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Réalisme/Historique
Acratopege : Albert et Albertine
 Publié le 09/10/13  -  10 commentaires  -  8117 caractères  -  84 lectures    Autres textes du même auteur

Nostalgie quand tu nous tiens !


Albert et Albertine


Albert était-il un vague cousin de mon grand-père ou son ami de régiment ? Ma grand-mère avait-elle connu Albertine à l’école ménagère (1) ? Leurs prénoms jumeaux avaient-ils uni l’un à l’autre Albertine et Albert comme s’attirent entre eux les corps célestes ? Je ne sais. Dans ma famille, on ne parlait pas de l’histoire des gens. Seul comptait le présent, le quotidien à ras de terre. Il n’y avait aucune place pour les regrets ou les remords, très peu pour les rêves. Pour nous tous, enfants comme adultes, une partie unique se jouait chaque jour de la première à la dernière carte. Tout était mis en jeu sitôt le pied posé hors du lit : chaque parole dite était définitive ; chaque rencontre devait être un miracle ; de chaque action, bonne ou mauvaise, le sort du monde dépendait.

Qu’importait donc comment Albert et Albertine étaient devenus amis de notre famille. Qu’importait s’ils s’étaient connus ici ou là et dans quelles circonstances. Qu’importait leurs anciennes amours. Qu’importait ce qu’ils avaient emporté dans leurs bagages en quittant leur enfance.


Le vieux couple vivait dans une ferme misérable perdue au cœur de la campagne. Un verger, quelques vaches, des poules leur permettaient de survivre. Avec sa moustache drue et la mèche qu’il laissait pendre sur le front, Albert ressemblait à Hitler. Il était le meilleur homme du monde. Une douceur infinie pétillait dans son regard. J’étais son préféré parmi les enfants. Il aimait me chicaner en lançant des plaisanteries que j’étais souvent trop petit pour comprendre. Albertine, elle, se donnait des airs plus sévères qui cachaient mal son grand cœur.


J’ignore pourquoi ils n’ont pas eu d’enfants. Au rez de la ferme vivait un méchant neveu qui hériterait un jour du domaine. D’un étage à l’autre, on ne se parlait pas. Je pressentais que des drames familiaux couvaient sous la cendre depuis plusieurs générations, mais jamais on n’en parlait devant les enfants.


Nous ne voyions Albert et Albertine qu’une fois l’an, en octobre. Ponctuels comme des horloges astronomiques, ils nous invitaient chaque année pour un grand repas de Bénichon (2). Pour l’occasion, mes grands-parents se joignaient à notre famille. Nous arrivions vers onze heures dans notre belle automobile bleue qui brillait comme un diamant. On s’embrassait. Les plus jeunes étaient soulevés jusqu’au ciel. Puis les hommes prenaient l’apéritif pendant que les femmes se retiraient à la cuisine.


Les enfants avaient le droit de sortir. Nous courions au jardin voir les poules et grimper dans les arbres. Pommes, poires, pruneaux (3), tous les fruits du verger avaient été cueillis un à un par les gros doigts d’Albertine. Sur les plus hautes branches, quelques survivants nous narguaient. Autour des troncs, l’herbe était constellée de pruneaux éclatés, de pommes éventrées par les merles. Nous nous lancions les fruits gâtés comme des boules de neige. Il y avait toujours une fille pour pleurer.


De midi à quatre heures, nous mangions. La salle à manger était basse de plafond, sombre, surchauffée, enfumée par les cigarettes papier maïs de mon père et les cigares d’Albert. Même les plus petits devaient goûter tous les plats, fût-ce une seule cuillerée de bouillon ou une seule bouchée de gigot. Albert remplissait les verres et rallumait son moignon de cigare chaque fois qu’il avait terminé son assiette. Pour leur donner l’habitude, on teintait de vin rouge l’eau sucrée servie aux enfants. Les plus petits faisaient la grimace.


(Je revois le regard dégoûté de mon frère cadet devant sa tranche de jambon au gras luisant comme de l’or. Depuis qu’il avait aperçu dans une boucherie des carcasses écorchées pendues par la mâchoire à des crochets, il ne supportait plus la viande. Je feignais de ne pas voir ses appels à l’aide. Plus tard, il me rendait la pareille quand je n’arrivais pas à avaler un morceau de viande récalcitrant. Tout le monde autour de la table regardait remuer mes mâchoires. Le rouge me montait aux joues quand, proche de la nausée, je devais recracher la boulette fibreuse sur mon assiette. Aux autres, cela n’arrive jamais.)


