À partir du jour où Sophie avait exposé le travail de Maxime, la connivence qui avait été la leur sembla revenir quelque peu. Il voulait retrouver des reproductions ou des photographies du palais pour pouvoir en terminer les derniers détails. En particulier, il ne se rappelait plus quel était le tableau qui décorait le mur à droite de l’entrée du restaurant. Il l’avait simplement ébauché. Durant leurs repas ensemble il lui décrivait la beauté du bâtiment, la richesse des décorations. Construit au dix-neuvième siècle, sa fréquentation avait baissé notablement dans le début des années trente. La société qui gérait le casino avait utilisé la publicité radiophonique pour attirer de nouveaux clients, et en particulier les Italiens tout proches. Des soirées de gala étaient organisées à force renfort d’invitations de personnalités, et petit à petit le succès d’antan revint, et tous les soirs il y avait foule devant les flots de la Méditerranée. De longues files de calèches, les chevaux piaffant, décoraient la promenade à la lumière tremblotante des becs de gaz qui jouaient avec les feuilles des palmiers. Et vers le matin, dans un concert de sabots heurtant violemment les pavés, tout ce petit monde partait comme une volée de moineaux, les cochers soutenant un moment leurs maîtres sur la passerelle dérisoire. Les derniers à quitter la salle des petits chevaux étaient les musiciens, emportant dans leurs étuis les instruments avec lesquels ils avaient jusqu’à l’aube essayé de divertir ceux qui perdaient autour des tables au tapis vert, et dans les verres, des fortunes sans aucune mesure avec leurs maigres cachets.
C’est à côté de l’entrée, là où débouchait la passerelle, que se situait la boutique des parents de Maxime. Il décrivait à sa fille éberluée la vie qui avait été la sienne, presque à son âge à elle. Il voyait tous les soirs les riches venir tenter leur chance, et ils essayaient de les convaincre de leur acheter quelques cigarettes américaines, ou des cigares dont l’odeur était si désagréable pour ses narines d’enfant. Il faisait souvent le coursier, apportant au milieu des tables de jeu, ou dans la grande salle de restaurant qui donnait sur la terrasse, allumettes et tabac à ceux qui ne voulaient plus se détourner de leur repas ou de leur folie. Il racontait les grandes robes, les bijoux, la musique qui coulait à flots, celle de Strauss, le Viennois qui emballait encore les cœurs des jeunes filles, et puis celle d’Offenbach qui apportait un petit air canaille de la capitale. Toute son enfance avait été bercée la nuit par des orchestres qui sans cesse jouaient comme s’il avait été le seul auditeur, tous les autres étant à mille lieues d’être capables de jouir d’un plaisir aussi simple. Il se rappelait un événement triste qui avait fait la une des journaux pendant quelques jours, et il en avait été presque le témoin. Du moins il se rappelait cette jeune fille, triste et si belle, entrant dans le casino au bras d’un homme qui aurait presque pu être son grand-père. Il avait maudit les manières de ce goujat qui montrait ostensiblement que cette fillette était une conquête amoureuse. Il l’avait revue plus tard, alors qu’il portait des cigares à quelques clients, dans un coin de la salle de bal tandis que son cavalier, à moitié saoul déjà, discourait sur sa chance outrageuse ce soir-là, avec le jeu et avec les femmes. Quand le casino commença à fermer, il ne fit pas attention à ceux qui partaient, et ce n’est qu’en le lisant dans le journal qu’il apprit qu’elle s’était suicidée en se jetant dans la mer après une dernière valse solitaire alors que les musiciens rentraient leurs instruments.
