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Mikhaïl Komarov ressortit de la morgue, en plein blizzard. Le deuxième cadavre était bien le numéro 101. Il essayait de comprendre ce qui avait bien pu se passer. Un type était rentré sans déclencher aucune alarme et avait pris en photo tous ses dossiers CTC. Pour qui ce type travaillait-il ? Les activités que Futura menait au CTC étaient au plus haut niveau du secret. À dire vrai, Futura était même rentrée depuis longtemps dans l’illégalité la plus totale avec le CTC. Mais personne n’en savait rien. Du moins, c’est ce que lui et Craig pensaient.
Les événements de la nuit précédente prouvaient le contraire. Et Mikhaïl ne savait que trop ce que tout cela pouvait bien signifier : leurs concurrents asiatiques étaient en train d’essayer de faire chuter Futura Genetics en mettant à jour l’aspect illégal de leurs activités. Mikhaïl frémit à cette idée. Si jamais ces types parvenaient à leur but, c’en serait fini de Futura. Mais, surtout, Craig et lui seraient bannis de la communauté scientifique. À la limite, il se fichait pas mal de Craig. Son plan ne lui laissait pas une grande place. Mais il ne pouvait pas tolérer d'être mis sur la touche, lui qui venait à peine d'incorporer le milieu, saisissant l'opportunité que le géant américain du génie génétique lui avait fait miroiter.
En tous les cas, c’est toute l’organisation scientifique mondiale qui vacillerait. Et mettrait des années à s’en remettre. Lorsque l’équipe sud-coréenne du docteur Hwang Woo-Suk avait été prise la main dans le sac en train de falsifier des résultats de la plus haute importance sur les cellules-souches, il y a déjà dix ans, le monde de la génétique avait été ébranlé. C’est toute la recherche sur le clonage humain qui avait été très durement touchée. Car lorsque les prouesses coréennes avaient été annoncées, tous les concurrents s’étaient imaginé avoir des années de retard. Leurs budgets avaient été gelés et les équipes, dissoutes.
Alors que tout ça n’était que du vent. Tout était faux. Les Coréens avaient tout inventé. Ils n’avaient rien réussi de ce qu’ils prétendaient. S’ensuivit une polémique sans précédent, mettant à jour les innombrables défaillances de la Recherche, de ses publications et de son contrôle. Les généticiens tombèrent en disgrâce. Les hommes de Droit, les politiques, les bien-pensants, tout le monde avait conspué la génétique qui avait l’arrogance insensée de se prendre pour Dieu et n’était en fait, en plus, qu’une vaste fumisterie. Les lois internationales, déjà bancales, furent révisées vers un fixisme incroyable, ralentissant jusqu’à l’absurde toute procédure de clonage légal.
C’était il y a dix ans. Aujourd’hui, les fonds commençaient à peine à revenir. Si les activités de Futura devaient être révélées, ce serait bien pire. Car il n’était pas ici question d’une quelconque falsification. Mais de travaux illégaux en regard de l’éthique scientifique. Le génie génétique serait pris sous le feu nourri des tribunaux et en sortirait meurtri, pieds et poings liés, discrédité, diabolisé.
Mikhaïl et Craig savaient ce qu’ils étaient en train de faire. Ils avaient toujours été à la pointe de la recherche. Leurs travaux frisaient toujours l’excellence. Mais ils avaient décidé d’aller plus loin et de s’engager dans une nouvelle voie. Des travaux qu’ils menaient en parallèle de leurs recherches principales qui faisaient écran et accaparaient ainsi toute l’attention, des travaux certes hautement discutables, mais qu’ils se devaient de tenter. En toute connaissance de cause, ils en avaient pris tous les risques. Et Mikhaïl bien plus encore que Craig.
Il faisait un froid polaire et le blizzard redoublait de violence. Mikhaïl s'engouffra dans le tunnel surchauffé du métro. Frappant ses pieds sur le sol de marbre pour en faire tomber la neige, il repensa à l'un des deux cadavres à la morgue, bleu et raide, allongé sur la froideur de l'acier. Un frisson lui parcourut l'échine, puis un mince sourire se dessina sur ses lèvres.
— Au revoir... mein Führer, murmura-t-il pour lui-même.
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