Il fallait lever la main pour demander la permission d’aller aux toilettes. Le petit coin était dehors, dans un cabanon sans lumière adossé à l’écurie. Un trou rond dans une planche ouvrait sur un gouffre sans fond. Comment choisir entre la terreur du noir et la honte de laisser la porte ouverte ? Les garçons s’en tiraient en allant se cacher derrière le tronc du noyer impérial qui trônait au milieu du pré. Les filles, je ne sais pas.


Le meilleur du repas venait à la fin. Nos estomacs gonflaient comme des montgolfières quand Albertine amenait les meringues à la crème double de Gruyère. Même les adultes se taisaient. Même les mouches noires venues de l’écurie se posaient sur la nappe et retenaient leurs ailes. Ensuite, avec le café, nous touchions à peine aux beignets comme des lunes pleines et croquantes, aux bricelets fragiles, aux pains d’anis si durs qu’il faut les mouiller de salive pour réussir à les croquer.


Pendant que les femmes rangeaient la table et la cuisine, les hommes emmenaient les enfants faire un tour jusqu’à la rivière. Au bout du domaine, près de la route, une vieille grange délabrée faisait une tache noire sur le vert des prés. Son toit était défoncé, ses parois de planches percées de jours par où on entrevoyait des machines rongées de rouille et des sacs d’engrais éventrés. Me tenant par la main, Albert me racontait sans rire que des monstres venus du fond de la rivière avaient choisi cette grange pour se rassembler en secret. Tous les dimanches après-midi, ils y organisaient des fêtes abominables ; je me ferais happer par des doigts fourchus ou des langues gluantes si je m’approchais trop. D’année en année, je n’en croyais pas un mot, mais un frisson électrique me secouait à chaque fois.


Avant de rentrer, nous nous remettions à table. Albertine servait de la cuchaule (4) avec du beurre et de la moutarde de Bénichon (5), puis les restes de bouillon et de jambon aux choux. Nous n’avions plus faim, mais nous nous jetions pour finir sur les dernières meringues. Il faisait toujours nuit quand nous quittions la ferme.


Après la mort de mes grands-parents, nos visites annuelles à Albert et Albertine se sont poursuivies quelques années. Nous étions moins nombreux autour de la table. Les poires à botzi étaient plus rares, et Albertine ne confectionnait plus elle-même ses meringues. La promenade était plus courte. Albert ne tenait plus ma main dans la sienne. Nous rentrions chez nous avant la nuit.


Je ne sais quel cancer les a emportés quand je vivais déjà dans une autre ville. On ne parle pas de l’histoire des gens dans ma famille. Un jour que j’allais rendre visite à ma famille, j’ai fait le détour par leur village. Je n’ai pas retrouvé la ferme, mais la vieille grange tenait bon. Je n’ai pas osé m’approcher.


Je me souviens aujourd’hui : Albertine ne s’appelait pas Albertine, mais Yvonne. Je préfère Albertine.



(1) Année de scolarité réservée aux filles, pendant laquelle on leur inculquait tout ce qu’il est bon de savoir pour tenir un ménage.


(2) Célébrée en octobre, la Bénichon célèbre la désalpe et la fin des récoltes en pays de Fribourg. Connue depuis le XVe siècle – on parlait alors de bénission – la fête réunit les gens des villes et des campagnes autour d’un repas gargantuesque composé de spécialités du terroir. Rarement servi, le menu complet défie les appétits les plus voraces :

Cuchaule et moutarde de Bénichon

Bouillon et croûtons

Bouilli de bœuf et jardinière de légumes

Ragoût de mouton avec purée de pommes de terre et poires à botzi

Jambon et saucisson fumés de la borne, langue de bœuf

Gigot de mouton avec purée de pommes et salade de betteraves rouges

Fromages du terroir (gruyère, vacherin)

Meringues et crème double

Café et pâtisseries (cuquettes, bricelets, beignets, pains d’anis).


(3) Nom local de la quetsche.


(4) Pain au lait safrané.


(5) Confiture piquante préparée avec du sucre candi, des épices, de la farine de moutarde et du vin cuit.


 
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   Anonyme   
25/9/2013
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Voilà des souvenirs que je trouve excellemment évoqués ! J'aime beaucoup, notamment, la notation sur la gravité de la vie telle qu'envisagée dans la famille du narrateur, le "quitte ou double" de chaque événement, et la révélation finale, que je trouve lourde de sens (sans pour autant le dégager !) sur le véritable prénom d'Albertine.
Une mention aussi sur le menu pantagruélique du bénichon, ça me fait rêver cette accumulation de viandes...

   alvinabec   
2/10/2013
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
Bonjour,
C'est une charmante intention comme à l'évocation tendre d'un authentique souvenir, une bouffée de nostalgie pimentée des effluves du repas.
Il me semble que l'on est là sur un mode purement descriptif, bien rendu mais sans trop de relief, l'écriture est jolie, un peu atone, manque aussi une intrigue, si mince fut-elle, pour me plaire vraiment.

