Autoportrait
Élée n'a pas la beauté blonde de sa mère, ni ses doux yeux verts. Brune, carrée, charpentée, mal rabotée, elle ne répond pas à la douce fille gracieuse que sans doute ses parents attendaient. C’est ainsi que vêtue de bleu et de blanc, les couleurs de Marie, l'Immaculée, elle avance à petits pas dans les rues pavées, elle suit avec grande attention les trottoirs aux bordures non alignées. Lisse au dehors, ni joie, ni peine, Élée rêve intensément, mais en catimini et sans partage. Sage comme une image, ses proches lui retournent souvent ce qui aurait dû être un compliment. Dès quatre ans, cependant, ses souvenirs les plus anciens soufflent que l’image dont ils parlent est figée, immuable, et ne permet pas le mouvement. Ce portrait devient vite un carcan. Plus tard, coincée dans son rôle d’aînée réfléchie et discrète, tellement que parfois il lui semble disparaître aux yeux de tous, Élée existe par ses maladresses et ses grands silences. Elle se rêve non-fille, se veut garçon. Cet hiver-là, entrée en insoumission, elle porte une casquette gris souris, toute ronde, surmontée d'un bouton et ornée d’un blason doré de griffons. Bien sûr, famille, amis, voisins, désapprouvent vivement cet accessoire, peu lui importe, qui s’associe si mal à sa jupe aux impeccables plis marine. Casquette enfoncée sur les oreilles, Élée ne lève pas le nez en traversant la rue des remparts, baisse la tête en passant devant le château des sieurs de Lannoy, la bise est si froide en janvier ! Héros de bande dessinée, celui des BD d'Âmes Vaillantes, invincible, courageux mais si doux. Fière à sept ans d’assumer, comme un trophée, son accoutrement et ses premiers pas sur un long chemin de résistance. Véritable moyen d’exister a contrario, de se libérer du silence conformiste qui l’entoure. Dans ces pièces de son enfance, se bercent personnages et vies imaginaires, ils prennent place au chaud de son cœur lourd. Colorés et actifs, ils sont énergie et plaisir. Ces jours sont heureux, l’espérance innocente sans doute les guide. Les carreaux gelés de la véranda dessinent alors mille histoires, emplies de génies valeureux, de meneurs exemplaires à l’image des dieux et des saints, dont Élée est nourrie. Au fil des années, les âmes de ses héros ont changé, mais leur valeur n'a pas failli. Contemplative, Élée ne s’ennuie pas, jamais, ces amis virtuels peuplent son quotidien, l'appellent à de hautes œuvres, aucune précision n’est nécessaire pour le moment, des missions lui seront données, la providence y veillera. Sa belle confiance, en ce monde à peine dévoilé, promet mille vies et des plus aventureuses, des plus dynamiques. Projetée sur les cieux ensoleillés où les mains se joignent avec ferveur et bonheur, aveugle aux laideurs du monde.
