.


Le Djinn sourit.


- Aurais-tu là-dessus une opinion à me partager ?


Nourredine fit la grimace.


- Mon opinion, c'est que le fric compte pas plus que ça. Même c'qu'on peut avoir avec compte pas. Le seul truc qui compte, c'est le plaisir qu'on a. Moi, je viens d'passer un bout d'temps à m'torcher l'derche avec des biftons, ça m'a rien fait d'autre que mal au cul, à force. Quand j'ai compris que j'pourrais jamais dépenser tout c' blé, j'ai rêvé à tout c'que j'aurais pu faire avec. Et j’me suis fait flipper.

- Mais encore ?

- Tu vois, par exemple, j'me s'rais offert une super-caisse, genre FERRARI, un truc comme ça. Eh ben rien qu'ça, c'est l'début des emmerdes : si j'vais frimer chez moi, on m'la dépouille dès que j'cligne de l'œil. Si j'veux aller frimer ailleurs, c'est pire : personne me connaît. Surtout qu'avec ma tronche, j'me f'rai contrôler tous les cent mètres, et pour la flambe c'est pas l'mieux. En plus, c'est un truc à finir au trou pasqu’une FERRARI, à 150 elle est qu'en troisième. D'autant qu'si t'es assez fort pour enrhumer les radars, y reste plein d'arbres, de fossés et d'camions pour te rapp'ler que même SENNA s'est cassé la gueule. 'Toute façon, j'ai pas l'permis, alors...


Le Djinn semblait intéressé, attentif.


- As-tu envisagé la limousine avec chauffeur de Maître ? Tes moyens... virtuels autorisaient largement ce type de solutions.


Nourredine eut une petite expiration sèche, d'ironie mêlée d'une pointe d'amertume.


- C'est ça. Et le mec est là pour voir tout c' que tu fais pas. Pasque ces mecs-là, y voient passer du beau monde, y sont habitués à s'faire diriger par des types importants, occupés, qui vont dans des endroits class'... Tu m'vois monter dans la caisse et dire : « Charles, on va zoner. Nous passons d'abord chercher Kémal, escalier C. » ? Même si y l' dit pas, y s' foutrait d' ma gueule et j'peux pas accepter de pas êt'respecté par mon prop'loufiat.


Il secoua la tête d'un air convaincu.


- Quand t'y réfléchis bien, avoir trop d'oseille, si t'es pas né d'dans, ça pourrit la vie. Les vrais riches, ceux qu'ont toujours été avec, tu les frim'ras jamais. Tu s'ras jamais comme eux, et si un jour y t'appellent "Monsieur" avec respect c'est parc'qu'y causent à ton compte en banque ou qu'y veulent te niquer. Et puis j'ai pas envie de m'demander si la gonzesse que chuis en train d' tringler s'éclate en pensant à ma queue ou à mon larfeuille. Avec autant de pèze, même Rachid ressemble à Kevin Costner. Pourtant, c'est pas gagné d'avance, même de loin.

- Tu ne noircirais pas un peu le tableau, là ? Un petit reste de dépit, peut-être ?

- Va pas croire ça. J'peux t'expliquer pour c'que tu veux : la baraque, les amis, la famille. Avec ça que dehors, y a toute la racaille qui rêve que t'es un jackpot ! J'vois d'ici les keufs morts de rire pasque j'viens porter plainte pour vol de voiture... Regarde : c'est écrit sur ma tronche que chuis d'la cour d'à côté. Tu sais, celle où qu'y a pas d'arbres pour faire de l'ombre mais qu'on s'en branle pasque le soleil, il arrive pas jusque-là. Et si j'reste à la cité, y vont tous venir me taper pasque chrais l'seul qu'a les moyens. Seul'ment après, y m'éviteront à cause des ronds qu'ils pourront pas m'rendre. Le père d'Aziz, y dit toujours qu'y faut pas prêter plus haut qu'son cul, mais c'est pasqu'il est pas milliardaire. Et aussi pasqu'y met son blé dans sa poche revolver, contre son cœur. Enfin, c'est pas bon, quoi, pas pour moi.


Il médita un instant, et le Djinn respectait son silence.


- Dis-moi, sans vannes, si j't'avais demandé vingt ou trente briques, juste ça, tu m'les aurais données ?

- Aussi, oui.

- Non, mais j'veux dire : j'aurais pu aller les craquer ?

- A priori, rien ne s'y oppose. À condition, bien sûr, que tu ne m'aies pas demandé aussi de t'interdire la fantaisie.


Nourredine eut un sursaut d'indignation résignée.


- J' t'ai jamais d'mandé ça.

- Mais si. Je n'aurais, autrement, en aucun cas pu t'exhausser.

- Comment t'as dit ça ?

- Ce n'est rien, ma langue a fourché : je parle six mille huit cent quarante-deux langues, patois ou dialectes, et il m'arrive de forcer sur l'accent tonique. As-tu une conclusion ?


Le jeune homme afficha une moue désabusée.


- J'en ai une : le jour où on décorera les manches à couilles, 'faudra m'vendre au kilo pasque j'vais peser grave.

- Allons, pas d'apitoiement anticipé. Il te reste un vœu. Si tu sais le conduire, il peut changer ta vie.


Nourredine releva un œil.


- Tu m'filerais les trente briques ?

- Oui, si tu me le demandes.

- T'irais jusqu'à trente-cinq ?


Le Djinn avait un sourire d'indulgence amusée.


- Es-tu sûr de n'avoir pas de meilleur parti à tirer de ce dernier vœu ? Il m'avait semblé, à t'entendre, que l'ordre de tes priorités s'était trouvé quelque peu bousculé, ces derniers temps...


Nourredine fit un geste mou.


- Ben ouais, mais j'vois plus grand-chose de faisable avec un seul vœu. Alors, avec quarante ou quarante-cinq briques, j'pourrais m'acheter une caisse correcte, un p'tit appart' et quelques fringues.

- Si c'est ce que tu veux, je te l'obtiendrai volontiers. Réfléchis bien, cependant : l'argent se gagne parfois plus facilement que tu ne crois. Je constate que par deux fois tu as voulu avoir et que l'obtention ne t'a pas apporté le plaisir escompté. Cela aurait été parfaitement impossible si tu m'avais demandé à être.


L'effort de compréhension faisait plisser le front du jeune homme.


- ?!... Mets de l'huile, ça coince un peu...


Le Djinn reprit avec douceur.


- C'est fait de la différence qu'il y a entre avoir du plaisir et être heureux. Si tu m'avais dit : "Je veux être heureux", je ne pouvais en aucune façon l'interpréter à ma fantaisie. Tu aurais été heureux toujours et partout, même entre deux poubelles. Je t'accorde cependant que, vu sous cet angle, le bonheur manque singulièrement de relief.

- La mère de Rachid, elle est comme ça. Elle est moche, fauchée et con comme un balai, mais ça baigne toujours, avec elle. À la place d'un Djinn, elle a des comprimés : ça l'fait pareil. Mais j'ai pas trop envie d'ressembler à la mère de Rachid. T'as pas aut' chose à m'proposer ?


Le Djinn réfléchit un instant.


- Peut-être que si, en fait. Voyons... As-tu confiance en moi ?

- Comment on fait, là ? Tu m'dis qu'c'est une blague ou j'pose un joker ?


Le Djinn écarta les bras, fataliste.


- Évidemment, tu peux difficilement m'envisager n'ayant agi que pour ton plus grand profit, bien que cela soit l'exacte expression de la réalité…

- J'ai déjà du mal à décoder c'que tu dis, 'faut pas m'en vouloir si j'hésite un peu à parier sur c'que tu penses.

- D'accord. Nous allons donc pratiquer une approche différente : es-tu joueur ?


Nourredine ne fut pas surpris d'être à nouveau étonné : pour ce qu'il en connaissait, l'improbable devenait, ces temps-ci, facilement anodin.


- Ça m'arrive. Surtout si j'crois que j'peux gagner…

- ... Et que tu n'as rien à perdre…

- ... Sauf l'occase incroyable de pouvoir demander n'importe quoi en étant sûr de l'avoir...

- ... Mais pas certain de la manière dont j'entendrai ta demande, ce qui dépend largement de la satisfaction que j'éprouve à l'exercice de notre relation.


Le Djinn souriait de toutes ses dents, mais quelque chose de froid dans son regard traversait le voile de bonhomie tranquille qu'il affichait. Nourredine garda le silence. En garçon pragmatique, il préférait savoir d'où le vent allait souffler avant d'avancer une objection.


- En fait, reprit le Djinn, j'ai pensé à quelque chose d'inattendu, une sorte d'expérience unique dont tu pourrais, je crois, tirer beaucoup de satisfaction en même temps qu'un enseignement de nature à pallier certaines de tes faiblesses parmi les plus criantes.

- Putain, t'es pas vrai, toi ! Comment tu veux qu'on t'fasse confiance alors qu'on comprend même pas d'quoi tu parles ? Tu pourrais pas causer un peu comme tout l'monde ?

- Tiens, c'est amusant : voilà tout à fait le genre de réflexions que se font certains quand ils vous entendent communiquer, tes amis et toi.

- Sans vouloir t'embêter, faut quand même que j’t'explique qu'on fait ça exprès...

- Ça ne m'avait pas échappé. Peu importe, notre propos est ailleurs. Veux-tu entendre ce que j'ai à t'offrir, et que rien de terrestre ne peut acheter ?

- Ben... vu d'ici, ça a l'air tentant. Dis toujours.

- Je te propose... d'être quelqu'un d'autre.

- Non, merci. Ça fait vingt-deux ans que j'ai du mal à être moi, alors ça m'affole pas de retourner à la case départ. Surtout sans prendre les vingt mille.

- Il ne s'agit que d'apparence. Ce que tu nommes Ton âme t'appartient et je ne saurais y toucher. Quant aux vingt mille, une nouvelle partie te procurera peut-être de quoi les oublier. D'autant que dans la séance telle que tu l'as engagée, tu sembles bien parti pour mal finir.

- Toutes les histoires peuvent mal finir. Et puis ton truc, je connais : ça s'appelle « Babou » et rien que d'y penser, ça me constipe.


Le Djinn prit un air finaud.


- Mais Babou était noir...

- Ouais. Et le mec qui tapait sur le tambour aussi. Mon voisin était blanc, mais on poussait sur la même rame.

- T'es-tu jamais demandé ce qui fait le quotidien d'un Français grand teint, par le seul fait de ses particularités morphologiques ?

- Si c'que tu veux dire c'est : « Comment ça fait d'avoir la gueule qu'il faut », j'ai essayé de l'imaginer des milliers d’fois. Ça doit sûrement aider pour le taf et certaines gonzesses. Enfin, quand t'es pas trop craignos, parc' que des toubabs, y en a des pas vraiment réussis.

- Et si je te permettais d'endosser la peau d'un toubab réussi ?

- Comme j’te connais, tu l'auras trempé dans les emmerdes avant qu' j'arrive et j'vais encore en prendre plein la gueule.


Le Djinn réussit l'exploit d'avoir l'air à la fois peiné et solennel.


- Je te promets qu'il sera vierge de toute influence néfaste préalable.


Il eut un sourire malin.


- … Et ne sera ni handicapé ni malade.

- Remarque... Être un toubab, ça craint, mais être un beur dans la peau d'un toubab, ça doit pouvoir se jouer !

