J’ai passé la semaine à peser le pour et le contre, et à vingt heures trente le samedi suivant, j’étais devant sa porte, accompagnée de Miléna. À vingt et une heures trente, les enfants avaient mangé et étaient couchés. À vingt deux heures trente, c’est Pedro et moi qui étions couchés. Je n’ai jamais vu la couleur de la charlotte aux fraises et c’est très bien ainsi.
Pedro est en train de nous faire couler un bain à côté, et moi je m’étire voluptueusement dans le lit en balayant la pièce du regard ; la tentation se présente à moi sous la forme d’un portefeuille posé sur la commode. J’ai passé une bonne partie du dîner à essayer de tendre des perches pour tenter de connaître son âge exact, et là, j’ai enfin à portée de main le moyen d’avoir une réponse précise à la question qui me taraude à nouveau.
Je jette un coup d’œil furtif en direction de la salle de bains, tout en cherchant fébrilement un papier d’identité dans son portefeuille. Je finis par tomber sur son permis de conduire : il a vingt-huit ans ! Comme je suis nulle en calcul mental, je recommence affolée, mais rien n’y fait, il a toujours vingt-huit ans. Seigneur, c’est encore pire que ce que je pensais.
- Si tu voulais connaître mon âge, il te suffisait de le demander.
Je me retourne, l’objet du délit à la main, et il est là, dans l’encadrement de la porte, encore plus beau débarrassé de ses vêtements.
- Je ne pensais pas que tu étais aussi jeune. Est-ce que tu as une idée de mon âge ? - Oui, tu as quarante-deux ans, c’est Laura qui me l’a dit, et ça ne me dérange pas, comme tu as déjà eu l’occasion de t’en rendre compte. Maintenant, si tu as fini de fouiller dans mon portefeuille, je nous ai fait couler un bain aux huiles essentielles, et comme tu as l’air tendue, je te propose de te dévoiler un autre de mes talents : je vais te faire un massage que tu n’es pas près d’oublier…, et plus si affinités. - Tu ne peux pas être sérieux cinq minutes. Je ne pensais vraiment pas que tu pouvais être aussi jeune, et je ne suis pas sûre de le prendre aussi bien que toi. - Excuse-moi, mais comme je vois bien que je n’ai ni le ventre bedonnant, ni les touffes de poils qui s’échappent du nez et des oreilles qui font apparemment le charme des hommes mûrs, j’essaie de mettre en avant mes modestes atouts. Tu ne veux vraiment pas tester mes talents de masseur ? - Mais enfin tu te rends compte, j’ai quasiment l’âge d’être ta mère ! - Quatorze ans, ça fait un peu juste pour une génération, non ? Et puis on s’en fout, c’est pas grave tout ça. Je ne sais pas à quoi tu pouvais ressembler à vingt-huit ans, mais là je te trouve très belle, et par ailleurs le bain est en train de refroidir. En plus, je me suis laissé dire que les femmes d’âge mûr développaient parfois des perversions extrêmement prometteuses, et je suis impatient de voir ça.
Il évite de justesse l’oreiller que je viens de lui lancer à la volée, et je ne me fais pas prier davantage pour le suivre jusqu'à la salle de bain. La vie vient de me faire un cadeau, je ne vais pas le refuser parce qu’il arrive un peu tard. La petite cicatrice que j’avais déjà remarquée est toujours là, un minuscule accent circonflexe tout en haut de la fesse droite : même ses petites imperfections appellent les caresses, je suis fichue.
Plus tard, la tête appuyée dans son cou, et le reste du corps barbotant mollement dans l’eau chaude, tout contre le sien, je l’ai écouté. Il m’a dit que chaque fois qu’il était attiré par une femme, elle était plus âgée que lui, et que la maman de Lukas avait dix ans de plus que lui elle aussi. Il a dit que sa peur d’être vieille avant lui ne l’avait pas empêchée de choisir de vivre leur histoire quand même, et qu’elle avait bien fait puisqu’elle n’était finalement jamais devenue vieille. Cette remarque m’a paru sage.
Après cette nuit-là, on n’a plus trop parlé de nos âges respectifs. Il a raison, ça n’a pas tellement d’importance dans le fond. On ne sait pas de quoi demain sera fait, alors autant profiter de ce que j’ai pendant que je l’ai encore. Quand il aura atteint mon âge, j’aurai cinquante-six ans, et je sais bien qu’il ne sera plus là, alors mieux vaut en profiter tant que c’est encore possible.
Bien qu’il n’en parle pas, et que je ne l’ai pas connu avant le décès de sa femme, je devine qu’il doit en grande partie à son veuvage son formidable appétit de vivre. Avant de le connaître, je pensais que les gens qui perdaient un conjoint devaient forcément devenir des êtres irrémédiablement tristes et blessés. Il est passé par une phase dépressive, c’est évident, mais ensuite il en est sorti plus lucide et plus mûr que la plupart des gens que j’ai croisés dans ma vie ne le seront probablement jamais. Il en a tiré une leçon de vie que je lis en filigrane derrière chacun de ses actes : tout ce qu’il fait proclame la brièveté de la vie, et l’urgence qu’il y a à profiter de chaque seconde. C’est quelqu’un qui va à l’essentiel, qui sait identifier ce qui est bon pour lui, et qui se donne les moyens de l’obtenir.
