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Mikhaïl Komarov était le chef de la recherche de Futura Genetics. Craig avait vu en ce jeune Russe de vingt-sept ans tout le talent nécessaire à cette vaste fonction. Mais les choses n'étaient pas aussi simples.
En fait, lors de son arrivée en Russie, Craig avait pris soin de s'attirer les bonnes faveurs des puissants de ce pays. Il s'était arrangé pour être bien vu de ceux qui tenaient la Russie d'une main de fer. Et il s'avéra, hélas, que ces hauts dirigeants avaient une nostalgie malsaine de la grande époque soviétique, et n'avaient que deux idées en tête. La première était de se faire de l'argent – une montagne d'argent – et ils s'y attelaient avec une telle ferveur et une telle passion que cela confinait littéralement à l'obsession. La seconde grande idée de ces dirigeants, et pour le coup il s'agissait effectivement plus d'une idée que d'une obsession, était de restaurer la grandeur de la Russie. Et bien que Craig n'ait pas eu le moindre souvenir d'avoir jamais ressenti ce genre de sentiments pour son propre pays, il s'agissait après tout d'une volonté patriotique compréhensible. Voire même fort louable. Quoi qu'il en soit, certaines têtes pensantes de la Russie avaient exigé de Craig qu'il embauche dans son équipe un maximum de Russes – histoire de dire que les chercheurs de la Russie nouvelle version étaient effectivement de taille à se mesurer aux scientifiques high-tech fraîchement arrivés d'Amérique. Craig doutait fortement d'une telle assertion, mais il n'avait pas trop eu le choix. Il avait donc accepté d'incorporer quelques scientifiques russes dans son équipe, à condition – il avait su se montrer très clair – qu'ils satisfassent à tous ses critères d'excellence. Espérant pouvoir rebuter toute forme de prétendants tout en présentant toutes les formes d'ouverture et de bonne volonté auprès des dirigeants de la « grande » Russie, Craig pensait pouvoir plier l'affaire en peu de temps sans avoir à embaucher le moindre Popov.
C'était sans compter ce décidément fameux Mikhaïl Komarov. Repéré par son équipe de recrutement, Mikhaïl s'était d'abord montré timide, voire hésitant. Pensant n'en faire qu'une bouchée, Craig avait décidé de parcourir rapidement son dossier, juste le temps de relier son bureau à la salle d'entretien. Mais il avait dû s'arrêter en route. Ce Mikhaïl était parvenu à l'intriguer au plus haut point, et à mesure qu'il listait les exploits de ce jeune Russe d'origine sibérienne, Craig se sentit hésitant à son tour.
Après tout, pourquoi pas ? Si ce jeune imbécile, dont la tête ne lui revenait décidément vraiment pas, était parvenu à finir premier de sa promotion lors de ses études de génie génétique tout en se rendant célèbre pour avoir hacké le FSB – ex-KGB – et en multipliant les prouesses en algorithmes de séquençage, après tout, il se pouvait bien que Craig ait trouvé là un collègue intéressant. Car, oui, Mikhaïl Komarov s'était avéré être un surdoué de la génétique doublé d’un très grand génie de l’informatique et, plus particulièrement, de l’algorithmique séquentielle, multitâche et temps réel. Craig ne réfléchit pas longtemps à la problématique, puisque pour lui ce n'en était finalement pas une : pas question de se priver de ce genre de talent. Et il se félicitait d'avoir pris la bonne décision. Car ce petit con de Komarov à la tête d'éternel adolescent était parvenu à augmenter drastiquement la vitesse de convergence de certains des algorithmes « maison » de Futura Genetics, algorithmes qui faisaient pourtant la fierté de l'entreprise puisqu'elle s'était grandement reposée sur eux pour parvenir à séquencer le génome humain. Avec Komarov à la tête de son bureau de calcul, Futura Genetics allait, à n'en point douter, faire des ravages. Et puis, Mikhaïl avait finalement assez vite sympathisé avec Craig et ce dernier, pourtant limite russophobe à son arrivée, avait rapidement changé d'avis sur la culture du pays.
