Dimanche, tard dans la nuit. Mon premier jour d’existence : Il faut voir les hardes dont il est en train de me nipper, de pied en cap : des frocs à l’afghane. Le comble du ridicule ! Il m’a attifé d’un kamis, vous savez, cette robe ample qui descend jusqu’aux genoux, avec dessus l’inévitable gilet kaki aux poches multiples. Et de même facture que la robe, un pantalon bouffant. Pour couronner l’accoutrement exotique, il m’a posé sur la tête l’inévitable calotte et a fini par m’affubler d’une barbe drue, hirsute et broussailleuse à foison. Sans les moustaches bien sûr. Détail en guise de signature identitaire. Signe à quoi se reconnaissent les salafistes, paraît-il. Bref, la panoplie vestimentaire du parfait djihadiste. Au grand complet. Et tant qu’il y est encore, pourquoi pas le reste du pack : la kalachnikov, la roquette et la ceinture d’explosifs… ? Mais au point où j’en suis, je suis sûr que ça viendra. Sous l’impulsion des créateurs précédents, et mieux inspirés, j’avais roulé ma bosse un peu partout dans le monde, j’avais porté des fringues de toutes sortes… Mais des nippes de ce genre… non, hors de question. Je n’en ai jamais porté et je n’en porterai jamais. Non. N’allez surtout pas croire que je demande à être habillé de chez Smalto ou Valentino. Non. Pas du tout. Ni cravate Hermès, ni mocassins Weston, ni sacoche Vuitton. Tout ce que j’aurais préféré, c’est enfiler un simple jean et un T-shirt. Et me visser une casquette sur la tête avant de savoir dans quel genre d’histoire on s’apprête à m’embarquer… Quant à la barbe, oh mon Dieu ! Non, j’ai vraiment horreur des poils… J’observe mon créateur frelaté à l’œuvre. Un sourire de satisfaction illumine sa figure toute ridée par l’effort de la concentration. L’air triomphant comme s’il venait de résoudre une des grandes énigmes de l’univers. Il allume une cigarette. Expulse un long trait de fumée et boit une gorgée de café. Moi, je reste debout. Tout raide. Sur le point d’exploser. Puis, voilà qu’il se met à griffonner en lettres majuscules le nom qu’il m’a choisi : « ABOU KATADA ». Un nom qui me claque à la figure comme une gifle en guise de baptême.
– Comment ça, « Abou Katada » ? C’est tout ce que tu as trouvé comme nom ? – Ah ! Déjà du répondant ? C’est bon signe que tu réagisses. – Bien sûr que je réagis, qu’est-ce que tu crois ? Tu me colles un nom aux connotations douteuses, un nom à caracoler sans coup férir en tête de la liste des personnes recherchées par les services de renseignements. Et tu t’étonnes après ça que je réagisse ? – Holà ! Tout doux. Arrête, tu veux ? – Tu affirmes que je suis vivant. Alors j’ai le droit de dire ce que je pense, non ? – Peut-être, mais pas celui de me déranger quand je travaille. Tu parleras lorsque je te le dirai. Pas maintenant. Parce que là, tu vois, j’ai besoin de me concentrer. – Je ne veux pas de ce nom. Tu ferais mieux de trouver autre chose. – Personne ne choisit son nom ni son prénom. On les choisit pour lui. Ça a toujours été ainsi. – Peut-être. Mais moi je ne veux ni de ce nom à la résonance absurde ni de ces fripes ridicules. Je n’ai pas envie de faire le guignol dans ton cirque miteux pour divertir tes abrutis de lecteurs. – Qu’est-ce que tu en sais ? – J’ai un palmarès à défendre, moi, figure-toi. Tu veux que je te le récite ? – Écoute. J’ai d’autres soucis pour l’instant. J’en ai que faire de tes caprices. – Ce ne sont pas des caprices. C’est un droit que j’exige. Tu m’habilles en pingouin. Tu me colles un nom ridicule. Tu t’apprêtes à me jeter dans un monde dont j’ignore tout… Et surtout, surtout : tu me confisques la parole. Tout cela n’augure rien de bon. Alors moi je me demande : qui suis-je au bout du compte ? Un ectoplasme ? Il faut que je sache dans quoi je mets les pieds. Je suis le premier concerné quand même. Tu ne penses pas ? – Nuance : tu n’es pas concerné, tu es impliqué. D’ailleurs, tu viens à peine de naître et déjà tu fais acte de rébellion ? Si c’est comme ça, je ne vois aucun intérêt à continuer cette conversation. Je coupe l’écoute. Tu l’auras cherché.
