Si Aristide se trouvait aujourd'hui parmi nous, il serait très étonné de me voir prendre la parole dans ce lieu. J'ai toujours pensé que garder le silence en de telles circonstances était la meilleure attitude, la plus digne, la plus respectueuse. Si vous entendez ma voix aujourd'hui, c'est qu'on m'a pressé de m'adresser à vous au nom de je ne sais quel supposé talent oratoire, sans doute aussi parce que je suis le seul dans cette assemblée qui ait connu Aristide enfant. Ses parents ne vivent plus. Il n'avait ni sœurs, ni frères, ni cousins. Je dis que j'ai connu Aristide enfant, mais c'est un bien grand mot : quand je l'ai retrouvé l'an passé, je ne gardais aucun souvenir de nos heures communes de souffrance et d'ennui sur les bancs de la même école primaire d'un quartier périphérique de F*. Par bonheur, sa mémoire était plus acérée que la mienne : il a reconnu tout de suite en moi, au premier coup d'œil, à la première parole prononcée, un ancien condisciple disparu de sa vie depuis cinquante années. Un ancien condisciple qui n'avait jamais été son ami : enfant, je fuyais déjà le monde pour les livres et la technologie, et puis Aristide était sans doute un camarade trop original pour attirer ma sympathie.
Si Aristide se trouvait aujourd'hui parmi nous, il voudrait sans doute que je parle de nos étranges retrouvailles, l'an passé, par un matin de mai si léger qu'on se sentait déjà glisser vers l'été. Depuis sa terrasse, on voyait dans le contre-jour des voiliers noirs se battre pour conquérir quelque futile trophée ; vers l'autre rive, des vapeurs de brume dessinaient de fugitifs idéogrammes que personne n'avait le temps de déchiffrer ; juste en dessous de nous, un hors-bord tournait en rond comme s'il voulait creuser un tourbillon depuis la surface trop plane du lac vers les profondeurs. On dit qu'y vivent de grands poissons plats, aveugles, dont la chair est immangeable, mais la question n'est pas là. Je me trouvais ce jour-là pour la première et la dernière fois dans la maison d'Aristide. Elle est plantée au milieu des vignes cent mètres plus haut que la surface du lac, qui de là ressemble, selon les jours, à une mer de Norvège ou d'Irlande.
L'histoire de mes retrouvailles avec Aristide est compliquée, incroyable, inénarrable pour tout dire. Je n'ai osé en parler à personne jusqu'à ce jour, car ne pas passer pour un fou aux yeux de mon entourage a toujours été mon premier souci, et je n'allais pas gâcher une réputation construite à la force du poignet en dévoilant imprudemment les rouages de mon imagination malade. Tous vous savez que j'ai fait fortune dans la fabrication et la vente d'appareils sanitaires haut de gamme. Tous vous avez lu mille fois mon nom gravé en lettres dorées sur une cuvette de WC ou le pommeau d'une douche, mais vous êtes-vous demandé une seule fois, enfermé dans votre salle de bains ou affairé dans votre cuisine, quel homme en chair et en os se cachait derrière ce patronyme qui vous fait sourire quand vous en prononcez les trois syllabes à voix haute ? Vous ignorez tous, je le sais, que mon activité commerciale n'est depuis toujours, puisqu'il faut bien vivre, qu'un gagne-pain lucratif, un paravent commode, une couverture de billets de banque pour cacher au monde ma véritable identité. Tel que vous me voyez aujourd'hui, avec ma grosse tête chauve, mes lunettes de marque, ma bedaine, mon costume trois pièces, mes chaussures cousues main, je ressemble à un négociant enrichi par des manœuvres commerciales pas toujours licites et rarement morales. Pourtant, si vous preniez la peine de gratter un peu, vous découvririez sous la surface un être sensible, un artiste, un poète, un homme de lettres. Personne ne le sait, mais je dessine, je peins, je sculpte, j'écris des poèmes et de courtes nouvelles depuis mon enfance. Aujourd'hui, l'artiste sort de l'ombre sans l'avoir vraiment désiré. Il ignore comment ce coming-out infléchira sa destinée, mais cela ne l'inquiète pas. Il s'est laissé convaincre de vous parler d'Aristide et en assumera jusqu'au bout les conséquences.
Voici quelques années, un jour où de petits nuages blancs voletaient devant ma fenêtre en occultant par instant les montagnes de l'arrière-plan, j'ai compris que le temps était venu de laisser tomber pinceaux et crayons, d'abandonner la futilité de la poésie et la facilité des récits courts pour me lancer enfin dans la rédaction d'un vrai roman. J'y songeais depuis toujours mais ce matin-là, à cause d'un clignotement particulier de la lumière, la décision est tombée comme le jugement sans appel d'un tribunal. Aussitôt, inspiré sans doute par la contemplation de la course saugrenue des nuages à l'horizon, une idée de personnage m'est montée à la tête comme une poussée de fièvre.