Le Jetée-Promenade avait été pour lui à la fois une frustration extrême, et un formidable aiguillon qui l’avait poussé sur le chemin de l’art. Au-delà de la décoration du bâtiment, des ors et des pourpres, c’était des dizaines de tableaux qui en décoraient les cloisons, certains d’artistes renommés, et qui étaient pour le jeune enfant, puis pour l’adolescent qui avait décidé d’en faire son métier, des modèles qu’il devait essayer de copier afin, plus tard, d’être capable d’en créer encore de plus beaux. Parfois il avait la chance de reconnaître tel ou tel artiste peintre de passage sur la Côte d’Azur, et chaque fois il essayait d’obtenir, mode nouvelle à l’époque, un autographe. Il était particulièrement fier de pouvoir montrer encore aujourd’hui, sur quelques morceaux de papier d’emballage, sur du papier crépon utilisé pour protéger les cigares, quelques grandes signatures telles celles de Picasso, de Dubuffet ou de Matisse qui habitait à côté des arènes de Cimiez. Mathilde découvrait dans ces histoires, dans les mille anecdotes que son père lui racontait, un autre Maxime, elle réalisait que lui aussi avait été enfant. Elle aurait voulu connaître l’établissement qui, soir après soir, se dévoilait lors des repas autour de la table familiale, elle aurait voulu elle aussi courir dans les couloirs pour apporter un couteau à cigares à telle ou telle personnalité du monde des arts. Et c’est pour faire plaisir à son père qu’elle lui offrit un soir un dessin qu’elle avait fait dans la journée. Un dessin tout simple fait avec des crayons de couleur d’écoliers. Elle avait voulu représenter l’entrée du restaurant telle qu’elle l’imaginait suite aux descriptions de son père. On y voyait, dans une perspective maladroite, les tables alignées le long de la véranda, elle avait seulement esquissé les convives de quelques coups de crayon noir, en les plaçant dans une atmosphère saturée de rouges, de jaunes et de bleus. De part et d’autre de la grande porte, elle avait représenté des tableaux et son père, enfant, devant l’un deux. Un homme plus âgé se tenait derrière lui, la main sur son épaule, comme s’il lui montrait un détail sur la toile. Tout cela était encore maladroit, un peu gauche, mais on comprenait que c’était l’amour et l’admiration qui lui avaient donné l’envie de réaliser ce petit chef-d’œuvre. C’est un peu tremblante qu’elle était allée le chercher après le repas, quand sa mère servait le café relevé de cognac, pour le donner à Maxime.
- Papa, tiens j’ai fait un dessin pour toi, c’est le casino que tu nous as raconté. - Merci ma chérie, voyons voir si j’ai réussi à bien décrire comment tout cela était.
Maxime ouvrit précautionneusement l’enveloppe de papier kraft dans laquelle le dessin avait été mis, et l’observa attentivement.
- Tu sais, elle l’a fait cette après-midi, juste après le goûter, dit Sophie en se penchant sur son épaule. - Tu vois, ici c’est toi, et lui c’est le peintre qui a fait le tableau qui décore le mur, il t’explique comment il l’a fait pour que tu puisses faire pareil. Le tableau je l’ai inventé, papa, on voit la mer.
On distinguait effectivement dans le timbre-poste qui était censé représenter le tableau, un rivage bordé de maisons dont les tuiles, démesurées par rapport au reste de la composition attiraient le regard comme pour signifier qu’elles étaient le sujet même de la composition, que le sujet était justement la nécessité de se protéger de la nature elle-même. Depuis qu’il observait le dessin de sa fille, Maxime n’avait pas dit un mot. C’est Sophie qui la première ressentit confusément que ce silence durait depuis trop longtemps. Elle releva la tête pour regarder son mari. Il était livide, les lèvres pincées, les yeux fixés sur la feuille que ses mains tenaient fermement, mais donnant l’impression d’être perdu au-delà de la surface, dans un autre monde. Il sentit plus qu’il ne vit la stupeur de sa femme. Il se leva brusquement, sans un mot, et partit en direction de son atelier, laissant sur la table, après l’avoir jeté d’un geste déterminé, la feuille de papier qui portait tout l’espoir de Mathilde. Elle reprit son dessin, et courut en pleurs vers sa chambre. Sophie la rejoignit et la trouva allongée sur son lit, la tête enfouie dans l’oreiller, essayant d’étouffer ses sanglots. Elle s’assit à côté d’elle, et tout en lui caressant lentement les cheveux lui parla. Elle lui dit le travail de son père pour arriver à être connu, elle lui dit son amour pour lui, et tout l’amour que lui avait pour sa fille. Elle lui parla de sa belle voix de gorge qu’elle employait quand elle voulait séduire, et là c’était sa fille qu’il fallait tirer hors de son chagrin. Petit à petit les tremblements de ses épaules s’estompèrent et sa respiration reprit un rythme plus calme. Sophie l’accompagna en lui racontant sa visite l’après-midi du village de Saint-Paul-de-Vence. Elle compara son dessin aux fresques de Chagall, le juif qui avait si bien décoré les églises. Mathilde se retourna doucement et se blottit contre la jambe de sa mère.