- Est-ce un acquiescement, l'expression de ta volonté ?


Nourredine haussa les épaules avec fatalisme.


- On peut l'dire comme ça. 'Toutes façons, c'est toi qui tiens les rênes.

- Mais non, mais non.


L'expression de satisfaction confite qu'affichait le Djinn démentait largement ses dénégations.


- As-tu des desiderata morphologiques particuliers ?

- Hein ?


Le Djinn soupira.


- As-tu des préférences quant à l'apparence que tu offriras aux regards ?

- J'en ai rien à battre. Seulement, je veux qu'tu m'fasses une super-gueule et tout c'qui va avec. 'Faut que j'sois irrésistible.

- Tu le seras.


Le Djinn sautilla trois fois en sifflotant l'ouverture de "Aïda". Nourredine s'impatientait.


- Alors, on y va ? C'est parti ?

- Non : on y est, et c'est arrivé.


Le jeune homme se scruta sous tous les angles qui lui étaient permis.


- J'ai rien d'changé, putain… constata-t-il, déçu.

- Certes si. Tu as cependant raison : j'allais oublier un élément important du concept, mais voilà l'oubli réparé.


Il se recula, contemplant son œuvre avec satisfaction. « Excellent ! » murmura-t-il comme pour lui-même. Puis il s'adressa de nouveau à Nourredine.


- Tu te constateras toujours inchangé. Mais tous les autres te verront comme je te vois en ce moment.

- Et je suis comment ?

- Tu as les cheveux blonds et la voix douce. En fait, ta stature a un peu diminué, tu parais plus fragile, presque romantique, mais ça te va très bien : il émane de toi une atmosphère de séduction naturelle qui m'inquiète vaguement. Je crains que tant de charme ne brise quelques cœurs.

- (Ça chie pas. T'inquiète, j'm'en occupe. Justement, ces temps-ci, chuis plutôt en manque.) C'est sans importance. Il est inutile que tu t'en préoccupes car je pense pouvoir assumer la situation, du fait de l'appel péremptoire de ma libido sous-employée.


Nourredine se tut, éberlué. Son esprit, qui commençait pourtant à être rompu aux surprises variées, refusait absolument d'interpréter ce qu'il était en train de vivre : il prononçait des mots, des phrases, et de sa bouche sortait autre chose - qu'il comprenait, d'ailleurs, et dont le sens général restait le même. Il fit un pas vers le Djinn.


- (C'est quoi c' bordel, encore ?) Ne serais-tu pas en train de me jouer à nouveau l'un de tes tours ? (Mais merde, c'est chiant, à la fin ! Arrête ces conneries !) Cette situation est ennuyeuse et inconfortable. Aurais-tu l'obligeance de m'épargner ce désagrément ?


Le Djinn semblait sur le point d'exploser tant il faisait d'efforts pour ne pas rire.


- Allons, mon tant ambigu Maître, laisse-toi le temps de découvrir les avantages d'un parler clair et précis, voire même un peu choisi.

- (Espèce de fumier, t'as pas la honte de m'jouer des tours d'enculé alors que t'avais promis ? ) C'est mal de me nuire ainsi dans le plus grand mépris de la parole donnée !

- Mais pas du tout : quand je t'ai suggéré cette éventualité, tu as approuvé et dit que nous verrions plus tard. Or, tu es actuellement en train de vivre ton dernier souhait pour ce qui me concerne. Je me devais par conséquent, afin de te satisfaire, de considérer que "plus tard" ne peut plus guère être que maintenant. Je m'y suis donc employé. D'ailleurs, tu en constateras à l'usage l'intérêt évident. Et puis ton compte de vœux est à sec et tu ne peux plus vraiment me demander que de faire cesser ou perdurer ton nouvel état. Mais pas avant trois mois.


Nourredine était écœuré.


- (C'est pas vrai... Je l'crois pas qu'cet empafé m'a encore niqué !). J'ai peine à croire que ce malhonnête m'ait encore floué dans mes attentes !

- Mais non. Tu constateras bientôt que je t'ai, au contraire, comblé de bienfaits. Tu es splendide, et je crains que tu ne sois, hélas, promis à te vautrer dans le stupre autant que le cœur - ou n'importe quoi d'autre - t'en dira. Personne du sexe opposé ne pourra sans mentir nier le désir immédiat que ta présence occasionne naturellement, et il ne tiendra qu'à toi d'en profiter.

Nourredine retrouvait un peu d'optimisme.

- (Compte sur moi pour m'en faire le plus possible !) Je te confirme mon appétit en la matière. (Qu'est-ce que c'est chiant, c' truc-là !) Ce détournement vocal est très incommodant !

- Tu t'y feras vite, tu verras.


Nourredine jeta autour de lui un regard qu'assombrissait le nuage de doute qui passa soudain sur son front.

- (T'es sûr que l'couloir est bien derrière la porte ? Que chuis pas sur Mars ou un truc dans l'genre ? ) Puis-je espérer, cette fois, bénéficier de mon environnement habituel ?


Le Djinn rit.


- Tu es chez toi, dans ton quartier, et rien d'autre n'a changé. Ceci est ta réalité.

- (Alors, j'me casse. Tch' a !) Dans ce cas, je m'éclipse. À bientôt.

- Un moment encore, je te prie. Je t'ai fait un ou deux cadeaux, mais je m'en suis payé. Afin de tempérer l'effet excessif de tes nouveaux atouts, je t'ai momentanément privé de l'un ou l'autre de ceux que tu faisais valoir auparavant. Ainsi, tu ne pourras, pendant ces trois mois, en aucune manière user de violence physique. Tu as pu constater que les grossièretés te sont aussi interdites.

- (Ça, j'en ai rien à branler. Mais c' que t'as bavé avant, ça veut dire quoi, au juste ? Que j'vais pas pouvoir dérouiller un mec qui m' gonfle ?) Cela m'indiffère. Cependant, j'aimerais m'assurer que tes dires précédents concernent bien mon incapacité à convaincre désormais un éventuel contradicteur par la coercition physique...

- Cela peut, effectivement, se dire ainsi aussi.


Et le Djinn disparut.

Nourredine resta encore un moment mais, lassé d'entendre ses imprécations transformées en mondanités, il sortit de la cave.


Nourredine ouvrit lentement la porte qui donnait sur la rue. Un instant hésitant, il s'était raisonné : si lui-même se constatait inchangé, le Djinn lui avait assuré que n'importe qui d'autre - fût-il son propre père - ne verrait à sa place qu'un grand blond fluet à la voix douce et à l'air comme il faut.

À supposer qu'un lapin particulièrement teigneux ait arpenté le trottoir pendant les six mois qu'avait duré son absence, il ne serait, en théorie, pas en mesure de le reconnaître. Il préférait cependant vérifier sur quelqu'un d'autre que Bébé l'efficacité du prétendu changement.


En fait de changement, celui qui s'était, en son absence, opéré dans la rue calme lui sauta aux sens : tandis que l'air chaud de cette fin d'été prenait possession de ses poumons, une douce brise venait tempérer l'éclat, sur sa peau, du soleil de septembre, faisant frissonner les nuages de feuilles qui couronnaient les arbres. Aucun ne portait encore de bourgeons quand il était entré par cette même porte.

Il fit quelques pas, puis avança franchement, arpentant le trottoir à grandes enjambées. La lumière dorée qui inondait la rue lui caressait l'âme et il tarda un peu à prendre conscience de ce que ses grosses chaussettes de laine, ses souliers d'hiver et son épais pull-over dont le col roulé émergeait de son blouson fourré, outre qu'ils le condamnaient à une moiteur très incommodante, le désignaient au regard des passants comme psychologiquement fragile.

Soucieux d'incognito, il pénétra dans le premier bar rencontré. Il s'y attabla devant un demi pression, opposant une indifférence affichée aux regards obliques. Là, il prit le temps de vérifier le contenu de ses poches et son cœur accéléra : oubli ou largesse, le Djinn avait laissé en place les billets qui y avaient été fourrés avec tant d'empressement trois mois plus tôt... Tout au moins ce qu'il en restait après les nombreuses ponctions qu'il y avait pratiqué à des fins hygiéniques ou littéraires.

Il se rappelait avec une amertume toute récente avoir vidé ses poches de devant - les plus larges, les plus profondes - de l'alors inutile fortune qu'elles contenaient, afin que ses mains y aient plus de place. Il s'en consola pourtant assez vite en évaluant la somme qui lui restait : un peu plus de vingt mille euros, ce qui suffisait largement à écarter l'hypothèse d'un souci financier majeur lors des trois mois à venir. Quelque chose comme une intime sensation de réplétion l'emplissait de sérénité et d'optimisme, et il commençait à éprouver un plaisir certain à se goûter être un autre. Les coups d'œil que lui lâchaient les clients l'agaçaient depuis un moment déjà et il avait eu recours à des ruses de Sioux pour compter son argent sans être remarqué. Subitement, il en eut assez : il devait, toutes affaires cessantes, ôter ceux de ses vêtements qui le signalaient mieux qu'un gyrophare à l'attention générale.


Le plus naturellement possible, il descendit l'escalier étroit qui menait aux toilettes. Avec soulagement, il entra dans le réduit carrelé que des néons jaunâtres achevaient de rendre déplaisant, puis se dirigea vers les urinoirs où officiait déjà un type en imperméable. Celui-ci s'était figé dans la posture un peu raide de celui que l'on dérange mais qui prend soin de ne pas le laisser paraître.

Lorsqu’il parvint à sa hauteur, en se déboutonnant d'un geste machinal, l'autre sursauta et le dévisagea avec une expression de surprise gênée avant de détourner les yeux. Nourredine se sentait contrarié : à supposer que ses vêtements soient à ce point déplacés en cette saison, cela ne méritait pas une réaction aussi outrancière. D'ailleurs, alors que lui-même finissait de remiser dans son écrin l'une de ses sources de satisfaction parmi les plus certaines, l'homme revenait, souriant. Sans doute voulait-il présenter des excuses pour son comportement déplacé. Nourredine se sentait plutôt enclin à l'indulgence, mais quand l'autre le gratifia d'un sourire enjôleur, ses bonnes dispositions s'envolèrent.

Il s'apprêtait à ignorer superbement le revenant, mais celui-ci engagea la conversation.


- Vous, alors, vous avez de la personnalité !


Devant le silence de Nourredine, qui posait la main sur la poignée de la porte, il s'obstina.


- On peut dire que vous n'avez pas froid aux yeux…


Son sourire figé avait le don d'agacer Nourredine.


- (Quesse t'as, ta ?!) Plaît-il ?


En fixant l'importun, il laissa descendre son blouson sur ses manches jusqu'à terre puis ôta son gros pull de laine d'un geste nerveux.


- (Ça va, ta gueule ! J'allais l'faire. Et arrête de me mater avec une tronche pareille, ça m'fout les boules ! Tu veux que j'me foute à poil, aussi ?) Tout va bien, tais-toi. J'étais décidé à agir ainsi. Et cesse de me regarder de la sorte, ça m'excite. Veux-tu que je me dénude totalement ?


L'homme blêmit, mais moins que Nourredine quand il entendit les mots qu'il venait de prononcer. D'autant que l'autre, tant blême qu'il fût, s'enhardissait.


