Le vol se passe bien, et à l’arrivée, Isa est bien là avec son sourire immense. La seule chose qui ne soit pas là, c’est ma valise. On a beau s’exposer au torticolis à force de regarder tourner les bagages des autres, il faut bien se rendre à l’évidence, le mien ne s’y trouve pas.
Je n’ai pas de chance avec les valises, déjà pour mon voyage de noces, j’ai dû passer les deux premiers jours vêtue en partie de vêtements empruntés à Jean-Luc, en attendant de pouvoir récupérer ma valise. Cette fois-ci encore, on enregistre ma plainte, et on m’assure que mon bagage sera livré à l’adresse d’Isa dès qu’il sera retrouvé, ce qui ne manquera pas d’arriver. D’ici là, Isa me prêtera des vêtements, comme quand on avait vingt ans.
Je réprime un sourire, elle ne croit pas si bien dire. Isa s’habille toujours comme quand elle avait vingt ans. Elle porte les jupes courtes et les chaussures plates qu’elle arborait vingt ans plus tôt. Sur n’importe qui d’autre, ça serait ridicule, mais elle ça lui va toujours aussi bien. Elle a une jolie silhouette élancée, et en dehors de ses cheveux qu’elle porte plus courts et des fines rides qui lui font comme des petits soleils autour des yeux quand elle sourit, elle n’a pas vraiment changé.
J’avais quitté une citadine, je retrouve une amoureuse de la nature. Elle m’accueille dans un jardin luxuriant, dont elle me fait faire le tour avant même de me faire entrer dans la maison. Elle connaît le nom des plantes, pour la plupart elle les a choisies elle-même, et elle a appris à les soigner. Son jardin lui ressemble, il y règne une douce pagaille : ici les mauvaises herbes ont également droit de séjour, pourvu qu’elles aient le bon goût d’être jolies. J’aime bien la maison aussi : seulement une chambre, une salle de bain, et un séjour. Mais quel séjour ! Une vaste pièce au plafond cathédrale, avec une mezzanine où se trouve la chambre d’ami, et une grande baie vitrée qui donne sur le jardin, et au-delà, sur toute la vallée.
Le premier soir, on n’a rien fait de plus que de papoter en dînant dans sa cuisine. Le lendemain nous devions visiter Genève avec son amie Alice.
- Debout là-dedans !
Elle dépose sur mon lit un tas de vêtements préparés à mon intention, et conformément à mes craintes de la veille, la jupe qu’elle a prévu de me faire porter semble avoir souffert d’une déplorable pénurie de tissu. Je n’ai pas le cœur à réclamer autre chose, mais pendant qu’elle est dans la salle de bain, je me plante devant le miroir de l’entrée pour constater l’ampleur des dégâts. J’en suis à essayer de déboutonner le bouton de la taille pour la faire tomber davantage sur les hanches, quand quelqu’un que je n’ai pas entendu entrer me dépose un baiser sur la nuque.
- Alors, elle est arrivée ? Oh pardon, excuse-moi, de dos je t’ai prise pour Isa. Vous vous habillez pareil toutes les deux. Je suis Alice, elle a dû te parler de moi.
La femme qui me fait face a un sourire qui lui mange tout le visage et de petits yeux rieurs. Nous faisons connaissance devant un café en attendant Isa. Elle parle beaucoup, et ponctue chacune de ses phrases par de vigoureux mouvements des mains. Elle me plaît tout de suite, et la journée que nous passons toutes les trois confirme ma première impression.
Les jours suivants un rituel s’installe : nous allons chercher Alice à l’heure de fermeture de sa banque, nous faisons les magasins jusqu'à ce qu’ils ferment vers dix-huit heures, puis nous dînons ensemble, en ville, chez Isa ou chez Alice. À la fin de la première semaine, j’ai l’impression de connaître Alice depuis toujours.
Quelques jours plus tard, c’est elle qui m’amène à l’aéroport pour aller chercher Jean-Luc et ma valise enfin retrouvée. Isa reste à la maison. Elle a invité quelques amis et elle œuvre en cuisine pour préparer le dîner.
Jean-Luc veut savoir qui il y aura ce soir, et si Isa a l’intention de nous présenter le nouvel homme de sa vie.