Un scribouillard incapable doublé d’un capricieux ! « Je ne veux plus en parler » et vlan ! Au revoir ! Il refuse obstinément de comprendre mon point de vue et ne veut en faire qu’à sa tête. De façon arbitraire et déraisonnable. Mes cellules grises frisent la surchauffe. Je refuse quand même de battre en retraite. « Tu te prends pour Dieu ou quoi ? » j’allais répondre. Mais exaspéré, il met sa menace à exécution et ferme le canal de communication. « Abou Katada » donc. C’est le nom qu’il m’a imposé. Un nom qui est déjà en lui-même tout un programme. Un nom de guerre, il paraît. Je trouve cela injuste. Je ne sais pas comment tout cela va finir. J’aurais préféré un nom plus discret. J’aurais aimé surtout qu’il m’écoute. Qu’il prenne en considération mes réserves. Mais mon gâche-papier ne veut rien entendre. Pour le moment, je ne suis qu’une esquisse solitaire. Un inconnu sans passé, sans histoire. Tiré de là où j’étais pour échouer dans un no man’s land. Sans compagnie ni divertissement. Être personnage d’un récit pour mon scribouillard, est-ce donc cela ? Est-ce être embarqué dans un train qui fonce dans les ténèbres d’un tunnel sans fin ? Une fois qu’on est à bord, on ne peut plus descendre ? J’essaie de comprendre quelque chose à ce jeu. Son jeu. Un jeu apparemment sans règles ni mode d’emploi. J’ai l’impression qu’il manque quelque pièce à ce puzzle. L’essentiel. M’aurait-il mis ici comme une erreur dans une équation ? Ou est-ce seulement en attendant ? Mais en attendant quoi, au juste ? M’aurait-il dit : « Écoute, Abou Katada : je t’ai mis au monde. Maintenant, débrouille-toi. Vis. » Auquel cas, j’aurais au moins su à quoi m’en tenir… Mais sur ses intentions, rien. Nada. Un trou noir. Insondable. Alors c’est ça, vivre selon lui ? Disposer d’une enveloppe corporelle, pouvoir toucher, sentir, avancer dans un monde inconnu, étranger ? Mais n’avoir rien à toucher, rien à sentir. Et aucun endroit à découvrir ? Est-ce ça, vivre ? Il a décidé donc que je réponde au nom d’Abou Katada. Soit. J’ai vingt-sept ans et pour le moment, c’est tout ce que je sais. Je suis convoqué ici sur une idée mal aboutie. Échoué sur un bout de papier. Sans raison apparente. Sans raison valable. Tout ce que j’espère, c’est qu’il y a un scénario, là derrière. Il écrase sa cigarette dans le cendrier débordant de mégots et je l’entends monologuer : « Voilà pour le portrait-robot de notre énergumène. Portrait physique du moins. À étoffer plus tard. » J’ai envie de lui rétorquer, du tac au tac : « Tu parles ! Pour m’étoffer, tu m’as bien étoffé, dis donc ! » Mais il ne m’écoute plus. Le canal de communication ne fonctionne plus sinon dans l’autre sens. Un sens unique. Il a fermé l’écoute à ce qu’il a dit. Il est dans sa bulle. Sourd au monde extérieur. Et moi, je parle dans le vide. Je n’ai donc d’autre choix que celui de subir en silence les conséquences de cette fantaisie irresponsable. Attendre la suite sans rechigner. D’ailleurs, crierais-je à m’éclater les poumons que cela ne servirait à rien. Il a un pouvoir absolu sur mes faits et gestes. Je suis son otage. Son pantin. Mon Dieu, qu’est-ce que je viens faire dans cette galère ? « Voyons maintenant pour le côté psychologique. Pour cela, il faut remonter loin, jusqu’à la petite enfance. Ce sera plus crédible. Que dirions-nous d’un enfant qui aurait perdu très tôt ses parents ? Sa mère mourra par exemple en le mettant au monde et son père trois années plus tard. Il sera élevé par une tante acariâtre. Le mari de cette tante, un ivrogne qui ne dessoûle presque jamais, ne veut pas de cette bouche de plus à nourrir. Il le rouera de coups chaque fois qu’il le trouvera à portée de bras. Pour tout et pour rien. Toujours pour des motifs futiles. Sans parler des vexations dont il sera victime de la part du reste de son entourage. Petit enfant rachitique, il servait de punching-ball à tous les garnements de son âge. Mais j’ai l’impression que je noircis le tableau plus qu’il ne faut. Alors, équilibrons un peu. Mettons qu’il est intelligent, qu’il fera des études supérieures brillantes, mais pas dans un secteur porteur. Une licence en études islamiques, pourquoi pas ? Enfin, pour accentuer l’aspect aigri, diplômes en poche, il chômera longtemps. Il survivra en exerçant de petits boulots : vendeur de journaux, aide-mécanicien, chauffeur de taxi. L’amertume, le ressentiment, la frustration et la rancœur… tous ces sentiments accumulés au fil de toutes ces années vont se solidifier, se sédimenter pour constituer un bloc qu’il traînera comme un boulet, sa vie durant. Ce qui devrait être suffisant pour faire de lui une personne aigrie lorsqu’il aura atteint l’âge adulte. Il en concevra un désir de revanche sur la vie. Là, il sera approché et récupéré par un groupe d’intégristes qui lui fera subir un embrigadement idéologique systématique. Le groupe en question appartient à une organisation salafiste qui s’est fixé comme modeste programme de changer le monde. Rien que ça ! À force de discours hargneux, de prises d’otages et d’attentats sanglants à perpétrer partout, là où il faudra, quand il le faudra et chaque fois qu’il le faudra. » Il a couvert trois pages de gribouillis illisibles en enfilant un cliché grotesque après l’autre, puis il a esquissé dans la marge de son texte un dessin aux traits maladroits, lequel dessin est censé être mon portrait en pied. J’ai aussitôt crié : « Dis ! Tu veux rire ? Est-ce moi cet individu au front buté et au regard torve ? » Mais il ne m’écoute plus. Mes paroles se perdent dans le vide. Il allume une énième cigarette et le nez en l’air, il reste à rêvasser un bon moment.