Charbon
Élée occupe une étroite maison, à cinq, parents et enfants devaient s'y serrer. Et pourtant dans ses yeux ensoleillés, l'habitation est spacieuse, lumineuse, des rêves si grands l'habitent qu'ils en avaient poussé les murs. La revisiter aujourd'hui abîmerait sans doute son souvenir. Côté cour, les pigeons y roucoulent, et c'est enchantement, rouge brique, vert gazon, pavés orangés, le ciel y est si haut, les branches des arbres voisins se poussent au-dessus des murs, jettent un œil au-dehors et lui racontent la vie, la vie des autres. Côté rue, les trams verts et jaunes y crissent. Au nord les odeurs d’une nature citadine et colombophile, au sud, des chaussées grises de pavés luisants. En été, le coin de cour est bien joli, son hortensia s'épanouit en boules bleues. La baraque prend un air de château de fées, son bric-à-brac fleure alors le jardinage, le terreau humide. Seule, la vieille cabane enduite d’une toile goudronnée, noire comme l’enfer, lui fait horreur. Jetée au fond de la cour, ce réduit sert de rangement et de stockage pour le charbon. Que de sueur dans le soir glacial d’hiver, lorsqu’il faut descendre remplir la charbonnière et la remonter jusqu’à la cuisine. Des diables d’ébène habitent cette cahute et tentent d'attraper Élée, ils s’accrochent à ses chevilles, éclaboussent de dés noirs ses chaussettes blanches. Elle se hâte, ne sent pas le poids du seau galvanisé. Paniquée par les êtres malveillants dont les ombres dansent et dansent sur le mur, elle ne sait plus si elle doit remonter des boulets ou de l’anthracite. Qu'elle se trompe dans la commande, et sa mère la renverra. Elle redescendra l'escalier de bois ciré, elle fermera les yeux et les oreilles en suivant l'allée et tremblera en tournant la lourde clé de la porte du cabanon, à tâtons ses mains épouvantées chercheront la pelle à charbon qui se cache sous la « cayette, » puisqu'elle l'y a jetée quelques minutes plus tôt, pour fuir les démons. Revenue à la lumière, cette peur, Élée la porte crânement, marque indélébile du véritable acte de bravoure, décidément, aller au charbon fait partie de sa vie. Au fond, Élée aime le charbon, sa préférence va aux petits blocs d’un noir si profond, morceaux d’anthracite, vifs et coupants, arrachés de toute force à la terre ; c’est du Soulages, ce sont ses diamants. Les boulets, eux, sont lourds et manquent de pureté, elle en a l’intuition. L'été, sous le soleil, le charbon est tellement bienveillant, bien à sa place, oublié pour six mois, dans sa loge encadrée de solides planches, il se repose silencieux dans la poussière. Ces blocs survivants de l'hiver seront recouverts en septembre par de nouveaux quintaux de minerai. Là, les charbonniers livrent les commandes dans chaque maison de sa rue, couverts d’une crasse luisante, portant sur leur dos des sacs de jute noircis, remplis de cette houille bienfaisante. Le capuchon de toile rude protège leur tête, ne laisse voir que leurs joues sombres, que leurs yeux brillants, rougis sans doute par la poussière de charbon. Le ballet des livreurs, extrayant leur cargaison de la benne du camion, traversant en file indienne, par deux ou trois, le garage, le couloir et la longue allée de la cour, l'enchante, lui rappelle la réconfortante chaleur du fourneau et le cocon de l’hiver arrivant. Elle se sent en sécurité, le monde est étroit, connu dans ses moindres recoins. La vie est simple, binaire, bon, mauvais, beau, laid. Son univers la comble de petits riens et d’ordinaire. Élée est heureuse…
Chemins
Les jeudis après-midi de ces années cinquante, ses promenades dans ses petites bottines lui ouvrent de réelles aventures. Le trajet apparaît si riche de trésors, petits moments furtifs d’une évasion à bon prix. Élée ne prend pas la route, trop dangereuse pour ses sept ans, plus longue et passante, mais un chemin de terre traversant les cités ouvrières et plus loin les champs de blé. À mi-chemin, la ferme l’arrête par ses odeurs de lait battu, Élée déteste les caquètements, les poules aussi, et la fourmilière des travaux agricoles. Ici la campagne est collée à la ville, comme un recto verso. Les espaces de verdure ne sont plus, comme son jardin, ces petits carrés fermés de hauts murs briqués, au contraire, des granges aérées de béton gris clair occupent un vaste espace. Chez elle, le jardin-cour butte sur les trois étages de sa maison, coincé entre le pigeonnier, les fils à linge. Au fond, la plate-bande appartient aux hortensias. Chez ses tantes ou chez sa grand-mère maternelle, l'arrière de la maison s'ouvre sur un potager, qu'une mince clôture sépare de champs et de prés. Les fraises sont les plus rouges, les poires trop sucrées, les groseilles assèchent la bouche. Sortant de la véranda, Élée est aveuglée par cet horizon, l’immensité des champs rejoint le soleil, parfois les nuages, la droite ligne de l'horizon. Fixer la ligne de jonction du ciel et de la terre lui permet de se situer, elle, si petite fille dans l’univers. Le jeu est de trouver précisément le point de rencontre entre les deux éléments, air et terre, que ce soit sous la brume des chaleurs de juillet ou sous la laiteuse grisaille de l’hiver. Cette limite si incertaine tremble et vogue dans le lointain et ce flou signifie tous les possibles, il s’oppose aux contours si rigides de son monde, fixé dans une raideur, une rigueur évangéliste. Précoce mysticisme, Élée aime se noyer dans cette perspective flottante. Quelle émotion lorsque pour la première fois, elle écoute Jacques Brel chanter ce plat pays et y mettre les mots que sa recherche solitaire n'a pu formuler.
