– Cela s’est passé il y a longtemps. Vos parents étaient encore à téter le sein, à moins que ce ne soit leurs parents à eux.
L'ancêtre, conteur des soirs après l'orage, est laid : il suinte l'immondice. Ses lèvres commencent à bouger. Face au seuil où il est assis, les enfants l'écoutent, et la plupart sont déjà ailleurs, dans l'air où fusent les mots.
« La vallée s'ouvrait à eux comme les cuisses de leurs concubines l'avaient fait un nombre incalculé de fois. À cette différence que les hommes qui avaient pénétré dans l'écartement entre les deux montagnes n'en étaient jamais sortis. Le col donnait sur un escarpement à pic, au pied duquel la plaine commençait. Une rivière coulait dru, serpentait entre les amandiers et les ruches bleues. L'étouffante chaleur, le vent qui fouettait les escarpements, créaient les conditions parfaites pour l'élaboration du miel.
Pour accéder à ce paradis, il fallait cependant franchir une rimaye ; elle se trouvait à l’angle entre l’à-pic rocheux et la plaine. La faille était large comme une douve et menaçante comme une gueule prête à mordre. Malgré le soleil qui lançait ses rayons au pourtour, sur l'herbe folle et fraîche, au-dedans régnait l'obscurité ; la mousse sombre se révélait sur les plus hauts rebords, humide d'un humus muqueux.
La chute n'aurait pas été blessante et tant qu'à faire, il aurait même fallu se jeter nu pour bien profiter. Vers la fin, quelques rebonds fâcheux n'auraient pas manqué de faire gicler le vermeil, avant le final... Et naturellement, ce fut moi qui me tapai le saut au-dessus de la profonde garce. Je m'élançai, et dans un terrible sentiment qui me prit aux tripes je vis les profondeurs défiler sous moi. Enfin je me réceptionnais. »
Les enfants admirent Gwadaïr : il est l'aïeul du village et les adultes viennent requérir ses conseils. Toujours lorsqu'il conte, il se met en scène dans une histoire différente. Les adultes affirment que ces contes proviennent d’une haute imagination. Le mouvement général chez les enfants est de croire sur ce point leurs parents ; cependant il est parmi les plus jeunes un groupe contestataire qui refuse de tels propos, ses membres en magnifient l'aïeul, et ils assurent que les contes ne sont pas des histoires de chaumières, qu’au contraire ils sont vrais.
« J’accompagnais trois hommes.
Trefen, le jeune homme beau et timide nous accompagnait sur ordre de son père. Il devait se forger le caractère en découvrant le monde. L’expédition était en effet dangereuse, même avec moi pour la guider, et ce que vous allez entendre vous fera pâlir.
Il y avait Daigot, qui se faisait appeler Daïninn à la cour. Il était le père de Trefen. Il espérait que son fils reprenne son commerce. Seulement voilà, aux dernières nouvelles Trefen n'avait pas hérité du don particulier du père. Or ce don de commerçant était à l'origine de la fortune et de l'immense renom du marchand ; envisager même que Trefen lui succède était ainsi impossible.
Enfin, il y avait Bagotin le troubadour, mon préféré, qui nous distrayait de ses danses le soir. Il cachait bien ses tours mais mon œil exercé avait repéré les dagues dissimulées dans son accoutrement de pitre. Il était un compagnon agréable. Il savait quand laisser le groupe écouter le silence de la nature, et quand chanter.
Quant au but de l’expédition, nous recherchions tous des choses différentes.
Moi, j’étais leur guide, leur garde du corps, je devais veiller sur eux. Ce besoin de protéger les hommes a toujours coulé dans mes veines de façon naturelle et innée. Je n’aurais laissé mourir aucun de mes compagnons.
Daigot, le marchand, était à la recherche d’un objet aux propriétés magiques, une relique qu’un noble lui avait demandé de lui procurer. Un vieux grimoire assurait qu’elle faisait tomber éperdu d’amour l’être qui vous vouait une indicible haine.
Bagotin, le troubadour, était un aventurier dans l’âme, constamment à la recherche d’une nouvelle histoire à raconter. Comme moi, il rejetait toute histoire inventée.