Notre relation a découlé de ça. Il n’a pas usé des ruses et des faux-fuyants que l’on utilise pour se séduire, à aucun moment il n’a manœuvré. Il m’a dit que je lui plaisais et qu’il voulait que je vienne dîner chez lui. Il me l’a dit en face, en me regardant vraiment, et puis il a attendu ma réponse.
Ce fameux premier soir, après que nous ayons couché les enfants, et alors que nous étions en train de finir de dîner dans une atmosphère de plus en plus lourde, c’est encore lui qui a formulé ce qu’on pensait très fort tous les deux : à savoir que la charlotte aux fraises pouvait très bien attendre encore un peu. Aussi, plus tard, quand il a dit que notre différence d’âge n’était pas importante, je l’ai cru parce que c’est quelqu’un qui dit ce qu’il pense, même si sa vérité n’est pas toujours la même que la mienne.
Aujourd’hui, même si notre différence d’âge me pose un problème, je suis consciente qu’elle est aussi dans une certaine mesure un atout. Je sais que cette relation n’est pas faite pour durer, et curieusement, ça me libère plus que ça ne m’attriste. Éphémère, elle n’en a que plus de prix à mes yeux. Mes châteaux sont de sable, et je les reconstruis chaque soir avec d’autant plus de ferveur.
Avec Jean-Luc, j’avais une vie devant moi, j’avais le temps de remettre à plus tard et c’était reposant, mais à force d’avoir le temps, on finit par déplacer ses priorités. C’est ce qui a manqué à mon mariage : le sentiment de devoir profiter de chaque minute, de peur qu’elle ne se représente plus.
Avec Pedro, je vis dans la précarité, et chaque moment est unique d’avoir le potentiel d’être le dernier passé près de lui. Comme je ne fais aucun projet, je chéris d’autant plus notre présent, et je profite de chaque seconde avec l’intensité du premier soir. Ce qui nous ramène l’un vers l’autre chaque soir, ce n’est pas l’Amour, avec son cortège de promesses et d’engagements. On n’est pas amoureux, mais on se veut du bien, et on se fait du bien. Pedro sait faire de l’amour une fête, et pour le moment, cette fête-là suffit à remplir ma vie.
Le matin, on se croise chez Laura en lui confiant les enfants, et on échange des banalités comme par le passé. Le soir, on se retrouve chez lui ou chez moi, on dîne avec Miléna et Lukas, on les couche, et puis on referme la porte de la chambre sur nous deux, et le reste du monde reste à l’extérieur.
Je ne sais pas comment je peux dormir aussi peu et être aussi en forme. Tous les jours je me dis : « Ce soir il faut vraiment que je dorme », et plus la soirée approche, plus mes souvenirs me jouent des tours. Il m’arrive de sentir l’odeur de sa peau et d’en retrouver le grain exact sous mes doigts, rien qu’en pensant à lui. Ça me prend au bureau, ou dans la rue, aux moments où je m’y attends le moins, et j’en ai la gorge serrée et le cœur qui bat plus vite. Le corps a de la mémoire, et le mien me ramène tous les soirs dans une chambre où Pedro m’attend. Alors, je remets ma nuit de sommeil à plus tard, j’ai toute la mort pour dormir, et je n’ai jamais été aussi vivante.
On sort très rarement ensemble, officiellement pour éviter que Laura ne finisse par trouver bizarre qu’on ait besoin de baby-sitter les mêmes soirs, mais ce n’est pas la seule raison. La vérité c’est que lors de nos sorties, nous attendons surtout le moment de rentrer ensemble. Les pièces de théâtre et les films qui nous empêchent de nous toucher sont tous trop longs, et je garde mes distances parce que je ne suis pas très à l’aise avec l’image du couple que nous donnons à l’extérieur. De plus, je ne suis pas certaine d’avoir envie de nous présenter aux yeux de tous comme un couple, ce n’est d’ailleurs pas vraiment ce que nous sommes.
Je ne suis tout à fait détendue et naturelle qu’en tête-à-tête. Même Isa et Alice ne le connaissent pas encore, malgré leurs invitations répétées. Je ne redoute pas leur jugement, je sais pouvoir compter sur leur indéfectible bienveillance, c’est plutôt que je n’ai pas envie de nous donner une justification sociale dont nous n’avons pas besoin. Pedro n’est pas mon mari, il est mon amant, mon alter ego, mon complice, mon compagnon de jeux et mon ami. L’installer autour d’une table, avec d’autres couples et un dîner à partager ne m’apprendrait rien de lui que mes mains, ma peau ou mes yeux ne m’aient déjà appris. Je ne suis pas en quête de normalité et de respectabilité, j’ai déjà eu tout ça. Je n’ai pas envie d’en faire un élément de ma vie sociale, j’aurais l’impression de le réduire.
Quand je tente d’expliquer à Isa pourquoi je ne le leur ai toujours pas amené, elle fronce un peu les sourcils, et elle s’inquiète gentiment :
- J’ai un peu peur de te ramasser à la petite cuillère si jamais il devait s’en aller, tu m’as l’air bien accrochée. - Tu peux dire : « quand il va te quitter », je suis lucide tu sais. Dans toutes les histoires il y a un risque de séparation, dans notre cas, c’est une certitude. Tu vas probablement devoir me ramasser quand il me laissera, mais ça n’est pas encore pour aujourd’hui.
En cela, je me trompais du tout au tout.
|