Côté jardin
Chez sa grand-mère et ses tantes, le jardin est à la fois symbole de liberté et synonyme de défendu. Ordonné et soigné, réserve de nourriture et de provisions, il n'est pas un terrain de jeu, c'est un espace de travail. Seuls quelques mètres carrés sont dédiés à l'agrément : pelouse, arbres d'ornement, parterres fleuris, le reste à la culture maraîchère et au verger. La place des jeux d'enfants y est circonscrite étroitement, elle demande de la créativité pour s'évader. Malgré tout, Élée y passe de longs moments, solitaires et heureux. Hors du temps ordinaire, elle invente en cachette sa vie, ses amis. Elle s'accroche aux branches les plus basses du pêcher, devenu baobab ou frangipanier, découvre des trésors improbables, ors oubliés des Aztèques, noue des amitiés avec tigres et éléphants et tombe amoureuse d'un Indien au regard perçant, si beau, vite remplacé par le grand guerrier massaï. Elle rencontre des aviateurs et cultive sa rose. De nombreux auteurs l'aident dans ces créations autistiques. Joseph Kessel, Daudet, Saint-Exupéry, Mermoz, Hugo, Jules Renard, Hergé, le Clan des sept, le Club des cinq et les magazines : le Pèlerin, Cœur Vaillant, la Vie, les BD Sylvain et Sylvette, Jo et Zette, Bob et Bobette… Les images des livres d'histoire et celles du catéchisme apportent diversité et flammes à ces mises en scène d'un autre moi, vainqueur, combatif et gonflé d'assurance. Loin de Causette, qui rappelle de trop près les courées de Roubaix et la promiscuité, elle est Patricia et sauve le roi lion. Le cinéma bien sûr est source d'inspiration complémentaire de ces scénarios. Elle se souvient peu du travail au jardin, elle n'est pas sollicitée pour ces tâches. Pourtant, au pied du grand noyer, Élée les revoit tous, adultes de la famille, armés d'une gaule interminable, ensemble, ils tentent de décrocher les bogues, qui, à peine tombées, éclatent leurs coques vertes, puis teignent les doigts d'un brun olive odorant. Dans la véranda s'opère le tri des noisettes : véreuses à casser de suite, les autres pour l'hiver. Paisibles moments qui égayent l'automne ! Élée bien sûr préfère le début de l'été et ses promesses. Quand la récolte est bonne, c'est un délice de manger des fraises juteuses, écrasées sur une tartine de pain beurrée. Le meilleur des desserts ! Il est défendu de cueillir les fraises rondes, cramoisies, piquées de points noirs ou les groseilles si mûres et pleines, elles sont réservées à la confiture. Seules les groseilles à maquereaux font exception. Bizarrement, Élée n'apprécie pas leur raideur. Aux saveurs s'ajoutent les odeurs, violettes printanières, muguet de mai, les roses délicates répondent davantage au plaisir des yeux, leur odeur paraît surfaite, surannée, elle les classe avec les géraniums qu'elle méprise, fleurs trop sages et éduquées !
Couleurs
« Il n'est guère de domaine peut-être où le vocabulaire populaire ou le vocabulaire de métier ait eu à subir autant de débordante fantaisie que celui de la couleur. » — Maurice Déribéré.
