Je suis dans ma troisième semaine de grossesse.
La semaine dernière lorsque j’ai exprimé mes doutes à ma gynécologue (moi qui suis réglée comme un coucou suisse depuis la puberté, j’avais pas mal de retard), elle m’a fait une ordonnance pour une prise de sang. Et d’après les résultats que je viens de retirer au laboratoire, aucun doute possible, je suis bien enceinte de trois semaines. Il y a trois semaines, j’étais chez Isa, et ça tombe le week-end où Jean-Luc est venu m’y rejoindre.
Quand on pense que ma gynécologue s’est rabattue sur le stérilet en désespoir de cause, après m’avoir fait essayer sans succès tous les types de pilules existants. Et ceci pour la simple raison que je n’avais pas encore eu d’enfant et que ce moyen de contraception risquait d’entraîner une stérilité !
Je continue à marcher avec l’enveloppe du laboratoire à la main. Je me répète : je suis enceinte, je suis enceinte..., en boucle. Je ne cherche pas pour le moment à pousser plus loin que cette simple phrase : je suis enceinte. Je sais bien qu’il faudra prendre une décision, mais pas maintenant, pour le moment je suis enceinte et ça suffit à monopoliser toute l’attention dont je suis capable.
Le soir, Jean-Luc me raconte sa journée comme si c’était une journée parmi d’autres. Moi je n’écoute que la petite phrase dans ma tête : je suis enceinte, je suis enceinte. À lui, j’en parlerai plus tard. Je sais bien qu’à partir du moment où la petite phrase aura franchi mes lèvres, ça va devenir un problème qu’il faudra régler. Pour le moment, elle n’appartient qu’à moi, et je me laisse bercer : je suis enceinte, rien d’autre n’existe.
- Mme Duvallon, je ne vous cache pas que c’est une première grossesse tardive. Une première grossesse à quarante et un ans demande une attention particulière, mais vous êtes en bonne santé, et il n’y a aucune raison pour que vous ne puissiez pas la mener à terme.
Pourquoi est-ce que je n’ai pas dit à ma gynécologue qu’il n’était pas certain que je poursuive cette grossesse ? Pourquoi est-ce que je n’ai toujours rien dit à Jean-Luc, ni à personne d’autre d’ailleurs ?
Depuis que je sais, beaucoup de choses ont changé ; tout est différent en fait, mais je suis la seule à le savoir. Mon ventre est au centre du monde. Le bébé à venir occupe toute la place, il a repoussé en périphérie tout ce qui faisait ma vie d’avant lui. Il y a des manques que l’on ne sait pas identifier tant qu’ils ne sont pas comblés. Je ne savais pas que je voulais être mère, et puis je le suis devenue, au moins dans ma tête, et je sais que ça a toujours été là, en sommeil mais bien présent.
La plupart des femmes ont un désir d’enfant entre vingt et trente ans. D’autres le développent plus tardivement. Certaines se réveillent tellement tard qu’elles laissent passer leur chance. Moi je bénéficie d’une session de rattrapage, et à quarante et un ans, je sais bien qu’il n’y en aura pas d’autre.
Lorsque j’étais plus jeune, et que je n’avais pas encore pensé à la maternité, j’avais des opinions très tranchées sur le sujet. Je tenais par exemple pour acquis que la procréation ne pouvait résulter que d’une décision de couple, et qu’il était impensable de décider seule de quelque chose qui concernait également le mari et la femme. À présent, la situation est très différente. Je n’ai rien décidé du tout, et pourtant je n’ai rien voulu plus violemment dans toute ma vie que cet enfant à naître.
Il y a un délai légal pour avorter, je ne sais pas exactement lequel, mais pour être équitable il faut que j’en parle à Jean-Luc avant. Il faut que je lui laisse une chance de me laisser le convaincre, ou au moins d’en parler avec moi. Je ne peux pas continuer à me comporter comme s’il n’était pas concerné du tout.
Ce soir -là je suis rentrée fermement décidée à le mettre au courant, mais je n’ai pas eu l’occasion de le faire.
- Je viens de raccrocher d’avec Jean-Marc, ils voulaient encore nous laisser les enfants ce soir, pour pouvoir sortir et faire quand même une grasse matinée demain matin. - Tu as refusé ? - Oui, j’ai refusé, moi aussi je voudrais dormir demain matin. Jules est debout à six heures, et moi j’ai passé l’âge, j’ai besoin de récupérer le dimanche. Je me suis levé tôt des milliers de fois quand ils étaient petits, c’est leur tour maintenant. - Qu’est-ce que c’est : œil pour œil, dent pour dent ? - Je sais, ça a l’air idiot dit comme ça, mais lundi j’ai une opération délicate à réaliser, et j’ai besoin d’être le plus en forme possible. À l’avenir, j’espère faire de plus en plus de chirurgie réparatrice. Ce sont des opérations longues et qui supposent une excellente forme physique et de bonnes nuits de sommeil. Je suis ravi de voir mes petits-enfants, mais la nuit, je veux qu’ils me laissent dormir. Tu peux comprendre ? - Bien sûr.
