La place Masséna n’avait pas perdu sa majesté ni son charme. Les grands bâtiments rouges qui la ceinturaient brillaient de mille lumières pour célébrer Noël en cette fin de journée d’hiver. Un grand arbre avait été dressé au sud, dans la partie semi-circulaire qui donnait sur la vieille ville. À partir de là, des guirlandes avaient été installées sur les palmiers qui dessinaient un parterre au milieu de la place. Une foule dense, animée et joyeuse s’écoulait sous les arcades, chacun cherchant dans les magasins de luxe le dernier objet à acheter. Mathilde, pourtant habituée aux grands boulevards parisiens, riait de plaisir, tout excitée par le spectacle, mais aussi par la perspective du lendemain. C’était le soir où Papa Noël devait passer et laisser au pied du sapin qu’ils avaient installé sur la terrasse du premier étage les cadeaux dont elle avait rêvé depuis des semaines. Mais ce n’était pas la foule, ni les bijouteries, au contraire de sa mère, ni les lampions du casino qui l’attiraient, mais la fête foraine installée dans le jardin Albert 1er, à deux pas de la mer. C’était ses camarades d’école qui lui en avaient parlé. Ce n’était certainement pas ses parents qui y penseraient, ils étaient trop occupés à décorer la maison, à discuter de meubles et de peintures. Il fallait toujours qu’ils changent quelque chose de place, qu’ils changent la couleur d’un mur, qu’ils aillent dans des magasins choisir verres et vaisselle. Et quand ce n’était pas dans la maison, c’était dans le jardin. Là c’était le pire, car ils pensaient que ça lui faisait du bien de mettre ses mains dans la terre, d’arracher des herbes, de déplacer des pierres qui semblaient se multiplier de jour en jour. Si les premiers jours cela l’avait effectivement amusée, c’était devenu, du fait de la répétition, une corvée à laquelle elle essayait d’échapper. Ce n’est pas qu’elle voulait rester dans sa chambre, elle préférait être dehors, mais pas pour travailler. Elle n’en avait pas vraiment conscience, mais la maison lui faisait un peu peur. C’était un sentiment diffus qui lui faisait toujours rechercher la compagnie de ses parents. Elle en avait parlé un peu à sa mère, mais pour celle-ci tout s’expliquait toujours simplement. Le déménagement, le changement de copines et d’école, habiter dans une autre ville, tout cela ne pouvait que conduire à reporter l’ensemble de ses frustrations sur la maison qui les symbolisait toutes. Elle n’avait pas tout compris, mais su que pour sa mère tout cela se résumerait à la constatation qu’elle était encore petite et que c’était normal. Elle n’avait donc pas persisté, et elle avait gardé pour elle les petits détails étranges qui parfois lançaient son imagination dans des contrées où il n’était pas agréable d’être.
Christine, sa meilleure amie habitait au bout de la rue une maison construite sur le même plan que la sienne. Elles avaient passé plusieurs après-midi dans la pièce du haut qui avait été aménagée en pièce de jeu pour elle et ses deux frères. Elle se sentait bien chez elle, peut-être parce qu’il y avait plus d’animation, Frédéric et Claude ne cessaient de se chamailler et de courir partout. Et les parents étaient gentils. La seule chose qui était gênante c’est qu’ils s’embrassaient à tout bout de champ, et qu’ils ne pouvaient pas s’adresser la parole sans rajouter des « mon chéri » et des « mon amour ». Elle ne connaissait pas ça chez elle. Son père et sa mère ne se disputaient plus autant qu’à Paris, mais elle ne pouvait pas ne pas ressentir une certaine froideur entre eux, et ce d’autant plus qu’elle avait l’exemple d’une autre famille. Sa mère poussait toujours son père à peindre. Mais elle, elle préférait quand il ne peignait pas. Quand il montait dans son atelier elle ne le voyait pas de la journée, et quand il en redescendait, la plupart du temps si tard qu’elle était déjà couchée, il était de mauvaise humeur. Elle préférait quand c’était lui qui venait la chercher à l’école et qu’ils allaient ensuite se promener sur la plage avant de rentrer, ou alors quand ils allaient voir les bateaux, prétexte pour manger quelques fruits confits. Christine lui avait dit que sa maison n’avait jamais été habitée, elle n’y avait jamais vu personne. La veille, c’était son père qui était venu la prendre à la sortie, et ils étaient allés dans la grande plaine du Var pour acheter un grand sapin. Elle avait été un peu inquiète jusqu’alors de ne pas voir d’arbre de Noël, ce qui pour elle était nécessaire pour que le Père Noël ne l’oublie pas. Pour Sophie, décorer un des palmiers du jardin devait suffire, mais Mathilde avait peur que ça ne marche pas. Ils avaient ensuite tous les deux poussé le chevalet dans le fond de l’atelier, elle avait aidé Maxime à caler le grand arbre à l’aide de quelques pierres. Ils étaient allés chercher les boîtes dans lesquelles on avait mis les guirlandes et les décorations qu’ils utilisaient habituellement à Paris. Ils se dépêchaient parce qu’ils voulaient avoir fini avant que Sophie ne rentre pour lui faire la surprise. Quand tout fut prêt, son père lui donna une boîte pleine de coton en lui demandant de faire très attention. Elle en avait sorti de petits personnages de terre cuite, peints de couleurs criardes : une dame, très belle, avec une robe bleue, agenouillée, un monsieur avec une grande barbe, habillé étrangement d’une robe lui aussi, mais marron, deux animaux, la tête penchée, un âne et un bœuf, et enfin tout au fond, un petit bébé dans un étrange berceau. Elle comprit qu’il devait s’agir du petit Jésus dont on lui avait déjà vaguement parlé, mais elle ne comprenait pas ce qu’elle devait faire de ces figurines.
