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Sentimental/Romanesque
Acratopege : Les magasins de fleurs
 Publié le 08/06/14  -  4 commentaires  -  29807 caractères  -  73 lectures    Autres textes du même auteur

Entre mer et dunes, un été chasse l'autre, mais tous ne se ressemblent pas.


Les magasins de fleurs


Pour leur bonheur, si l’on peut dire, il fait beau dès leur arrivée à la mer. Quelques nuages vagabondent dans le ciel sans faire d’ombre à personne, l’eau est presque chaude, le sable brûlant sous la plante des pieds. La villa qu’ils louent pour l’été pas très loin de la digue, dans une ruelle tranquille à l’abri du fracas de la grand-route qui prend le village en tenaille, est vaste et sombre, encombrée de lourds meubles flamands fleurant l’encaustique et la vieille poussière. Les sommiers paraissent défoncés, les matelas en bout de course, mais quelle importance ? On dort toujours bien au bord de la mer ! Derrière la maison, le jardin ouvre sur la dune. Un gazon épars y lutte vainement contre le sable et les ajoncs aux feuilles coupantes. Il y a aussi, bringuebalantes à cause du sol meuble, une table ronde tachée de rouille et deux chaises longues où il fera bon reposer en se laissant bercer par le sifflement du vent dans les broussailles.


Le père de famille a un besoin vital de ces vacances sur la Côte après une année terrible au cours de laquelle traquenards financiers et déceptions commerciales se sont accumulés sur sa tête comme nuages d’orage sur l’alpe. Les rafales l’ont mis au tapis plusieurs fois. Il ne s’en est pas relevé sans dommages, n’a tenu bon jusqu’à l’été qu’avec l’aide attentive de son épouse et grâce à la consommation frénétique de tranquillisants et de somnifères extorqués à un ami médecin qui sait fermer les yeux. Deux semaines en bord de mer, se dit-il, suffiront à le remettre d’aplomb si son épouse se montre tendre, les enfants pas trop insupportables, le temps moins exécrable que d’habitude. Ensuite il verra. Le pire est à venir, il le sait, mais il sera bien temps d’y penser. Tout est encore possible à son âge…


Le plus dur sera d’apprendre à sa femme que les salauds lui ont extorqué en quelques mois la plus grande part de la fortune familiale, qu’il se retrouve aujourd’hui sans emploi et sans revenu avec une réputation pourrie jusqu’à l’os ! Jusqu’ici, la honte l’a empêché d’avouer cette déchéance à ses proches, mais il faudra bien. Elle va tomber de haut, l’épouse parfaite qui croit son mari sorti d’affaire, qui se sent si fière d’avoir su le soutenir et l’encourager à travers les épreuves ! Elle l’admire d’avoir tout tenté pour se défendre, d’avoir rué des quatre fers, fait jouer ses relations les plus subtiles, utilisé les stratagèmes les plus malicieux, mais elle ignore encore que les requins ont été les plus forts, qu’ils ont dépouillé son homme couche par couche en ricanant, comme des enfants cruels s’en prennent à un camarade affaibli à la sortie de l’école ou dans un coin de la cour de récréation. Quand elle saura, acceptera-t-elle de partager plus longtemps la vie d’un perdant que, selon toute vraisemblance, aucun avenir radieux n’attend plus ? Le père de famille en doute, mais préfère penser à autre chose. Pour la paix des ménages, il a décidé de se taire jusqu’à la fin du séjour en bord de mer.


Pour leurs vacances, ils ont choisi le même village côtier que d’habitude, le seul resté préservé de la voracité des promoteurs immobiliers qui, au cours des dernières décennies, ont transformé soixante kilomètres de rivage en une barre de béton à peine ajourée, ici et là, par quelques champs de dunes insalubres. Dans ce village de rêve, si l’on excepte la grand-route à quatre pistes qui ceinture le centre de la localité, on peut se croire revenu au début du vingtième siècle, quand les élites de la capitale venaient respirer l’air de la mer et dépenser leur argent dans les hôtels de luxe, dans les salles luxueusement meublées des casinos, sur les terrains de golf hors de prix de ce pays de pauvres gens où l’on ne parlait même pas leur langue. Il suffit d’oublier que depuis, modernité oblige, on a quand même saccagé la place du Marché, avec son vieux kiosque à musique de fer forgé et ses baraques à frites colorées de vif, pour y faire passer les deux voies de circulation rapide menant aux stations snobs du nord de la côte. Qu’on a, de l’autre côté, sauvagement séparé le front de mer du centre en y faisant courir celles qui descendent vers le sud et ses entassements ininterrompus de barres d’immeubles surpeuplées par les estivants du bas peuple, tous ces gens communs qu’on ne fréquente pas quand on a réussi dans la vie ou qu’on se croit de bonne famille.