- Non je ne crois pas, je lui ai demandé si elle avait rencontré un homme et elle a dit non. C’est un peu surprenant ce goût soudain pour la solitude, mais elle a beaucoup travaillé ces derniers temps pour faire démarrer son agence. - C’est quand on arrête de chercher qu’on finit par trouver.
Quelquefois, Jean-Luc assène des sentences d’une affligeante banalité avec un sérieux qui force le respect.
En rentrant, nous trouvons Isa au milieu d’un indescriptible désordre de casseroles sales et de livres de cuisine ouverts. La cuisine a toujours été son passe-temps favori, et comme elle vit seule, elle profite des dîners qu’elle organise pour essayer de nouvelles recettes. Nous passons donc le reste de l’après-midi à lui servir de marmitons. Alors que Jean-Luc et moi perdons notre temps à chercher les instruments dans tous les placards, Alice nous étonne par sa maîtrise du terrain.
- Il y a une chose que j’aurais dû te dire avant, Brigitte, mais l’occasion ne s’est pas vraiment présentée.
Isa et moi sommes en train de nous maquiller dans la salle de bain, et elle a l’air suffisamment ennuyée pour m’alarmer.
- Je t’écoute, allez vas-y. - C’est un peu compliqué, tu comprends, je ne sais pas trop par où commencer, c’est à propos d’Alice. - Qu’est-ce qu’elle a Alice, elle est malade ? - Non, non, c’est pas ça du tout... Oh et puis zut, elle est lesbienne, voilà. - C’est tout ? Ça fait un quart d’heure que tu te fais des nœuds au cerveau pour m’annoncer que ta copine est lesbienne. Mais enfin qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? Je l’aime bien Alice, alors tant qu’elle ne nous drague ni l’une ni l’autre, quelle importance ça peut bien avoir ?
Je hausse les épaules avant de sortir de la salle de bain un peu agacée. Voilà une fille qui me connaît depuis toujours, et qui s’inquiète malgré tout de ma réaction pour une chose aussi banale. Tu parles d’un scandale, on est au vingt et unième siècle, et Isa a une copine qui préfère les filles ! Quand je vais raconter ça à Jean-Luc, il va être mort de rire.
Le dîner est chaleureux et bien arrosé, et les invités d’Isa ne semblent pas pressés de s’en aller.
- Si on dort dans la mezzanine, j’ai peur qu’on ne puisse pas se coucher avant d’avoir réussi à les mettre tous dehors.
C’est Jean-Luc qui m’adresse ce constat à mi-voix, avec un clin d’œil.
- Pourquoi, tu as sommeil ? - Pas du tout, justement, et j’aimerais bien entraîner ma femme sous la couette avant d’avoir sommeil.
Ils partent tard, mais ni l’abus d’alcool, ni l’heure tardive ne semblent avoir entamé l’humeur câline de mon mari.
- Tu as pensé à prendre les préservatifs ? - Oh non ! Ils sont restés à Paris, j’ai complètement oublié. - Écoute, reste là, Isa doit forcément en avoir.
Je pars fouiller dans la table de chevet d’Isa en faisant le moins de bruit possible, mais elle se réveille quand même.
- Bon sang, tu m’as fait peur, qu’est-ce que tu fais dans ma chambre à deux heures du matin ? - Je cherche des préservatifs, Jean-Luc les a oubliés à la maison. - J’ai arrêté de m’en servir. Désolée, mais je n’en ai plus depuis longtemps. - Mais tu es complètement inconsciente ! - Tu ne m’as pas réveillée au milieu de la nuit pour me faire la morale quand même. Si je n’en utilise pas c’est que je n’en ai plus besoin, et maintenant tu vas me faire le plaisir de rejoindre Jean-Luc et de me laisser dormir tranquille. De toute façon, à quarante ans ton taux de fertilité a réduit de moitié, et puis tu n’as qu’à compter les jours depuis tes dernières règles. Nos grands-mères faisaient ça, et que je sache elles n’engendraient pas des familles nombreuses pour autant. Bonne nuit.
Elle a raison, en plus il n’y a absolument aucun risque pour que j’ovule avant la semaine prochaine. Je remonte quatre à quatre les escaliers, il ne s’est pas endormi en m’attendant, et son taux d’alcoolémie inhabituel le rend particulièrement sensible à mes arguments en terme de contrôle des naissances.
Le lendemain, après le petit déjeuner, pendant que Jean-Luc est parti chercher le pain, j’essaie d’approfondir cette histoire de boycott du préservatif.