J'ai repensé aux dernières années de mon enfance, quand avec mon frère nous allions chasser le papillon dans la campagne et les jardins. Rendus hardis par notre passion, nous avions pris contact avec le taxidermiste du Musée de Zoologie de F*. Celui-ci nous avait accueillis avec chaleur, nous avait donné de bons conseils et même un peu de matériel : des aiguilles pour épingler nos proies, de l'éther pour les exécuter sans les faire souffrir et sans gâcher leurs ailes fragiles. Un soir, il avait même appelé chez nos parents pour nous signaler qu'un Sphinx tête de mort rôdait dans les parages du pont de P*, mais on ne nous avait pas laissés partir à la chasse au monstre à cause de l'école du lendemain. Dans mon souvenir, le taxidermiste du Musée de Zoologie de F* était un homme grand et sec, un peu chauve, qui portait des lunettes et s'appelait Aristide C*. Sans quitter des yeux les nuages qui s'étiolaient dans la chaleur montante, j'ai su que cet Aristide revenu de mon enfance deviendrait, une fois maquillé et travesti, un personnage pivot de mon roman. Je n'ignore pas que parmi vous presque personne ne l'a lu, mais je crois sincèrement que le moment n'est pas très bien choisi pour en faire la promotion. Si quelqu'un s'y intéresse et désire se le procurer, qu'il m'approche sans manière après la cérémonie. Il faut savoir seulement que le bonhomme, sous un patronyme à peine déguisé, joue dans mon récit le rôle de l'empailleur responsable des collections du Musée Zoologique de L*, ville d'eaux à partir de laquelle mon intrigue s'étend vers tous les horizons.
Mon roman était terminé depuis plusieurs mois quand mes yeux sont tombés sur un entrefilet dans le journal : on annonçait que monsieur Aristide C*, ancien taxidermiste du Musée de Zoologie de L*, organisait une journée portes ouvertes dans l'atelier qu'il avait installé après sa retraite dans le village où nous nous retrouvons aujourd'hui pour honorer sa mémoire. La photographie qui accompagnait l'article montrait un homme de mon âge, en blouse blanche, qui tenait dans les mains un écureuil naturalisé en maître d'école, avec bésicles, bâton et tableau noir à sa mesure. Le visage de cet Aristide ne me disait rien, et mon Aristide, celui de mes souvenirs d'adolescent, devait bien avoir trente ans de plus. Quel malin hasard m'avait fait donner à un personnage de roman bricolé avec de vieux souvenirs d'enfance le nom à peine déformé et le prénom exact que portaient dans la réalité vraie, jusqu'à sa récente retraite, l'empailleur du Musée Zoologique de L* ?
Même si nous sommes ici réunis dans une église, je vous avouerai que j'ai sauté la messe du dimanche pour courir au domicile de cet énigmatique personnage. La matinée portes ouvertes avait attiré quelques dizaines de personnes dans l'atelier installé tout à côté de sa maison vigneronne qui dominait le lac. J'ai attendu que tous s'en soient allés avant d'aborder l'échalas en blouse blanche qui leur avait commenté sans retenue sa collection d'animaux naturalisés. Il m'a reconnu dès ma première phrase. Le son de ma voix, même transformé par la puberté, avait levé tous ses doutes : j'étais bien son ancien camarade d'école primaire, celui qui lui gagnait ses plus belles billes pendant la récréation !
Ainsi, Aristide C* était un ancien camarade d'école ! Je dus feindre de le reconnaître aussi. Je lui parlai de mon roman, dont j'avais apporté pour lui un exemplaire. Il m'invita à partager le repas de sa famille. J'appris que son père, Alexandre, mort depuis peu, avait été taxidermiste du Musée Zoologique de F*. C'est lui qui nous avait prêté assistance, à mon frère et à moi, dans notre quête adolescente des plus beaux spécimens de lépidoptères diurnes ou nocturnes. Quant à Aristide, mon ancien camarade, il avait appris auprès de son père le métier de taxidermiste et l'avait exercé pendant plusieurs décennies au Musée Zoologique de L*, ville d'eaux où j'avais moi-même émigré avec femme et enfants pour faire profiter mon entreprise de conditions fiscales plus favorables. Mais là n'est pas la question : mon pauvre esprit, trop occupé à résoudre des problèmes de baignoires, chasses d'eau et robinets, avait allègrement confondu père et fils et oublié que j'avais partagé quelques institutrices acariâtres avec le second ! Le hasard fait parfois les choses bizarrement !
Après la journée portes ouvertes, nous avions prévu de nous revoir. La cruelle destinée ne nous en a pas laissé le temps, mais il faut encore que je vous dise quelque chose : six mois avant sa mort inattendue, Aristide m'a écrit une carte postale depuis quelque pays des Balkans ou d'Afrique du Nord où il était allé courir. Il me remerciait pour mon roman, qu'il avait emporté avec lui, et se félicitait d'avoir quitté à temps son emploi au Musée Zoologique de L*. S'il était resté, m'écrivait-il, il aurait mal fini comme le héros qui portait son nom : alcoolique et désespéré. Vous me direz qu'Aristide a mal fini quand même, mais je ne vous suivrai pas sur cette pente. Mourir sur les flancs du Kilimandjaro après en avoir conquis le sommet en solitaire, à son âge, n'est-ce pas la meilleure fin qu'on puisse souhaiter à un taxidermiste passionné par la course à pied ? Le mien, l'Aristide de mon roman, n'est-il pas mort dans les Pyrénées après avoir gravi la plus haute dune d'Europe en tirant derrière lui sa vieille maîtresse comateuse ? La destinée a voulu que la tuyauterie du pauvre cœur de notre Aristide ait lâché loin de toute assistance médicale. Que pouvons-nous faire après un tel drame, sinon penser que cela ne serait peut-être pas arrivé s'il s'était fourni en veines et artères de rechange dans un de mes magasins de quincaillerie ? Ma plaisanterie ne vous fait peut-être pas rire, mais je suis certain qu'Aristide, s'il nous entend, a esquissé un sourire. Il sait que mourir n'est rien et que nous avons tort d'en faire un tout un plat.
Maintenant, je referme le robinet à phrases toutes faites. De nous tous ici réunis, je suis sans doute celui qui connaissais le moins bien Aristide C*. Alors j'ai parlé de moi plus que de lui. Pardonnez-moi, lisez mon roman, n'oubliez pas mon entreprise si vous songez baignoire, lavabo ou robinet.
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