- Y a pas, toi, tu sais c'que tu veux. Mais ici, on est pas bien. Tu préfères pas qu'on aille chez moi ?


Nourredine recula de deux pas et s'en trouva très surpris, car le geste qu'il avait voulu effectuer aurait dû repousser violemment son vis-à-vis en arrière. Il lâcha néanmoins :


- (Casse-toi, pédale !) Allez-vous-en, inverti !


Le sourire de l'homme se transformait en rictus. Visiblement, il avait le sentiment que son heure de gloire avait sonné.


- Ah, mais je vois : t'es une petite salope qui aime bien qu'on la bouscule un peu... Ça peut s'arranger, ça, ma belle !


Il avait saisi brutalement Nourredine par le bras, et celui-ci s'étonna de la fermeté de la prise : il trouvait invraisemblable que ce guignol à la poitrine creuse pût faire preuve de pareille énergie. Par instinct, afin que l'autre le lâche, il lui piqua un uppercut au menton en lui décochant simultanément un coup de genou au sternum. En fait, il ne réussit qu'à croiser ses jambes et porter sa main libre devant sa bouche, ce qui lui faisait une attitude de pucelle effarouchée.

Et puis il prit un coup. Et un autre. Des baffes, pourtant, seulement des baffes, mais il sentait sa tête partir sur quelques centimètres comme si elle devait s'arracher de son corps. Et ça lui faisait mal, étrangement mal. Il se sentait faible. L'autre serrait toujours son bras, le repoussant contre le mur avec une facilité navrante aussitôt qu'il voulait échapper aux gifles calculées, presque calmes, dont son bourreau le gratifiait. Malgré le maelström inattendu qui faisait zigzaguer sa conscience, il était indigné. Furieux. L'autre se colla contre lui, et il dut respirer son haleine acide. Il voyait pourtant constamment cent possibilités de se débarrasser de son agresseur, d'un seul coup correctement porté, mais son corps n'obéissait à aucune impulsion visant à heurter, blesser ou meurtrir l'autre.

Alors il sentit monter la panique, celle de l'enfant qui se réveille seul dans le noir sournois d'une maison vide de parents et d'amour. Car l'autre était en train de le "caresser" avec brutalité, sûr de son droit de prendre sans demander, sans donner, parce qu'il était sûr d'être le plus fort. Ce pédé souffreteux était en train de chercher à mettre sa main dans son slip ! Son slip à lui, Nourredine, alors qu'il était dedans ! Ce con lui pétrissait les pectoraux et semblait y prendre plaisir ! Son genou, écartant ses jambes avec une aisance déconcertante, lui écrasait les couilles et il était éperdu de honte à ne savoir se soustraire à son contact, de frustration à ne pouvoir écraser cette limace comme il aurait juré en être capable.


Et puis, d'un coup, alors qu'il semblait acculé à remettre sérieusement en cause un paquet conséquent des valeurs sur lesquelles il avait jusque-là fondé son existence, l'autre le lâcha.

Ou, plus exactement, il fut arraché de devant lui par une poigne d'acier, et méchamment projeté contre la paroi de carreaux luisants au pied de laquelle il s'effondra comme un pantin flasque. Le type qui venait de ramener son tortionnaire à la raison avec tant d'efficacité était déjà sur lui, poing levé, prêt à faire valoir une nouvelle fois l'un de ses arguments si convaincants, mais l'autre, inanimé, y semblait momentanément imperméable et le poing se détendit, redevenant une main normale que continuait un bras normal de mec normal.

Aussi fut-ce un choc presque traumatisant pour Nourredine de voir quel visage se trouvait au-dessus de toute cette normalité.

Il blêmit encore, autant que ses joues rougies par les coups voulaient le lui permettre. Face à lui, souriant, Bébé demandait :


- Ça va ?


Nourredine, hébété, cherchait à s'enfoncer dans le mur, refermant malgré tout sa braguette mise à mal par l'autre espèce de Schwarzenegger anorexique. Le mur refusait fermement toute coopération et Nourredine haletait. Bébé, cependant, paraissait amical et bien disposé.


- N'ayez pas peur, Mademoiselle, c'est fini.


Il mit ses mains devant lui, paumes ouvertes.


- Je ne vous veux aucun mal.


Un sourire engageant accompagnait cette affirmation rassurante, mais Nourredine était trop interloqué pour y prêter attention : Bébé l'avait appelé Mademoiselle !

« Zob ! » ne lui vint pas à l'esprit : il aurait volontiers dit « Maman ! », mais sa mère n'était pas là. L'eût-elle été qu'il n'en aurait pas apprécié la présence à sa juste valeur, se découvrant exclusivement préoccupé d'assimiler ce que sous-tendait le vocable "Mademoiselle" s'adressant à lui en l'absence d'ironie, de défi ou de défaillance visuelle sévère. Il en avait une vague idée, que son cerveau rétif refusait absolument d'envisager. Tel un automate, il alla se planter devant le miroir, qui lui renvoya avec obligeance l'image de lui-même qu'il y trouvait d'ordinaire. Lentement, il passa sa main sur sa poitrine, heureux un bref instant de n'y pas trouver ce qu'il n'y voyait pas. Un peu plus vite, il posa sa même main sur son entrejambe, soulagé d'en constater la présence dans son intégralité coutumière. Puis il passa cette main encore sur son menton, pour s'y rassurer au contact attendu d'une barbe de six mois.

Elle s'y trouvait aussi.

Bébé avait été silencieux, attentif et compatissant bien qu'un peu surpris. Il s'approcha en souriant :


- Ne vous inquiétez pas, tout y est. Allez, vous n'avez rien de bien grave : au pire, vos joues vous feront un peu mal pendant deux ou trois jours.


Il eut un petit geste sec de la tête en arrière.


- Lui, il risque d'avoir mal au crâne un peu plus longtemps…


Devant l'air hébété de Nourredine, il demanda, soudain sérieux :


- Vous voulez qu'on appelle la police ?


Nourredine savait qu'il détesterait ça et affirma par de vigoureuses dénégations de la tête son peu d'enthousiasme devant cette perspective. Le sourire de Bébé revint.


- Bon. À vrai dire, je n'y tenais pas vraiment non plus. Mais il faut s'en aller alors, parce que l'accidenté, là, il ne va pas tarder à émerger.


Effectivement, le joyeux luron commençait, entre deux apparitions de bulles rosâtres, à bredouiller son indignation de se voir si sèchement déçu dans ses attentes libidineuses.

Nourredine restait pétrifié. Bébé le prit par le bras - l'autre, mais quand même - et l'entraîna dans l'escalier.

En haut, le patron et quelques habitués accoudés au comptoir tapissé de similiskaï les regardaient venir avec intérêt. Tous les regards étaient braqués sur eux, hors l'absence manifeste d'un jeune rasta soudé au flipper. Bébé ne semblait aucunement déstabilisé de polariser ainsi l'attention. Mieux : il la sollicita d'un mouvement de la main. Les corps s'inclinèrent, approchant les têtes.


- OK, les gars, écoutez-moi bien : il y a un mec qui va remonter des chiottes dans un moment. Comme je l'ai un peu arrangé, il va peut-être se mettre à bramer. Demandez-lui pourquoi vous avez vu s'enfuir - seule ! - une jeune femme qui pleurait en rajustant ses vêtements : ça devrait le calmer. Pierrot, tu prends le verre de Mademoiselle sur ma note. Nous, il faut qu'on ripe. Les gars, je compte sur vous.


Il entraînait Nourredine vers la porte entre les hochements de tête et les "Compte sur nous, Bébé !", "Pas d'problème, Bébé !" et autres "T'en fais pas, Bébé !". Déjà, ils étaient dans la rue.

Sans précipitation, Bébé fit monter Nourredine dans la vieille Cox' dont il se montrait d'habitude assez fier. Ici, bizarrement, il s'excusa presque de la vétusté spartiate du véhicule qu'il offrait en partage au jeune homme - qui n'en demandait pas tant et ne monta dedans qu'en l'absence d'un prétexte suffisamment vraisemblable pour faire autrement.


Depuis qu'il avait reconnu Bébé, il s'était tu, craignant contre toute attente que sa voix ne trahisse ce que son aspect ne semblait pas dénoncer. Pourtant, le générique passé, il commençait à se faire doucement à l'idée de prononcer un mot ou deux, pour voir. Bébé lui en donna l'occasion en le questionnant avec un détachement feint, semblant plongé dans sa conduite tout empreinte d'une application précautionneuse.


- Avec tout ça, on n'a pas eu le temps de se présenter. Moi, c'est Bénédict, mais tout le monde m'appelle Bébé. Et vous, c'est comment ?

En même temps qu'il croyait prononcer instinctivement un "Nourredine" qu'il regrettait déjà, ledit Nourredine s'entendit articuler un "Chrystelle" qu'il n'attendait pas. Il se crispa sur son siège, feulant :


- (Ah, non, merde ! Ça va pas recommencer !) Ah, non, saperlipopette, ça ne va pas recommencer ! (Une gonzesse, bordel, j'suis une gonzesse !) Une fille, sapristi, je suis une fille !

(Et puis Nourredine, c'est mon nom, pas une insulte !) Et puis Chrystelle est mon prénom, pas une grossièreté !


Bébé, surpris, le dévisagea et manqua de très peu un landau et son contenu. Le bruit complice du vieux moteur couvrit les imprécations que leur adressa un homme qui était vraisemblablement le propriétaire du premier et le géniteur du second.


- Mais mademoiselle, je n'ai rien dit ! Vous vous appelez Chrystelle, c'est un très joli prénom, vous êtes une fille, c'est très visible, et je ne comprends pas pourquoi vous avez l'air contrarié.


Il parut saisi d'un doute.


- Vous n'êtes pas… malade ?


Il scrutait Nourredine par de rapides regards en coin.

Nourredine reprit un peu d'emprise sur lui-même.


- (J'suis pas fêlé, si c'est c'que tu veux dire. Disons que... j'ai seulement un peu les boules. Cherche pas trop à comprendre, tu peux pas.) Rien de pathologique, si c'est ce que tu veux insinuer. Si j'éprouve un peu d'amertume, c'est pour des causes qui te sont étrangères et sur lesquelles tu n'as pas prise.


Le tutoiement ravissait Bébé.


- Qui sait ? Et sinon, jolie Chrystelle, tu veux aller quelque part ? Tu es d'où ? Je suis sûr de ne jamais t'avoir vue par ici, je m'en souviendrais ! Qu'est-ce que tu fais dans la vie, à part te faire agresser dans les toilettes des cafés ?


Nourredine leva les yeux au ciel en ébauchant un mouvement d'impuissance.


- (Ma bonne pomme, si je t'expliquais ça, t'en croirais pas un mot. Et puis ça serait trop long, laisse couler. Et puis aussi lâche-moi avec tes "jolie Chrystelle", ça m'gerce.) Aimable garçon, je ne suis pas sûre que mes explications te satisferaient. De plus, la complexité de la tâche fait que je te serais reconnaissante de bien vouloir m'en démettre. Si tu voulais, par surcroît, cesser de me complimenter, ce me serait une grâce car cela me déstabilise.


Après s'être assuré qu'aucun landau n'était en vue, Bébé envisagea à nouveau sa passagère.