Suis-je donc condamné à rester debout, là, comme un arbre mort que la pioche du bûcheron aura dédaigné ? « Je n’ajouterai pas un traître mot avant d’avoir éclairci deux points : celui de l’attaque d’abord puis celui de la chute. Avant d’aller de l’avant, il me faut trouver une accroche pour ferrer le lecteur distrait et surtout une chute plausible. » Le canal de communication ne fonctionne plus très bien. Je crois quand même l’avoir entendu parler de « chute ». Où veut-il en venir avec son humour déplacé ? Dans quel bas-fond va-t-il encore me précipiter ? Pour mon malheur, je crois que je suis tombé entre les mains d’un cynique. Je céderais volontiers mon âme à Satan lui-même pour savoir ce que cet écrivaillon manigance encore dans sa cervelle gélatineuse. « Une chute », a-t-il dit. Comme si on pouvait tomber plus bas encore. Comme si ça ne lui suffisait pas la présente déréliction où il m’a jeté pieds et poings liés, moi qui ai connu des jours meilleurs avec des créateurs mieux inspirés. Moi qui ai donné la réplique à des personnages célèbres… Me voilà l’otage d’un écrivaillon détraqué à l’imagination indigente. Le visage illisible comme un parchemin sanskrit, il a fumé une dizaine de cigarettes, a bu trois tasses de café, a lu et relu ce qu’il a gribouillé puis il a froissé les pages et les a jetées dans la corbeille à papier. Voilà où j’en suis ; toutes mes valeurs et tous mes idéaux bons pour la poubelle ! Il repousse la chaise et se met debout. « Hé là ! Où tu vas comme ça ? Et moi, qu’est-ce que je deviens dans cette histoire ? » Sans me répondre, il est sorti en claquant la porte. Pour me consoler, je me dis que s’il a froissé les papiers où il m’a esquissé, c’est parce que lui non plus n’est pas satisfait de son ébauche. Tout est à recommencer, apparemment. En mieux. Du moins je l’espère car je ne comprends pas ce que je suis venu faire dans cette galère.
Le deuxième jour, le matin ou l’après-midi. Je ne sais pas : Toutes ces longues heures à me tourner les pouces dans l’obscurité totale. Oublié sur une feuille froissée, au fond d’une corbeille à papier. Car cela est sûr, il m’a oublié. Oublié jusqu’à mon existence. Je ne suis plus qu’un projet en souffrance. Je commence à penser qu’il n’y a rien, qu’il n’y aura rien. Que l’inspiration a fait faux bond à l’auteur de mes jours. Il ne manquait plus que cela : être l’otage d’un écrivain qui manque d’imagination. Mon estomac se met à lancer des S.O.S. désespérés. Mon esprit non plus n’est pas en reste : des signaux de détresse clignotent au bout de chaque synapse. De chaque neurone. Je ne peux plus bouger. La mort doit ressembler à cela. Un corps engourdi. Un esprit qui se bat pour rester éveillé… Ça y est, je sens que c’est la fin. Je ne peux dire comment, mais je le sens. Vais-je mourir le jour de ma naissance ? Vais-je mourir aujourd’hui, au bout d’une vingtaine d’heures de non-existence ? J’avais vingt-sept ans quand je suis né, et je vais mourir à vingt-sept ans. N’est-ce pas le comble de l’absurde ? Je sens mes dernières forces m’abandonner et je reste recroquevillé dans cette feuille froissée, les yeux clos. Certes, je peux encore réfléchir. C’est déjà ça. Imaginez ce qu’aurait été ma vie si l’on ne m’avait pas oublié ici. Peut-être aurais-je vécu dans une grande ville, avec beaucoup de lumières, de l’animation… Avec beaucoup d’amis. Au milieu d’une fête. Ou peut-être aurais-je été le héros d’un roman d’aventures genre Jack London ou Dan Brown… Ou d’un roman policier. Tiens, ça non plus ça ne me déplairait pas. Un polar bien ficelé, plein de mystère et d’énigmes. Ou un bad boy bourré de caractère dans un thriller… Une existence pleine quoi ! Mais de toute évidence, ça n’entre pas dans les compétences de mon scribouillard. Et le plus grave dans tout cela, c’est que je n’ai aucune idée du monde où il m’a planté. Petit à petit, sans m’en rendre compte, mes yeux se sont fermés tout seuls. Je glisse insensiblement dans un monde comateux.
