En hommage à Francesco C. (1951-2019)
Parfois, les mauvais jours, il suffit de franchir la crête pour que le temps change, que cesse la pluie, se dissipe la grisaille, se disloquent les nuages sous les rayons du soleil. Apparaît alors à l’horizon le cercle des montagnes enneigées. Surgissent alors, tout en bas, la surface miroitante du fleuve et les remparts de la ville qu’il enserre de ses méandres. Chaque fois, c’est pour nous une surprise et un éblouissement des yeux : quand notre voiture bascule au sommet de la côte, nous imaginons que nous quittons notre vieux monde pour nous aventurer dans un pays de lumière où tout sera possible. L’imaginons si fort que l’illusion se fait réelle. Nous laissons tout derrière nous, sommes prêts à reconstruire de l’autre côté de la colline nos vies, nos amours, nos peines. Le plus prodigieux est que nous pensons franchir à chaque coup la frontière pour la première fois, car rien ne peut réparer les avaries de notre mémoire. Elle tourne en rond depuis trop longtemps, papillonne au hasard, ne garde en elle que les événements les plus insignifiants de nos existences. Dans nos souvenirs, depuis que la vieillesse nous a pris, rien ne se grave jamais de la magie de nos passages sur la ligne de crête. Je me dis que ce n’est guère différent dans le monde de nos sentiments : pour nous, chaque flambée de tendresse est la première, car le vent de l’oubli, quand elle survient, a dispersé depuis longtemps les cendres de celles qui l’ont précédée. Rien de tel aujourd’hui, aucun éblouissement, aucun cri de bonheur à l’instant de passer de l’ombre à la lumière. Après plusieurs mois d’un hiver de sourde mélancolie, nous vivons une journée de plus sous le règne du gris sale et des rafales de bise, sans aucun espoir de ciel bleu, comme si l’heure du loup ou l’aube naissante se prolongeaient indéfiniment. Sur les deux flancs de la colline, des flocons de brume s’accrochent aux arbres sous un ciel d’opaline plus opaque qu’un rideau de théâtre. Nous avons franchi la ligne de crête sans presque le remarquer. Aucun sommet n’est visible dans le lointain. C’est à peine si on distingue la ville en contrebas, vers laquelle nous roulons à l’aveugle en espérant ne pas manquer notre train. Sur le quai de la gare de R. règne une animation incongrue pour un après-midi de semaine. Des groupes de jeunes gens déambulent en agitant des pancartes de carton faites maison sur lesquelles on peut lire des slogans peu favorables au réchauffement de l’atmosphère terrestre. Cela nous choque un peu qu’ils aient l’air de bien s’amuser alors qu’ils se rendent à une très sérieuse manifestation en faveur du climat, mais nous nous rappelons qu’en d’autres temps nous avons été jeunes nous aussi. Pas une seconde, ce matin, nous n’avons songé aller manifester pour soutenir la jeunesse de notre pays. Non pas que le climat de la planète nous indiffère. Simplement, nous joindre aux cortèges de protestation n’est plus de notre âge. Et puis nous avons d’autres chats à fouetter aujourd’hui, qui ne sont pas plus gais ni moins importants. Au moment où le train entre en gare, mon regard croise celui de J*, la jeune contrebassiste de l’orchestre d’amateurs dans lequel je joue du violoncelle. Je lui présente ma femme, elle me présente son nouveau compagnon, nous trouvons un compartiment libre où nous installer tous les quatre. Pendant que notre train file dans la campagne grise, nous devisons de choses et d’autres, surtout de la grande manifestation prévue à L. comme dans les autres villes du pays qui comptent un peu. Le couple s’y rend avec enthousiasme, fier de représenter la frange progressiste de la population dans cet arrière-pays où nous vivons par choix à l’abri de l’agitation toxique des mégapoles. Leurs yeux brillent d’excitation. On dirait qu’ils ont retrouvé leurs seize ans, rêvent de coups de matraques et de gaz lacrymogènes. À un arrêt intermédiaire, nous sommes rejoints par la fille de J* qui revient de quelques jours passés en montagne avec son père. L’adolescente arbore une pancarte de carton où elle a inscrit au feutre rouge un slogan énigmatique : « Greenland will soon deserve it's name ». Ma femme sort de son sac un morceau de sparadrap et le colle sur l’apostrophe fautive. À