Élée s'est souvent demandé pourquoi les dessins de son livre d'histoire sainte étaient rouge et blanc et non tels les caractères noir sur blanc. Cet incarnat la fascine et inquiète sa tête d'enfant. Elle préfère les allégoriques reproductions des images pieuses rapportées des processions et bénédictions, communions des cousins, baptêmes des petites cousines. Elle se souvient de leurs couleurs particulières : le bleu azur, le jaune délavé, le vert à peine d’eau, l’ivoire, nuances sans relief mais attirantes pour l’œil en quête de distractions. Elle passe de longs moments à les étudier, puis à les recopier maladroitement. Leurs contours d'un trait franc sont assez aisés à reproduire, mais le résultat obtenu la laisse insatisfaite. Son tracé n'est pas assez sûr, tremblotant, disproportionné, alors elle retourne à sa contemplation. Loin de ces pastels, le cinéma éclate ses paupières, agrandit son regard. En plus du mouvement, c'est essentiellement les explosions de couleurs qui font intrusion dans son corps, le réveillent, le rendent gracieux ; d'abord les Disney, Bambi le premier, donnent du relief aux plats traditionnels de son regard. Elle comprend une autre dimension, découvre la joie et peut alors rêver en couleur, sortir de ces mornes bicolores : noir blanc, rouge blanc. Elle ne sait pas à quel âge cette découverte l'a frappée, ce qui est certain c'est le lieu : l'Éden , salle de cinéma du bout de la rue qu'elle fréquente chaque jeudi avec son père. Élée y voit des légions romaines guerroyer, des cow-boys chevaucher, westerns et péplums en pagaille, bons ou mauvais, tous la prennent au cœur, l'attristent, la comblent de sentiments contradictoires, amour, grandeur d'âme, révolte contre l'injustice, plaisir de la victoire, haine de la méchanceté. Jamais effrayée, toujours transportée, Elle se sent tellement en sécurité au creux de ce fauteuil rouge, devant tant de déflagrations de teintes vives, si persistantes qu'elle entre à l'intérieur même de l'écran, et accompagne ce big-bang. Cet amour des couleurs, Élée le retrouve avec les coloristes à l'usine de son père. Dans ce bureau obscur, des étagères recouvrent les murs sur toute la hauteur. De lourds classeurs en bois cachent des trésors de coloris, des échantillons d'étoffes crantées, collés sur des feuilles de carton et numérotés d'un code impressionnant. Des nuanciers à l'infini, pense Élée. Son père lui explique combien la bonne couleur est difficile à trouver, qu'elle change selon le tissu, se moire ou se matifie. Selon la matière et la grosseur des fils tissés, le coloris se modifie, il lui fait toucher des étoffes. Dans sa teinturerie, on s'occupe de tissus d'ameublement et de linge de table. Cette époque du début des années soixante est propice aux teinturiers, les tons explosent et se diversifient, tendent davantage vers les couleurs chaudes. La mode prend sa place aussi dans la décoration intérieure, les tentures, les nappes se renouvellent plus fréquemment et prennent de l'éclat. Les rouleaux de tissu arrivent de l'atelier de tissage d'à côté. Comme la toile blanche du peintre, la feuille blanche de l'écrivain, c'est lui son père avec son équipe qui leur donne couleurs et vie, qui les anime de motifs imprimés, d'énormes fleurs, de feuilles, de figures géométriques. À côté du bureau, un petit laboratoire, des cornues, des classeurs d'échantillons toujours, des colorants, les noms des fabricants Dupont de Nemours, Sandoz, Bayer, sont loin d'évoquer une industrie chimique sale, polluante pour Élée, ils sont source du bonheur des couleurs. Un réchaud à gaz, un grand tableau criblé de calculs et de formules incompréhensibles, lui apparaissent comme un univers fantastique. Des étoffes, lourd coton, velours, reps si joliment rayé, synthétique mordoré, partout en pagaille, une vraie caverne d'Ali Baba pour Élée, malgré les vapeurs d’ammoniaque, d'acide chlorhydrique, d'acétate, de nitrite. Élée aime l'entendre expliquer ses essais, le choix des proportions dans les mélanges de coloris, la différence entre le bordeaux et l'amarante et parler avec enthousiasme du juste résultat, de la nuance exacte, parfaite. C'est magique ! Son père est un ennoblisseur des textiles, outre le travail de teinture, son atelier apprête le tissu, des pans entiers peuvent sortir des machines gaufrés ou lisses, émerisés ou rugueux. Lors de ces visites à l'usine, s'il faut se rendre dans les ateliers, Élée est prise à la gorge, les yeux piquent, cette chaleur humide l'étouffe… Les pesants cylindres de tissu se déroulent dans le bac à teinture, les tourniquets l'enroulent encore et encore. Une machine, dont le nom « suceuse » évoque une friandise de Pierrot Gourmand, ne fait qu'ôter l'eau. Lieu de poulies, d'engrenages, de courroies de mécaniques complexes, d'herculéens fûts de colorants, les ateliers sont un petit enfer à ses yeux d'enfant. Ce métier laisse des traces, les mains de son père sont chaudes et rougeâtres : brûlures d'acide, de javel, de carbonate de soude et maladies de peau. Il est fier de cette place, pourtant, les tapisseries dont la Dame à la Licorne réalisées par l'entreprise, il y a participé. Et ses nouveaux modèles imprimés de la période Flower and Peace dans les années soixante le rendent heureux.