Le même jour, vers minuit : Je me réveille. Mon impatience en fait autant et va grandissante. Avant cette histoire, il m’était déjà arrivé de me réveiller dans des endroits inconnus sans la moindre idée de la façon dont j’avais abouti là. Pourtant, cette fois, j’ai l’impression que les choses sont différentes. Est-ce le matin ? Est-ce l’après-midi ? Je ne sais pas. La fenêtre est trop petite, comme si elle aussi était complice dans ce jeu. Elle ne peut m’aider à faire toute la lumière sur la situation poignante où ce scribouillard m’a mis sans aucun état d’âme. Les minutes s’étirent indéfiniment. Mon angoisse reprend de plus belle. La posture recroquevillée au fond de la poubelle m’a figé les muscles. Pétrifiés, mes membres ne répondent plus. Si au moins je pouvais marcher un moment, visiter les lieux, histoire de me dégourdir les jambes. Un couloir sombre. Ni porte, ni rien. Seulement une fenêtre. Une lucarne plutôt qu’une fenêtre. Très petite. Et très haute. Trop haute pour que les rares rayons de lumière qui s’en déversent puissent me permettre de distinguer clairement ce qui m’entoure. Je compte plus ou moins les heures grâce à elle. Je me sens faible. Très faible. Goût pâteux, presque amer. Et cette sécheresse dans mon palais et sur ma langue. La crampe qui m’a saisi au ventre depuis tout à l’heure se fait de plus en plus lancinante. Je n’ai pas compris tout de suite. Mais maintenant je sais qu’il n’y a rien. Pas de nourriture, pas d’eau. Personne à la ronde. Je suis seul. Au bout de toutes ces heures d’attente, j’ai compris qu’il n’y penserait plus. Il m’a placé là, dans ces trois pages, dans une histoire sans queue ni tête, puis il s’est débarrassé de moi en me jetant au fond de ce panier-poubelle. Une naissance avortée. Quelle heure est-il ? Pas moyen de le savoir. J’écoute. Je guette quelque bruit qui indiquerait une présence. Rien. Rien que le silence hostile. Je lève les yeux vers la fenêtre. L’obscurité pesante. Je tente désespérément d’étendre mes jambes ankylosées. J’essaie de tendre les mains à la recherche d’une présence invisible susceptible de m’apporter un réconfort… mes bras restent étroitement serrés contre ma poitrine. Il m’a délaissé. Il aurait mieux fait d’aller cueillir des tomates. Je ne sais pas moi. Fabriquer des raquettes de tennis. Vendre des cigarettes au détail au coin de la rue. Ou cirer les chaussures des passants. En tout cas, écrire est un acte apparemment au-dessus de ses moyens. Sinon pourquoi m’a-t-il tiré de mon monde à moi pour me laisser en plan ? Pourquoi cet abandon ? Je n’en ai aucune idée. Divaguer à me perdre dans des supputations hasardeuses, c’est à quoi je suis réduit pour le moment. Il m’a fait intégrer un monde que je ne connais pas. Il m’a placé entre les murs de cette chambre mal éclairée, mal aérée, réduit à une semi-existence. Une créature en sursis. Les membres engourdis dans une feuille froissée. Un vrai supplice. Il m’a donné un nom ridicule, un corps dont tout semble fonctionner, je crois. Que je suis en train de découvrir pour le moment. Comme quelqu’un qui tâtonne dans l’obscurité, j’essaie de me faire une idée du monde qui m’entoure. Je suis resté là, figé et aussi raide qu’une momie. Pendant combien de temps ? Des heures. Peut-être même des jours. Autour de moi, l’obscurité totale. Au point où j’en suis, je ne sais même pas si le fleuve du temps continue de s’écouler. Tout ce que je sais, c’est que je suis toujours en vie. Ou plutôt, non. « Un état végétatif » serait plus exact. Un état léthargique. Mon corps est comme anesthésié, je ne ressens plus rien. Ni la faim, ni la soif. Ni la fatigue non plus. Je ne suis plus dans le panier-poubelle. Mon corps dissipé flotte dans le vide. Les limbes. Un entre-deux mondes. Soudain, lorsqu’un hypnotiseur claque des doigts pour mettre fin à la transe de son patient, le cliquetis du pêne dans la serrure me sort de mon état comateux. Le voilà qui revient enfin. Ce n’est pas trop tôt. La lumière jaillit dans le couloir et m’éblouit. Mes yeux s’étaient habitués aux ténèbres ambiantes. Ça y est, il approche. Il furète dans le panier-poubelle, en tire la boule de feuilles froissées, les aplatit une à une, délicatement, de la paume de sa main droite et commence à lire en fumant son éternelle cigarette. Puis il s’installe devant le PC et se met à pianoter sur le clavier. Il me semble qu’il est en train de recopier ce qu’il avait griffonné la veille ou l’avant-veille. Je ne me rappelle plus. Est-ce bientôt la délivrance ? J’ose à peine l’espérer. Je crois qu’il est en train de… de m’écrire. Bercé par l’espoir, j’attends. J’attends qu’on me ramène à la vie. À quelle sauce vais-je être mangé cette fois-ci ? Au point où j’en suis, je n’ai plus qu’à m’enfoncer encore davantage. Pour me libérer de la pression qu’il m’inflige, je n’ai plus d’autre choix que celui de prendre un peu de recul et de vivre cette épreuve comme un jeu. Il faut absolument que je prenne mon courage à deux mains face à tous ces déboires et que je réussisse une prestation satisfaisante. Je n’ai pas le choix. De toute évidence, il ne me lâchera pas. J’en ai désormais la certitude. Allez, courage ! Ça y est, je me sens revenir à la vie. Il daigne enfin m’accorder cette chance. Si on peut appeler cette galère une chance. Mais sitôt ranimé, je suis obligé de déchanter. Car voilà que je me retrouve plongé dans un milieu interlope : un groupe d’individus que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam. Tous barbus et tous en tenue afghane. L’un d’eux m’apprend que nous nous trouvons dans les montagnes de l’Hindou Kouch, plus exactement sur les hauteurs de Koh-i-Baba. Nous sommes donc bien en Afghanistan. Soumis à un embrigadement systématique du matin au soir et même parfois jusqu’à des heures avancées dans la nuit, selon un emploi du temps très serré, ponctué de quelques brèves pauses. Un programme qui tourne en boucle : Réveil à l’aube, prière collective, petit déjeuner avalé en vitesse. Puis il me faut convoyer toute la smala à bord d’un camion poussif pour les entraînements. Course à pied. Exercices