tous, la correction paraît du plus bel effet. À la sortie du dernier tunnel, toute la jeunesse qui emplit notre wagon pousse un cri d’émerveillement : nous avons changé de monde, laissé derrière nous la grisaille pour surgir dans un paysage que le soleil déclinant fait flamboyer. Il fait toujours beau dans cette partie du pays. Nous survolons un adret planté de vignes en terrasses qui dégringolent jusqu’au lac. Reliés par des fils de fer, les ceps noircis par l’hiver ressemblent aux barres de mesure de portées musicales en attente d’une nouvelle symphonie de feuilles et de grappes. Tout en bas, sur les rives du lac miroitant, les toits des villages colorent le tableau de taches rouges qui répondent au bleu du ciel. Mais déjà notre convoi atteint la gare de L. et se vide de la plupart de ses passagers. Nos compagnons de voyage nous quittent. Nous leur souhaitons de vivre la meilleure manifestation de leur vie. Restés seuls dans notre wagon, nous restons silencieux tous les deux, égarés dans nos pensées et peu enclins à les partager. Malgré le soleil, il fait un froid de bise dans les rues de G. quand nous sortons de la gare pour nous diriger vers le fleuve. Comme nous avons du temps devant nous, nous avons décidé de marcher une peu avant de prendre le tram 12 vers notre destination. Curieusement, le grand pont qui mène aux beaux quartiers sur l’autre rive est déserté de tout véhicule motorisé. Jamais il ne m’a paru si large, si accueillant. Il nous fait entrevoir, enfin débarrassé de ses six files de circulation tonitruante, la possibilité de vivre dans un monde de silence et de paix. Nous traversons le pont main dans la main au milieu de la chaussée, répondons au salut des passants que nous croisons, sourions au spectacle d’un cycliste triomphant qui dessine des arabesques tout en chantant l’Internationale à pleine voix. Mais, de l’autre côté, un policier nous fait signe de nous ranger sur le trottoir. Nous avons à peine le temps de nous écarter que le flot de voitures surgit avec rage et fracas pour reprendre son dû. Souvent, je me dis, les embellies ne durent que le temps de reprendre son souffle. Par-dessus le vacarme des véhicules qui nous cernent, nous percevons bientôt la rumeur d’une foule d’abord invisible, puis qui nous submerge par surprise, comme surgie du bitume. Calicots et banderoles claquent dans la bise, rythmant les slogans martelés à plusieurs voix par des centaines de gorges juvéniles. Nous comprenons que nous avons rejoint la queue d’une manifestation. Ici aussi, au bout du lac, on s’agite pour le climat ! À l’instant où le cortège se remet en route, le souvenir des processions de la Fête Dieu de mon enfance passe fugitivement devant mes yeux. Je ne peux que sourire à revoir la marche raide des politiciens en habit et chapeau claque, la pompe sinistre des autorités ecclésiastiques sous leur dais de satin, le spectacle ridicule des écoliers déguisés en angelots ou en brebis. Dieu sait sous quel déguisement, je faisais alors partie du spectacle ! Après un instant d’hésitation, nous nous joignons au cortège qui rampe bruyamment vers la vieille ville. Emmitouflés dans la foule, abrités de la bise par mille corps agglutinés en désordre, nous vivons un moment de grâce. Pour moi, cela n’a pas grand-chose à voir avec un quelconque engagement en faveur du climat, contre les multinationales qui polluent notre planète ou les grandes banques qui plantent leurs griffes à travers les frontières. Égoïstement, je jouis plutôt de cette promiscuité, de cette bulle de fraternité et de partage, comme d’une éclaircie bienvenue dans la morosité de mon climat intérieur. Mon épouse, je ne sais pas, ses opinions ont toujours été plus progressistes que les miennes. J’imagine qu’elle se prend mieux que moi au jeu de la protestation. L’heure avançant, nous quittons la manifestation par une ruelle latérale qui grimpe vers la vieille ville. Nous flânons quelques minutes aux abords de la cathédrale, buvons sans nous attarder un chocolat chaud authentique dans un salon de thé sans charme. Il est temps de monter dans le tram 12 pour gagner notre destination. Celui-ci nous dépose au milieu d’une avenue pleine d’agitation que nous quittons sitôt pour suivre vers la droite