« Qu’ai-je à perdre qui changerait ma vie ? » Swami Shraddhananda
Désabusé en raison de la crise financière dans laquelle mes illusions, mon emploi et la valeur de mes actions s’étaient envolés, emportés par l’irrésistible tourbillon, je m’étais réfugié, fuyant la tourmente, dans les paysages fantastiques de Charlevoix, en quête d’un havre pour panser mes déboires et retrouver la paix intérieure.
On m’avait chaudement conseillé l’accueil et la table champêtre de madame Lafleur, une femme au regard un peu gris qui tenait l’auberge à Saint-Siméon : une maison victorienne aux couleurs ciel et nuages, épinglée, tel un bijou, à la colline face au Saint-Laurent. Pour le moins, m’avait-on prévenu, il s’agissait d’un site ensorceleur ouvert sur l’horizon et bordé d’arbres noirs et immenses. Si, à la brillance des ciels d’automne, la demeure centenaire semblait dominer le fleuve, elle paraissait, dès la brunante venue, envahie par des ombres d’une vie passée qui, sous le souffle invisible du vent, chuchotaient dans le jardin. N’ayant aucune attirance pour le spiritisme ou les revenants, je n’avais pas osé m’aventurer dans ses allées.
Malgré le temps froid de la saison, l’auberge affichait complet. Convié au repas du soir pour les dix-neuf heures, je me rendis à la salle à manger un peu plus tôt, espérant rencontrer d’autres clients et bavarder de tout et de rien. Des peintures de scènes de chasse et des têtes d’orignal agrémentaient les murs laminés de bois de la grande salle alors que les lustres en fer forgé diffusaient une lumière tamisée. Les convives, décontractés, arrivèrent et se présentèrent les uns aux autres : un moment fort agréable. Nous nous préparâmes, sous le crépitement des bûches et les valses de Strauss, à déguster les mets champêtres apprêtés par l'hôtelière. La grande table nous réservait deux surprises : des fauteuils d’un confort surprenant et un copieux festin arrosé des meilleurs vins. Ce dîner, mémorable en soi, fut tenu sous la chaleur de l’âtre et les bienfaits du porto. Bien que j’aie cru avoir tout perdu, je me surpris à réaliser au contact des autres invités qu’il me restait encore la vie et la richesse du moment présent. Les conversations allaient bon train et, franchement rien, mais vraiment rien, ne laissait présager la suite des événements.
L’aubergiste allait m’offrir un deuxième porto lorsque la porte s’ouvrit avec grand fracas, laissant passer, tel un véritable coup de vent, un jeune homme d’au plus une trentaine d’années. L’air complètement ahuri, les yeux fous, le visage d’une blancheur inouïe, il se jeta, hors d’haleine, sur le premier fauteuil disponible.
Tous, nous nous regardâmes, épouvantés sinon sidérés par son apparition et son allure fantomatique. De ses mains tremblantes, il serrait contre lui une veste en cuir pareille à celles portées par les motards. On aurait cru un trésor ou encore une relique importante, tant il la tenait précieusement.
Le jeune homme suffoquait sous l’émotion dont nous ignorions totalement les causes. Madame Lafleur, qui semblait la plus affectée d’entre nous, se dirigea d’un pas hésitant vers l’armoire en pin qui contenait les boissons. Elle lui servit alors un alcool fort, susceptible de lui faire reprendre ses sens. Il l’avala d’un seul trait. Puis, toujours secoué par des tremblements dus à son extrême nervosité, il se retourna vers moi, qui étais son plus proche voisin, et nous raconta une histoire impensable. Je ne saurais dire s’il s’agissait là de folie ou de délire provoqué par un fort choc, car, malgré son air dénaturé, je crus qu’il était sain d’esprit.