physiques intensifs en tous genres. Sauts d’obstacles. Séances de maniement d’armes, d’entraînement au tir et fabrication d’engins explosifs. Retour à l’heure du déjeuner. L’après-midi : séances de prêche et d’embrigadement idéologique. J’espère que vous imaginez le genre de littérature que nous devons nous farcir : des causeries-fleuves à boire jusqu’à la lie, assis entre quatre murs lépreux, à même le sol, sur des tapis usés jusqu’à la corde. Se relayant, les prêcheurs attitrés rivalisent de fougue et de verve creuse, de formules toutes faites, pour dénoncer les vices qui selon eux gangrènent la société, pour jeter l’opprobre sur les infidèles, pour égrener à satiété la litanie des devoirs et responsabilités du djihadiste qu’il faut préparer pour le Grand Combat contre les mécréants et les suppôts de Satan. Envolées lyriques entrecoupées de temps en temps de gémissements d’extase poussés par les néophytes qui, visages brillants de ferveur, se trémoussent, en proie à un véritable délire de fanatisme religieux. Et vas-y pour la surenchère et l’emphase ! Tous ces discours sont censés nous briefer pour le jour J, nous les élus de la volonté divine, investis de combattre et d’éradiquer les soi-disant fléaux rampants de l’impiété, de la débauche et de l’injustice. Où qu’ils se trouvent : au Pakistan, en Afghanistan ou au Sahelistan… Là où le devoir nous appelle. Et l’embrigadement de reprendre de plus belle chaque jour que Dieu fait. Moi, j’aurais voulu, pour conter leur misère, côtoyer les gens qui, ne se doutant de rien de ce qui se trame ici, se lèvent aux aurores, frottent, lavent, balaient, aspirent et se font engueuler… ceux qui se saignent à blanc pour gagner de quoi nourrir leur progéniture… ceux qui s’endettent, ceux qui contractent crédits et assurances pour parer au plus pressant… et qui, chaque fin de mois s’arrachent les cheveux devant les menaces du contentieux au sujet des factures impayées… ceux qui pointent chaque jour au boulot, l’échine courbée à force de docilité et qui subissent sans pouvoir réagir les exactions et les réprimandes des supérieurs qui exigent toujours plus… ceux qui, le soir, chaque soir, avachis devant leurs postes de télé, après l’insipide et inévitable feuilleton, bavassent à propos de la pluie et du beau temps comme si rien, absolument rien, ne méritait plus grande attention, comme si leurs cellules grises ne devaient se mobiliser que face à l’errance des nuages dans le ciel. Ce sont ces gens-là que j’aurais voulu fréquenter pour témoigner de ce qu’ils endurent. Or mon despote m’a jeté à mon corps défendant parmi une autre engeance. Une engeance idolâtre, rongée par la haine, assoiffée de meurtres et de vengeance. Parmi une engeance de babillards, de censeurs et de pédants qui s’affichent outrancièrement et se targuent d’être du bon côté, du côté de ceux que le Seigneur a bénis, barbes bien fournies et moustaches soigneusement rasées comme signe de ralliement. Au sein d’une effrayante armée de l’ombre qui, pour gonfler ses effectifs, recrute à tour de bras parmi les marginaux, les frustrés, les paumés, les aigris, les introvertis, les psychotiques et les psychopathes. Et aussitôt enrôlés, ces éléments néophytes sont livrés à des prêcheurs fanatiques pour être soumis à des lavages de cerveaux systématiques. Et le résultat ? Les voilà ces nouvelles recrues, impatientes d’en découdre, se réjouissant à l’avance des carnages à venir. Mon écrivain raté manquerait-il d’inspiration à ce point ? Quelle déveine ! Être le pantin d’un scribouillard pareil ! Je suis tombé bien bas. Le récit qu’il est en train de pondre avec d’énormes difficultés ne peut être que convenu et téléphoné. J’en vois déjà le topo de la fin. Une fin avec attentat-suicide. Autant dire mon propre cauchemar. Une voiture piégée qui explose dans un marché bondé de ménagères venues faire leurs courses ou près d’un bus de paisibles touristes. Un carnage horrible. Des corps démantelés. Déchiquetés. Du sang partout. L’odeur suffocante de la poudre et de la chair brûlée. Des véhicules et des constructions soufflés par la puissance de la déflagration. Des blessés, des mutilés dont les cris atroces font chorus avec les sirènes des ambulances et des voitures de police hurlant à pleins tubes. Est-ce pour cela que ce dangereux manipulateur m’a tiré de mon monde ? Oh mon Dieu, qu’est-ce que je suis venu faire dans cette galère ? Il aurait mieux fait de me laisser là où j’étais, attendant un écrivain mieux inspiré. J’aimerais pouvoir zapper pendant qu’il est encore temps. Avant que l’irréparable ne soit commis. Mais j’ai l’impression qu’il n’est pas près de me lâcher. Ai-je le choix, d’ailleurs ? Si un choix m’était possible, c’est mon mentor à la noix que j’aurais étranglé de mes propres mains. Sans le moindre regret. Sans nul état d’âme. Pourquoi et de quel droit fait-il de ma vie un scénario écrit à l’avance ? Pourquoi devrais-je adhérer à des principes qui se trouvent à des années-lumière de mes propres convictions ? Pourquoi n’écoute-t-il pas mes envies et mes aspirations profondes ? Ma colère enfle à rompre la digue déjà fragile de ma patience. Il me le payera. Je trouverai bien le moyen de me libérer de son emprise et lui faire regretter de jouer comme ça avec mes convictions. En attendant… Mais en attendant quoi au fait ? Je ne vais pas continuer à jouer son jeu en mâchant éternellement mon amertume et mon impuissance. Il faut que je trouve une solution à cette situation inexorable. Il me faut trouver la faille. Il devrait bien y en avoir… Voilà qu’il s’arrête soudain de pianoter. Je le sens indécis. Le temps passe et il ne reprend toujours pas. J’étouffe. C’est insupportable toute cette pesanteur. Va-t-il encore froisser sa paperasse et me jeter avec au fond du panier ? N’en pouvant plus, je crie dans le vide. Mais les mots ne sortent pas. Je les répète inlassablement dans ma tête. Soudain le voilà qui m’interpelle directement. In live :
– Je dois t’avouer que je ne sais plus que faire de toi…
Enfin. Le canal de communication fonctionne maintenant dans les deux sens.
