On approchait de la fin du printemps. Une chaleur lourde et humide s’était déjà abattue sur Nice. Les hautes montagnes qui l’entourent faisaient une barrière à la brume qui venait de la mer et qui s’infiltrait dans toutes les maisons. Il fallait monter sur la colline du château pour essayer de sentir un peu d’air, ou alors aller vers les arènes à l’ombre des oliviers centenaires qui jetaient une ombre bleue sur les graviers des allées. Le port semblait endormi malgré les bateaux qui allaient et venaient. Tout le monde se traînait, choisissant soigneusement le côté des rues situé à l’ombre pour marcher. Toutes les conversations tournaient autour de la chaleur qui empêchait de faire quoi que ce soit. Il aurait fallu une bonne pluie pour nettoyer le ciel et les esprits, pour se préparer à l’assaut des mois de juillet et d’août. Mais rien ne venait, et la météo à la radio ne prévoyait que soleil et encore soleil. Le jardin de la villa Garibaldi avait retrouvé sa splendeur d’antan grâce au travail du jardinier, du moins tant qu’il avait accepté de venir. Les orangers et les citronniers, chargés de fruits se répondaient de part et d’autre de la mare. Le cerisier, pour sa première année, avait réussi à produire quelques fruits, et ce, malgré les attaques répétées des pies du voisinage. Au-dessus des agrumes, des buissons et des parterres de fleurs, les frondaisons du palmier, de l’araucaria, des néfliers se rejoignaient pour garder à l’ombre les allées et le gravier blanc dont elles étaient recouvertes, invitant même la nuit à la promenade. Au-delà de la rambarde au sud, on voyait la mer fumer sous l’assaut du soleil, un dégradé de bleu masquait la ligne d’horizon pour faire du tableau comme une estampe japonaise. Parfois quelques oiseaux s’y perdaient, attirés sans doute par les cerises ou la promesse de l’eau, mais ils repartaient vite, ressentant sans doute que leur présence était inopportune. Même les bêtes de l’herbe semblaient avoir déserté les parterres, un silence pesant régnait sur cette beauté froide. Aucun rire, aucun éclat de voix n’auraient dérangé la sauvagine. La maison, fière dans ses parures d’un autre siècle, semblait blottie dans un rôle de voyeur. Malgré la chaleur on ne pouvait y pénétrer sans ressentir un léger frisson. L’épaisseur des murs, l’ombre du jardin, les volets entrouverts, l’eau qui coulait vers la mare, tout cela ne suffisait pas à expliquer pourquoi ce sentiment vous prenait. La fraîcheur était tout simplement un petit peu trop accentuée.
Maxime était l’ombre de lui-même. Il restait dans son atelier toutes les nuits, redescendant au petit matin, épuisé, de méchante humeur. Il ne se levait qu’en début d’après-midi, et restait ensuite jusqu’au soir allongé sur une chaise longue, silencieux, les yeux ouverts sur des pensées dont rien ne pouvait le détourner. Au début, Mathilde, quand elle rentrait de l’école avait voulu retrouver la complicité qu’ils avaient construite entre eux, mais en vain. Il lui souriait, mais ce sourire était si loin, si loin de l’amour qu’il lui avait témoigné avant, qu’il était pire qu’une morsure. Elle ne comprenait pas, et dans son esprit enfantin, croyait avoir fait quelque chose de très mal, dont elle était maintenant punie. Et elle, d’habitude si vive, si joyeuse, était maintenant comme éteinte, ne parlant chez elle qu’à sa mère le soir quand elles s’endormaient ensemble.
Sophie ne pouvait plus rester la journée à la villa Garibaldi, elle ne supportait plus le mutisme de son mari. Au début elle avait souffert de ne pouvoir l’aider, d’être impuissante devant sa déchéance physique et morale. Son teint malgré le soleil du midi, avait pris cette couleur grise de ceux qui ne vivent que la nuit dans des atmosphères délétères. Les cernes sous ses yeux faisaient encore plus ressortir la maigreur de son visage. Il toussait et ne se déplaçait que lentement, comme pour se ménager. Elle s’était sentie coupable, comme si elle ne pouvait plus lui apporter le soutien dont il avait besoin. Mais elle ne comprenait pas. Il avait retrouvé l’inspiration. La fresque au premier étage le démontrait. Elle savait que celle-ci devait être presque finie, et elle était belle, une de ses plus belles œuvres. Même si on ne pouvait pas la vendre, elle devrait lui permettre de retrouver la considération et le succès. Et puis petit à petit, devant le mutisme de Maxime, elle s’était lassée. Et maintenant elle fuyait la maison, encore trop incertaine pour pouvoir prendre une décision, elle continuait dans une torpeur intellectuelle qu’elle ne se reconnaissait pas, comme si quelque chose l’empêchait de réagir. Elle se promenait souvent sur la presqu’île de Saint-Jean-Cap-Ferrat, aimant voir la mer monter à l’assaut des rochers. Elle avait osé se baigner, malgré les rochers coupants comme des lames de rasoir, cherchant dans la fraîcheur relative de l’eau, dans les criques désertes, le réconfort dans l’effort et la beauté sauvage des lieux. Parfois, à la recherche du luxe qu’elle avait connu, et pour lequel elle savait être née, elle retournait visiter les jardins de la villa Éphrussi de Rothschild, et depuis le sommet de la colline artificielle, regardait du côté de Monaco, essayait de deviner dans le loin la propriété de Jonathan. Elle n’avait plus osé répondre à ses invitations. Y aller en famille, avec Maxime, était hors de question dans l’état dans lequel il était. Y aller seule, ou avec Mathilde, même si l’envie en était de plus en plus forte, cela n’était pas convenable. Elle rentrait alors en fin d’après-midi à la villa Garibaldi, le corps empli du soleil et de la fraîcheur de la Méditerranée, l’esprit inquiet de retrouver son foyer sans vie. Les journées passaient, et les vacances scolaires approchaient. Sophie appréhendait la venue de l’été, quand Mathilde n’irait plus à l’école, et verrait l’étendue de la déchéance de son père. Il lui faudrait trouver des moyens de l’éloigner de la villa. Malgré la chaleur il lui arrivait fréquemment de frissonner chez elle, sans raison, comme si un souffle glacial, né dans son esprit, se répandait à l’intérieur de la maison sans vie.