- Toi, tu es une drôle de fille... Très bien, garde tes secrets, puisque tu as l'air d'y tenir. Mais si tu as envie d'en parler - quand tu veux ! -, je te promets d'essayer de comprendre. Si tu as des problèmes, je peux peut-être t'aider à les régler.


Nourredine se laissait aller à trouver Bébé très différent de l'idée qu'il s'en faisait. Gentil, limite cave. Puis il se souvint que cette attention couvrait "Chrystelle" et que ceci expliquait sans doute cela. Il s'en agaça.


- (T'es beau, toi ! Tu veux pas m'épouser, non plus ?) Es-tu certain que tes élans d'altruisme à mon endroit ne te soient pas dictés par un souci prématuré de séduction à vocation sexuelle ?


Bébé rougit, et Nourredine s'en amusa intérieurement : jamais il n'aurait osé espérer assister de si près à cet inattendu au goût suave.


- Absolument pas. Je te trouve sympa, c'est tout. Mais si ça t'embête, je peux me taire.


Il était vexé et le resta durant deux feux rouges et un cycliste. Nourredine regardait par la fenêtre.


- Tu veux que je te dépose quelque part ?

- (J’m'en cogne. T'arrêtes le premier hôtel qui passe, ça va l'faire.) Comme tu veux . Le premier hôtel venu conviendra à merveille.


Bébé semblait surpris.


- T'habites à l'hôtel ?

- (Ouais, et l'reste aussi. 'Faut bien pieuter quelque part.) Si tu m'y amènes, j'y passerai sûrement la nuit.


Bébé rougit à nouveau, un peu.


- Et moi, je reste dehors ?

- (Tu vas pas r'mettre ça, non ? Tu fais chier, à la fin ! J'suis pas c' que tu crois, tu piges, pauv' tache ?) Te serait-il possible de ne pas verser à nouveau dans le sous-entendu ? Cela me gêne beaucoup. Je ne suis pas celle que tu crois et j'aimerais que tu en prennes bonne note.

- Excuse-moi, je ne sais pas pourquoi j'ai dit ça... Mais tu n'as même pas de bagages. Tu sais, sans vouloir insister, ça fait louche. Tu as du fric, au moins ?


Nourredine ne répondit pas, mais palpa discrètement ses poches. De ce côté, tout était au mieux.

Par contre, Bébé avait, avec son histoire lamentable de bagages louches parce qu'absents, soulevé le coin d'un tapis sous lequel se cachait l'épineux problème de la pièce d'identité qu'on ne manquerait pas de lui demander. Et il envisageait mal Chrystelle justifiant de son état en présentant les papiers de Nourredine, les seuls à sa disposition.

Peut-être le Djinn avait-il poussé la complaisance jusqu'à étendre son sortilège. Peut-être le visage de Chrystelle apparaîtrait-il à l'observateur en lieu et place du sien sur le document officiel. Peut-être. Mais Nourredine ne se sentait pas l'envie de tenir ce genre de pari en l'absence d'une nécessité urgente.

Bébé perçut l'hésitation et s'engouffra dans la brèche.


- Écoute, je comprends que tu flippes un peu d'aller chez moi. Tu ne sais rien de moi, c'est normal. Mais si tu veux, je peux t'emmener chez ma sœur. Tu verras, elle est sympa, elle aussi. Et c'est quelqu'un de bien, sérieuse et tout. Elle travaille dans un service social : imagine qu'on n'y prend pas n'importe qui ! Je suis certain que ça lui ferait plaisir. Ça fait moins d'un an qu'on est là et elle n'a pas trop le temps de se faire des copines. Alors tu te doutes que si son grand frère lui en sert une à domicile...

- (Tu flambes, sur ce coup-là, mais ta frangine est peut-être pas dans la même partie !) Ton enthousiasme te pousse vraisemblablement à présumer des réactions de ta sœur, qui serait peut-être d'un avis différent.


Bébé se sentait marquer le point.


- Ma sœur et moi, on est plus que des potes. Aucun de nous deux ne mettrait l'autre dans une galère volontairement. Donc, si je te dis que ça va lui faire plaisir, c'est que je sais que ça va lui faire plaisir. Tiens, si tu veux, je lui téléphone, là, maintenant. Si elle est juste indifférente, je ne t'emmène pas et on trouve autre chose, promis. Mais je suis sûr.


Il avait ralenti.


- Alors, on essaie ? Il y a justement là une cabine et une place pour Rosalie.


- (C'est qui Rosalie ?) Qui est Rosalie ?

- Tu es assise dedans. On y va ?


Nourredine avait, l'air de rien, pesé le pour et le contre d'une situation somme toute intéressante. Au bout de sa réflexion, il avait adopté l'offre de Bébé, mais ne tenait aucunement à ce que celui-ci le découvre trop vite.


- (T'étais où, avant, avec ta frangine ?) Où ta sœur et toi viviez-vous avant de vous installer ici ?


Mine de rien, Bébé tournait en rond autour de la cabine.


- Dans un trou.

- (Y'en a des tentants...) Il en est de plaisants...

- Celui-là aurait pu l'être si on ne l'avait pas rempli à ras bord de connards définitifs.

- (Genre ?...) Tu as envie de préciser ?


Semblant n'en rien faire, Bébé avait garé la Cox' sur la place qui lui était promise et que semblait convoiter une Jaguar bleue.


- Tu gardes tes mystères, mais tu es curieuse de ceux des autres, on dirait ? Allez, je te taquine.


Il respira profondément.


- Notre mère s'est mariée trop jeune avec un homme qu'elle respectait sans l'aimer et dont la personnalité routinière lui promettait un désert d'ennui. C'est mon père lui-même qui me l'a dit, avec ces mots-là. Je ne me souviens pas bien d'elle, parce que j'avais quatre ans quand elle s'est échangée contre une petite sœur. Mon vieux a fait ce qu'il a pu pendant à peu près quinze ans avant de servir de cible à un poivrot qui avait préféré arroser sa nouvelle bagnole plutôt que d'apprendre à la conduire. Moi, j'étais ouvrier boulanger depuis une paire d'années, et j'ai dû m'occuper de ma frangine. Au début, les gens de la D.D.A.S.S. venaient nous gonfler, et on a cru qu'ils allaient la mettre en foyer. On a dû promettre un tas de trucs, remplir des dizaines de papiers, rencontrer des psys. Ils nous ont mis l'enfer, mais on a fini par avoir une paix relative. Il faut dire qu'elle tenait la maison mieux encore qu'avec mon père, c'était nickel. Et puis j'avais un salaire correct, elle de bons résultats scolaires... Ça ne demandait qu'à continuer gentiment.

- (Ça a merdé où ?) Qu'est-ce qui a posé problème ?


Bébé coupa le contact, et son soupir accompagna le gémissement du vieux moteur fatigué.


- À l'époque, je faisais du sport. De la compétition, chez les amateurs, mais ça commençait à bien tourner. Ça, plus mon boulot, je n'étais pas souvent à la maison. Je me suis souvent dit que si j'avais été plus présent, l'autre fils de pute n'aurait pas pu jouer avec elle si facilement.


Il secoua la tête.


- C'était encore une môme, n'importe quel peigne-cul un peu flambeur lui aurait fait passer sa vessie pour une lanterne.

- (Et alors ?) Et alors ?


Nourredine constata avec surprise qu'il se pouvait que ses mots restent synchrones avec sa pensée. Mais Bébé continuait.


- Alors elle s'est retrouvée enceinte, à seize ans, d'un fumier qui s'est barré dès qu'il l'a su. Il a bien fait d'ailleurs, parce que si je le vois, je l'éparpille. Et puis les emmerdes ont déboulé. Les notes baissaient, et elle n'avait pas bonne mine ; on essayait bien de cacher les choses aux visiteurs de la D.D.A.S.S., mais ils s'en inquiétaient.

- (Pourquoi elle s'est pas fait avorter ? Ça s'fait, non ?) N'existe-t-il pas actuellement des moyens courants d'éviter une grossesse malvenue ?

- Elle n'a pas eu le temps de s'interroger là-dessus. Papa faisait ce qu'il pouvait, mais il y a des moments dans la vie d'une jeune fille où une mère est irremplaçable. Et quand il est parti, ça m'arrangeait de ne pas me poser la question. Bref, elle ne s'est inquiétée de l'absence de ses règles qu'au cours du quatrième mois, parce qu'elle ressentait des choses bizarres. Et là, c'était trop tard, légalement et parce qu'elle avait senti son bébé, et qu'en fin de compte le père pouvait bien aller se faire foutre. Mais ceux de la D.D.A.S.S. ont remis le couvert, en trois fois pire, et les lettres anonymes sont arrivées, plusieurs par semaine, qui crachaient des trucs dégueulasses. Au lycée, elle était en quarantaine, ceux qui ne la vannaient pas l'ignoraient. Les commerçants se sont mis à nous snober, les voisins à ne pas répondre à nos saluts…

- (T'en r'mets pas un peu, là ? On est plus du temps où on j'tait des pierres aux filles-mères !) Es-tu sûr que les choses ont pu se passer ainsi ? Aujourd'hui, on ne traite plus les victimes en coupables !

- Peut-être. Mais le mec qui s'est amusé avec elle avait vraiment très mauvaise réputation et un casier long comme ça. Il n'y avait qu'elle pour l'ignorer. Alors les blaireaux ont été trop heureux de mépriser ma petite sœur, ça leur faisait du bien : en l'abaissant ils se trouvaient grandis. Un soir, j'en ai rencontré trois qui se pensaient assez forts pour m'obliger à écouter leurs insultes minables, et je les ai dérouillés. Ça soulage. Ils n'ont pas porté plainte, mais je suis devenu pour tous ces braves gens une sorte de brute noctambule, un pervers violent qui surveille jalousement l'objet de ses désirs coupables. J'ai arrêté la compétition, et on a vécu repliés sur nous-mêmes, avec la trouille de faire une connerie dont la D.D.A.S.S. puisse se servir pour nous séparer, et lui voler son enfant avant même qu'il ne vienne. À dix-sept ans et quelques, elle a accouché d'une jolie petite Julie qui a fait de moi un tonton comblé. À dix-neuf, elle a obtenu le diplôme qu'elle avait préparé par correspondance, avec les meilleures notes de la session. En théorie, elle aurait dû trouver du boulot tout de suite, mais la province rurale a de la mémoire. L'an dernier, on m'a proposé le poste d'animateur sportif que j'occupe ici. Comme mon patron m'avait remercié pour ménager sa clientèle et que nos économies s'asséchaient dangereusement, j'ai accepté. J'ai loué un appartement en attendant de vendre la maison. Ma sœur est venue après, et elle a tout de suite décroché un poste. Elle voulait se sentir plus indépendante : dès que la baraque a été vendue, on s'est offert un trois-pièces chacun, dans le même immeuble. Sans ça, elle dessine plutôt bien et moi je collectionne ma Coccinelle. Voilà, tu sais tout. Alors ?


Nourredine sourit et s'agaça à constater sur Bébé les effets de ce sourire venu des lèvres de Chrystelle.


- (Téléphone, on voit après.) Un appel téléphonique préalable me paraît indispensable.


En moins de quatre secondes, Bébé fut dans la cabine, composant le numéro. Deux minutes après, souriant largement, il se rassit au volant.


- Elle dit qu'elle m'en aurait voulu de faire autrement. Tu vois : j'étais sûr. Alors ? On y va, maintenant ?