- Je n’ai pas décidé de contracter à tout prix le virus du sida, si c’est ce qui t’inquiète, c’est juste que je n’en ai plus besoin maintenant. - Tu entres dans les ordres ? - Idiote ! Écoute, il faut que je te dise quelque chose. Tu sais que je passe beaucoup de temps avec Alice. - Bien sûr, moi aussi je l’aime beaucoup. - Moi je l’aime tout court... Je suis contente de t’en avoir parlé, j’avais l’impression de te mentir. Ça me soulage, tu ne peux pas savoir à quel point.
Et moi donc !
- S’il te plaît Brigitte dis quelque chose, et puis ferme la bouche, tu vas finir par gober une mouche. - Excuse-moi, c’est juste la surprise. Je ne m’attendais tellement pas à ça de ta part. Je veux dire que je ne t’ai jamais vue qu’avec des hommes. Je n’aurais jamais pu imaginer que tu deviennes lesbienne un jour. Même de m’entendre le dire me semble incongru appliqué à toi. - Je ne me sens pas lesbienne pour autant. Tu sais, pour moi c’est plutôt une question de personne : si Alice avait été un homme je l’aurais aimé aussi, mais c’est une femme et ça ne m’empêche pas de l’aimer. Tu comprends ce que je veux dire ? - Ça ne marche pas, on parle de se retrouver au lit avec quelqu’un qui a le même corps que toi, et d’en avoir envie. - Ça n’a pas été évident pour moi non plus tu sais. Ça a pris du temps, elle a été d’une patience que tu ne peux avoir que si tu sais que tu as toute la vie devant toi. Elle a attendu que je sois prête, que j’en aie envie moi aussi. Tu sais, je l’aime vraiment. Je ne peux même plus imaginer ma vie sans elle, d’ailleurs on a prévu d’emménager ensemble.
C’est à ce moment-là que j’ai vraiment compris qu’elle était sérieuse à propos d’Alice. Avant ça Isa avait toujours farouchement défendu son territoire. Jamais elle n’aurait accepté de partager son espace vital avec quelqu’un.
- Tu comprends, on est toujours ensemble, soit chez elle soit chez moi, alors continuer à payer deux loyers, c’est idiot. Mon propriétaire veut vendre cette maison, et comme Alice travaille dans une banque, on pourrait avoir un taux de crédit avantageux. Elle adore le jardin elle aussi et elle ne voit pas d’inconvénient à faire les trajets.
Et en plus elle veut acheter une maison avec elle !
Plus tard, j’ai fait part à Jean-Luc du scoop concernant la nouvelle vie d’Isa.
- Ah, tu vois je m’en doutais. Elle connaît la maison d’Isa comme si elle y vivait, et en plus elles sont toujours fourrées ensemble. Enfin, façon de parler.
Bon sang, quelle gourde je fais !
De retour à Paris, notre avion a été retardé et lorsque nous atterrissons enfin, Gérôme est venu nous attendre à l’aéroport. Il faut qu’il hurle pour attirer notre attention et pour qu’on le reconnaisse enfin. Il porte un costume cintré qui lui fait enfin paraître la trentaine qu’il aborde doucement. Il a une vraie coupe de cheveux, et surtout il a une assurance que je ne lui ai jamais vue.
- Bon sang, dépêchez-vous ! J’ai rendez-vous avec un gros annonceur, c’est la troisième fois que je le rencontre, et là je sais que c’est la bonne. Je ne peux pas me permettre d’être en retard. Écoutez, je vous laisse la voiture, et moi je vais prendre un taxi, sinon je n’y serai jamais. Voilà les clefs, j’ai fait le plein.
Je regarde Jean-Luc en ouvrant des yeux comme des soucoupes. Avant il nous empruntait notre voiture, puis nous la restituait pour qu’on puisse faire le plein.
- Tu sais, il gagne pas mal d’argent avec son boulot maintenant.
Décidément, tout le monde change : Isa va vivre en couple, Gérôme a enfin accepté d’être adulte ; et moi, sans aucune raison apparente, je me sens de plus en plus souvent morose. Peut-être parce que justement rien ne change vraiment dans ma vie, et que j’ai de plus en plus souvent l’impression que plus rien ne peut m’arriver à présent, un peu comme si j’avais réussi à me mettre à l’abri de la vie.
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