Jean-Marc, Sarah et les enfants habitent à deux pâtés de maisons de chez nous, et Sarah a pris l’habitude, les soirs de représentation, de s’arrêter pour y prendre un café, avant de partir au théâtre dans Paris. J’aime bien ces petites pauses avec elle, après le boulot, quand je suis encore seule à la maison.
Sarah a le visage le plus expressif que je connaisse, et ce soir elle a une petite mine. Elle est épuisée, les garçons qui la sollicitent sans arrêt, les trajets Paris-banlieue qui n’en finissent plus, l’impossibilité d’avoir un moment de calme chez elle pour apprendre le texte de la prochaine pièce, tout y passe. Jusqu'à la représentation d’avant-hier, où elle a oublié ses répliques par deux fois, et essuyé une volée de bois vert de la part du metteur en scène, sitôt le rideau tombé.
- Bon sang tu ne peux pas savoir la chance que tu as de ne pas avoir eu d’enfants !
Tiens donc, il n’y a pas si longtemps j’étais la grand-mère des siens, et là plus rien. Je suis une « mamie » d’un genre très spécial : sans enfants, et maintenant sans petits-enfants. Je n’ai encore rien commencé, mais si je les écoute tous, c’est déjà trop tard. Ils font tous comme si moi aussi j’avais cinquante ans. C’est agaçant cette façon qu’ils ont de me prêter leurs enfants quand ça les arrange : mon mari pour éviter que je lui demande de m’en faire un vraiment à moi, et les autres quand ils veulent me les confier.
Je suis en colère, et ma colère me prend au dépourvu. C’est un sentiment dont rien ne semble pouvoir justifier la violence. Bien sûr que rien ne m’autorise à prêter à mon mari ou à notre entourage des pensées aussi mesquines. Je ne suis pas dans mon état normal en ce moment.
Peut-être que finalement je vis plus mal que prévu la séparation d’avec Isa. Elle est partie vivre à Genève, où la société d’intérim pour laquelle elle travaille lui a enfin donné l’opportunité de diriger sa propre agence. Elle en a profité pour débarquer Hugues, parce que « Tu comprends, un restaurateur c’est vraiment pas possible, on ne pouvait jamais sortir ensemble, il passait toutes ses soirées dans son restaurant ». C’est vrai qu’on aurait peut-être pu s’en douter dès le début, de la part d’un chef cuisinier, qui plus est propriétaire du restaurant dans lequel il œuvre, mais là, dans la bouche d’Isabelle, ça devient un grief absolument rédhibitoire qu’elle a l’air de bonne foi de découvrir à la seconde.
Je devrais peut-être aller passer quelques jours avec elle à Genève. Au bureau, ils nous ont demandé de solder nos congés avant la fin du mois de mai, et je n’ai pas encore vu comment Isa est installée. D’autant plus, qu’en ce moment, j’ai un mal fou à supporter mes collègues de travail. Ça aussi c’est nouveau. Il n’y a pas si longtemps, je réussissais encore à me maintenir à l’écart de leurs caquetages permanents. Maintenant, j’ai de plus en plus souvent l’impression que ma bulle est perméable.
Hier elles ont passé une partie de l’après-midi à commenter avec passion la débâcle d’un couple formé par deux célébrités de troisième plan, dont j’ignorais comme d’habitude jusqu'à l’existence. En temps normal, je pique du nez sur mon ordinateur pour les dissuader de solliciter mon opinion sur les sujets qui ne m’intéressent pas (soit la quasi-totalité de ceux qu’elles affectionnent), et je finis par les oublier complètement. Là, impossible, à tel point que j’ai fini par adresser une supplique au Tout-Puissant, comme chaque fois que la situation est désespérée : « Seigneur, par pitié, faites disparaître à la seconde ces oies stupides de la surface de la Terre ». Et à ma totale stupéfaction, il m’a exaucée.
Enfin, elles n’ont pas disparu à proprement parler, mais elles se sont tues comme par miracle, et ça a été un instant grisant. Un instant seulement, parce que tout de suite après je me suis rendu compte que j’avais dit tout ça à haute et intelligible voix...
Quiconque n’a jamais travaillé dans un bureau occupé par plusieurs autres personnes, n’a aucune idée des mesquineries qui peuvent s’épanouir dans le terreau de l’excès de promiscuité. L’inventeur de l’open-space est un dangereux maniaque, qui n’a certainement jamais eu à subir les avatars de son idée perverse. Dans ce contexte, la perspective de quelques jours de pause m’apparaît comme une bulle d’oxygène, la seule réponse possible à la préoccupante baisse de régime que je traverse.
Je soumets mon idée à Jean-Luc le soir même, au dîner :
- Il me reste dix jours de congé, avec les ponts de mai, ça peut nous faire deux semaines, si tu peux te libérer quelques jours. - Pas la totalité des deux semaines, j’ai des interventions déjà programmées pour cette période, mais je dois pouvoir te rejoindre pour un week-end prolongé. - Si vous n’êtes pas là, je vais peut-être en profiter pour organiser une fête avec mes nouveaux potes des Beaux-Arts. Ça ne vous ennuie pas ? Comme ça, je pourrai essayer de faire venir Sophie, pour voir si elle a eu le temps de se calmer.