- (Ça roule. Mais si ça m'gave, j'me casse et faudra pas v'nir me pleurer dans les pompes.) C'est d'accord. Mais il ne faudra pas m'en vouloir si je décide de m'en aller.

- Pas de problème !


La vieille Cox' manquait d'enthousiasme malgré les sollicitations pressantes de Bébé, mais finit par répondre dans un grondement ébouriffé parsemé de reproches bougons.


- Une horloge, cette bagnole, émit le conducteur avec une satisfaction d'esthète.


Un moment après, ils étaient devant une porte derrière laquelle une petite voix claire demandait « Qui c'est ? » sur un ton inquisiteur, et Nourredine n'en revenait pas.

Aux "Heures joyeuses", on considérait facilement les "lapins" comme des proies. Mais le terrier était tabou, et personne d'ici n'y serait allé pique-niquer, même sur invitation. Nourredine se sentait l'âme d'un Livingstone. Quasi-missionnaire, pour un peu. Hors le fait que le cul de Livingstone avait dû être moins regardé durant sa longue pénétration de l'Afrique que ne l'avait été, depuis leur arrivée aux "Matins Heureux", celui que Chrystelle lui prêtait.


- C'est Tonton, ma poupette. Ne fais pas semblant de savoir ouvrir le verrou, et va chercher Maman.

- J'arrive... ! lança une jolie voix un peu traînante, du fond de l'appartement.


La porte, s'ouvrant, laissa l'enfant se faufiler pour attraper à pleins bras les jambes de son oncle. Un adorable sourire et des yeux confiants prirent Nourredine à témoin.


- C'est mon tonton !...


Puis elle parut. La sœur de Bébé. Et Nourredine éprouva soudain cette sensation, qui nous surprend parfois dans un demi-sommeil, d'avoir raté la marche, trébuché, basculé, et qui fait sursauter en un spasme réflexe le presque-dormeur, accélérant son cœur.


- Bienvenue, Chrystelle. Voici Julie et je suis Sophie.


Elle aurait dû s'appeler Adrénaline.

Elle lui plaisait infiniment, telle que, ici. Il trouvait évident d'avoir tout à coup à ce point envie de la regarder, de la respirer, de la goûter, parce qu'il le sentait comme ça. L'expression qui témoignait sur le visage de Chrystelle du parcours de ces puissantes émotions à travers le système nerveux de Nourredine passa auprès de la jeune femme pour un soulagement plein d'une joyeuse attente, et elle s'en émut, et y prit plaisir parce qu'elle était comme ça.

« Ces deux-là sont déjà des amies... » pensa Bébé avec un attendrissement sincère, encore que nuancé d'une pointe de calcul. Il était comme ça.


Nourredine fut accueilli chaleureusement et sans manières. Hors la petite, qui avait définitivement choisi ses genoux comme base arrière, personne ne lui posa de questions dérangeantes. Lors du repas joyeux et détendu, il s'amusa à constater qu'il se sentait bien comme il ne s'était plus trouvé depuis longtemps.

Bébé racontait, parfois doucement emphatique - la faute au petit rosé de l'épicier du coin - et personne, pas même lui, ne se souvenait exactement de quoi il s'agissait mais tous riaient ensemble, au même moment. Le temps passait bien, sans se faire remarquer. Julie avait fini par s'endormir après la quatre mille huit cent soixante-sixième réponse à sa quatre mille huit cent soixante-septième question - elle avait posé deux fois la même.


Tard dans la nuit, Sophie vint au secours de son frère qui ne savait plus quoi inventer pour ne pas rentrer chez lui, deux étages au-dessus : doucement, elle le poussa vers la porte, multipliant mots gentils et petits gestes d'affection, et lui interdisant sans en avoir l'air l'accès au retour. Puis elle revint auprès de son invitée et s'assit en soupirant avec un sourire complice.

Nourredine la regarda. Elle regardait Chrystelle. Comme il aimait ce regard posé sur lui, fait d'amicale douceur, d'intimité naissante... Personne, jamais, ne l'avait regardé comme ça. Mais il admit à la décharge de ce "personne" qu'il n'avait jamais endossé auparavant l'apparence d'une jeune femme blonde, ce qui peut influencer le jugement du quidam moyen.


Ce même quidam aurait probablement trouvé un certain charme à Sophie, poussant la grâce jusqu'à la trouver tentante malgré l'incontournable séduction de Chrystelle. Nourredine, lui, qui ne pouvait voir Chrystelle fût-ce dans un miroir, aurait certainement juré que son hôtesse soutenait largement la comparaison. Parce que ses yeux vert de mer, parce que la promesse de ses hanches un peu lourdes. Parce que sa gaieté mélancolique. Parce que sa voix.


Au bout d'un instant, elle lui prit doucement l'enfant des bras et Nourredine se surprit à exercer des gestes presque maternels pour la lui remettre sans l'éveiller. Personne d'autre ne le savait et, comme c'était bon, il s'offrit le luxe d'un dernier câlin à la fillette endormie. Alors, il vit ce qui lui avait échappé, tout entier qu'il était absorbé par les pétillements de la petite et la discrète contemplation de sa mère : le joli teint caramel du petit bras de Julie autour du cou si blanc de Sophie, ses frisettes brunes qui reposaient sur la rousseur flamboyante des souples cheveux qui lui faisaient un oreiller de soie, tout cela démontrait à l'évidence que le géniteur méprisé, le minable qui avait pu ignorer les deux fleurs précieuses que le destin lui tendait charitablement - et qui, pourtant, avait su se faire aimer de Sophie -, celui-là n'était sans doute pas un toubab.

Il ne parvint pas à décider de ce pour quoi son cœur battait plus vite, ni de ce qui l'emportait en lui entre une sorte de malaise diffus et une espèce de jubilation feutrée. Mais il se mit à réfléchir intensément.

Sophie lui laissa sa chambre, prétextant la promesse faite à Julie de partager la sienne, où l'enfant se sentait souvent encore un peu perdue. Elle soutint que, y passant déjà trois nuits sur quatre, elle ne faisait ainsi que légitimer une situation existante de fait. Elle prétendit que Julie était trop petite, la chambre trop grande, et qu'elle y aurait de toute façon déménagé ses affaires.

Sophie était foncièrement bonne.


La première pensée de Nourredine en s'éveillant le lendemain était imprégnée du souvenir de cette bonté et de la gêne trouble qu'il en retirait. La sensation de mentir à Sophie l'avait mis mal à l'aise.

Cette chambre était baignée de lumière. Il écouta un instant le bruit si caractéristique d'une vaisselle qu'on achève avec discrétion et efficacité. On dormait bien, dans le lit de Sophie. Malgré les draps changés pour l'Invité, Nourredine avait cultivé en s'endormant la douce sensation de l'odeur de Sophie endormie dans ce lit, rêvé sa présence dans l'ombre complice. Une ou deux fois, il lui avait semblé entendre son souffle.

Les trois mois à venir promettaient d'être intéressants.


Ils furent plus que ça. Il n'y trouva cependant qu'à peine le temps de préparer un terrain qu'il se promettait un peu plus chaque jour d'occuper. Et il partait de loin : une semaine ne s'était pas écoulée que Bébé lui étalait sa rage après les Trolls, et celle toute particulière qu'il vouait à un nommé Nourredine, une sous-merde à qui il s'était promis d'appliquer un traitement éducatif choisi.

Nourredine s'était récrié.


- (D'où y t'as mis les boules, que tu veux tell'ment l'éclater ?) Pourquoi tant de haine à son égard ?


Bébé avait reniflé, mauvais.


- Ce rat a pété le nez de mon pote Baleine, comme ça, sans raisons. Et Baleine, c'est le mec le plus gentil que je connaisse. Il est malade d'un truc à la con qui peut nous le prendre n'importe quand, comme ça. (Il claqua des doigts.) Pourtant, il passe tout son temps et tout son fric à s'occuper des autres.

- (Tu m'racontes ta vie, là. S'il a mangé un taquet, c'est qu'il l'a cherché.) J'y vois peu de rapports avec le fait qu'il ait sans doute été molesté après une provocation qu'il n'a pu assumer.


Bébé se récria à son tour.


- Ne dis pas ça : tu ne connais pas Baleine et tu ne sais rien de ce qui s'est passé. Si tu avais déjà eu affaire aux Trolls, tu comprendrais mieux.

- (Avec ça que j' t'ai attendu, mon con !) Je n'ai pas eu besoin que tu me présentes, bel oiseau !


Nourredine regretta immédiatement sa provocation. Bébé fronçait déjà le sourcil.


- Ne me dis pas que tu les connais ?!


Cueilli en vol, Nourredine céda sa prudence à son côté bravache.


- (Un peu, ouais ! On est comme mes couilles : inséparables.) Je m'honore de leur amitié.


Bébé, qui finissait un fond de Perrier, frôla l'embolie gazeuse.


- (Et même que Nourredine, c'est le plus cool. Il est class', et tout...) J'ajoute que Nourredine est un garçon éminemment sympathique qui bénéficie, entre autres, d'une prestance certaine.

- Mais qu'est-ce que tu me dis ? Tu me fais marcher : ces mecs sont des raclures, et le Nourredine c'est l'échantillon parfait ! Tiens, pour que tu comprennes qui tu défends : un jour, j'en ai gaulé un qui voulait dépouiller un gosse d'une quinzaine d'années.


Il esquissa un sourire mauvais.


- Celui-là va se souvenir longtemps de la dérouillée que je lui ai votée à l'unanimité.

- (Kader !) Kader !


Le prénom avait fusé spontanément de l'esprit de Nourredine et des lèvres de Chrystelle.


- Oui, c'est ça. Mais alors... Tu les connais vraiment ?

- (Comme le slip de ta m... Enfin, ouais. Plutôt bien. J'connais l'embrouille, mais Kader la chantait pas comme ça. Et puis même : Nourredine et lui, ça fait deux.) Ce fait m'a été rapporté sous une forme passablement nuancée par l'intéressé. Par ailleurs, il me paraît injuste de flétrir Nourredine pour la vilenie d'un autre.

- Mais c'est un sale rat !


Bébé désespérait de transmettre l'évidence.


- (Ta gueule, toi ! C'est parc' que c'est un beur, hein ?! T'encaisses pas les bougnoules, c'est ça ?) Je te prie de modérer tes expressions ! Son origine ethnique te gêne ? Sont-ce les Maghrébins qui t'indisposent ?

- Mais non, merde ! Ce sont les sales cons qui m'indisposent, et j'ai assez de bons potes d'origines bigarrées pour pouvoir dire ce que je pense d'un sale con, qu'il soit beur ou philatéliste.

- (Et si j' te prouve que ton pote a menti et qu' c'est lui qui a cherché le baston ?) Admettrais-tu de voir démontré que ton ami était à l'origine de la sollicitation belliqueuse ?

- Les plus jolis nez ont aussi parfois besoin d'être mouchés. Si tu veux, je t'emmène chez Baleine. Il serait certainement ravi que tu lui expliques ça !

- (C'est quand tu veux !) Chiche !