Nous avions passé le col du Verte-Vent, et descendu les escarpements. La rimaye se présentait à nous. Elle nous barrait la route. Comme je l’ai dit, ce fut moi qui me tapai le saut au-dessus de la profonde garce. Et tandis que mon élan me transportait de l’autre côté, je vis les profondeurs défiler sous moi. Je me réceptionnai.
Le vide ne m’a jamais fait peur. Ce vide-là renvoyait quelque chose de malsain. Mon estomac se resserra et je ressentis un inexplicable malaise. Il y avait de la corruption dans les tréfonds. Cela n’était pas naturel, un animal perverti, un démon, avait élu domicile ici. Je repensais aux récits qu’on nous avait faits de ce lieu. Personne n’était jamais revenu après avoir passé le col du Verte-Vent.
Trefen, de l'autre côté de la faille, m'envoya la corde. Je me déplaçai de quelques enjambées et l'attachai à une souche en prenant garde de m'approcher d'un nid de miel. Des abeilles au dard bleu y tournoyaient. Moi bien sûr je m'en tapais, toutefois pour les trois que j'accompagnais, ç'aurait été une sale blague de les faire franchir la saillie pour débouler sur ces saletés. Mon nœud était solide, j'en fis un second. Lorsque l'autre côté eut été entrepris de la sorte, Trefen s'avança prudemment. Il ne se débrouillait pas trop mal. Un pas après l’autre sur la corde, il progressait vers moi.
Ça y était ! Il avait passé l'obstacle. Mais alors que je l'accueillais, son pied dérapa. Il bascula en arrière. J'étais face à lui : ma main droite fusa et vint se plaquer sur son dos. Alors que je tirais pour le ramener près de moi, le vide dégagea une résonance muette. Puis je poussai Trefen en avant pour le mettre en sécurité. Il trébucha sur la souche où était accrochée la corde et s’étala au sol. Loin dans la pénombre de la rimaye, une onde fut émise que je perçus distinctement : une frustration. Un animal était terré et nous observait. Il espérait que l’un de nous tombe. Preste, je rétablis Trefen sur le plancher des vaches et souris de toutes mes dents à Daigot, l’encourageant à venir me rejoindre. Je savais qu’il était le plus pleutre de nous quatre. Sa seule motivation était l’argent. Ça allait être son tour.
Le marchand fixait son fils, l’œil terrorisé. Bagotin posa une main sur son épaule, et lui dit des mots d’encouragement. Le marchand et son fils entendirent « allez, tu peux y arriver » mais Bagotin et moi entendîmes la réalité : des syllabes d’une langue magique qui permettait de contrôler autrui « Nam-Sa-Lak ». Alors le marchand osa un premier pas. Il n’était pas à l’aise. Le numéro d'équilibriste allait être rude.
Daigot fit un autre pas. La corde tendue vacilla, et le pauvre homme battit des bras comme s'il allait s'envoler. Je m'emparai de la tresse et la maintins fermement. D'abord, l'effet de mon acte fut incertain, et je le regrettai aussitôt : les bras du marchand batifolèrent dans l'air, tandis qu'il se pliait activement en plusieurs contorsions désespérées. Au-dessus de lui, de longs oiseaux passèrent en flèche devant le soleil. Cependant le marchand se rétablit miraculeusement et effectua promptement le reste du parcours.
C'était maintenant au tour du dernier homme : Bagotin l'indiscipliné, le chancre des villes, le trublion des bordels aux mille réputations. Je le surveillais sans m'inquiéter nullement. Agile, il clopinait sur la tresse comme s'il s'agissait d'un tronc de chêne ; pourtant il s'immobilisa, fasciné par le gouffre sous ses semelles.
Je lui criai de se dépêcher ; cependant Bagotin n'était pas homme qui entend les ordres. Le crétin m'ignora. Il sortit de sa poche une petite branche, qu'il frotta entre ses paumes en murmurant. Le sang tambourinait jusque dans mon crâne. Je rugis :
– Je te préviens Bagotin, je viens te chercher !