- Tu crois que mon dessin ne lui a pas plu ? - Non, il est très beau ton dessin. Il devait penser à quelque chose d’autre, et il a oublié qu’il l’avait dans les mains. - Tu sais, il le regardait beaucoup, comme s’il le connaissait déjà. - Tu en avais déjà fait un pareil ? - Oh non ! Je l’ai inventé cette après-midi. - Il a peut-être cru reconnaître quelqu’un, ou alors ça lui a rappelé l’époque où il était dans ce casino avec son papa et sa maman, et ça l’a rendu triste. - Je ne voulais pas qu’il soit triste ! - Mais ce n’est pas bien grave. Tu verras demain il n’y pensera plus. Je suis même sûre qu’il viendra te faire un bisou ce soir avant d’aller se coucher, comme tous les soirs. - Tu crois qu’il viendra avant la musique ? - Quelle musique mon chou ? - Celle d’Offenbach, on l’entend tous les soirs. Tu sais comme celle que l’on avait entendue quand on était sur la grande place le jour de Noël. Elle est de plus en plus forte, et il y a du bruit aussi. - Quand est-ce que tu entends cette musique ? - Tous les soirs avant de m’endormir. Au début ça me faisait peur, mais depuis que papa m’a dit que c’était de la musique de casino, j’ai plus peur. Mais il y a d’autres bruits maintenant. - Tu dois rêver ma chérie, il n’y a pas de musique dans le quartier ; ce doit être quand tu es fatiguée. - Oh non ! Si tu restes encore un peu tu entendras toi aussi, elle va venir. - Et quels autres bruits entends-tu ? - Des bruits de pas, et des bruits de voix, comme s’il y avait beaucoup de personnes qui parlaient. Et des fois, il y en a qui crient. Une fois ils se disputaient et j’ai eu peur, ça m’a réveillée et j’ai couru dans votre chambre. - Oui je me le rappelle, c’était un mauvais cauchemar. Il faut que tu te dises que ce sont des rêves, que ça n’existe pas en vrai. - Mais maman… - Allez, il va falloir dormir maintenant, déshabille-toi et va te laver les dents. Pendant ce temps je te prépare le lit.
Au moment où Sophie allait sortir de la chambre, elle entendit une vague rumeur provenant du plafond, elle s’arrêta pour écouter. Au même moment Mathilde revint de la salle de bains.
- Tu entends maman ? Ça commence.
Et effectivement, on entendait les archers cliqueter sur les cordes, les joueurs de flûte rechercher leur note, tous les bruits d’un orchestre qui se mettait en place. Et puis tout à coup ce fut la valse qui démarra, endiablée, et on aurait dit qu’une foule nombreuse avait pris possession de la chambre du dessus. Sophie courut à l’extérieur de la maison. Plus aucun bruit, seul le son des criquets troublait la nuit sereine, et la brise qui jouait dans les feuilles des palmiers, faisant s’entrechoquer leurs longs doigts effilochés. Un moment figée, elle reprit ses esprits, et monta quatre à quatre les marches qui menaient à l’atelier. Là aussi le silence était total, on n’entendait même pas son mari marcher, il devait être assis ou assoupi. Il ne pouvait pas peindre, la pièce était sans lumière. De retour dans la chambre de Mathilde, c’était maintenant un air de french cancan qu’elle entendait. Sa fille était couchée, son nounours serré très fort dans ses bras.