Un moment plus tard, ils étaient amicalement accueillis par Baleine, qui habitait un rez-de-chaussée bordélique et chaleureux. Il les fit asseoir devant un verre, le temps de finir d'expliquer à un vieil homme coiffé d'un keffieh la bonne façon de débrouiller un problème administratif. Il parlait avec calme et respect à l'ancien qui l'écoutait avec attention. Puis il raccompagna le vieux jusqu'à la porte où l'attendait un gamin qui n'avait pas dix ans, et le regard déjà lourd. Baleine l'avait apostrophé avec sérieux.


- Malik ! Tu vois : le chibani a besoin d'aide pour ne pas perdre ses droits... Pour toucher son pognon, quoi. Tu sais bien que je n'y serai peut-être pas toujours. Il faudrait qu'un homme de la famille apprenne à bien lire les lois et tout le reste dans les livres. C'est ça, qu'il faudrait. Et pourquoi tu ne serais pas cet homme-là, toi, Malik ?


Le môme le regarda joyeusement avant de détaler dans l'escalier, lâchant sa réponse.


- Passque ça fait chier !


Nourredine, amusé, se dit qu'à son âge il aurait sans doute répondu la même chose. Baleine referma la porte en riant.


- Il est franc, au moins !


Lorsque Bébé eut rapporté à son ami le motif de leur visite, celui-ci s'étonna avec une visible sincérité.


- Écoute, Chrystelle, ce mec est peut-être un copain à toi mais je t'affirme qu'il m'a bel et bien mis un pain sans la moindre raison !

- (Menteur ! T'as pas craché derrière lui, peut-être ?) Oublierais-tu avoir craché ton mépris dans son dos ?

- Mais pas du t...


Baleine parut se concentrer un bref instant et la perplexité qui l'avait habité se dissipa instantanément, dissoute par le sourire de dérision qui lui montait aux lèvres.

- Ça y est, je sais ! C'est un malentendu : quand c'est arrivé, je sortais juste de chez le dentiste. J'avais constamment le goût du sang dans la bouche et j'ai dû cracher souvent. Il a sûrement pris ça pour lui.


Il semblait serein.


- Je comprends mieux, maintenant.


Il rit doucement.


- N'empêche que cet enfoiré m'a pété le blair.


Nourredine se sentait mal à l'aise, son agressivité mordant les fesses de sa bonne foi qui l'incitait à l'excuse. Il comprit vite, au cours de la conversation qui suivit, que Baleine était vraiment quelqu'un de bien, et regretta sincèrement de se découvrir parfois, à lui tout seul, assez con pour plusieurs.


Le soir même, quand il se retrouva allongé sur le lit à regarder le décor apaisant de la chambre de Sophie, il arrêta sa décision : il allait réparer l'injustice qu'il avait commise à l'encontre de Baleine. Accessoirement, la perspective d'ouvrir une brèche dans le mur de colère méprisante qui le séparerait bientôt de Sophie et Julie le soutenait avec vigueur dans sa détermination.

Baleine lui en avait fourni le moyen en exposant le problème ultime auquel il devait faire face après deux ans d'un travail acharné autour d'un projet de Maison de Quartier. Les autorisations et agréments divers étaient arrivés, des engagements de participations tant publiques que privées avaient été dûment enregistrés, un local adapté s'était présenté. Ne manquaient plus que deux animateurs - dont le profil n'était pas encore défini - et... un prêt de 20.000 euros qu'aucune banque ne voulait accorder. Vu d'un banquier, le sens commercial du projet restait obscur. Et "On" jugeait déplacées les allusions au réel besoin d'un tel lieu, ou encore à l'avenir incertain d'enfants trop jeunes pour rester tard dans la rue et qui y sont quand même faute de pouvoir faire autrement. Des banquiers, quoi.


Or, il se trouvait en possession de suffisamment de fric pour pouvoir se permettre, une fois au moins, une vraie largesse, comme dans les films. Et puis, du fait d'une expérience récente, son rapport à l'argent avait quelque peu changé. Il ressentit bien un petit pincement au cœur en glissant les billets dans une grosse enveloppe, mais l'effaça d'un sourire : il pratiquait depuis peu une forme d'autodérision bienveillante qui l'aidait à faire la part des choses.


Ayant commencé très jeune à cultiver une pratique quasiment artistique du bobard, il en possédait une maîtrise rodée. La cause, de surcroît, étant particulièrement louable, c'est avec aisance et naturel que Chrystelle prétexta d'un mystérieux rendez-vous pour justifier de la suite prévue.

Comme personne ne s'y trouvait pour prétendre y voir la jeune femme, c'est bien Nourredine qui endura quatre heures d'inconfort total, terré au fond du ventre de la gare, dans les toilettes des dames, avec un livre trop mal choisi pour constituer un dérivatif convaincant. Nourredine n'avait jamais aimé la lecture.

Mais Sophie s'y livrait avec tant de ferveur qu'il avait décidé de s'y mettre. Sophie ne trichant jamais, il pensait devoir forcément y découvrir les sources d'un plaisir nouveau. Après des débuts méritants parce que laborieux, un commencement d'aisance avait éveillé un intérêt fragile.


Baleine l'avait accueilli tout aussi gentiment que la fois précédente. Peut-être même un peu plus.

Par bonheur pour son prestige personnel, l'expression de stupéfaction hébétée qui recouvrit son visage quand Chrystelle exposa les raisons de sa venue ne fit l'objet d'aucune photographie.


- Et… tu dis qu'il nous DONNE ce fric ?!


Chrystelle paraissait nerveuse, presque agacée.


- (Bon, ben prends l'oseille et fais pas chier. Et arrête de te tortiller, c'est du blé propre.) Prends cet argent et ne t'inquiète pas : il ne provient pas de sources illicites.

- Mouais. Admettons. Pourquoi fait-il ça ?


La jeune fille sembla se ressaisir, se concentrer.


- D'abord, parce qu'il trouve que c'est bien que des gens fassent ce que tu fais. Ensuite, je lui ai parlé du dentiste et il se sent coupable. Il regrette de t'avoir frappé et souhaite que cette… participation t'aide à accepter ses excuses.


Baleine siffla, d'un air entendu.


- À ce prix-là, il pouvait me casser aussi trois côtes sans que je lui en veuille vraiment. Et c'est tout ?


Chrystelle rosit.


- Il a demandé aussi si c'était possible de... Enfin, ça n'a rien à voir avec l'argent, ce n'est pas une condition mais…

- Mais… ?


Un début de plissement narquois arquait le coin des lèvres de Baleine.


- Il cherche du travail. Il est prêt à se former, et il a toujours aimé les gosses. En plus, il connaît bien ceux des cités, et il sait comment leur parler.

- À coups de pompe ?

- (T'es nul, ou quoi ? Si c'était le connard que tu penses, pourquoi il se f'rait chier à vouloir ce taf-là ?) Tu crois ce que tu dis ? N'est-il pas évident que la caricature que tu t'obstines à te faire de lui ne chercherait pas à travailler, et surtout pas ici, à ce genre d'activité ?

- Mm. Et tu dis que l'argent nous est définitivement acquis, quelle que soit notre réponse à sa demande d'emploi ?

- (C'est pas elle qui te le dit, Machin, c'est moi.) Ce n'est pas moi qui le dis, c'est lui.


Baleine, pensif, se frottait le menton.


- Pourquoi pas, au fond ?


Il rit.


- Il a bien réussi à te convaincre, peut-être qu'il en veut, après tout !


Il laissa passer un instant puis reprit, plus grave.


- Bon. Tu lui dis qu'on prend son fric avec reconnaissance, et qu'on a besoin d'une attestation de sa main pour en justifier l'existence dans nos comptes.

- Pas de soucis.


Chrystelle semblait sûre d'elle mais Nourredine, à l'intérieur, eut un bref frisson à la pensée de l'éventuelle enquête d'une administration quelconque : allez donc expliquer à un inquisiteur froid et soupçonneux qu'un Djinn en tenue de soirée vous a mis dans une galère avant de vous bourrer les poches d'oseille inutile et de vous transformer en cible à dragueur...

La voix de baleine se fit plus douce.


- Tu lui dis aussi que j'ai bien entendu qu'il voulait bosser avec nous, mais que je ne décide pas seul. La première à convaincre, c'est Sophie. Qu'il prenne rendez-vous avec elle, elle nous dira ce qu'il a dans le ventre.

- Sophie ?

- Bien sûr, Sophie. Moi, j'ai eu une idée, comme ça, et je travaillais dessus sans illusions, juste pour le sport. Mais quand elle est arrivée, elle a tout fait démarrer. Quand un truc coince, elle le débloque, elle trouve toujours ce qu'il faut faire. Sophie, c'est quelqu'un.


Chrystelle sourit.


- Je sais.


De ce moment, Nourredine entama autour de Sophie une imperceptible mais omniprésente campagne de lobbying individuel destinée à saturer la jeune femme de considérations positives quant à l'inconnu qu'elle verrait bientôt en lui.

Il sut être en bonne voie un soir d'automne où "elles" échangeaient des mots futiles et amicaux, fenêtre ouverte pour sentir sur leurs visages l'air de la nuit, qui portait déjà les premiers appels de l'hiver.

Sophie demanda soudain :


- Ce mec, ce Nourredine, tu le connais vraiment bien ?

- Aussi bien qu'on peut connaître un mec.


Nourredine avait fini par remarquer qu'il lui était possible de dire ce qu'il avait envie sans être corrigé : il suffisait que sa syntaxe se tienne à peu près et que sa phrase ne contienne ni insulte, ni grossièreté. Après avoir à plusieurs reprises constaté ce "hasard" qui le délivrait d'un agacement quasi constant, il le cultivait à présent en toute conscience, employant parfois un vocabulaire ou des formes sémantiques qu'il se surprenait de posséder.


- Écoute, tu sais bien ce que je veux dire : il y a connaître et connaître…


Sophie s'était tournée, déplaçant des revues pour cacher son malaise. Nourredine comprit immédiatement qu'un tiroir s'ouvrait qu'il ne devait pas laisser se refermer sans y avoir glissé de quoi soutenir sa cause.


- J'aurais bien voulu...


Il fit taire les scrupules qui tambourinaient à ses portes intérieures, lui reprochant non pas de mentir, mais de mentir à Sophie. Il prit néanmoins soin de lui laisser reprendre la conversation, ajoutant à sa gêne : chaque revue avait déjà voyagé une dizaine de fois.


- Ne me dis pas qu'il n'a pas voulu de toi ! Je connais au moins vingt bonshommes prêts à se faire limer les dents contre un de tes sourires, mon frère le premier...


Les sens de Nourredine étaient sous tension, son cerveau fonctionnait à plein régime, mais Chrystelle semblait doucement alanguie, comme détachée.


- Il faut bien admettre que ça ne fera jamais vingt-et-un, en ce qui le concerne.


Il s'étonnait toujours d'être la source de telles phrases.


- Il a flashé il y a quelques mois sur une fille qu'il a vu passer dans la rue. Une rousse. Le temps de payer son café et de sortir, elle avait disparu. Depuis, il la cherche. Les autres ne l'intéressent plus : il est complètement allumé et ça ne semble pas avoir envie de s'éteindre.


C'était énorme ; il en avait conscience mais avait entendu quelque part que l'outrance est souvent un gage de réussite. À la visible détresse des revues, il sut qu'il avait touché, sans très bien savoir quoi encore.

La vie est belle lorsqu’on sent les voiles se gonfler d'un vent qui souffle dans le bon sens.