M'ignorant de nouveau, il écarta ses mains et laissa tomber la branche. Elle s'embrasa en passant devant la corde. Je compris ce qu'il faisait l'abruti ! Il essayait de lever un bout du voile qui nimbait de mystère ces profondeurs. Il envoyait une branche enflammée pour éclairer ce qui se terrait en bas. Je vis la branche, freinée par les feuilles, qui tombait lentement. Poussé par ma curiosité, je m'avançai plus avant ; la puissante lumière se mua vite en faible lueur. Par Smen ! La garce était profonde ! Alors que le feu n’était plus qu’un point au loin, je vis un membre bouger. C’était noir et rapide, avec une aura d’un vert putride. La rimaye était atrocement profonde, mais ma vue était excellente. Je suis sûr d’être le seul à l’avoir aperçu. Puis le noir reprit ses droits. Je continuai d’observer.
C'est alors que cela eut lieu. Tandis que je m'accablais à tenter de distinguer quelque chose de notable, un grondement jaillit. Pas de la rimaye. Il venait de partout : du ciel peut-être, de par-delà les crêtes. C'était fort, c'était violent, et quand ça s'arrêtait j'en conservais dans mes oreilles un affreux bourdonnement. La terre avait-elle tremblé ? À travers mon cerveau embrumé je sentais mes pensées refluer. La première fut pour Bagotin. Il était parvenu à garder son équilibre l'acrobate !
Nous nous écartâmes de la rimaye en courant. Plus tard, on avançait dans une herbe grasse. Le soleil tapait fort, et des plaques rouges apparaissaient sur nos cous. Quand c'était possible, on progressait sous le couvert de quelques arbres. Puis on arriva à la forêt.
Ah oui, je ne vous ai pas raconté. La relique que nous recherchions était perdue dans la forêt. Cependant les cartes disaient qu’un Îoba y vivait : un demi-dieu. Ses adeptes étaient des solitaires et des ermites. De vieux ouvrages d’érudits le nommaient Meiba Juitone, et le décrivaient comme une divinité dansante à la chevelure longue et dorée. Du fait qu’il n’apparaissait que rarement aux hommes, ses pouvoirs étaient méconnus.
On venait donc rendre une petite visite à Meiba Juitone pour qu’il nous indique où se trouve la relique. Le problème c'est qu'on ne savait pas où le chercher. On savait juste qu'il vivait dans cette foutue forêt. »
La nuit est tombée sur le village. Parmi les enfants, une main est levée depuis un long moment. Le vieillard désigne le garçon.
– Oui ?
– Vous avez dit que Daigot avait un don particulier, et que Trefen qui ne le possédait pas ne pourrait jamais lui succéder. J’aimerais savoir quel est ce don.
– J’allais y venir, mais puisque tu veux le savoir maintenant, je vais te dire.
« Il repérait les artefacts qui avaient de la valeur. Plus que cela il avait un sixième sens véritable. Il suffisait d'une trace de Shenhor le dieu des éclairs dans de la boue séchée : Daigot savait de quoi il s'agissait, et le voilà qui accourait avec sa petite pioche. Ou encore, Fables le dieu du vent pétait dans une taverne à trois lieues, et Daigot débarquait avec une cruche et un bouchon afin de récupérer la fine relique. Celui qui la humait pouvait bondir par-dessus les nuages puis se poser sur terre sans blessure. Le marchand avait le don de reconnaître et d’authentifier tous les artefacts, sans jamais se tromper. De telles reliques étaient très prisées. »
– Les dieux existent ? demande l’enfant.
– ll y a des créatures sur terre qui ont des pouvoirs incroyables, répond le vieil homme. Sont-elles des dieux ? Pour certains oui. Pour d’autres un dieu n’en est un que s’il a créé l’univers. Pour les premiers, les cheveux de farfadet qui sont dans ma chambre sont des poils de dieu. Il est vrai que si je te les faisais toucher tu sautillerais, et serais aussi agile qu’un singe pendant les deux prochains jours.
– Vous avez déjà parlé à un dieu ?
– Tu en jugeras par toi-même si tu me laisses continuer mon histoire.
« Nous étions donc dans la forêt. Moi, en éclaireur, j'avançais, allègre, au-devant du groupe. Des bois, nous pénétrâmes un nouvel espace : celui de sous-bois plus mouillés, plus denses et surtout plus oppressants. Peu à peu, nous réalisâmes que les troncs étaient tordus, visiblement en proie à un mystérieux mal ; et à mesure que nous progressions, ce mal, nous pouvions le sentir dans nos cœurs et nos esprits, allant s'intensifiant. La forêt autour de nous était malsaine. Les arbres avaient une écorce noire, et se penchaient dans tous les sens comme atteints de maladie.