*


Même épuisé, même titillé par les épines d’angoisse qui parcourent son ventre, le père de famille retrouve le premier soir le plaisir de s’asseoir seul dans le jardin de la villa, face au bruissement des herbes sur la dune. Il se rappelle avec attendrissement le vieux temps de son enfance, quand il venait avec sa mère passer les mois d’été dans la plus belle villa du village, celle qui est posée comme un bijou au sommet de la plus haute dune. De sa chaise longue, il peut en apercevoir le faîte en se tordant le cou !


Son propre père, alors, était si occupé par ses affaires louches qu’il ne rejoignait fils et épouse que pour les fins de semaine. On ne disait pas encore week-end dans leur milieu d’enrichis de fraîche date. La brièveté des visites du père ne laissait pas le temps à son front plissé de rides de se détendre ni à ses paupières convulsées de tics de s’apaiser. Ce n’étaient chaque fois que disputes, invectives et menaces. Rarement des coups, mais qui laissaient des marques bleues sur les visages.


Bien naturellement, mère et fils poussaient un soupir de soulagement, chaque dimanche soir, quand l’automobile bleue du méchant homme disparaissait dans le premier tournant au pied de la dune. C’est à ce moment-là que leur bonheur d’être ensemble rayonnait le plus vivement ! Ils sortaient dans les rues encore dorées par le soleil couchant, se partageaient un cornet de frites avec de la mayonnaise ou bien s’attablaient chez Mario, sur la digue, pour déguster une gaufre nappée de beurre et de sucre.


Se promener au hasard dans le village avec sa mère échauffait le cœur du petit garçon. Elle était si belle, si jeune que les gens qu’ils croisaient sur le trottoir la prenaient pour sa grande sœur. Elle portait des blouses flottantes, d’amples jupes à plis qui tourbillonnaient, des chaussures à talons qui claquaient sur les pavés. Elle les ôtait et les tenait à la main comme des castagnettes quand ils s’aventuraient sur la plage à la nuit tombée, relevait sa jupe pour traverser les flaques tièdes laissées par la marée descendante et, la rive atteinte, poussait de petits cris quand une vague plus forte éclatait trop près. Par les soirées fraîches, elle nouait comme les femmes du sud un foulard dans ses cheveux, ce qui accentuait encore la beauté de son visage.


Toujours ils terminaient leur tour par le nombril de la station, un cercle de fleurs odorantes et d’arbres chantants qui enserrait l’ocre des terrains de tennis et le minigolf planté de lanternes en forme d’étoiles. Tout en marchant, sa mère lui racontait des histoires venues de sa propre enfance, quand elle-même venait ici en vacances avec ses frères et ses grands-parents. Orpheline de père et de mère dès ses premiers mois de vie, elle ne connaissait de ses parents que quelques photographies grisées par les ans. Pourtant, elle savait en parler pendant des heures, réinventant leur rencontre et les mille aventures de leur passion amoureuse. Les péripéties en étaient chaque fois différentes, ornées de détails mirobolants, fragmentées en un labyrinthe d’anecdotes à faire sourire ou pleurer, mais le petit garçon ne se lassait jamais de l’écouter. Il posait parfois une question. Si celle-ci portait sur les événements qui avaient fait de sa mère, à peine née, une orpheline, celle-ci restait en silence quelques instants, jamais longtemps, puis se lançait, comme si elle n’avait rien entendu, dans le récit enluminé d’un nouvel épisode de sa préhistoire familiale imaginaire. Avec les années, il avait appris à s’abstenir d’aborder le sujet avec elle.