Évidemment, je comprends son point de vue. Ce que j’ai à lui proposer, il l’a déjà vécu il y a vingt ans, il est passé à autre chose, et il n’y a rien à ajouter.
Depuis quelques mois, il participe à beaucoup d’opérations de chirurgie réparatrice. Il assiste certains de ses confrères plus aguerris dans ce domaine, chaque fois qu’il en a l’occasion. On commence même à lui envoyer certains patients, et c’est de ceux-là dont il me parle avec passion en rentrant à la maison. Il n’a plus envie de s’occuper de toutes ces femmes qui refusent de vieillir ou qui veulent des seins plus gros ou des hanches moins rondes. Il a pratiqué ce type d’interventions pendant des années, à présent il dirige ses anciennes patientes vers ses confrères.
Le soir, il ramène des comptes rendus opératoires, ou bien il visionne des cassettes qui me font fuir avec un bouquin à l’autre bout de l’appartement, sitôt le dîner expédié. Même si je comprends sa nouvelle passion, je n’y prends pas part. De même que je sais qu’il sera capable de comprendre mon désir d’enfant, mais qu’il ne le partagera pas, et surtout qu’il n’acceptera pas de s’accommoder de tout le remue-ménage qui ne manquera pas d’en découler.
Il n’est écrit nulle part que les époux doivent obligatoirement vouloir les mêmes choses au même moment, mais je suppose que ça aide. S’ils ont des aspirations totalement irréconciliables, qu’est-ce qu’ils sont censés faire ? S’ils empruntent des chemins si différents qu’ils ne se croisent plus, est-ce que c’est suffisant qu’il y ait de l’amour ? Et est-ce qu’au bout du compte on continue à s’aimer malgré tout si on ne regarde plus dans la même direction ?
Ce soir-là je n’ai rien dit. Je ne l’ai pas fait davantage pendant les semaines qui ont suivi. J’avais un peu grossi, mais les rares personnes à l’avoir remarqué trouvaient que ça m’allait bien. J’ai vécu ces quelques semaines dans un état de bonheur indescriptible.
Pour moi qui ai toujours eu un profond besoin de sécurité, c’est étonnant d’avoir aussi bien vécu tant d’incertitudes sur l’avenir. Avec le recul, je crois que j’étais heureuse parce que j’avais décidé pour le principal. Je savais que j’allais avoir cet enfant et que tout le reste n’était que détails d’organisation. Je profitais au maximum de chaque seconde, et chaque seconde était un monde à explorer. C’est probablement pour préserver cet état de grâce que pendant si longtemps je n’en ai parlé à personne : je n’aurais pas supporté que qui que ce soit vienne passer la tête dans ma bulle.
Je n’ai jamais eu la tentation d’en parler à mes parents ou à ma sœur. Je les aime beaucoup, mais je les connais assez pour savoir qu’ils n’auraient eu de cesse de me convaincre d’en discuter avec Jean-Luc. Ce faisant, nous serions arrivés à un compromis, et c’était la dernière chose dont j’aurais voulu.
Je ne me sentais pas capable d’accepter d’avoir un enfant avec un homme qui tolère cette naissance parce qu’il ne se présente à lui aucun autre choix. Même si je la comprenais parfaitement, je n’aurais pas été capable de lui pardonner sa tiédeur. J’étais trop exaltée pour me contenter d’à-peu-près. Je préférais avoir mon enfant loin de lui plutôt que de devoir le lui imposer.
La seule avec qui j’aurais pu aborder le sujet sans qu’elle me fasse la morale, c’est Isa, et si elle n’avait pas été tellement obnubilée par ses soucis de logement je l’aurais sûrement fait beaucoup plus tôt. Son propriétaire refusait de signer le compromis de vente pour la maison, parce qu’il avait une nièce qui en voulait également. La nièce en question changeait d’avis continuellement, les maintenant toutes les deux dans une situation difficile à vivre. À tel point qu’Alice conservait encore son appartement à Genève, pour le cas où elles devraient se rabattre sur cette solution en attendant de trouver une autre maison à acquérir.
Isa et Alice n’avaient guère d’autres sujets de conversation à ce moment-là, mais curieusement ce sont elles qui ont pourtant fini par me fournir la solution que j’attendais.
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