On m’a mise en garde contre la dépression qui guette les mamans juste après une naissance : le fameux « baby blues ». Rien de tout ça ne m’est arrivé, au contraire, je me suis rarement sentie aussi bien. Il est convenu avec Isa que je ne prendrai aucune mission d’intérim tant que Miléna ne dormira pas des nuits complètes. Je vis à son rythme, dormant quand elle dort, et me nourrissant de sa présence lorsqu’elle est éveillée.
Isa et Alice viennent souvent pouponner avec moi, Dominique et ses enfants aussi. C’est lui qui m’a mise en rapport avec la personne qui gardera Miléna lorsque je reprendrai le travail. Elle habite le quartier et s’occupe déjà d’un autre bébé et de son propre petit-fils. C’est une jeune grand-mère, dynamique et chaleureuse qui m’a plu tout de suite.
Pour la première fois, la vie me semble facile, et plus inhabituel encore : je n’ai pas d’inquiétude pour l’avenir. J’ai le sentiment d’être parfaitement à ma place dans ma nouvelle vie. C’est ce dernier point qui m’a décidée à rendre permanente mon échappée belle. J’ai passé les quarante premières années de ma vie à essayer de faire ce que l’on attendait de moi. Je n’y suis pas très bien parvenue, et surtout, ça ne m’a pas rendue heureuse. Je vais passer les quarante prochaines à m’appliquer à vivre selon mes propres règles. Je m’offre le luxe d’une deuxième vie. À l’âge où tous les autres finissent par renoncer à leurs rêves, je me donne les moyens d’être heureuse.
Petite, j’étais toujours décalée, hésitante, un peu à côté de ce qu’il aurait fallu que je sois pour recueillir l’approbation des adultes. En classe, je n’étais pas une mauvaise élève, mais pas non plus une enfant brillante. J’ai été une écolière, puis une lycéenne, un peu trop rêveuse, pas très intéressée par ce qui se disait en classe. J’avais du mal à fixer mon attention ; j’essayais, mais mon esprit finissait toujours par vagabonder sans que j’y prenne garde. La plus infime sollicitation suffisait à me détourner du tableau noir. Dans la vie, savoir laisser son esprit s’évader c’est salutaire, mais à l’école, ça m’a plutôt desservie.
Mon orientation scolaire a découlé de ça : après le bac, ne sachant pas ce que je voulais, j’ai opté pour ce que je pouvais faire avec mes résultats moyens. C’est comme ça quand on grandit : au début tout est possible, et puis on regarde les portes se fermer une à une, et comme il faut bien avancer, on passe celles qui sont restées ouvertes. Ensuite, en vieillissant, on oublie même de se demander de quoi on a vraiment envie… ou peut-être qu’on a simplement peur de se poser les bonnes questions. On peut vivre en se disant que la vie est faite de petites joies, mais pas en poussant la réflexion jusqu’à reconnaître qu’au fond on n’est pas vraiment heureux.
Mes parents ont été déçus, ils auraient aimé que je fasse des études universitaires comme ma sœur aînée Nathalie, mais ils pensaient que je n’en avais pas la capacité, et ont fini par s’en accommoder. Moi aussi je m’y suis faite, d’autant plus facilement que rien de ce qui m’intéressait vraiment n’aurait pu raisonnablement déboucher sur un métier. J’aimais lire, rêver, traîner dans les musées et aller au théâtre : rien qui puisse donner naissance à une vocation rémunératrice, alors puisqu’il fallait bien gagner sa vie malgré tout…
Des années plus tard, Nathalie a rencontré Louis et elle a donné à nos parents quatre petits-enfants. À partir de là, ma sœur et mes parents n’ont eu de cesse de m’inciter à fonder une famille également. Moi, je me suis mise à culpabiliser bêtement parce qu’une fois de plus j’étais incapable d’être celle dont on était fière, alors qu’à trente ans je n’avais aucun désir de vivre comme Nathalie. Mais à l’époque, je n’ai pas réalisé que rien ne m’obligeait à m’en excuser, ni ne justifiait que j’en sois mal à l’aise.
Mes parents m’ont donné la vie, mais j’ai tardé à la prendre. Il m’aura fallu quarante ans pour arrêter de me comporter comme s’il était de ma responsabilité de leur renvoyer à tout prix l’image de la fille dont ils avaient rêvé… et six cents kilomètres entre nous pour cesser enfin d’avoir le sentiment de décevoir.