C’était un vendredi. Comme d’habitude le matin, en passant devant la porte de la chambre commune, elle voulut la fermer pour que Mathilde ne voie pas son père affalé sur le lit conjugal. Il n’était pas là, le lit n’avait pas été défait. Elle inspecta rapidement la pièce, mais personne ne semblait être venu depuis la veille. Il était vrai que parfois il descendait très tard, elle ne s’inquiéta pas outre mesure. Faire le petit-déjeuner, amener sa fille à l’école, faire quelques courses pour le repas de midi, tout cela lui fit oublier l’absence de son mari. Ce n’est qu’au milieu de l’après-midi, jetant négligemment un œil sur le jardin, que la chaise longue vide lui rappela l’absence de Maxime. Elle rentra dans la maison pour essayer de percevoir au travers du plafond des bruits lui indiquant la présence de son mari. Cela faisait presque vingt-quatre heures qu’il était là-haut. Rien, aucun signe d’une présence quelconque ne venait de la pièce, le silence était complet, même la brise de mer s’était arrêtée. Tout était suspendu, comme si le temps lui-même s’était figé. Sa respiration seule résonnait dans les couloirs comme si la maison avait été vidée de tous ses meubles. Elle sortit vivement, se sentant comme emprisonnée. Dehors l’atmosphère était étouffante, les pierres des allées rayonnaient, les murs renvoyaient la chaleur emmagasinée sous le soleil. La tête lui tourna, elle dut s’appuyer sur la rampe de l’escalier qui montait à l’étage. C’est sans doute ce contact qui la décida à monter. Elle s’était fait faire un double de la clé, elle pourrait entrer même si Maxime avait fermé la porte. En montant, une sourde inquiétude la saisit. Et s’il avait été victime d’un malaise ? Fiévreusement, elle essaya d’ouvrir la porte, elle était bien fermée à clef. Maxime devait être à l’intérieur. Quand elle rentra dans la pièce, elle fut surprise par la fraîcheur qui y régnait. Elle remit machinalement la clé sur la porte, s’enfermant dans l’atelier. Un léger courant d’air, comme la brise que l’on ressent toujours au bord de mer, rendait l’atmosphère agréable. Une légère odeur d’embruns emplissait l’atelier. Elle regarda tout autour d’elle, Maxime n’était pas là. Malgré le vent, les rideaux de la fenêtre, pourtant de la dentelle fine, ne bougeaient pas, raides comme s’ils avaient été empesés.
La fresque était finie, c’était une œuvre magnifique. Elle ne pouvait pas comprendre pourquoi devant une telle expression de son génie retrouvé, Maxime avait pu sombrer dans l’état dépressif qui était le sien. Elle avait cru un moment que c’était le manque d’inspiration de nouveau, qui l’avait frappé, mais non, ce devait être autre chose. Et une vague de culpabilité la saisit encore, la faisant pleurer doucement. Elle s’approcha du chevalet sur lequel un tableau était posé, recouvert d’une couverture. Au pied un journal était posé, ouvert sur une double page montrant une photographie. Machinalement, avant de regarder le tableau, elle le ramassa. C’était le casino Jetée-Promenade qui était représenté, presque sous le même angle que celui qui avait été utilisé pour la fresque. Il était daté de janvier 1944.