Un soir, comme ils rentraient à la villa plus tard que d’habitude après avoir fait une longue promenade à marée basse sur la plage, que la nuit était tombée, qu’il n’y avait presque plus personne sur la digue et dans les rues, et à peine une épine de lune dans le ciel, ils ont aperçu par-dessus les toits une grande lueur. Le petit garçon a insisté pour s’approcher. Il a pris la main de sa mère dans la sienne. Un peu plus loin, ils ont découvert au sortir d’une courbe du trottoir un feu magnifique en bordure de rue, qui crépitait en lançant vers le ciel des salves d’étincelles et des bouffées de nuages gris sombre. Tout autour s’agitaient des hommes casqués qui déroulaient des tuyaux tressautant comme des serpents d’Amazonie, dressaient vers le ciel des échelles qui finissaient dans le vide et criaient des ordres incompréhensibles dans des talkies-walkies aux longues antennes frémissantes. Mais ce n’était rien, seulement une des plus anciennes villas du village qui avait pris feu à cause de l’imprudence d’un petit garçon turbulent. Tous les occupants, paraît-il, avaient eu le temps de quitter sans encombre la maison en sauvant leurs objets de valeur. À la place de la villa au toit de chaume marqué par la moisissure, on construirait bientôt un bel immeuble de rapport avec un balcon à chaque étage. Tout serait effacé par la marée du temps qui passe comme les forteresses de sable construites par les enfants sont emportées par les vagues.


Il se souvient qu’une autre fois, pressés de rentrer avant la pluie, ils ont coupé à travers la place du Marché, courant pour s’abriter du vent au plus près de la tente de cirque qu’une troupe ambulante y avait montée le matin même. Une rafale a arraché par surprise les attaches de corde et d’acier : la toile s’est envolée vers le ciel comme une chauve-souris géante, avec des claquements et des sifflements. On ne l’a jamais revue, mais la troupe du cirque ne s’est pas laissé démonter pour autant : elle a proposé dès le lendemain des représentations en plein air. Sans trapézistes de haut vol, bien entendu, mais avec des clowns et des lions.


Un autre soir encore, ils ont assisté depuis la digue échauffée par le soleil d’une journée splendide à la danse de deux baleines à marée haute. Les monstres ont virevolté longtemps tout près du rivage tels des duellistes désespérant de trouver la faille chez l’adversaire, mais l’un d’eux a fini par s’échouer à cause de l’eau trop peu profonde. Son compagnon a fui vers le large en battant rageusement l’eau de sa queue. La foule s’est tue, puis dispersée au compte-gouttes. Mère et fils ont été parmi les derniers à quitter le parapet donnant sur la plage où la baleine reposait à marée descendante comme une grande tache d’ombre morte sur le sable. Tous deux se sentaient, allez savoir pourquoi, un peu coupables de ce forfait commis par la nature. Ils ont renoncé, ce soir-là, aux gaufres et cornets de frites rituels, puis ont passé une nuit agitée, habitée de rêves étranges qui finissaient mal. Le lendemain, ils ont pris le tram du littoral pour aller passer la journée sur une plage voisine et penser à autre chose. Pendant ce temps, il a fallu appeler l’armée pour débarrasser la plage de la dépouille qui déjà ne ressemblait plus à rien après quelques heures en plein soleil. Sur la digue et dans les rues du village, on a humé pendant plusieurs jours une odeur de chair morte.


Mais le plus beau souvenir affleurant à la surface de la mémoire du père de famille, quand il se laisse aller à rêver en regardant s’agiter les bosquets, est l’image de sa mère assise à la table de la cuisine, qui maniait avec adresse fil de fer, bâtons de bois et papier crêpe de toutes les couleurs pour confectionner les plus belles fleurs de papier du monde. Grâce à elle, le magasin de fleurs de son fils a toujours été, d’année en année, un des plus beaux de la plage : du premier au dernier jour des vacances, le petit garçon trônait en prince des fleurs de papier derrière le comptoir de sable qu’il rebâtissait chaque jour à grands coups de pelle. Il ignorait que depuis la chaise longue où elle feignait de lire un magazine, sa mère souriait aux anges en espérant que son fils oubliait en s’affairant ainsi la tristesse de n’être qu’un enfant unique mal protégé de la violence du monde. Elle savait bien dans son cœur qu’elle aurait dû agir différemment pour le défendre, que la seule solution viable pour eux deux était de partir, de quitter le monstre qui ruinait leur âme, de s’enfuir de l’autre côté du monde sans se retourner, mais elle se sentait incapable de changer quelque chose au cours de leur vie. Là, chaque jour de l’été, assise dans sa chaise de toile aux couleurs de l’arc-en-ciel, sereine comme si pour un instant toute sa douleur de vivre avait disparu, elle regardait son fils aimé arranger sa devanture de fleurs avec des gestes presque féminins, marchander âprement quand se présentait une fille un peu timide pour acquérir quelques-uns de ses trésors, élever la voix quand on tentait de l’escroquer en mêlant du sable aux coquillages qui servaient de monnaie. Elle lui promettait de garder un œil vigilant sur son magasin chaque fois qu’il partait, armé de ses deux seaux emplis à ras bord de moules, de couteaux et autres coquilles, piller les boutiques alentour. Au retour, il se pavanait devant elle en lui montrant ses acquisitions. Elle les trouvait toujours moins belles que les pures merveilles qu’elle-même avait conçues pour lui, mais n’en disait rien pour ne pas lui faire de peine. Le soir, au retour de la promenade, après l’avoir bordé tendrement, elle reprenait en secret son ouvrage pour rafistoler les fleurs abîmées par le vent ou embellir celles qu’il avait acquises chez ses concurrents.