Rien en ces lieux ne nous intimait de continuer, mais c’est pourtant ce que nous faisions. La végétation était sans vie : les feuilles, veinées de noir, tombaient en miettes lorsque nous les frôlions. Le sol était jonché de pierres si tranchantes qu’elles ouvraient nos semelles.
Tout allait de pire en pire. Nous devions contourner des flaques visqueuses et empoisonnées. Les arbres se penchaient dans des positions hideuses, on les aurait dits torturés. Leur écorce sombre se détachait et tombait sur leurs racines, dévoilant un tronc verdâtre ; nous marchions sur cette écorce qu’on aurait dite tachée de sang humain.
Peu à peu la force maléfique de ces lieux nous gagnait : tandis que notre moral était à l'agonie, nos corps comme les arbres malades commencèrent à adopter des formes abominables. Je voyais mes compagnons tordus comme des cadavres rigides. Leur forme était inhumaine. Mon visage se crispait devant cette vision d’horreur. Je réalisais que ce que je croyais être le vent dans les branches était les cris d’effroi de mes compagnons. Impuissants, ils m’appelaient au secours. Le poids de la force ignoble me broyait. Je me sentais démuni, toute volonté à l’abandon. Mes yeux se tournaient dans mes orbites. Je criais.
Alors le hurlement dont la rimaye était la source, et qui tantôt s'était exprimé à travers toute la montagne, se fit entendre de nouveau. Il était un cri de victoire ! Il était puissant et fascinant. Il nous dominait, nous pénétrait ; c'était à travers nous qu'il résonnait. Il nous traversait, nous faisait subir une absolue souffrance, puis allait se perdre en sifflant dans l'infini de l'éther, projeté par la même force brutale qui l’avait insufflé en nous.
Nos corps présentaient désormais les pires difformités, si bien qu'il était pénible de se tenir debout. Les membres atrocement fragiles et pliants, une lenteur méticuleuse et extrême s'imposait, au risque de nous écrouler définitivement. Bientôt, nous nous laissâmes choir. Il ne fallait plus bouger, nous pouvions nous répandre en bris d'os si nous respirions seulement trop fort. Nous étions pris au piège. Nous n’avions pas couru assez vite, le mal qui logeait dans les profondeurs de la rimaye nous avait rattrapés. J’eus une pensée pour les aventuriers qui, avant nous, n’étaient jamais revenus. Je savais au moins le mal qui les avait frappés.
Je cessais toute lutte. Mes compagnons avaient renoncé longtemps avant moi. Les troncs corrompus n'eurent alors qu'à se pencher doucement, délicatement sur nous. Je sentis des racines longues se frotter à ma taille, m’entourer, et serrer afin de m’étouffer. Ma vision se brouillait, mes yeux mourraient avant moi.
Une forme avança vers nous : c'était un arbre gigantesque et écorché. Il était aussi noir que la nuit, avec une aura d’un vert putride. Il prenait appui sur ses nombreuses racines, une centaine, avec lesquelles il se mouvait de façon incertaine. C’est alors que le hurlement jaillit de nouveau, plus conquérant, à travers la montagne, nos corps, et la créature indicible ; je n’ai jamais ressenti pareille souffrance. Nous n'avions plus les moyens ni la volonté de nous défendre, et assistions, offerts, à la charge des branches pointues comme des lances. »
Un enfant crie. – Du calme ! intime Gwadaïr. Je suis vivant. Et mes compagnons ont survécu. Veux-tu savoir comment ? – Oui, bredouille l’enfant.
« Ce fut l'arrivée de Meiba Juitone qui nous sauva. Le demi-dieu, à l'aide de sa chevelure épaisse, souleva la créature démoniaque comme une brindille ; un unique cheveu s'enroula autour de chaque racine, et dans un écartèlement divin l'arbre noir explosa. Alors, comme des sbires en quête de repentance, devant le spectacle du funeste destin de leur maître, les troncs retrouvèrent leur place originelle dans la forêt.