C'est ainsi que, depuis quelque temps, les deux hommes allaient régulièrement boire un verre ensemble, un verre qui se finissait de plus en plus souvent en une pelletée de bouteilles vides. C'est également à Mikhaïl que Craig devait, et il en était sincèrement redevable, la découverte du bania, une espèce de mélange de sauna et de hammam à la russe, où l'on mourait de chaud comme dans une cabane à frites en se faisant joyeusement fouetter par de belles branches de sapin vert de Sibérie. A priori absurde, voire limite SM, cette pratique s'était finalement révélée à Craig comme extrêmement bénéfique puisqu'incroyablement énergisante et revigorante. Ce qui n'était pas un luxe, au vu de l'immensité de sa tâche et de ses responsabilités. Quoi qu'il en soit, Craig et Komarov étaient devenus, certes non pas les meilleurs amis du monde, ni même des amis tout court, mais de bons camarades. De bons tovaritch.
Il en fallait plus pour entrer dans le cercle très privé des prétendants à l'amitié de Craig. Il en fallait toujours plus. Cet homme était un roc, un véritable titan blindé contre l'attachement et l'émotion, et sa méfiance naturelle couplée à sa franche paranoïa n'arrangeaient pas les choses, coupant court à toute tentative d'amitié approfondie. Au final, Mikhaïl était donc devenu le chef de la recherche de Futura Genetics, s'occupant tout particulièrement de la section « Calcul », et faisait partie des proches et privilégiés auprès de Craig, si tant est que cette expression ait un sens, puisque Mikhaïl le savait : ils avaient beau avoir discuté pendant des heures et des heures en buvant des millions de litres de vodka, il ne serait jamais un véritable proche.
C'est pourquoi, alors qu'il était extrêmement préoccupé par la perte du numéro 101, Komarov savait pertinemment qu'il allait en prendre plein la gueule, puisqu'il n’avait pas la moindre idée de qui avait bien pu se passer. Craig allait lui passer un savon monumental et il n’y pourrait rien. Il pourrait juste acquiescer en silence et attendre que l’orage passe. Craig pouvait parfois se mettre dans une colère noire propre à pulvériser les étoiles. Et Komarov sentait, dans un désespoir profond qui accablait tout son être, qu'aujourd'hui Craig pourrait aller jusqu'à s'en prendre à la galaxie. Surtout que Mikhaïl ne lui avait pas tout dit. Mais le pouvait-il seulement ?
Il attendit que les portes de l’ascenseur s’ouvrent. Il alla droit vers le bureau de Craig, se contentant d’un simple salut de la tête pour Carole.
— Vous m’avez demandé, monsieur Craig ? fit Mikhaïl, très calme. — Tiens ! Tu ne m’appelles plus Nathan ? lança Craig avec une pointe de sarcasme. — C’est que… — Je sais. Tu as fait une connerie alors tu rases les murs. — Une connerie ? ! Non, vous… s’emporta Mikhaïl, qui savait pourtant que ce n'était pas la chose à faire. — Qui était le numéro 101 ? Qui ? coupa Craig. — Comment ça, qui ? Mais… personne ! Enfin, personne de spécial ! fit Mikhaïl, tentant de rassurer Craig sans trop savoir si son mensonge était crédible. — Vraiment ? J’ai ouï dire certaines choses… Je croyais pourtant avoir été clair… Non ? — Très clair. Rien n’a été tenté dans ce sens. — Très bien. C’est donc un monsieur tout le monde qui erre, là, dehors ? — Bien sûr. À ceci près que… — JE SAIS !!! coupa Craig. C’est bon. J’en ai fini. Nous attendrons que Youri en sache un peu plus. Retourne dans ton goulag. — Bien, conclut Mikhaïl, avant de quitter le bureau, littéralement liquéfié, mais n’en montrant rien.
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