*


Recroquevillé sur sa chaise de plage, le père de famille ne croit plus en l’avenir. Son humeur s’est assombrie sans appel, jour après jour, malgré les tendres attentions que lui offre son épouse, malgré les facéties de ses filles et l’ébauche de complicité qu’il a su créer avec son aîné après quelques jours d’affrontement. Il a fallu tirer par les lacets de ses baskets l’adolescent taiseux pour qu’il accepte de les accompagner au bord de la mer, mais le gaillard s’est bientôt lié à une bande de jeunes où ne manquent pas les jolies fées aux longues tresses blondes. On ne le voit plus qu’à l’heure des repas, et tous les soirs il s’éclipse en lançant à son père un regard complice. Celui-ci n’a pas le cœur de répondre à cet appel muet, mais il se force pour bien faire.


Il voit ses filles s’amuser comme des folles sur le sable, entend rire et s’exciter ces petites sorcières chatouillées par le diable. Qu’elles ne perçoivent rien de sa tristesse augmente sa douleur. Il sent à son côté, tout près, son épouse qui l’observe en coin en craignant le pire, mais cela ne comble pas l’entonnoir de solitude dans lequel il se sent glisser. Il imagine bien son fils aux anges, blotti dans un creux de dune avec une belle adolescente à la longue tresse, mais cela n’atténue pas l’angoisse qui le serre au cœur et au ventre. Les yeux figés, le souffle haché, il observe dans le ciel charbonneux le tango chaloupé des cerfs-volants couleur d’arc-en-ciel. Il tente de se laisser bercer par la rumeur de la plage, ce doux mélange de cris d’enfants et d’oiseaux avec le bruissement du vent et le roulement des vagues au loin, mais rien n’estompe la grisaille qui a envahi son âme. Une question anodine de sa femme au sujet des courses à faire pour le repas du soir le fait basculer dans la confusion et le désarroi. La grisaille se fait noirceur, sa tristesse se mue en un sentiment de terrible impuissance, puis en rage et en haine de tous et de tout. Un diaporama vertigineux d’images abhorrées défile devant ses yeux : son père ignoble, qui a fini par émigrer de l’autre côté du monde pour échapper à ses obligations familiales ; un professeur injuste qui le maltraitait pour le plaisir de se repaître de ses larmes ; quelques femmes qu’il a aimées et qui l’ont laissé tomber comme une vieille chemise ; l’ami de toujours, son associé, qui l’a livré sans états d’âme aux requins de la finance et du commerce en espérant se faire pardonner avec un beau sourire désolé.


Vers la fin de l’après-midi, on voit le ciel s’assombrir à l’horizon comme si la teinte des nuages pouvait s’accorder à l’humeur d’un homme. Son bleu se grise tout en se chargeant de taches noirâtres. On ne distingue bientôt plus la mer du ciel. On dirait qu’un lugubre rideau de théâtre, couleur de deuil, effiloché et rapiécé de partout, s’est abattu devant le paysage. Les barques de pêcheurs ont disparu. Au-dessus des têtes, la barre de nuages noirs gonfle telle une voile prise par la rafale. Quand le soleil s’éteint, on commence avec un début d’affolement à ranger parasols et chaises longues, à plier les linges de bain, à rassembler pelles et seaux, à rappeler les enfants qui gigotent dans les flaques d’eau stagnante. Les premières gouttes de pluie s’écrasent sur le sable brûlant. En s’évaporant, elles poussent une sorte de gémissement de douleur que seuls les estivants les plus sensibles à la souffrance du monde peuvent entendre.