une rue étroite et sombre. De chaque côté, murs et grillages nous séparent de villas majestueuses plantées comme des blocs erratiques au milieu de parcs gris. Certaines ont l’allure de châteaux en miniature, mais il règne partout une atmosphère de négligence, presque d’abandon. Quelques maisons sont manifestement vides depuis longtemps. On s’écorcherait les doigts à vouloir en passant caresser leurs portails rongés par la rouille. Avec leurs fenêtres barrées de planches, elles ressemblent à des blessés de guerre maladroitement rafistolés dans un hôpital de campagne. Difficile de ne pas imaginer les bulldozers à l’œuvre pour faire place nette. Difficile de ne pas imaginer, à la place des vieilles demeures, des rangées d’immeubles de luxe avec parking souterrain et piscine intérieure. La maison de nos amis ressemble à un chalet de montagne qu’on aurait planté par erreur dans ce quartier résidentiel. Plusieurs vieux ballons de basket traînent sur le gravier en bas de l’escalier qui mène à l’entrée. Nous agitons la cloche. Une jeune femme nous ouvre. Nous dit qu’elle nous attendait. Sa mère, notre amie, sera rentrée bientôt. Elle est allée, malgré tout, visiter une grande manifestation artistique qui se tient vers l’aéroport, de l’autre côté de la ville, et a pris un peu de retard. La jeune femme avait peut-être dix ans quand nous l’avons vue pour la dernière fois, mais nous nous saluons avec la douce familiarité de ceux qui se sont quittés la veille. Je me dis que le temps, parfois, néglige sa tâche d’usure et d’oubli. Attablées dans la salle à manger, deux fillettes terminent leur goûter. Elles n’ont pas l’air farouche et ne semblent pas affectées par le drame qui secoue leur famille. La demeure est plus vaste que je ne l’avais imaginée du dehors, meublée avec goût sans luxe tapageur. Il règne partout un peu de désordre, mais de ces désordres qui aident à se sentir bien dans un lieu peu familier. Tous les murs sont couverts de tableaux, la plupart abstraits et de grand format. Malgré mon ignorance en matière de peinture, j’identifie quelques toiles d'Estève et de Poliakoff. Connaissant les goûts et les compétences de mon vieil ami, je peux imaginer que toutes les autres ont été peintes par des artistes reconnus. Du hall central s’élève vers les étages un escalier de bois ouvragé. Dans le salon, une porte-fenêtre à deux battants ouvre sur une terrasse couverte où il doit faire bon passer les soirées d’été. Au-delà, le jardin hiberne en attendant le printemps : je vois des arbres noirs tout au fond, une brouette pleine de feuilles mortes, un tuyau d’arrosage qui court sur le gazon gris, des meubles de jardin posés en pagaille sur une place dallée aux joints envahis par la mousse… Notre amie ne tarde pas à arriver. Nous ne l’avons pas vue depuis plusieurs années, mais elle n’a changé en rien. Il faut dire qu’à quarante ans elle paraissait encore une adolescente ! Elle aussi nous accueille comme si nous nous étions quittés la veille. Souriante, empressée, elle nous fait visiter la maison tout en nous racontant avec calme les derniers événements. Sa voix ne tremble pas. Il faut bien observer son visage pour remarquer la gravité et la tension qui affleurent à la surface sous les apparences de la joie qu’elle manifeste à nous retrouver après si longtemps. Nous partageons encore une tasse de thé au milieu du pépiement des deux fillettes. Leur mère ne tente pas de les calmer. Malgré notre horreur du bruit, nous la comprenons. Notre amie nous guide enfin vers la chambre aménagée pour accueillir les derniers jours de son mari, qui se bat depuis cinq ans contre le plus méchant des cancers. Après les os, le foie et le poumon, les métastases se sont attaquées au cerveau. Deux attaques l’ont laissé paralysé et aphasique. Nous savons tous, lui aussi sans doute s’il lui reste un brin de conscience, qu’aujourd’hui il est près de rendre les armes. M’approchant, c’est à peine si je reconnais mon ami de jeunesse. Il gît de travers sur un lit d’hôpital, les yeux fermés, le corps immobile, la tête tordue sur le côté. Sa silhouette me paraît gigantesque. On dirait une statue de marbre abattue par la tempête. Il respire avec difficulté. Sa main droite tremble, crispée sur la barrière du lit