Je croise le regard de Jean-Luc. Ah si Sophie pouvait une nouvelle fois passer l’éponge et le reprendre, et si possible le garder définitivement cette fois-ci.
Les jours qui suivent, je me sens plus légère, j’ai de longues conversations téléphoniques avec Isa, et je prépare mes vacances à Genève. Je profite même d’un rendez-vous dans Paris pour acheter à Isa des chocolats de La Maison du Chocolat (ceux qu’elle trouve en Suisse ne les valent pas paraît-il).
C’est donc armée de ma boîte de chocolats et d’excellente humeur que je me rends chez ma gynécologue.
- Madame Duvallon, ça fait plus de six mois qu’on aurait dû le remplacer ce stérilet. On est un peu négligente. Je vais profiter de ce que je vous ai sous la main pour commencer par enlever celui-là, et puis je vous fais une ordonnance pour le suivant.
Quasiment une formalité, à côté de l’exploit qui consiste à arracher un autre rendez-vous à sa secrétaire :
- Pour bien faire, il faudrait que ce soit la semaine prochaine, parce qu’après je pars en vacances pour quinze jours. - Non, non, la semaine prochaine, le docteur est plein pour toute la semaine. Vous rentrez quand ? Non, troisième semaine de mai c’est pas bon non plus, le docteur part tous les ans en vacances à cette époque de l’année. Après plusieurs autres minutes de tractations, il apparaît que si le docteur a réussi à me débarrasser de mon stérilet en quelques minutes, il est clair qu’il va lui falloir près de deux mois pour m’équiper du suivant.
Sur le chemin du retour, je passe devant plusieurs pharmacies sans oser y entrer. Après tout, acheter des préservatifs, c’est un boulot d’homme, je dirai à Jean-Luc de s’en occuper. De toute façon, il vaut mieux que je rentre tout de suite, ce week-end Nathalie et Louis ont prévu de partir en amoureux en nous laissant les quatre enfants, et j’ai les chambres à préparer.
Quand Jean-Marc a appelé, j’étais en train de finir le troisième lit, celui de la chambre de Marie qui ne rentre pas ce week-end pour nous laisser disposer de sa chambre.
- Brigitte, j’ai un immense service à vous demander à toi et à papa. Je viens de passer plus d’une heure sur internet, et j’ai enfin réussi à bloquer un week-end à Honfleur pour Sarah et moi. Elle est crevée en ce moment, ça va lui faire du bien deux jours sans les enfants, surtout qu’on n’est pas partis juste tous les deux depuis la naissance de Jules. - Bien sûr, ça nous fera plaisir de garder Romain et Jules. C’est quand au juste ? - Je pensais vous les déposer demain matin, en partant. - Ah non, ce week-end c’est complètement impossible, on a déjà les quatre enfants de ma sœur. Quand tu veux, mais pas ce week-end. - Brigitte, ce samedi Sarah a relâche au théâtre, après je ne sais pas quand ça risque de se reproduire. C’est toi qui m’as dit que tu la trouvais fatiguée en ce moment. Ils ont quel âge maintenant tes neveux ? - Les jumeaux Julien et Lucien viennent d’avoir dix-sept ans, Lili a quatorze ans, et Mathilde la petite dernière en a dix. - C’est ça que tu appelles des enfants, les garçons doivent avoir du poil au menton depuis longtemps. Les grands vont s’occuper des petits, et toi et papa vous n’aurez quasiment rien à faire.
Là, je sens bien que j’ai perdu la bataille, mais j’essaye quand même.
- On avait prévu des activités pour des adolescents : cinéma, bowling, rien d’envisageable avec des petits de trois ans et un an. Et puis il y a les siestes en plus. - Alors là, aucun souci, Romain ne fait plus la sieste que de temps en temps, et Jules dort n’importe où dans sa poussette. Ma mère n’est pas libre ce week-end, et si j’en parle à la mère de Sarah elle ne va jamais pouvoir tenir sa langue et je tiens beaucoup à ce que ce soit une surprise.
C’est bien simple, l’ex-femme de Jean-Luc n’est jamais libre pour quoi que ce soit, et tout le monde trouve ça parfaitement naturel. Il faudra que je lui demande comment elle réussit ce prodige sans que personne n’ait l’idée de le lui reprocher.
Comme je n’ai pas sa chance, je capitule :
- Tu nous les déposes à quelle heure demain matin ?
Quand Jean-Luc rentre, je lui délivre en vrac toutes les informations de la journée :
- Je sors de chez ma gynéco, elle va remplacer mon stérilet, il va donc falloir que tu achètes des préservatifs, et ce week-end on garde les enfants de Jean-Marc en plus de ceux de ma sœur, mais Gérôme a dit qu’il allait rester pour nous aider, donc on sera trois adultes. - Gérôme, un adulte ?
Il a raison, je n’aurais pas cru dire ça un jour moi non plus.
Comme mon mari vient de réaliser que c’est également ce week-end que Nathalie et Louis nous laissent les enfants, et qu’il trouve que le ratio nombre d’enfants/nombre d’adultes ne nous est pas favorable, je reprends à mon compte les arguments développés par Jean-Marc au téléphone.
Les entendre une deuxième fois me fait beaucoup de bien.
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