Un peu plus tôt, quand la tempête ne menaçait pas encore, il y a eu cette altercation entre les filles et un gros garçon boudiné qui tentait de les escroquer en leur vendant hors de prix une rose fanée à la tige défaite, aux pétales froissés, aux couleurs délavées, qui ne méritait que la poubelle ou les flammes de la cheminée du salon. Le père de famille a entendu le garçon menacer ses petites fées des pires sévices si elles refusaient le marché. Elles ont tenu bon. Avant de s’éloigner en bougonnant, le voyou a détruit d’un coup de pied tout un mur de sable de leur magasin, dispersant aux quatre vents les fleurs de papier qui en garnissaient le faîte. Bien entendu, les filles ont fondu en larmes et se sont précipitées vers leurs parents.


– Tu ne peux pas laisser faire, chéri ! a dit la mère de famille à son mari.


Sans la pression de son épouse, il aurait bien laissé faire, tant son cœur était lourd d’un trop-plein de ressentiment qui ne laissait aucune place à la compassion pour ses propres rejetonnes. Incapable de s’opposer à sa femme, il s’est levé lentement et dirigé vers le campement ennemi. Le gros garçon boudiné trônait derrière son comptoir de sable. Il a ricané en montrant du doigt à ses parents le père de famille qui s’approchait en titubant sur le sol instable. Ceux-ci ressemblaient à des locomotives humaines, à des géants noirs de poil et blancs de peau prêts à en découdre avec une armée entière d’estivants en colère. Ils se sont dressés sur leurs pattes arrière pour lui faire face. L’homme a levé le poing et juré en langue étrangère. La femme a posé ses mains sur les hanches et esquissé un geste obscène. Le garçon a tiré la langue et fait rouler ses yeux. Transi de peur, le père de famille a baissé les siens et est passé tout droit sans oser prononcer une parole. Après un grand détour, il est revenu s’asseoir. Il a annoncé à son épouse que tout était arrangé, qu’il avait parlé à ces gens comme il le fallait. À ses filles il a dit que jamais plus le gros voyou ne s’approcherait de leur magasin de fleurs, ou alors il aurait affaire à lui !


Pendant que les nuages de tempête s’amoncellent à l’horizon, le père de famille s’enfonce de plus en plus profondément dans sa chaise longue. Son corps pèse une tonne et sa tête explose. Lui qui ne rêve depuis son adolescence que d’exploits guerriers et d’actes héroïques, il se sent plus misérable que le plus lâche des déserteurs. Il ne perçoit plus rien en lui qu’un terrible sentiment de honte, un implacable désir de disparaître pour toujours de la surface du monde. Vide de toute pensée humaine, son esprit n’est plus habité que par des images d’horreur sans forme. Devant ses yeux, les titres du journal qu’il tient dans ses mains pour donner le change tournoient comme des feux d’artifice. Il va perdre conscience, plonger dans le noir, quand soudain une bourrasque saupoudre de sable ses prunelles à vif. La douleur le fait gémir. Il se précipite vers la douche publique et laisse l’eau rincer son visage et son corps jusqu’à ce que le froid imprègne chacun de ses muscles. À travers les filets de fraîcheur qui ruissellent sur son visage, il entrevoit la foule des estivants qui s’affolent à l’approche du grain : on court en tous sens pour récolter les fleurs de papier, rassembler les seaux, les pelles, les toiles de tente et les chaises longues ; on rhabille les enfants en toute hâte ; on se désespère de ne pas retrouver le livre qu’on a déposé bien en évidence à côté de soi avant de s’offrir une sieste bienvenue ; on enfouit dans le sable, pas trop près de son campement, les reliquats du pique-nique familial. Il y a des pleurs et des cris.


Il reprend ses sens. La claire conscience de ce qu’il est en train de vivre lui revient comme une gifle. Il entend sa femme et ses filles l’appeler, mais un tremblement de terre ne le ferait pas bouger. À l’abri sous le mur d’eau qui enveloppe sa peau, surpris lui-même de la froideur de ses pensées, il commence à échafauder le plan qui lui permettra de rétablir l’équilibre. En lui, la tristesse et le désespoir se transmuent en haine tranquille après avoir traversé en quelques instants toutes les nuances de la violence et de la sauvagerie. La simplicité de son projet de vengeance lui tiédit agréablement le cœur et les nerfs. Il faut seulement craindre que la pluie ne gâche toute l’entreprise.


Transi mais détendu, il ferme le robinet d’eau et rejoint son campement. Le fouet du vent sur sa peau mouillée le fait frissonner d’aise. Levant les yeux vers le ciel, il voit qu’un combat titanesque s’y déroule : la tempête venue des confins du nord et de l’ouest lutte contre le vent de terre qui s’est levé pour faire barrage au mauvais temps. Là-haut, les nuages tournoient comme gladiateurs dans l’arène, laissant fuser entre deux coups des rais de soleil qui frappent le sol par surprise. La pluie cesse. Sur la plage, tout le monde se met à l’arrêt. Il semble que là-haut les forces du beau temps sont en train de l’emporter et repoussent vers le large toute menace d’intempérie.