Sans lâcher le vêtement, le regard absent et vide, sans doute pour mieux se remémorer les scènes de son aventure, il rassembla, avec une détresse peu commune, les termes nous révélant l’affaire :
- Tout a commencé hier, vers la fin de l’après-midi. La température, quoique fraîche, invitait à la balade, et je me suis rendu en moto à Port-au-Persil alors que j’aurais normalement dû filer vers Montréal. Je n’espérais pas autre chose de ce périple qu’un dernier moment de solitude avant de terminer ma thèse doctorale. Assis sur les grosses pierres du front de mer à quelque trois cents mètres de la chapelle, mon regard portait alternativement sur le fleuve et le ciel. Le soleil, oblique à cette heure, répandait sa lumière à travers les épais nuages, à la manière de traits lumineux entourant la tête des saints sur les images sacrées, étrangement semblables à la représentation du vitrail perçant le mur de la petite église dont je venais de terminer la visite. Le jour allait bientôt tirer sa révérence et la plupart des visiteurs, quoique peu nombreux, quittaient les lieux tour à tour. Je me préparais à revenir à l’auberge lorsque j’ai aperçu une jeune femme aux côtés de ma motocyclette.
Le regard hagard, le souffle rapide, il sembla hésiter à nous raconter la suite. Un grand silence emplit la pièce. Nous étions suspendus à ses lèvres. Madame Lafleur, toute en sueur, l’encouragea à continuer.
- Je me suis approché ; elle m’a salué. Je ne suis pas intimidé par les filles, mais sa beauté trop éclatante pour appartenir à notre monde me troublait, me laissait perplexe. Je l’ai questionnée, à savoir si elle aimait les motos. Avant même qu’elle eût le temps de formuler une réponse, j’avais compris, à sa façon de toucher ma machine, qu’un rapport indivisible les unissait. Comme elle retournait à Saint-Siméon, je lui ai proposé de monter. Elle était ravie. Pour la protéger du froid, je lui ai proposé mon blouson. Le trajet ne représente qu’une course d’environ six kilomètres, quelques minutes tout au plus. Elle m’a indiqué sa maison. Je l’ai déposée face au long trottoir menant à la porte. D’un clin d’œil complice, simulant un frisson, elle m’a invité à revenir demain pour récupérer la veste. J’ai souri à l’occasion de la revoir.
Encore une fois, il s’arrêta. Seul le vent nous faisait entendre sa plainte. Nous nous regardâmes, indécis, sans nous douter des aboutissements de son aventure. Pour ma part, je le trouvai de plus en plus pâle : il ne semblait pas bien du tout. Je crus d’ailleurs qu’il allait s’évanouir. Madame Lafleur posa doucement sa main sur son bras. Il sursauta ; le toucher sembla le sortir de son cauchemar pour le ramener dans la réalité. Elle lui répéta alors la question qu’il n’avait de toute évidence pas entendue :
- Vous l’avez revue ?
Nous attendîmes la réponse avec impatience, emportés davantage par notre désir de savoir que par celui de compatir à sa misère. Au rythme d’une respiration profonde qui, l’instant d’un moment, le calma, il s’essuya les yeux avec le revers de sa manche et enchaîna :
- La journée durant, je n’ai cessé de rêver à notre prochaine rencontre. À l’heure dite, je me suis présenté à son domicile et je me suis engagé dans l’allée menant à la véranda. J’ai enjambé, rempli de la joie de la revoir, les trois ou quatre marches me séparant de la porte. Ma veste reposait sur la chaise. Je l’ai prise et, sans savoir pourquoi, intuitivement, je l’ai portée à mon nez à la recherche de son parfum. Il y était encore. Une femme est apparue à la porte. Je crois lui avoir dit être venu pour voir Anna.
Les sanglots s’emparèrent de lui. Nous le regardâmes, impuissants, devinant que les prochains mots, en les libérant, atténueraient sa douleur.