À l'approche de ce qu'il savait devoir être le terme de son expérience, Nourredine s'inquiétait à l'idée de perdre bientôt tout ce qu'il avait trouvé ici en tant que Chrystelle. Il se sentait envahi d'une tristesse profonde, sincère à l'idée de manquer aux questions de Julie, aux sourires de Julie. Jusqu'aux caprices de Julie dont il savait par avance devoir détester l'absence.

Quant à l'éventualité de ne plus éprouver au quotidien l'intime complicité que Sophie lui partageait, il en avait des haut-le-cœur.

Il pouvait, bien sûr, décider de rester Chrystelle à jamais, mais il devrait alors renoncer à certains des aspects qu'il se proposait avec ferveur d'insuffler à leur relation et cela, en particulier, lui était définitivement insoutenable. Pas tout à fait autant, cependant, que l'idée d'assister en "spectatrice" au développement de ces mêmes aspects entre Sophie et un autre qu'il détestait déjà, ou de se surprendre, un soir de faiblesse, en position de subir lesdits aspects d'un Bébé amoureux et enfin comblé…


Cette perspective pulvérisa les dernières réticences qu'il éprouvait à l'idée de "préparer" un peu Julie à son retour en tant qu'étranger absolu.

Il raconta donc dans le détail à la fillette éblouie ce qu'était à l'évidence un papa idéal. Chrystelle balaya d'un revers de phrase les pseudo-intellos - forcément chiants -, ainsi que les trop pâles et les trop foncés. Pour garder une harmonie dans la chromie familiale : un vrai papa reconnaît immédiatement sa petite fille, mais il faut aussi convaincre les autres, autour.

Après un moment, il eut le sentiment que l'enfant avait grosso modo assimilé le plus important, et glissa avec adresse vers un sujet moins susceptible d'égratigner la satisfaction certaine qu'il retirait de l'opération.


Et puis, trop vite, ce fut le dernier jour. Nourredine souhaitait s'être trompé, mais il en avait fait le calcul trop souvent pour y croire ne fut-ce qu'un instant.

Il avait fait son bagage, étonné, lui qui était arrivé les mains vides, de se trouver submergé de sacs pleins des présents, attentions et autres marques d'amitié dont Chrystelle avait fait l'objet au long des trois mois écoulés.

Depuis plusieurs jours, déjà, il avait préparé ses amis à son départ. Chacun d'eux l'avait entretenu à part, à sa manière particulière, afin de le convaincre de ne pas les priver de la présence de Chrystelle. Julie avait questionné, nié, supplié, boudé. Sophie, fidèle à elle-même dans son désir de ne pas contrarier la volonté de son amie, préféra mettre l'accent sur son espoir d'un retour à ses yeux évident.


- Ta force va nous manquer… avait-elle murmuré avant de venir dans ses bras et d'y rester un bon, un doux moment.


Sans se faire d'illusions, Bébé l'avait demandée en mariage, attendrissant de maladresse. Dans un élan d'altruisme héroïque - et parce que personne, jamais, ne le saurait -, Nourredine avait embrassé les lèvres de Bébé - très, très vite - avant de décliner sa proposition avec autant de gentillesse inattendue que de fermeté monolithique.

Maintenant, ils guettaient sans joie le taxi qui devait venir charger Christelle pour l'emporter vers un ailleurs dont elle n'avait rien voulu dire. « Pour ne pas mentir », avait-elle expliqué.

Lorsque la voiture arriva, Julie, boudeuse et les joues brillantes de larmes, se cramponnait à la jambe de sa mère. Elle se jeta pourtant dans les bras de son amie avant que la portière ne se ferme derrière elle.


- Dis que tu vas revenir. Je veux que tu reviennes !

- On ne fait pas toujours ce qu'on veut, Julie-Jolie. Mais je te promets de tout faire pour revenir. Seulement, peut-être que tu ne me reconnaîtras pas…

- Ça se peut pas ! Je te reconnaîtrai tout le temps !

- C'est bien possible, ma Lili. Il faut que j'y aille, maintenant.


Sa voix descendit d'un ton.


- Et n'oublie pas ce que je t'ai dit du papa idéal !


La petite retrouvait un bout de sourire.


- Tu vas nous l'envoyer ?

- Le plus tôt possible, compte sur moi.


Finalement, la portière fut fermée et les dernières tendresses volées à travers la fenêtre ouverte. Le chauffeur commençait à s'impatienter.


- Et où c'est qu'elle va, la p'tite dame ?


Nourredine fut presque amusé par la sorte de réprobation intérieure spontanée que lui inspirait la manière de s'exprimer de l'homme. Il mit un point d'honneur à répondre avec affectation.


- À la gare du Nord, je vous prie.


Il fallait bien dire quelque chose, et la gare du Nord sembla faire l'affaire du taxi qui partit et tourna au coin de la rue, laissant des bras déjà nostalgiques onduler pour personne.


- Alors, mon p'tit père, comment qu' c'est-y qu'on s'sent ?


Le chauffeur s'était retourné et le Djinn le regardait d'un air malin. Nourredine, qui commençait à être blindé, ne manifesta pas la demi-surprise qu'il en éprouva. Il enchaîna d'un ton égal, comme s'ils s'étaient quittés quelques heures plus tôt.


- Je me sens… Comment dirais-tu ça ? … Mitigé. C'est ça : je me sens mitigé.

- On le serait à moins. Peu d'hommes peuvent prétendre savoir ce que ressent une jolie femme… ce que les femmes, jolies ou non, déplorent puissamment, d'ailleurs. Désires-tu voir perdurer cet état des choses ?


Nourredine répondit avec un large sourire et sans agressivité aucune.


- Et mon cul ? - Tiens ? Ça s'est arrêté ! -

- Définitivement, oui. Tu auras désormais la responsabilité de ton vocabulaire. Quant à ton cul, j'ai idée qu'il est pour moins dans ta décision que celui de Sophie. Est-ce que je me trompe ?


Nourredine haussa joyeusement les épaules.


- Comme si c'était possible...! Mais pour Sophie, tu n'as qu'à moitié raison : j'éprouve effectivement une sympathie disons... enthousiaste pour son cul, mais je veux tout le reste aussi, et Julie en prime. J'aime ce qu'elles sont, et rien n'est négociable.


Le Djinn prit l'air faussement désolé.


- Bébé va être déçu.


Son retour aux "Heures Joyeuses" s'était avéré, à l'usage, moins problématique qu'il ne l'avait imaginé. Dans la joie des retrouvailles, tous avaient accepté une laborieuse histoire de voyage initiatique accompli sur une impulsion subite. Ses parents, vaguement inquiets a priori, prirent très vite goût au fils nouveau qui leur était servi : attentif, patient, réfléchi, il avait tout pour leur faire oublier l'aspect évasif des réponses qu'il faisait en souriant à leurs questions pressantes.

Ses amis furent plutôt interloqués au vu des changements qui s'étaient opérés en lui. Mais il était maintenant riche d'une expérience d'avance, et leur en imposait sensiblement plus qu'auparavant, même si aucun d'eux ne l'aurait admis.

D'abord, il ne disait plus "Zob". Plus simple et pourtant plus profond, il ne pratiquait plus la menace et l'insulte comme un yo-yo verbal, mais savait éteindre un début d'agressivité par quelques mots froids ; il avait acquis une présence qu'il ne venait à l'idée de personne de mettre à l'épreuve. Comme, de surcroît, il se montrait amical, disponible et compréhensif, écoutant chacun avec une véritable attention - on l'avait même vu converser longuement avec la mère de Rachid -, il fut rapidement l'objet d'une sorte de respectueuse bienveillance générale.


Quelques jours plus tard, un Nourredine élégant - sans ostentation - et rasé de près montait avec une légère appréhension l'escalier menant chez Sophie. Malgré quelques regards en biais, aucun de ceux qu'il avait croisés ne l'avait ennuyé. C'était bienvenu car il aurait détesté avoir à se défendre contre certains d'entre eux, envers lesquels il éprouvait une amitié aussi réelle que peu avouable dans l'instant. Demain, peut-être, il tenterait de gagner à nouveau la confiance disparue avec Chrystelle.


Il se souvenait des derniers mots du Djinn.

Le taxi roulait, efficace. Son conducteur, bien que constamment tourné vers lui, anticipait chaque mouvement de la circulation, se coulant en elle avec fluidité.


- Tu vois, ce qui vous manque, à vous autres, c'est la longévité. Ou la possibilité de transmettre l'expérience autrement que par des mots. C'est souvent insuffisant.

- Quelquefois, ça peut suffire.

- Allons donc. Veux-tu que je te raconte très exactement et dans le détail les émotions qui t'envahiraient si tu faisais l'amour à Sophie ? Et cette totale précision suffit-elle à te faire renoncer à vivre ce moment ?

- Tu as raison, c'est très con. Continue.

- As-tu idée de ce qui peut tenter une entité aussi puissante que moi - et je suis, en toute humilité, infiniment plus puissant que tu n'es, par nature, capable de l'imaginer -, ce qui m'attire, donc, dans la proximité d'êtres aussi faibles et limités que vous ?

- Pas vraiment.


Le Djinn sembla tomber le masque. Il était amical, vraiment. Proche, pour la première fois.


- C'est que vous êtes, parfois, comme la musique.

- Je ne suis pas sûr d'avoir compris.

- C'est trop simple pour accepter d'être réfléchi. Mais ceci est peut-être l'un des rares lieux dans l'univers où tes compétences dépassent les miennes. Parce que je connais chaque interprétation qui a été faite de chaque musique jouée sur cette terre depuis le début des temps, mais que je suis incapable d'anticiper la prochaine : je suis parmi vous un interprète dans un monde de compositeurs. Et ça, pour un Djinn, c'est de la magie.


Les dernières marches le rappelant à l'ordre, Nourredine resserra l'étrange conversation dans un coin de sa mémoire et se concentra sur son présent.

Son cœur battait un peu vite mais il se sentait calme : le sentiment qui l'habitait de se livrer à l'action juste, de faire ce qui devait l'être, l'aidait à maintenir en lui une sorte de confiance sereine. Il appuya sur la sonnette, qui lui parut avoir grossi, et perdu de son aimable familiarité.

Sophie attendait son visiteur, car elle ouvrit la porte plus vite que d'habitude. Elle était souriante et Nourredine, qui la connaissait bien, vit qu'elle s'était discrètement apprêtée.

Invité à entrer, il aperçut Julie qui l'envisageait avec curiosité, à demi dissimulée par la porte entr'ouverte de la salle de bains, et il fit un effort pour ne pas laisser transparaître le saut qu'avait fait son cœur dans sa poitrine.


- Ça, c'est la moitié de Julie, ma fille.


Le regard de la jeune femme s'était fait complice.


- L'autre moitié est derrière la porte mais, en t'y prenant bien, tu devrais pouvoir obtenir une vue d'ensemble. Je te laisse ôter ton blouson : le vestiaire est dans le placard, derrière toi. Rejoins-moi au salon.


Elle était repartie vers l'intérieur de l'appartement, et Nourredine reconnaissait l'une des stratégies qui aidaient parfois Sophie à cacher son trouble : avoir l'air très affairé. Il s'en attendrit, faisant avec plaisir le constat que, décidément, il aimait cette femme.