– Tu as vu, papa, une tornade comme en Amérique !


Il baisse les yeux juste à temps pour voir s’évanouir en poussière la minuscule tornade de sable qu’une rafale maligne a soulevée pour copier à l’échelle des hommes les grands combats qui se déroulent dans le ciel. Les filles applaudissent la toupie de sable avec le même enthousiasme qu’au spectacle quand tourne une danseuse en tutu sur la pointe d’un seul pied avant de disparaître, avalée par le noir des coulisses. Le soleil reparaît, rendant à la scène des couleurs d’été. Le vent tombe, et le père de famille sent un grand calme s’épandre sur lui. Cela le fait sourire de penser que le monstrueux voisin de plage qui l’a humilié tantôt ressemble assez au faux ami qui l’a basculé dans la fosse aux lions au cours du dernier hiver : même regard flou, mêmes mains poilues, même charpente informe…


Les familles rassurées par la victoire céleste des forces du bien se réinstallent dans leurs campements de toile. Les fleurs de papier refleurissent sur les créneaux de sable. Les marchands de boules de Berlin arpentent de nouveau la plage. On dirait qu’il ne s’est rien passé.


– Je te laisse avec les filles, ma chérie, j’ai besoin de marcher un peu. On se retrouve à la villa pour le dîner, si tu veux bien.


La mère de famille regarde son mari s’habiller tout en gardant un œil sur les filles qui commencent à se chipoter. Elle se dit qu’il est temps de les amener se baigner. Il y a des vagues, mais les gardiens de plage ont hissé le drapeau vert au sommet de leur tour d’observation. Elle voit que d’autres ont eu la même idée : déjà, le soleil à peine revenu, des grappes d’enfants batifolent dans l’eau sous l’œil de parents qui, pour la plupart, se contentent de les surveiller depuis la rive. Au goût des adultes, l’eau de la mer est encore bien fraîche en ce début d’été, mais cela ne la fera pas renoncer à s’y plonger avec les gamines ! Quand elle tourne la tête vers leur cabine, son mari a disparu. Mère et filles courent comme des gazelles folles vers les rouleaux qui grondent tout en bas de la plage.


*


Posté sur une terrasse de café proche de l’escalier qui ramène les estivants sur la digue, le père de famille ne peut pas manquer le passage de la famille monstrueuse. Un peu plus tôt, il a dû se cacher derrière son journal pour n’être pas repéré par sa femme et ses filles s’en retournant à la villa. Il n’a rien entendu de leurs échanges, mais leurs gestes vifs lui ont donné à penser qu’il s’agissait encore d’une dispute. Jouer ainsi les détectives lui a arraché une grimace de plaisir mais, sitôt qu’elles ont disparu de sa vue, il les a oubliées pour se concentrer sur sa tâche. Il va commander son troisième café quand surgissent en haut des marches le gros garçon et ses parents. Le trio avance sur la digue en se balançant de droite et de gauche comme l’avant-garde d’un troupeau d’éléphants en quête de nouvelles pâtures à dévorer jusqu’à la dernière feuille. Au kiosque qui fait l’angle, ils achètent les plus grosses glaces et les lèchent de concert tout en marchant.


Les suivre de loin ne pose aucun problème. Bientôt, à l’extrémité du quartier le plus laid du village, là où les édiles projettent sans succès de tout raser pour construire du neuf, ils s’engouffrent dans une masure au toit de chaume posée en lisière de forêt au milieu de dunes à l’allure de décharge abandonnée. Tout près, coincées entre deux routes à grande circulation, les ruines fracassées d’un bâtiment d’allure victorienne projettent une ombre sinistre. Il reconnaît le club-house d’un golf autrefois luxuriant, mais désaffecté depuis des décennies après un scandale financier qui a fait tomber plusieurs notables de la région. Il se rappelle s’y être promené avec sa mère certains soirs où l’air était doux et la lune pleine. Ils marchaient pieds nus sur l’herbe douce des fairways et se couchaient, main dans la main, sur les greens lisses comme des tapis de soie pour regarder les étoiles apparaître entre les nuages chassés vers la mer par le vent de terre. Il sent ses yeux se mouiller en repensant à ces instants d’enfance féerique, mais cela ne fait que fortifier sa détermination à agir le soir même.