   Pimpette   
9/10/2013
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Que c'est bon!
ce n'est pas la première fois que je suis bluffée par ta manière si personnelle de raconter les choses de l'enfance...c'est précis, tendre, émouvant...la bouchée de viande que l'enfant n'arrive pas à avaler tandis que son frère a remarqué son malaise...suite de quoi il finit par recracher devant toute la tablée qui l'observe....c'est extra...on a tous les détails sans un mot de trop et on éprouve à te lire tous les éléments subtils de la petite scène:

Je suis trop feignasse pour me lancer dans toutes les réflexions à faire à la lecture de ce merveilleux texte!

   Anonyme   
9/10/2013
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Acratopege

Socque n'a pas tort, la fin laisse peser un secret qui n'est pas une seule seconde éventé.
Reste une écriture tout en pastels et des décors, des êtres et des postures parfaitement étudiés.
Un beau tableau, bien que le premier alinéa accroche un peu au gosier, peut-être parce qu'il est un peu lourd.
J'ai pensé à du Pagnol, quelque chose dans le ton, et peut-être vais-je vous faire rire, mais aux dessins des albums de Martine.
Il y a de cela dans le goût qui demeure une fois la fête achevée. j'ai aussi beaucoup aimé cette nostalgie teintée de regrets.
Merci

   senglar   
9/10/2013
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Acratopège,


Oui, c'est bien, court et roboratif à la fois, ce repas on y a participé, alors on n'a pas envie de commenter, on finit de déglutir, on digère et on rote puisqu'on n'est plus des enfants.

Ce texte a l'authenticité du terroir et les souvenirs, c'est miracle, n'y sont pas travestis. Il est foncièrement honnête au point d'en perdre un supplément de fantaisie qui eût sans doute été bienvenue.

Mimétique
Factuel
Implacable.

On eût donc aimé de la broderie mais elle eût probablement été incongrue. C'est ainsi que c'est quand même avec un plaisir certain que l'on fera une grimace au piquant de la sauce à la moutarde dont ce serait sans conteste un crime de lèse-majesté que de la rallonger.

Senglar-Brabant


N B : Bien sûr, les enfants, à cette époque-là, n'avaient pas matière à affabuler.

   Marite   
10/10/2013
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Je suis toute attendrie par le contenu de ce tiroir aux souvenirs que vous nous offrez Acratopège et je pense que cette nouvelle aura fait faire un saut en arrière dans le temps à nombre d'entre nous. J'ai seulement trouvé que c'était trop court.
Que dire de l'écriture ? J'ai tendance à penser que lorsqu'elle nous transporte aussi efficacement dans un autre espace-temps c'est qu'elle est parfaitement adaptée au sujet.

   Robot   
12/10/2013
 a aimé ce texte 
Bien ↑
J'ai retrouvé dans ce texte l'esprit de certains repas campagnards de mes dimanches d'enfance, quand les gamins qui jouaient dans l'herbe devaient revenir à table pour "gouter de tout". C'était aussi l'époque ou la quantité de boisson n'avait pas encore les limites fixées par la sécurité routière. Une autre époque avec d'autres façons de vivre les dimanches. Une simplicité chaleureuse bien dépeinte.

   Pepito   
13/10/2013
Bonjour Acratopège,

Joli souvenir admirablement raconté. Une impression d’arrêt dans le temps, de souvenir trop vieux pour être vrai.
Mais l'ambiance ne m'a pas donné envie, peut-être ces non dits perpétuellement présents, ces petits riens qui couvent, toujours à l’affût.

Merci pour la lecture.

Pepito

PS : un détail, j'ai trouvé curieux que le plus pauvre fume le cigare et le possesseur de voiture du papier maïs..

   Acratopege   
24/10/2013

   Piterne   
2/11/2013
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Quel commentaire peut être porté sur un souvenir ?
Si c'en est un, merci de l'avoir partagé ; si ce n'est pas le cas, bravo de l'avoir fait croire.

La nouvelle étant courte, quelques ajouts pourraient être insérés.
1. Dans quelle région se trouve la ferme ?
Développer ce souvenir du lieu, de la région, des visites annuelles.
2. Albertine est citée d'entrée de jeu "Leurs prénoms jumeaux avaient-ils uni l’un à l’autre" et remis en cause à la fin, de manière subite !!!
Qu'est-ce qui réveille le souvenir du véritable prénom ? Pourquoi cette modification : pour montrer que la femme est assimilée à son époux ? Naguère les filles n'existaient que par leur père puis leur mari !

Bien sûr, ce ne sont que des suggestions ; l'auteur peut opter pour une part de non-dit et laisser l'imagination du lecteur flotter dans la mémoire floue.
Bravo


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