Sophie disparue, il se tourna discrètement vers l'enfant et murmura, sourire aux lèvres et l'index tendu :


- Toi, je t'ai reconnue.


Devant les hésitations de la fillette, il fit semblant de réfléchir et lâcha, sur le même ton :


- Chrystelle m'avait prévenu, mais tu es beaucoup plus jolie qu'elle ne l'avait dit. Et pourtant, elle en avait dit.


Les yeux de Julie brillèrent alors que son petit poing allait se poser sur sa bouche comme pour endiguer son sourire. Elle avança vers lui.


- Chrystelle te connaît ? C'est elle qui t'envoie ? T'es mon papa ?


Elle chuchotait aussi, avec empressement. Nourredine sourit à son tour, un doigt devant les lèvres : Sophie revenait, des verres à la main.

Elle souriait également, d'un sourire qui finit de convaincre le jeune homme que rien n'était perdu d'avance. Il éprouvait avec satisfaction l'intérêt que l'on trouve à connaître intimement la femme qu'on aime avant de la rencontrer.


- Tu veux boire quelque chose, Nourredine ? Je n'ai pas grand’chose, mais je peux t'offrir un gin...


Il la regarda un instant, l'admirant avec discrétion, et son sourire s'élargit.


- Un Djinn ? Non, merci. J'en ai abusé, une fois, et depuis ça ne passe plus. Mais je suis sûr que tu as quelque chose de frais qui m'ira très bien.


Souvent, au long d'une existence à laquelle il trouvait désormais un réjouissant goût de bonheur, des mots de gratitude montaient de son cœur à ses lèvres.

Il espérait sincèrement qu'ils parviennent au Djinn qui l'avait tant aidé, lui économisant trois vies pour qu'il aime celle-là, qui lui convenait.


 
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   Pattie   
16/3/2009
 a aimé ce texte 
Passionnément ↑
Mon chapitre préféré du roman, celui qui m'a accrochée au reste, et gardée jusqu'à la fin, avec toujours le même plaisir renouvelé.
Un peu "facile" sur quelques clichés, mais avec un style, une inventivité, une richesse, un brio...
Nobello : je suis contente d'avoir terminé de te coacher avant d'avoir lu ce texte. Sinon, j'aurais été intimidée, ce qui aurait grandement nui à l'impartialité des châtiments !

   Anonyme   
17/3/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
J'ai lu ce texte en plusieurs fois (vu sa taille sur écran ce n'est pas un exercice facile)
Niveau écriture rien à dire de l'excellent ouvrage.
Je me suis bien régalée à tes trouvailles Jean -Djinn Gin par exemple
Un brin moralisateur et dans le style tout est beau dans le meilleur des mondes pourquoi pas...
Pour les voeux classique le coup du détournement...
J'ai bien aimé la progression du langage de Nourredine dans le temps car à mon avis ça correspond à une réalité..
Xrys
(ah je com 1 fois sur deux parce que les graines de je les considère comme des transitions excellentes d'ailleurs - le jour où y'en aura une qui me plait pas je te dirai)

Xrys

   Menvussa   
18/3/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Chouette, enfin un truc à critiquer, bon, c'est petit, je sais ; mais je fais ce que je peux.
"ce qui fait un score quotidien assez dense." De la densité d'un score !!! Bon, moi ce que j'en dis...

« Quelques yeux s'ouvrirent. Deux d'entre eux appartenaient à Aziz… » Bravo, pour ces deux là.

« Le boulot, pensa-t-il, ça ressemble aux gonzesses. Le top, qui fait envie à en baver, est intouchable et le banal reste inaccessible. Alors on se baratine pour, au moins, s'autoriser le médiocre... qui se fait attendre, pose ses conditions et finit par se barrer. » Bravo

« Il fossilisa là deux ou trois millénaires de plus dans l'attente de la catastrophe imminente » Bon je ne les note pas toutes… mais celle-là, elle est top.

« … il faut essayer de faire de ton futur un passé raisonnable… » L’air de rien, c’est de la logique pure.

«- Aurais-tu là-dessus une opinion à me partager ? » Elle est correcte c’te phrase ?


Ben ça a beau être un peu long, ça se lit d’une traite.

C’est véritablement une très belle nouvelle qui s’inscrit au cœur de ce « Roman » comme un exemple, une démonstration, du petit cours de philosophie précédent.

Superbe.

Ce texte mérite d’être lu par le plus grand nombre.

   Anonyme   
19/3/2009
 a aimé ce texte 
Passionnément
Je reviendrai pour un commentaire plus approfondi…
En tous cas j'ai lu et j'ai adoré !
Superbe, parfait, aucune maladresse, tout s'enchaîne merveilleusement, et c'est si drôle et si vrai !

Me voilà de retour…
J'ai donc tout simplement ADORÉ !
En fait, le dosage parfait de l'humour, je crois que c'est très rare.
Et pourtant, là…
L'enchaînement, la progression, ça aussi ça m'a plu.
Du Zob vers le Non Zob. Excellent !
L'état d'esprit de Nourredine, ses découvertes, tout cela fait évoluer l'histoire de manière très logique, contrairement à ce dont on pourrait s'attendre de la part d'un texte fantastique/merveilleux.
L'histoire d'amour durant le troisième vœu et après est sublime, la schizophrénie du personnage, entre femme et homme, est claire et parfaitement représentée. Juste un infime regret à ce niveau-là : puisqu'on est dans un texte qui férocement s'attaque à tout, et n'a pas de tabous, puisqu'on parle d'un homme sous la forme d'une femme qui aimeune femme qui aime les hommes, pourquoi ne pas s'attaquer au thème de l'homosexualité ?
La dualité est très bien écrite aussi quand chaque réplique de Nourredine est doublée (langage familier et langage soutenu).
La description des ambiances différentes, aussi, rend très bien : la cité de banlieue, la cave, la galère, la cave quand elle est dans le rien, l'appartement de Sophie.

Bref, heureusement que quand j'ai commencé à lire je n'ai pas vu que ça faisait plus de cent mille caractères…

   xuanvincent   
18/3/2009
Je n'avais pas vu ce texte (dont on avait pourtant parlé sur le site je crois sur un forum).

Le personnage de Nourredine a retenu mon attention, s'agit-il de ce sage dont parle Jean-Claude Carrière dans ses "Contes philosophiques (Le cercle des menteurs - 2") ?

L'histoire (que j'ai survolée sans avoir eu le temps de vraiment la lire, il m'est difficile de lire les romans du site en plus des autres textes) m'a paru ne pas manquer d'imagination et être plutôt alerte, écrite dans un registre assez familier.

   Pat   
19/3/2009
 a aimé ce texte 
Passionnément
J'ai vraiment adoré ce texte qui ne peut que plaire à tous les amateurs d'histoires sur Oniris et qui, ce qui ne gâche rien, est bien écrit, malgré quelques libertés syntaxiques auxquelles l'auteur tient comme à la prunelle de ses yeux (il a su résister à notre frénésie surcorrectrice, et rien que pour ça, chapeau ! On s'y était pourtant mis à plusieurs !). Aladin revisité m'a fait replonger dans les contes de mon enfance, (ceux que je lisais sous les draps, à la lampe de poche... avec l'impossibilité de m'arracher de la lecture). Oui, c'est plutôt optimiste, mais qu'est-ce que ça fait du bien... La fin est un peu moins hype que les premières réincarnations, mais on en a tellement envie... Mine de rien, les idées sous-jacentes dénotent un humanisme palpable, que je trouve très réjouissant et auquel je suis très sensible. Et l'humour ! Ah ! tout en finesse... Merci Nobello pour ce plaisir que je n'avais pas ressenti depuis longtemps sur Oniris.

   myrtille   
25/3/2009
Alors là, je suis soufflée,
J'ai tout lu, sans décrocher, prise par le récit.
Je relève les mélanges de vocabulaire sur le début (entre chef keuf et pusillanime par exemple, différence de niveau de langage qui rend assez bien je trouve)
Tu revisites le classique du génie qui suit les instructions au pied de la lettre
Et le dédoublement de personnalité sur la fin, avec les doubles dialogues, bien trouvé !
Voilà, il y a surement plein de choses que je ne relève pas mais j'ai vraiment apprécié cette lecture

   Maëlle   
6/4/2009
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
Mélange de facilité et de gentillesse, qui font que le conte passe trés bien. Ça m'a semblé un peu long par moment. Je pense que c'étais nécessaire, néanmoins.

   Pat   
13/4/2009
Pour discuter et approfondir vos points de vue sur ce texte, merci de le faire ici

   nico84   
15/4/2009
 a aimé ce texte 
Passionnément ↑
Exceptionnel. Une réflexion aboutie, des émotions diverses entre l'humour et la tendresse, une histoire qui m'a marqué. J'admire Nobelle pour son écriture et pour les valeurs qu'il véhicule. Un vrai chemin, un parcours initiatique aussi vrai que touchant, aussi sincère que profond.

La classe, bravo.

   NICOLE   
8/5/2009
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
J'adore d'autant plus le fin que j'ai eu trés peur que ça ne soit qu'une adaptation de plus de la blague des trois voeux qui finissent par s'annuler. Mais avant ce touchant dénouement, que de longueurs. Malgrés tout, je suis prise au jeu, je ne peux plus cesser de te lire.

   horizons   
9/6/2009
Je suis subjuguée par cette lecture. Un des meilleurs textes que j'ai lu sur Oniris. A mon sens il y a tout: de l'humour, de l'ironie,de la finesse, une illustration légère de concepts profonds, de l'émotion, de l'inventivité...le tout servi par une forme sans défaut. La façon dont Nourredine s'exprime est si bien rendue, que même les grossiéretés trouvent parfaitement leurs places. Qt à la correction entre parenthéses systématique du Djinn ensuite, quelle trouvaille ! Le reste du texte est parfaitement maîtrisé avec des tournures habiles, des jeux de mots...etc Enfin l'histoire est pleine de rebondissements, les personnages sont extrêment attachants et bien campés : on les laisse partir avec regrets. Et même s'il est vrai que le fin est à l'eau de rose, si on verse parfois un peu dans la morale (trop de billets nuit à la santé), les qualités du reste éclipsent ses petits défauts.
J'avais quelques doutes (je l'avoue) avec les chapitres précédents dt le registre était plus difficile d'accés, mais "génétique" pourrait séduire le plus grand nombre dont je suis.
Un seul mot: BRAVO et une deuxième: ENCORE!
H.

   Anonyme   
7/8/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
C'est presque quelque chose qui se suffirait à soi-même, un roman dans le roman. Les apartés-confidences ne m'en semblent que plus inutiles. En revanche, ici, c'est Byzance. J'ai adoré : les dialogues, le tonneau, l'humanité, l'amour que tu y mets (oui je te parles à toi, l'auteur, tu me parles bien quand je lis ;-)), les zob à répétition et plus il dit zob plus je l'aime ce personnage. Cette façon exquise que tu as de raconter, c'est comme un film. Tu nous fais le coup de la séance de ciné. Et ce titre "Génitique", délicieux...

   Anonyme   
19/12/2013
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Beaucoup de plaisir à lire ce chapitre.

Les phrases, parfois élancées des textes précédents, trouvent ici une justesse de ton qui grandit l'histoire et les personnages.

Merci pour ce moment qui ne m'a pas prit trois vies mais qui m'a cependant conduit jusque trois heures du matin :)


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