Grâce à la forêt qui touche presque l’arrière de la maison des monstres, tout sera très facile. Quand tout le monde dormira chez lui, il se relèvera sans éveiller sa femme, montera dans sa voiture, qu’il aura pris soin de garer assez loin de la villa, vérifiera que personne ne rôde dans les environs avant d’allumer son moteur, contournera le village en évitant le centre et se parquera au milieu du bois près de l’ancienne aire de pique-nique. Personne ne le verra sortir sans bruit de son véhicule caché sous les arbres, enjamber la vilaine barrière à la peinture écaillée, faire le tour de la maison de ses victimes en vidant régulièrement son jerrican d’essence contre la paroi. Il pensera à en garder une bonne part pour arroser le toit de chaume là où il descend jusqu’à taille humaine et imbiber généreusement le tas de bois de cheminée rangé contre une des façades. Une allumette suffira à embraser le tout. Avec de la chance, le gros garçon et les deux ogres qui lui servent de parents n’auront pas le temps de s’éveiller avant d’être étouffés par la fumée et rôtis en pyjamas à rayures sous leurs draps et duvets de supermarché. À la place de la vieille masure, on construira un immeuble de rapport qui saura enrichir quelques notables de la région. Il faudra cet incendie malheureux pour qu’enfin les autorités se décident à lancer concrètement un plan de rénovation et reconstruction de ce quartier qui fait tache dans un si beau village de vacances !


Debout dans le noir à l’orée du bois de pins, un bidon d’essence à la main, le père de famille se prépare à entrer dans le vif du sujet. Devant lui, à peine visible, la silhouette trapue de la masure des monstres ressemble à un énorme cétacé échoué sur le sable. Pour un peu, il l’entendrait souffler et se débattre pour tenter vainement de survivre. Remonte alors à sa mémoire, par une étrange association d’idées, la grâce des promenades nocturnes qu’il faisait avec sa mère dans le village d’autrefois, leurs rires, leurs courses sur les pavés, leurs roulades dans le sable des dunes. Une sorte d’attendrissement lui prend le cœur par surprise, ses pensées mauvaises se démantibulent comme les membres d’un pantin de bois tombé au sol. En même temps que se détendent sa nuque et ses épaules, son plan vengeur s’étiole, se dissipe. Planté les deux pieds dans le sable, son bidon à la main, il sent dans ses os et sa chair que le courage va lui manquer. Le courage ou la lâcheté, il ne sait plus.


Après un long temps d’immobilité, la tête vide de toute pensée, il retourne à sa voiture et prend comme un automate la direction de la digue. Il descend sur la plage par l’escalier de pierre bordé de rampes lisses que des générations d’enfants ont utilisées comme toboggans, s’assied sur le pont de planches qui relie les cabines de plage en un long train immobile, regarde la mer toute proche à cause de la marée haute. On dirait qu’elle retient son souffle après une inspiration profonde, se dit-il, et pour la première fois de sa vie il se sent poète. Mon âme à ciel ouvert… mon âme à ciel ouvert… déclame-t-il en empoignant son jerrican d’essence. Il s’approche avec un sourire coquin de la cabine qui abrite les affaires de plage du couple de monstres et toutes les fleurs en papier de leur haïssable morveux.


À l’avenir, il sera bien temps de penser ! Tout est encore possible à son âge !


 
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   Anonyme   
19/5/2014
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Je trouve la fin incohérente. Bon, déjà j'étais déçue que le père de famille s'en prenne à de parfaits étrangers au lieu de massacrer sa femme et ses filles pendant que le grand fiston va courir la gueuse, mais ça c'est tout personnel.
Ce qui ne me plaît pas, c'est qu'après avoir été touché par une espèce de grâce devant la maison des méchants étrangers, sauvé par l'image de sa mère et comme par magie délivré de ses tourments, le père de famille recoure tout de même à une vengeance mesquine. Faut croire qu'il n'aime pas gaspiller ; il a pris de l'essence, il veut en faire quelque chose ! Mais cet acte final, à mes yeux, nie l'indication que les forces du bien, comme tout à l'heure sur la plage, aient vaincu celles du mal, et brouillent complètement le mouvement du texte. Je trouve.