Quand j’ai rencontré Jean-Luc, bien sûr il avait toutes les qualités qu’on peut attendre d’un compagnon, mais c’était également un beau-fils et un beau-frère idéal. J’avais finalement accès à une forme de normalité : un mari chirurgien, une famille, même par procuration, un bel appartement, tout ce qui m’a toujours été présenté comme une forme de réussite au féminin. Tout ce qui me manquait pour accéder au statut d’adulte à mes yeux et à ceux de mes proches.
Ma situation toute neuve de femme mariée a tellement rassuré ma famille, que j’ai pensé qu’il me suffirait de me couler dans le costume qu’ils avaient taillé pour moi, pour me sentir enfin en paix. Il me semble qu’à cet égard je suis probablement aussi responsable qu’eux : à aucun moment je n’ai eu la tentation de rejeter le schéma proposé, je n’ai même pas eu conscience qu’il n’était pas fait pour moi. Mon manque de clairvoyance du passé, je suis en train de le faire payer maintenant à mes parents, à ma sœur et à Jean-Luc. Je sais qu’ils n’y sont pour rien, mais en restant avec eux je n’arriverai à rien qui puisse être réellement bon pour moi.
Ici personne ne me dit ce que je dois faire, ni ne semble s’étonner de mes choix. Je me tricote un mode de vie à ma taille, et je ne déçois jamais personne. Miléna, Isa, Alice et Dominique sont les membres de ma nouvelle famille. On peut se choisir une famille, on n’est pas obligé de s’accommoder de celle dont les hasards de la génétique nous ont pourvus. Les gens dont j’ai choisi de m’entourer m’aiment telle que je suis. Ils ne me demandent jamais rien que je ne sois capable de leur donner sans qu’il m’en coûte. J’ai d’une certaine façon simplifié ma vie. Je ne reviendrai pas en arrière. J’ai beaucoup trop gagné au change pour envisager de renoncer à ce que j’ai trouvé ici. Je ne pourrais plus supporter les contraintes dont je me suis affranchie, maintenant que je sais à quel point la vie peut être légère à porter.
J’explique tout ça à Isa, et elle comprend parfaitement. Isabelle dont les parents préfèrent penser qu’elle a une colocataire pour partager le loyer, et à qui elle n’osera jamais dire qu’elles ont acheté la maison en copropriété. Isa qui ne leur a pas dit non plus qu’Alice est sa compagne, et qu’elle l’aime davantage que les hommes qu’elle leur a présentés auparavant. Qui a besoin d’une famille à qui on ne peut pas dire qu’on est heureux sans risquer de la blesser ?
Dominique a fini par comprendre aussi mes raisons, mais il m’a fallu le convaincre, et ça nous a demandé de longues discussions passionnées. Le fait qu’il soit un homme et un père l’a longtemps poussé à juger un peu durement mon comportement vis-à-vis de Jean-Luc. Au début, il n’arrivait tout simplement pas à imaginer que mon mari puisse ne pas désirer un enfant de plus, puisque le cas se présentait. Par la suite, même lorsqu’il a compris que de toute façon je n’avais plus le désir de retourner vivre avec lui, l’idée que Jean-Luc puisse ignorer qu’il avait une fille le dérangeait encore profondément. Le fait est que je n’ai jamais eu le sentiment que Jean-Luc était le père de Miléna, même si c’est le cas sur un plan purement technique. J’ai la conviction que si la maternité est naturelle, la paternité est la conjugaison d’un désir et d’un travail qui s’épanouit tout au long de la grossesse.
Jean-Luc n’est pas devenu père plus que je ne suis devenue mère à la suite d’un rapport sexuel après une soirée arrosée, il y a plus d’un an. Il aurait pu le devenir s’il en avait eu le désir, s’il avait regardé mon ventre s’arrondir, s’il avait été capable de participer activement à cette attente. C’est cette attente et les rêves qui l’habitent qui fabriquent des pères pour la vie entière, aussi clairement que le développement de nos enfants au creux de notre ventre nous fait mères pour le reste de notre vie. Aussi, je suis convaincue de ne l’avoir privé de rien, mais bien de lui avoir évité un fardeau dont il ne souhaitait en aucun cas se charger à ce moment-là de sa vie.
Pour ce qui concerne Miléna, je ne rougis de rien non plus, quel piètre père pourrait être celui qui le devient guidé par la raison plutôt que par le cœur ? Elle a ici tout l’amour et l’attention dont un enfant a besoin pour se développer en harmonie, et elle vit près d’une mère en paix avec elle-même et avec les autres. Elle est à ce titre mieux armée pour la vie que bien des enfants ne le sont.
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