- Tu vois maman, elle est belle la musique.
Elle se coucha seule ce soir-là, Maxime ne redescendant pas, l’esprit troublé par l’expérience qu’elle venait de vivre. « D’où pouvait bien venir cette musique ? Pouvait-il s’agir d’un phénomène acoustique, quelqu’un qui ferait jouer un phonographe dans une villa voisine, et le son qui se propagerait le long d’une canalisation ? Mais comment interpréter les bruits de pas des danseurs ? » Elle dormait d’un sommeil profond quand Maxime vint se coucher après être allé vérifier que tout allait bien dans la chambre de sa fille. Il lui fit un baiser sur le front, et se coucha tout contre elle, la prenant dans ses bras en ayant soin de ne pas la réveiller. Tous les soirs maintenant Sophie entendait la musique comme sa fille. Elle n’avait pas osé en parler à son mari, redoutant la moquerie. Et ce n’était pas, au fur et à mesure qu’elle s’habituait à ce son qui semblait venir de très loin et qui néanmoins était très distinct, seulement de la musique, il y avait des éclats de rire, des tintements de cristal, un brouhaha de foule qui s’amusait. Et le matin elle était parfois réveillée par le bruit qu’ils avaient déjà entendu quelques semaines auparavant, le bruit que fait un carrosse tiré par des chevaux sur des pavés, pavés qui avaient été depuis longtemps recouverts de macadam dans toute la résidence. Et à chaque fois, Maxime ne réagissait pas, soit qu’il était plongé dans un profond sommeil, soit que ces cavalcades n’existaient que dans son esprit fatigué.
Une nuit alors qu’elle s’était couchée assez tôt, elle fut réveillée vers quatre heures du matin par son mari qui, la croyant endormie, l’enserra délicatement dans ses bras. Elle fut tout de suite incommodée par une forte odeur de tabac mêlée à des relents d’alcool. Elle se retourna, et dut reconnaître que ces odeurs venaient de Maxime, comme s’il avait passé la nuit dans un bar avant de rentrer. Comme il s’était déjà endormi, elle se dégagea doucement, et quitta le lit pour aller sur la terrasse. Assise sur un fauteuil, elle s’assoupit. Ce n’est que quand le soleil pointa sa lumière naissante quelques moments avant l’aurore, qu’elle se réveilla en sursaut. Elle se mit debout si vite que pendant quelques secondes elle en perdit l’équilibre. Il s’était passé quelque chose. Elle ne savait pas vraiment le pourquoi, mais elle savait que quelque chose de grave était arrivé. Elle courut dans la maison. En passant devant sa chambre elle nota mentalement que son mari n’y était plus. Arrivée à la porte de la chambre de sa fille elle découvrit un spectacle qu’elle n’oublierait jamais. Sa fille était assise dans le lit, les yeux brillants de larmes, le dos contre le mur, serrant son ours comme si sa vie en dépendait. Devant elle une grande silhouette se penchait sur elle, ou plutôt était inclinée, immobile au-dessus du lit. Maxime était là, regardant fixement sa fille avec des yeux dénués d’expression, comme s’il voyait au travers d’elle, comme si elle était transparente devant lui. Son visage était livide, sa mâchoire serrée si fortement qu’elle en avait blanchi. Ses mains tenaient le drap du lit comme pour s’empêcher de tomber. Elle l’appela, elle l’appela plusieurs fois, criant presque, mais il ne bougea pas, hiératique, et Mathilde, perdue, implorait en silence sa mère. Sophie s’élança pour la prendre dans ses bras et ressortit sur la terrasse, sa fille serrée contre elle. Maxime n’avait pas bougé. À partir de cet événement, Sophie coucha dans la chambre de Mathilde.
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