- C’est pour faire une crèche, lui avait dit son père, on va les mettre au pied du sapin. La dame c’est la Sainte Vierge, et le monsieur son mari, Joseph. Le petit Jésus va naître ce soir, le soir de Noël, alors on a l’habitude de représenter l’endroit où il est né, dans une étable, chauffée uniquement par un bœuf et un âne. Tiens prends cette petite cabane, et installe la crèche.
Mathilde prit précautionneusement l’étable de carton qu’avait dû faire Maxime l’après-midi même, la peinture était encore fraîche. Elle la posa au pied de l’arbre, pour que le petit bébé puisse voir la mer. Elle plaça ensuite les santons, en prenant bien soin de ne pas les laisser tomber. Ils devaient être aussi fragiles que les boules de verre coloré qu’ils avaient accrochées juste avant aux branches. Quand elle voulut mettre l’enfant, son père l’en empêcha en lui disant que l’on ne pouvait pas le placer avant qu’il naisse, c'est-à-dire à minuit. Elle le reposa dans le coton, tout doucement, se demandant si à minuit le Père Noël serait déjà passé ou non. Elle avait profité de la joie de sa mère quand elle vit l’arbre à son retour pour suggérer d’aller se promener sur la grande place de Nice. Elle se rappelait les vitrines des Galeries Lafayette, et on lui avait dit qu’il y avait les mêmes choses. Et puis il y aurait peut-être aussi des arbres décorés, et même des crèches. Et toutes ses copines y étaient allées… Cela n’avait pas été difficile en fin de compte, et ils étaient maintenant tous les trois au milieu de la foule, une famille comme les autres. Il fallait qu’elle les fasse aller vers les manèges. C’était à deux pas.
La fête foraine s’était installée autour du kiosque à musique. Il n’y avait pas beaucoup d’attractions, mais il y avait quand même un manège de chevaux de bois, et c’était ça son but. Il y avait aussi quelques baraques dans lesquelles on pouvait acheter de magnifiques barbes à papa. Pendant qu’elle chevauchait son destrier qui l’amenait loin de ses cauchemars, dans des pays roses, peuplés de princesses et de fées, Sophie et Maxime, la main dans la main s’étaient assis sur un banc et regardaient leur fille rire à pleine gorge. C’était un moment privilégié, l’amour et la joie de leur fille, la mer au fond que l’on percevait dans la nuit comme une tache de noir profond avec des reflets de bleu de Sienne. Ils savaient qu’ils avaient encore du chemin à faire, mais tout allait mieux, il ne restait plus à Maxime qu’à retrouver son inspiration. Sophie avait compris qu’il ne fallait pas en parler ce soir-là, tout était encore fragile, et il ne fallait pas brouiller la beauté du moment. Elle se serra encore plus sur l’épaule de Maxime, les yeux fixés sur l’évasion de sa fille. Un groupe de musiciens s’installa sur la scène, et se mit à jouer des chants de Noël dont la naïveté et la simplicité surprenaient toujours Maxime. Il fallait tout le poids d’une éducation, de la tradition, pour que ces mélodies, ces paroles émeuvent encore comme elles le faisaient toujours. Et c’est avec en arrière plan la mélodie de « Mon beau sapin » qu’ils allèrent jusque sur la plage, en prenant garde que Mathilde ne se mouille pas en jouant avec les vagues à la lueur tremblotante des réverbères de la promenade des Anglais.