- Au seul mot Anna, tout a basculé. Le nom a semblé éveiller la douleur d’une profonde blessure. Monsieur, m’a-t-elle dit, stupéfaite, depuis deux ans déjà qu’Anna est morte. Un accident de motocyclette sur le petit chemin de Port-au-Persil. Le temps s’est arrêté, chaque seconde devenant un monde en soi. J’ai vu naître les larmes dans les yeux de la dame, sa mère sans doute, et j’ai senti mon cœur s’affoler aux prises avec une panique incontrôlable. Anéanti, j’ai bafouillé quelques excuses. J’allais partir. Apeurée, elle m’a retenu en m’agrippant…
Il eut peine à parler. Il ne nous regarda plus. Non, désormais il nous examina avec étrangeté, comme si une grande menace pesait sur chacun de nous. Madame Lafleur, tremblante, lui servit un autre cognac qu’il avala sans broncher.
- Je pouvais palper sa peur. Je n’étais pas le premier à venir ainsi récupérer une veste. L’annonce d’une catastrophe avait suivi chaque apparition. Je voulais fuir et surtout ne pas en entendre davantage. J’anticipais sa prochaine question. Je me suis enfui, mais ses cris me poursuivaient : qui, qui ? Depuis, les paroles d’Anna n’ont cessé de résonner dans ma tête.
Jamais je n’aurais cru qu’une telle aventure puisse créer autant de tension. Nous suffoquions d’inquiétude. Quant à l’aubergiste, elle s’agitait de plus en plus. Toute en sueur, nerveuse, elle se servit, à son tour, un cognac. Elle nous raconta alors la mort de son mari, un stupide accident de chasse… annoncé par Anna dans des circonstances similaires. J’eus peine à le croire. Puis, morte de peur, madame Lafleur laissa échapper, d’une voix qui trahissait une anxiété non déguisée :
- Qu’est-ce qu’elle t’a dit ? Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
On aurait dit l’ultime cri d’une bête atteinte au cœur.
- J’ai eu du mal à en comprendre le sens, mais voici quelles ont été ses paroles : « Si, malgré les richesses que la vie dépose sans cesse à tes pieds, tu crois avoir tout perdu, tu n’es qu’un mort-vivant ! Ose ta vie : toi seul la vivras ! »
Les paroles rapportées par le jeune homme m’atteignirent droit au cœur. Ma vie durant, je l’avais passée à accumuler du prestige, des biens, du capital, éloignant de moi, du revers de la main, les questions fondamentales : qui suis-je, d’où viens-je, où vais-je, quel est le but de la vie ? Tel un coupable sommé de se lever en cour, j’allais me redresser, prêt à avouer mes faiblesses et à promettre de vivre intensément chaque minute que le ciel indulgent m’accorderait, lorsque l’assemblée, visiblement troublée, s’empressa de réconforter le jeune homme pour se disperser rapidement. J’aurais souhaité parler au malheureux, mais il avait déjà quitté la salle. Je pris congé de madame Lafleur, qui avait repris ses couleurs. Je me retrouvai seul dans ma chambre.
Il est sans doute vrai que la nuit porte conseil, puisqu’au petit matin ma première pensée se porta sur la nature de l’apport que désormais je tenterais d’offrir à ce monde. Malgré l’heure hâtive, je descendis pour le petit-déjeuner. La salle à manger s’abreuvait déjà à la lumière du soleil et les couleurs des tableaux s’affirmaient comme les feuilles à l’automne. Il ne manquait pas grand-chose pour que le portrait fût parfait. Seules les odeurs du café et du petit-déjeuner ne furent pas au rendez-vous. Je fis un pas de plus et j’entrai à la cuisine. Madame Lafleur n’y était pas, retenue au lit par une grande lassitude, selon les dires de la cuisinière venue la remplacer.
Dès le repas du matin terminé, je quittai l’auberge, sans le sou, sans travail mais ouvert à une nouvelle raison d’être. Quelques semaines plus tard, on m’apprit la vente de l’auberge. J’aime croire que madame Lafleur, renonçant à ces tristes souvenirs, avait choisi la vie et ses richesses.
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