« Cette nuit un vol a eu lieu dans le magnifique palais de la promenade des Anglais. On sait que pour pallier au manque de matières premières, l’occupant a décidé de récupérer tout le fer et l’acier qui constituent l’armature du bâtiment, et que la destruction est prévue pour commencer à la fin du mois. Est-ce que c’est pour cette raison que des nostalgiques ont essayé cette nuit d’y pénétrer ? C’était près de minuit d’après la milice qui en gardait l’entrée. Ils ont entendu du bruit à l’intérieur, alors que personne n’avait emprunté la passerelle, et se sont précipités pour aller voir ce qui se passait. La nuit noire, la lumière provenant simplement des lampadaires de la route ne leur ont pas permis de distinguer ce qui se passait. Ils ont vu des ombres s’enfuir vers la grande galerie, et ont ouvert le feu. Ce n’est qu’au petit matin que l’on put constater qu’un tableau, « Vue sur la Méditerranée », avait disparu. Des traces de sang retrouvées sur le sol laissent penser que les voleurs ont été atteints, et qu’ils seront donc rapidement retrouvés. Néanmoins, la police ne s’explique pas par où ils ont pu s’enfuir avec ce tableau de près d’un mètre vingt de haut. On a retrouvé une ancienne photographie de l’œuvre que l’on a reproduite ci-dessous. Elle avait été prise en mille neuf cent trente-cinq, lors de l’inauguration de la nouvelle décoration du casino. Son auteur est sur la gauche, serrant la main du gérant devant son œuvre. Artiste juif, Albert Bufy n’a plus fait parler de lui depuis. »
Bien que la photographie soit légèrement floue, Sophie avait l’impression de reconnaître le tableau. Oui, c’était celui qui était représenté sur la fresque à droite de l’entrée de la grande salle. Elle se retourna pour vérifier. La place où il aurait dû être était vide, seule une zone plus claire laissait deviner où il s’était trouvé. Elle regarda à nouveau la photographie du journal. Elle reconnaissait ce peintre, elle était sûre de l’avoir déjà rencontré. Oui, l’ami d’Arnaud et de Maxime, c’était ce peintre qui avait disparu pendant la guerre et qui avait fait connaître Maxime à leur groupe d’amis. Plusieurs personnes se trouvaient devant le tableau, elle essaya de voir si elle pouvait reconnaître quelqu’un d’autre. Elle allait reposer le document quand son regard fut attiré par une silhouette presque hors champ. C’était Maxime, elle était sûre que c’était Maxime. Mais que faisait-il là ? Elle se redressa et tremblante, enleva d’un geste vif la toile qui protégeait le tableau. « Vue sur la Méditerranée », c’était bien ce tableau, un des premiers tableaux vendus par son mari. Elle en était sûre, tout était là, la facture, les petits défauts qu’elle se rappelait avoir vus il y a bien longtemps, l’épaisseur de la peinture, le touché. Mais en même temps elle sentait que c’était le tableau d’Albert Bufy, celui qui était montré sur le journal. Elle voulut vérifier la signature, là en bas, là où elle savait qu’elle lirait le nom de Maxime… Albert Bufy ! Elle ne savait plus, ne comprenait plus, ou plutôt redoutait de comprendre. Ses mains enserrant son visage et déjà baignées de ses larmes, elle parcourait de ses yeux le tableau, de la courbe de la mer aux tuiles des maisons le long de la côte, puis à la signature. Les tuiles des maisons ! Oui, c’était ce tableau que Mathilde avait esquissé et donné à son père, comment avait-elle pu ?
Elle sentit tout à coup une présence derrière elle et se retourna vivement. Maxime était là, les mains sur le ventre, grimaçant. Malgré sa frayeur elle eut le temps de vérifier que sa clé était toujours sur la porte, il ne pouvait venir que de l’intérieur de la pièce. Il s’approcha, la douleur et le désespoir déformaient ses traits, faisaient de son visage un masque horrible. Il parlait, il répétait sans cesse, avec de la haine dans la voix, le nom de ce peintre : Albert Bufy, Albert Bufy, Albert Bufy… Au moment où il la rejoignait, elle essaya de partir, comme si elle craignait quelque chose. Il cria, et sa main pleine de sang la saisit par l’épaule, et ils tombèrent tous les deux au pied du tableau. Quand la police força la porte ils trouvèrent Maxime, la tête reposant sur les genoux de Sophie, mort. Le tableau était tombé par terre, et la main droite du peintre était posée sur l’endroit où avait été apposée la signature de l’auteur, comme si dans un dernier mouvement il avait voulu arracher le morceau de toile qui la portait. Sophie chantonnait, l’esprit loin de cette scène, des airs du Paris d’avant-guerre. Elle avait un journal dans ses mains. Sur celui-ci un tableau, le même que celui qui gisait par terre. Deux personnages en gros plan posaient devant celui-ci. Celui de droite riait. Le deuxième courbait le dos, comme s’il avait souhaité se cacher de l’objectif. C’est Mathilde qui reconnut en lui son père.
FIN
La Bastide, 30 décembre 2008 - Montesson, 5 avril 2009
Texte développé sur une idée amenée par les panneaux exécutés pour la décoration de la ville l’Altana à Antibes, et présentés à l’exposition Raoul Dufy au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris en 2008.
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