Meiba Juitone se présenta et nous pria de l'accompagner. Il n'eut pas besoin de parler, car il fit de sa démarche un langage que nous comprenions. Nous apprîmes que la montagne, la vallée et les bois étaient hantés ; ce phénomène, comme je le l'avais justement supposé, trouvait sa source dans la rimaye. Il y avait bien longtemps, Meiba Juitone avait affronté un démon et l'avait enfoui sous terre. L'âme du démon avait trouvé en la montagne un tombeau, et s'il ne présentait plus guère de menace pour le demi-dieu, il continuait néanmoins d'exercer sur les humains sa terrible influence.
Nous n’obtînmes rien de Meiba Juitone. Il nous laissa quitter la vallée sains et saufs. Nous retraversâmes la rimaye, et franchîmes le col du Verte-Vent en sens inverse. Les gens dans le hameau n’en croyaient pas leurs yeux de voir des voyageurs descendre du col.
Mon histoire se termine ici les enfants. »
Des soupirs de soulagements se propagent dans l’assistance. Quelques enfants rentrent chez eux. Serein, le vieillard contemple les étoiles. Fidèle à son rituel de fin de conte, il passe sa paume sur l’amulette qu’il porte autour du cou. Parmi les enfants, plusieurs mains se lèvent. Il semble que le conte s’est achevé trop vite, qu’il reste malgré tout quelques détails à éclaircir.
– Oui ? interroge Gwadaïr. – Daigot a-t-il obtenu une relique du demi-dieu ?
– Non, le demi-dieu n’a rien voulu lui donner. Le noble n’a pas payé le marchand, et l’être qu’il désirait n’est jamais tombé dans ses bras.
Gwadaïr désigne un autre enfant.
– Alors vous avez juste parlé au dieu et vous êtes rentrés chez vous ? – C’est cela. Mais nous y avons tous gagné : Bagotin voulait voir le demi-dieu et son effort fut donc récompensé ; Daigot désirait moins obtenir un artefact qu’avoir la compagnie de son fils durant l’un de ses voyages, ainsi son effort fut également récompensé ; quant à moi, j’étais le guide, le garde du corps, et je les ramenais tous sains et saufs.
Parmi les enfants qui ne croient pas à la réalité des contes, quelques murmures réprobateurs se font entendre : cette fois, Gwadaïr est allé trop loin dans l’exubérance. Pour eux, il est désormais établi comme un fait que le vieillard n’est pas un aventurier mais seulement un habile conteur. À l’inverse, les adorateurs de l’homme voient leur admiration pour lui redoubler. De cette minorité d’enfants, une voix demande :
– Vous étiez jeune à ce moment ?
Gwadaïr sourit.
– Très jeune. Je ne voulais qu’une chose : découvrir le monde.
– Ah ! Alors si c’était il y a longtemps, vous avez peut-être rencontré des cerfains ? enchaîne l’aîné des enfants. – Des cerfains ? s’exclame un enfant. Qu’est-ce que c’est ?
Les enfants interrogent alors leurs voisins et voisines. Nul ne connaît les cerfains. Lorsque la clameur cesse, une admiratrice de Gwadaïr s’éclaircit la gorge et lance :
– Vous en avez parlé dans une de vos histoires. C’était juste une phrase comme ça, mais moi je l’ai retenue. C’est un homme avec des cornes de cerfs !
Gwadaïr hoche la tête.
– Bien. Je vais vous expliquer ce que sont, ou plutôt ce que furent les cerfains, car ils ont aujourd’hui disparu.
« Au temps de mon aventure, il existait des œufs d’une nature particulière, si bien que seuls les riches ou nobles les convoitaient. Il faut dire que ces œufs étaient plus rares que des pierres de calcédoine ou de rubis. Leur prix s’élevait à des sommes faramineuses, qui ne les rendaient accessibles qu’aux familles riches ; parfois il fallut qu’en commun elles décidassent de s’unir pour en faire l’acquisition.
Lorsqu’il arrivait qu’un de ces œufs éclose, on assistait alors à la naissance d’un cerfain. C’était au départ un nourrisson à l’apparence humaine, mais en l’espace d’une dizaine de jours, le jeune cerfain avait déjà atteint l’adolescence.