– Tu cales ? – On dirait. – Puis-je t’aider ? proposé-je à tout hasard. – Là, tu m’intrigues. – Est-ce ce problème de « chute » dont tu parlais l’autre jour ? – Entre autres.
Cette chute, serait-ce le carnage dont je parlais ci-haut ? Mais je ne l’écoute plus. Une idée se met à tournicoter à la lisière de ma conscience. Mes pensées partent à la dérive. Je suis de plus en plus absorbé par cette idée qui commence à prendre forme, lentement, comme une image encore floue dans le viseur d’un appareil photo avant la mise au point, mais dont je sais déjà qu’elle deviendra nette, précise, lumineuse… N’est-ce pas que c’est dans les cas les plus désespérés que viennent les idées les plus brillantes ? Enfin, il me semble tenir là l’occasion de reprendre le contrôle de la situation. Une situation qui, de toute évidence, échappe à mon scribouillard.
– Pourquoi tu souris ?
Je botte en touche et propose, ambigu à souhait :
– J’ai peut-être une idée…
La suite est suspendue en l’air.
– Ah oui, vraiment ?
Tiens ! Il mord à l’hameçon. Je hoche la tête avec enthousiasme.
– Je ne sais pas si je peux compter sur toi… – Mais bien sûr, proposé-je, piqué au vif. Je ne demande que ça. – Tu vois, tu peux être coopératif quand tu veux. Dis toujours. On verra bien. – Pour cela, il me faut ton accord préalable, car ce n’est pas sans conséquences. D’ailleurs je ne peux rien t’en dire pour l’instant, mais fais-moi confiance, j’en fais mon affaire. – Là, je ne te suis pas du tout.
J’ai envie de lui balancer une repartie bien placée du genre : « Que tu ne me suives pas, c’est justement mon désir le plus profond », mais je me ravise tout de suite.
– Donne-moi un peu de latitude et tu jugeras à l’œuvre.
Le silence perdure un long moment. Tout est immobile. Même l’air moisi et enfumé de la pièce semble figé. Il tire paisiblement sur le bout de sa cigarette et garde la fumée un temps avant de la libérer en volutes légères qui s’évanouissent dans ma direction.
– Bon, c’est d’accord. Je ne suis pas d’humeur à jouer aux devinettes. En fait, tu m’étonnes de plus en plus. J’admire ta ténacité et je dois avouer que ta proposition vient à point nommé car il se trouve que j’ai autre chose sur la planche et mon éditeur trépigne d’impatience. Je te donne vingt-quatre heures de délai. Mais je veux une chute plausible et inattendue. Une conclusion qui va avec le contexte de l’histoire.
Ma ténacité a donc finalement réduit sa réticence en charpie. Je tente de le rassurer :
– Ne t’en fais pas. Tout sera pour le mieux. Tu verras.
Je vais ajouter : « … dans le pire des mondes possibles », mais je me ravise à la dernière minute.
– Tu ne veux rien m’en dire pour l’instant ? – Tu m’as donné ma liberté. Alors laisse-moi la chance d’en user comme bon me semble. Ça sera à bon escient. – OK. On verra bien…
Le soir, avant de rejoindre nos chambres, Abdul Kahhar, le responsable du groupe, nous annonce que la visite tant attendue d’Abdul Haq, l’Émir de la Djemâa, est pour demain. Il resterait trois jours. La date de la visite a été gardée secrète jusqu’à la dernière minute pour des raisons de sécurité. Je vais quitter lorsqu’Abdul Kahhar m’interpelle :
– Abou Katada. C’est toi qui iras demain chercher l’Émir à Khoshkak pour le ramener au camp à bord du camion. Tu partiras juste après la prière de l’aube pour avoir de la marge. – D’accord. – Présente-toi au bouge d’Abdul Jabbar. C’est là qu’il t’attendra. – Mais comment le reconnaîtrai-je ? – Il te reconnaîtra, lui. Tu n’as pas de soucis à te faire à ce sujet.