C'est dommage, parce que sinon j'ai trouvé l'histoire vraiment très prenante, je voulais savoir sur quoi ça débouchait, tout ça, et je trouve le récit bien campé, entre cette coutume des fleurs de papier sur la plage et les différentes anecdotes.
L'écriture en revanche est un poil chargée pour mon goût, cherchant trop visiblement l'effet à mon avis ; cela m'a surtout gênée pendant la partie des souvenirs d'enfance, parce que les phrases m'ont paru trop alambiquée pour correspondre aux perceptions du petit garçon. Exemples ci-dessous.
"Tout autour s’agitaient des hommes casqués (...) des talkies-walkies aux longues antennes frémissantes."
"Tout serait effacé par la marée du temps qui passe comme les forteresses de sable construites par les enfants sont emportées par les vagues."
"une bande de jeunes où ne manquent pas les jolies fées aux longues tresses blondes"
"Là-haut, les nuages tournoient comme gladiateurs dans l’arène"

Au final, une histoire intéressante, donc, un personnage central attachant dans sa fragilité, mais un style qui pour moi ne s'harmonise pas très bien avec le récit et une fin mal équilibrée.

   Robot   
21/5/2014
 a aimé ce texte 
Un peu
De longues phrases, trop longues, comme si vous craigniez de ne pas assez en dire. C'est le défaut de ce texte qui délaie l'intrigue et aurait mérité d'être resserré.

"Elle l’admire d’avoir tout tenté pour se défendre, d’avoir rué des quatre fers, fait jouer ses relations les plus subtiles, utilisé les stratagèmes les plus malicieux, mais elle ignore encore que les requins ont été les plus forts, qu’ils ont dépouillé son homme couche par couche en ricanant, comme des enfants cruels s’en prennent à un camarade affaibli à la sortie de l’école ou dans un coin de la cour de récréation."
Exemple d'une phrase interminable qui a nécessité 6 virgules. Elle pouvait être scindée en plusieurs membres. Et pourquoi l'avoir rallongé par deux exemples d'enfants cruels. Vous auriez du choisir soit la sortie de l'école, soit la cour de récréation. Les deux c'est un exemple de trop. J'aurais même bien vu que vous arrêtiez à "affaibli" et supprimiez ce qui vient ensuite. Votre texte demeurait tout autant compréhensible en étant moins chargé.

"Quand elle tourne la tête vers leur cabine, son mari a disparu. Mère et filles coururent comme des gazelles folles vers les rouleaux qui grondent tout en bas de la plage."
Un changement de temps, du présent au passé que je ne m'explique pas.

J'ai eu du mal à aller au bout ce récit qui manque de vigueur et d'originalité d'autant qu'on se doute qu'il s'achèvera par un geste dramatique annoncé depuis trois alinéa.

   LeopoldPartisan   
4/6/2014
 a aimé ce texte 
Passionnément
l'auteur de ce très beau texte est un véritable conteur. Tout ce tiens sans en avoir l'air. Il nous ballade au grè de l'humeur changeante "du père de famille" qui intérieurement vit une terrible crise tant d'identité que d'existence.

L'auteur se sert à merveille de la côte belge et de cette belgitude tout à fait paradoxale qu'elle incarne. Il y a même un fond de surréalisme qui m'a fait tout à la fois penser à des nouvelles de Ray Branburry pour le climat léger d'angoisse et à des images du film "Toto le Héros" du réalisteur belge Jaco Vandormael.

Cerise sur le gâteau, jusqu'au tout dernier moment, j'ai été incapable de savoir comme cette histoire très climatique allait se terminer.

Bravo, vraiment car vous avez vraiment écrit un texte où notre culture belge est si finement mise à l'honneur. Il y a dans vos lignes et dans vos mots du Brel cfr son film "Franz", du Delvaux pour les images, mais aussi du Ensor et du Permeke (le combat des nuages) et bien sûr du Simennon pour la justesse du caractère de votre "héros..."

à lire et à relire

   Pepito   
11/6/2014
Bonjour Acratopège,

Forme : une belle plume ! Une lecture où transparaît le lent ressac des vagues.
J'ai adoré "l'éclatement de la vague aux pieds"

Fond :
"Une question anodine de sa femme au sujet des courses à faire pour le repas du soir le fait basculer dans la confusion et le désarroi." çà c'est véridique, mais le rendu est faible
"l’ami de toujours (et associé, oups !) espérant se faire pardonner avec un beau sourire désolé." classique
"qui l’a livré sans états d’âme aux requins de la finance et du commerce" çà c'est carrément drôle

Du coup, cela ne sent pas trop le vécu...

J'ai trouvé le rythme trop lent. Tout çà pour cramer une cabane ? Sans personne dedans en plus ... :=)

Merci pour la lecture.

Pepito


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