Il se distinguait des adolescents humains par plusieurs de ses attributs : la haute taille, qui atteignait souvent celle d’un homme et demi ; mais également une pilosité comparable à celle d’un cerf sur tout le corps, sauf au visage et aux épaules ; une force que nul homme ne pouvait égaler, une agilité animale, une intelligence au moins égale à celle de l’homme, avec une capacité d’assimilation et d’apprentissage bien supérieure. Si bien qu’en dix jours l’adolescent cerfain à condition qu’il ait reçu une éducation adaptée, possédait autant de connaissances qu’un adolescent humain d’une vingtaine d’années.
Enfin, paon de tous ces attributs qui les rendaient merveilles aux yeux des hommes, dont beaucoup les considéraient comme leurs dieux, les cerfains arboraient des bois. Comme les cerfs, ces bois portaient le nom de dagues lorsqu’ils commençaient à se former ; dès l’adolescence il s’agissait déjà de merrains résistants, et au onzième jour, il s’agissait de bois plus résistants que l’or, comportant au moins six embranchements.
Ces créatures sublimes provoquaient bien des désarrois lorsqu’elles mouraient, car non content d’être des soldats aguerris et fidèles, capables de vaincre plusieurs hommes en combat singulier, on dialoguait avec elles comme avec n’importe quel ami ; or, les cerfains s’éteignaient naturellement trente jours après leur naissance, déjà rendus à l’état de vieillard, bien qu’il se fût agi de sages à ce moment de leur vie. »
Il faisait froid. La veillée avait suffisamment duré et l’histoire principale était finie. Après la digression du conteur sur les cerfains, la place devant la chaumière de Gwadaïr se vida.
Dans les jours qui suivirent, lorsque les adultes affirmèrent que les créatures mi-hommes mi-cerfs relevaient de la légende, beaucoup d’enfants mirent en doute l’authenticité des contes.
Cependant, ceux qui vouaient un culte à Gwadaïr ne se laissèrent pas convaincre. Pendant de longues saisons, il s’en venait quelques-uns afin de rendre visite au vieillard et de le questionner au sujet des cerfains. Ces créatures venaient-elles de contes ou avaient-elles réellement existé ? se demandaient les enfants.
L’un d’eux, nommé Braon, qui avait souvent pris la défense du vieil homme auprès des autres enfants, trouvait toutes sortes d’excuses pour lui rendre plus de visites que ses camarades. Le jeune garçon était fasciné par le vieillard, et lui offrait son aide dès qu’il le pouvait. Braon avait l’idée, il est vrai, de se voir un jour initié à la science des récoltes et de la guérison, ainsi qu’à l’art des récits.
Gwadaïr continuait d’observer le jeune homme, et de déceler ses qualités ; le village aurait après tout besoin d’un prophète et d’un médecin lorsqu’il s’en irait. Rapidement, il jugea Braon digne de devenir son apprenti ; les autres enfants furent jaloux pendant un temps, cependant sans méchanceté, et cessèrent lorsque Braon commença de guérir seul ses camarades, et qu’il procura au village d’abondantes moissons.
Le jeune homme ne révéla jamais aux habitants la véritable nature de l’amulette que son maître portait en permanence : il s’agissait d’un présent de longue vie du demi-dieu Meiba Juitone au vénérable vieillard, capable de ralentir les stigmates du vieillissement, multipliant l'existence du porteur ; de même, l’apprenti ne révéla jamais l’existence du rituel secret qui le liait à son maître : tous les matins, il frottait le crâne de Gwadaïr avec un couteau, puis ramassait assidûment les copeaux de bois tombés au sol.
Ainsi, les questions que les enfants n’avaient pas posées ce soir-là eurent, pour Braon seulement, des réponses :
Pourquoi Gwadaïr ne craignait-il pas les abeilles au dard bleu ?
Pourquoi était-ce à lui de sauter la ravine, jouer le rôle de l’éclaireur et ouvrir la marche dans les profondeurs de la forêt pervertie ?
Pourquoi était-il si grand malgré l’âge qui aurait dû le tasser ?
Pourquoi faisait-il tant de bruit lorsque ses pas résonnaient sur les dalles de marbre des temples ?
Pourquoi portait-il un chapeau ?
Pourquoi avait-il les yeux noirs ?
Pourquoi partait-il si longtemps dans la forêt la nuit, pour ne revenir qu’avec la rosée ?
Pourquoi certains avaient rapporté l’avoir vu se désaltérer à même l’eau d’un étang ?
Des secrets de Gwadaïr, jamais son élève ne souffla mot.
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