- Tu te rappelles Sophie, là-bas, il y avait le casino Jetée-Promenade, j’y ai passé de longues soirées ; c’est dommage qu’il ait été détruit. - Oui, il était très beau. Tu sais, quand je suis restée à Vence pendant la guerre, j’ai plusieurs fois voulu y aller, mais à force de reporter, il a été détruit avant que l’occasion ne se présente. Je n’ai jamais vu l’intérieur, mais c’est vrai que le style extérieur, bien qu’un peu kitsch, était agréable. - Il faudra que je recherche des revues d’époque avec des photographies ou des dessins de l’intérieur, peut-être que l’on verra l’endroit où mes parents tenaient leur boutique. Encore que ça m’étonnerait, ce n’est pas forcément le type de chose que l’on met sur des cartes postales. - Si on rentrait maintenant, tu ne veux pas ? J’ai peur que Mathilde n’attrape froid. - Oui, on y va. Mais passons devant le casino de la place Masséna, il faudrait que nous y allions un soir, et pourquoi pas pour le réveillon du nouvel an ?
Ils remontèrent ainsi vers le Paillon jusqu’au grand bâtiment où un des plus célèbres casinos de la côte était installé. C’était l’heure à laquelle arrivaient ceux qui allaient y passer la soirée ou la nuit. Les petits joueurs de la journée laissaient la place aux flambeurs et aux noceurs. De belles voitures s’arrêtaient le long de la galerie, et des grooms en grand uniforme s’y précipitaient pour en ouvrir les portières. C’était un défilé de femmes plus belles les unes que les autres, dans des tenues magnifiques, et dont la haute stature était encore rehaussée par des bijoux sonores et rayonnant de mille feux. La musique de l’orchestre de la grande salle s’insinuait dans les couloirs et arrivait en sourdine jusque sur la rue, accueillant les clients dans une débauche de luxe. Ces belles dames étaient pour Mathilde comme des fées, et elle aurait voulu voir sa mère dans les mêmes atours, car elle serait sans aucun doute la plus belle de toutes. Ils avaient presque dépassé le bâtiment quand une voix héla Sophie, et ils se retournèrent tous les trois, surpris, presque inquiets.
- Je vous prie de m’excuser, leur dit précipitamment un homme d’une grande stature, en smoking, et accompagné d’une jeune femme aux épaules dénudées sur lesquelles elle avait jeté une parure d’hermine, mais je suis sûr que vous êtes Sophie. Je suis Jonathan Cerruti, nous nous sommes rencontrés ici au début de la guerre.
Sophie hésita un moment, incertaine de ses souvenirs, puis enfin, reconnaissant Jonathan, se dirigea vers lui, sans lâcher la main de sa fille.
- Oui, bien sûr, Jonathan ! Quel plaisir de vous rencontrer ici. Il y a si longtemps que je ne vous avais vu. J’avais peur que quelque chose ne vous soit arrivé. Mais non, vous êtes là, et toujours aussi élégant. Vous habitez de nouveau Nice ? - Non, j’habite Monaco, je suis venu ce soir pour une soirée organisée par une bande d’amis dans le casino. On va sans doute refaire le monde sur une mer de champagne. Je vous présente Annah, une amie. Je suppose que je rencontre enfin Arnaud. Vous ne pouvez pas savoir combien Sophie m’a parlé de vous et de votre talent. - Désolé de vous décevoir, reprit Maxime d’un air pincé, mais je ne suis pas Arnaud. Il a disparu pendant la guerre malheureusement. Je m’appelle Maxime. Très heureux de vous rencontrer. Sophie m’avait parlé de vous. - Et voici Mathilde, continua Sophie, notre petit ange, qui ne rêve que d’avoir de belles robes pour aller jouer à la fée dans les casinos. - Si elle ressemble à sa mère, je n’en doute pas, et elle sera comme elle le centre de toutes les attractions. J’avoue que les quelques mois que j’ai passés ici, et malgré les privations, ont été un enchantement grâce à vous. Cela me ferait vraiment plaisir de vous revoir et de prendre le temps d’évoquer de vieux souvenirs. Est-ce que vous pourriez venir en famille jusqu’à Monaco. Vous êtes les bienvenus quand vous voulez. Dites, que diriez-vous du week-end prochain ? - Pourquoi pas, répondit Sophie, n’est-ce pas Maxime, cela nous donnera l’occasion de faire visiter la principauté à Mathilde ? - Oui, ce serait avec un grand plaisir bien sûr, je suis impatient de connaître les anciens amis de ma femme. - Eh bien c’est dit, conclut Jonathan, on se voit dans trois jours, voilà mon adresse sur cette carte. Cela a été un grand plaisir pour moi de vous revoir, et je vais attendre samedi avec impatience.
Jonathan et Annah, entraînés par un groupe d’amis, disparurent sous les lustres du grand hall. Ce n’est que quand ils arrivèrent à la maison que Mathilde demanda à ses parents quelle était la musique qu’ils avaient entendue devant le casino.
- Oh, c’était du Offenbach je crois, lui répondit son père, pourquoi ? - C’est la musique que l’on entend la nuit, je voulais savoir le nom.
Et elle partit en courant se laver les mains, impatiente de se mettre à table et d’aller se coucher pour que le temps passe plus vite.
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