comme s’il voulait l’arracher pour se libérer du maléfice qui le cloue sur place. Notre amie lui annonce notre arrivée d’une voix presque enjouée. Il ne réagit pas. Pourtant il sait que vous êtes là, dit-elle. Je l’ai prévenu de votre arrivée et je suis sûre qu’il comprend tout ce qui se dit autour de lui. Alors nous lui parlons maladroitement, serrons sa main, caressons son visage dans l’espoir qu’il nous réponde par un geste. Dix jours qu’il ne parle plus, bouge à peine, ajoute-t-elle. Il dort le plus souvent, mais chaque fois qu’il ouvre les yeux je retrouve son regard d’avant. La même douceur, la même confiance dans la vie. Il tente parfois de dire quelques mots, mais il ne sort de sa bouche que des sons incompréhensibles. Chaque matin, nous nous aidons d’un treuil pour le transporter dans un fauteuil roulant spécialement aménagé, que nous déplaçons de pièce en pièce pour qu’il puisse accompagner notre vie quotidienne. Une infirmière passe deux fois par jour pour les soins, et j’ai pris à notre service une gentille dame moldave qui dort à la maison comme une sœur ou une amie. Il n’y a pas eu de problèmes administratifs pour l’engager, car elle possède un passeport portugais obtenu par un mariage qui n’a pas duré. Nous tentons encore, en gestes et paroles, d’entrer en contact avec notre ami. Nous lui tenons la main, nous secouons avec tendresse son épaule, mais il ne réagit pas. Alors nous commençons à parler entre nous comme si, par la maladie, il était redevenu un enfant trop petit pour se joindre à la conversation des adultes. Celle-ci glisse bientôt vers les vieux souvenirs qui me lient à lui : je raconte notre folle préparation en commun des examens universitaires, nos voyages dans le désert algérien, en Écosse, en Italie, les galeries d’art qu’il m’a fait découvrir à Paris, nos courses en auto-stop à travers toute l’Europe. De ces aventures de jeunesse, nos femmes ne savent que ce que nous avons bien voulu leur raconter. Là, au pied du lit, elles m’interrogent pour en apprendre davantage. Mon ami ouvre parfois les yeux, mais il ne semble pas nous reconnaître. Le tremblement de sa main s’accentue quand ma femme évoque notre voyage à trois en Bolivie et au Pérou. Elle et moi, nous nous fréquentions depuis peu. Je l’avais invitée à se joindre à nous pour ce périple de fin d’études qui s’est ainsi transformé, pour elle et moi, en voyage de noces avant l’heure. Quant à mon ami, il a rencontré sa future femme dans le collectivo qui l’amenait à l’aéroport de Lima le jour du retour en Europe. Ainsi, pour nous quatre, ce voyage a marqué l’entrée dans la vie adulte. Ainsi des liens se sont tissés entre nos deux couples, d’abord resserrés, mais que les années ont insidieusement défaits jusqu’à n’en laisser subsister qu’un brin d’amitié ténu, presque invisible, par bonheur assez solide pour que nous nous trouvions aujourd’hui rassemblés. Nous sommes assis sur le lit que notre amie a installé pour elle à côté de celui de son mari. Nous évoquons encore leur mariage sur les hauts de Marseille, ma fierté qu’ils m’aient choisi comme témoin. Malgré le drame qui nous rassemble, l’atmosphère est douce, toute de légèreté et d’intimité partagée. Les deux fillettes entrent et sortent en virevoltant. Grand-papa a bobo, grand-papa a bobo, chantonne la plus jeune sur un air de comptine sans doute apprise à l’école maternelle. Arrive encore leur père, un grand gars aux yeux clairs, puis le fils de nos amis, aujourd’hui rangé, qui leur a causé grand souci pendant ses jeunes années. Ma femme et moi sentons qu’il est temps de prendre congé et de les laisser vivre en famille la fin de la soirée. Il me semble que nous ne sommes là que depuis quelques minutes, alors que deux heures au moins se sont écoulées depuis notre arrivée. Je me penche une dernière fois vers mon ami, lui prends la main. Par surprise, des images de Padoue remontent à ma mémoire. Je me souviens de sa fierté à me faire visiter, il y a bien longtemps, la ville natale de ses parents. Il pleurait presque de joie quand il m’avait fait découvrir les fresques de la chapelle des Scrovegni. Ciao, je lui dis d’une voix qui tremble un peu. Ciao, il me répond de sa voix claire d’antan, ouvrant les yeux, esquissant un sourire.
|