Troisième jour. La voix du muezzin appelant à la prière de l’aube me tire du sommeil. Je me réveille frais et dispos. Plus léger que de coutume. Serait-ce parce que je suis désormais libre de mes actes, défait du carcan que le scribouillard m’imposait ? Ou est-ce la visite tant attendue du Prince ? En tout cas, je me sens porté par une force insoupçonnée, venue de nulle part. Une force qui a émergé de moi de manière énigmatique. Mon petit déjeuner avalé en vitesse, je démarre le camion et prends la route, tout excité, comme un adolescent à son premier rendez-vous galant. Loin d’une vingtaine de kilomètres, Khoshkak est un petit hameau suspendu au versant d’une petite montagne aux pentes abruptes, recouvertes d’arbres et de terrasses cultivées en espalier. Un agglomérat de vieilles maisons aux pierres grises, alignées le long de la rue principale qui descend à flanc de coteau. Je connais l’endroit puisque c’est là que je me rends une fois par semaine pour les courses chez Abdul Jabbar. Son bouge situé à l’orée du village tient lieu à la fois de restaurant-café, de magasin d’approvisionnement, de poste restante et de bazar où on trouve de tout… La terrasse aménagée le long de la route offre une vue vertigineuse. Le soleil vient à peine de se lever lorsque je coupe le moteur devant la gargote d’Abdul Jabbar. Pour éviter l’odeur du moisi qui règne à l’intérieur de ce lieu insalubre, je m’installe à l’air libre. Je laisse mon regard se perdre dans le bleu encore pâle du ciel où le soleil commence à peine son ascension. Je sens tout mon être se diluer dans cette beauté naissante. Un jeune garçon d’une douzaine d’années s’approche de moi, curieux comme un écureuil :
– Le camion, il est à vous, Sahib ? – Bien sûr qu’il est à moi.
J’allais lui demander pourquoi cette question puis soudain, je me ravise. Je choisis quand même d’alimenter la conversation.
– Tu es déjà monté dans un camion ? – Jamais, Sahib. – Je t’emmènerai un de ces jours faire un tour. Et peut-être même que je t’apprendrai à conduire. – Merci Sahib. Qu’est-ce que je vous apporte ? – Un thé. – Tout de suite, Sahib.
La première gorgée du thé à la menthe embrase mon palais de son arôme suave puis diffuse sa chaleur rayonnante dans mon corps. Le garçon parti, un homme à l’œil inquisiteur et aux épaules de lutteur le relaie. Il vient dans ma direction en balayant les alentours de regards furtifs comme pour repérer des snipers cachés sur les toits. Encore une fois, j’ai droit à la même question :
– ……………… ? – Oui, il est à moi.
Cette fois-ci, je pose la question que j’ai évitée au garçon. Au lieu de me répondre, l’homme me toise un moment, les sourcils froncés puis me demande enfin :
– C’est vous Abou Katada ? – Oui, c’est moi. – Vous avez une arme sur vous ? – Non. Pourquoi ? – Alors les mains aux épaules et les coudes en l’air.
Il me palpe à gestes prestes et sûrs.
– Je veux aussi jeter un coup d’œil dans le camion.
La suspicion semble être sa marque de fabrique.
– Bien sûr, je comprends. Faites à votre guise. C’est ouvert. – Comment ça ouvert ? Vous auriez dû la fermer, votre caisse.
Après avoir fouillé le camion de fond en comble, il revient se planter devant moi.
– C’est bon. Dépêchez-vous de remettre votre ferraille en marche. L’Émir s’impatiente.
Il disparaît à l’intérieur du bouge et en ressort cinq minutes après, escortant un homme d’une quarantaine d’années, teint clair, traits fins, visage affable et des yeux brillants d’intelligence et de vivacité. Vêtu d’un burnous noir en tissu transparent et d’un kamis à la blancheur immaculée, il porte un turban tout aussi blanc qui fait ressortir le noir brillant de ses cheveux dont les boucles lui tombent sur les épaules. C’est l’Émir Abdul Haq. Je me dépêche de le saluer avec déférence en lui baisant l’épaule droite comme le veut la coutume avant de le devancer pour ouvrir la portière. J’attends qu’ils s’installent, lui et son acolyte, sur le siège passager pour refermer la portière et démarrer. Dès que nous nous engageons sur le chemin du retour, l’Émir me soumet à un feu roulant de questions sur la vie au camp, la nourriture, les prêches, les entraînements… Bref, tout ce qui intéresse la vie des troupes dans le camp. De temps en temps et mine de rien, il glisse une question dans la conversation pour tester mon degré de conviction pour la cause. Mais, loin d’être dupe de son jeu, je lui fournis les réponses satisfaisantes qu’il veut entendre. Sitôt arrivé, il monte dans sa chambre se reposer. Il n’en redescend que vers midi pour présider la prière collective et partager avec le groupe des djihadistes le déjeuner préparé en son honneur : brochettes fumantes de foie de mouton avec sel et poivre, arrosées de plusieurs verres de thé noir. Le repas fini, il se retire encore dans sa chambre. L’Émir devait réunir les éléments du groupe le soir même pour les mettre au parfum de la mission prévue pour le Jour J mais il a tenu à assister auparavant à la séance d’entraînements au cours de la journée du lendemain. C’est encore moi qui devrai convoyer tout ce beau monde au camp d’entraînement situé dans les hauteurs de la montagne à deux heures de route et cinq mille mètres d’altitude. Une route en épingle de cheveux. Très escarpée. Le lendemain donc à l’aube, je me réveille, léger, frais et dispos. Libéré de la férule de mon scribouillard, je me sens le moral au zénith. Je bichonne le moteur du véhicule en attendant l’heure du départ. Dans le jour naissant, les fidèles s’affairent à charger les caisses de munitions à l’arrière du camion. Une fois leur travail fini, ils montent un à un prendre place à l’arrière, les uns sur les caisses de munitions, les autres à même le plancher. Le Prince arrive et s’installe sur le siège passager, flanqué toujours de son garde du corps. Je démarre enfin. Nous roulons depuis une heure déjà sans dépasser les trente à l’heure. Pour tromper l’ennui, les hommes derrière se mettent à chanter en chœur des chants à la gloire du Seigneur. Cahotant sur une piste pierreuse, parsemée de nids-de-poule et de bosses, le véhicule se balance de droite à gauche, d’avant en arrière. Aucune habitation en vue. Seules les sombres silhouettes de quelques arbres maigrichons aux troncs noueux se détachent sur les blocs de pierres et les touffes d’herbe sèche. À travers les fenêtres ouvertes, une fine poussière brune s’invite dans l’habitacle de la cabine et vient se coller sur nos yeux, sur nos lèvres et couvrir d’une mince couche sièges et tableau de bord. De temps en temps, je jette un regard discret à l’Émir qui, tel un métronome, égrène silencieusement son chapelet tout en promenant un regard ébloui sur le paysage des faces montagneuses défilant devant le pare-brise empoudré. Soudain, au détour d’un rocher qui cache la vue dans un virage serré, nous tombons sur deux ânes chargés de provisions qui déambulent au milieu de la route, seuls. J’écrase brutalement la pédale de frein pour éviter les deux quadrupèdes égarés. Le véhicule pile dans un crissement de freins, tousse puis cale. Brusque, la manœuvre projette les deux passagers vers le tableau de bord puis les fait rebondir en arrière sur le dos du siège. Rappelé à la réalité, l’Émir me demande :
– Depuis quand vous avez votre permis, mon fils ? – Si cela peut rassurer Votre Altesse, j’ai dix ans d’expérience en tant que chauffeur. Je suis désolé. Il n’y a pas de freins de Ferrari là-dessus, vous savez ? Auriez-vous eu peur, Votre Altesse ?
Il ne répond pas. Je vois ses lèvres remuer. Il pêche un mouchoir dans la poche de son kamis et s’éponge le front avant de se remettre à réciter une prière. Des ondes de frayeur doivent parcourir toutes les fibres de son corps. Je m’y reprends à deux fois avant que le moteur daigne démarrer après quelques hoquets de protestation. Il toussote puis se met enfin en branle, vibrant de partout. Une forte odeur de gasoil se répand dans la cabine. Nous sommes désormais sur les hauteurs d’un col à 4 800 mètres d’altitude. Le moment que j’attends approche. Une dizaine de minutes nous en séparent, tout au plus.
– Où sommes-nous ? – Bientôt arrivés.
Très étroite, la route qui montait en flèche depuis le départ se met maintenant à descendre. Un camion Kamaz venant en sens inverse paraît au détour d’un virage. Il me demande de libérer la voie en poussant un grand coup de klaxon qu’amplifient et répercutent à l’infini les parois pelées des montagnes alentour. Je stoppe net et serre à droite pour lui céder le passage. Il nous dépasse et pousse un second coup de klaxon pour remercier. Nous roulons maintenant au-dessus d’un précipice qui ceint le côté droit de la route. Un précipice profond de quelque huit cents mètres, couvert de buissons et hérissé de pierres coupantes. Un abîme saisissant, vertigineux. On dirait la gueule béante d’un géant qui s’apprête à avaler quelque proie. Sans quitter la route des yeux, j’observe discrètement l’Émir. Son teint vire au livide. Tétanisé par la peur, il s’agrippe des deux mains aux rebords du siège à la recherche d’une assurance improbable face à la profondeur vertigineuse de l’abîme. À mesure que l’heure H approche, je sens mon assurance se dissiper comme une brume matinale. Un soupçon de panique se met à me nouer les tripes. Il ne manquait plus que ça ! Ai-je trop présumé de mes forces ? À chaque virage, je sens mon angoisse monter de quelques crans. La boule d’appréhension grossit dans mon ventre de seconde en seconde. Mon sang est si bouillant que je suis au bord de la combustion spontanée. Dans ma poitrine, ça pulse, ça tambourine à cent quarante. Comme dans une usine. Des gouttes de sueur se mettent à perler sur mon front. J’essuie mes mains moites sur un pan de mon kamis. Je respire profondément pour aider à relâcher la tension. Allez, courage ! Mon destin est désormais entre mes mains. Mes propres mains. Mes mains qui se crispent à mort sur le volant. Il me faut briser le schéma néfaste où mon scribouillard veut m’enfermer. Il m’a acculé à une impasse. Avec rien au bout. Pas d’issue. Une situation invivable. Une situation que je ne peux pas, ne dois pas vivre. Moi qui n’ai connu que les vertus et les pouvoirs de la fiction, me voilà confronté à ses risques et épreuves. De la fiction s’entend. C’est pourquoi il me faut un acte de défi à la mesure de cette impasse. En lui arrachant cet accord, je peux désormais remettre cette histoire sur de bons rails. Elle fonce désormais vers le terminus. Tel un TGV. Chaque tour de roue nous approche du but. Le but que je me suis fixé. Mon écrivaillon à l’imagination étriquée n’y a pas pensé. Je lui en réserve la surprise. J’aimerais bien voir la tête qu’il fera lorsqu’il l’apprendra. Je suis l’otage d’un écrivain raté. Il s’est emparé de ma vie. Mais ma mort m’appartient. À moi seul. Il voulait me voir chuter et en jouir. Alors autant le faire à ma façon. Au moins mon retour au néant ne sera pas vain. J’ai préparé mon plan en secret. C’est le moment de passer à l’acte pour débarrasser la surface de la terre d’une partie de cette vermine. Le scribouillard voulait une chute inattendue. Il va l’avoir sa chute dans la seconde qui vient. C’est le moment de plonger. Je me dis que le pire est derrière moi, j’écrase le champignon à fond et donne un brusque coup de volant vers la droite. Vers le vide.
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