Crise de conscience
Leurs mères travaillent à la filature ou à la lainière de Roubaix, leurs pères sont ouvriers tisserands, teinturiers et cette marmaille d'enfants vifs, au fond des courées, Élée ne les voit qu'en transparence, comme au travers d'un opaque papier. Ils viennent de Pologne et plus tard d 'Afrique du Nord… et déjà, ses aïeux ont oublié leurs origines mixées de flamand et de picard pour affirmer leur place et déclassifier leurs jeunes frères de peine. Pendant le long carême, Élée se prive volontiers de bonbons et chocolats pour les enfants d'Afrique, les missionnaires les collectent, chaque année à cette période. Elle est fascinée par leurs récits, leurs expositions où les objets artisanaux du continent noir brillent de pierres et métaux précieux, imposent de lourds cuirs tannés, présentent des masques intrigants. Ces manifestations ajoutent à son goût de l'aventure une saveur réelle et palpable, qu'elle retrouve un peu dans les livres, dans les films à la télé du dimanche, en noir et blanc. Là c'est plus vrai, ce ne sont que couleurs vives et bigarrées, odeur de cuir brut, d'or jaune, de tissus. Ces enfants que l'on nomme avec condescendance les petits Noirs, rendus visibles par des photos exotiques, sont loin de l'image réelle des immigrés des quartiers populaires qu'elle croise parfois. Eux sont méprisés, au mieux ignorés. Son cœur d'enfant perçoit cette dichotomie, mais elle aussi se détourne comme ses concitoyens, pour aimer de mythiques personnes, d'infantiles représentations colonialistes de « bon sauvage ». Une scène la pénètre avec douleur, fulgurance de honte brute, confusion malsaine entre idéal de tolérance, prôné par les paroles des adultes, et leur arrogante morgue vis-à-vis de leurs semblables dans de banales situations quotidiennes. Pour aller chez tante M., Élée emprunte le petit sentier coincé entre deux longs murs qui bordent les parcs de notables industriels, à droite comme à gauche. Au détour de ce mur, elle les voit à peine vêtus de rouge, ces gosses nommés Nord-Africains les bons jours, au début des années soixante. Ils rient et crient, leur jeu est de porter le plus haut possible au-dessus de leurs têtes mates un lourd vélo d’adulte. Défis, concours, passe-ennui, ils y mettent toute la rage de leurs jeunes muscles tendus et de leurs yeux brillants. L’ignominieuse réflexion emplie de suffisance et de supériorité de Grand-mère qui l'accompagne lui semble si avilissante que les larmes l'habitent immédiatement, la nausée lui vient aux lèvres. Elle veut courir, ses jambes sont de plomb. Elle veut crier, sa langue douloureuse est soudée au palais. Stoïque, comme lui ont appris les sœurs de Sainte-Marie, elle tente de respirer et ne refuse même pas la main que sa grand-mère prend d'autorité pour l’entraîner au plus vite, comme si cette scène, somme toute anodine, au milieu du riche parc était preuve de dépravation. Qu'est-ce qui n'allait pas dans ce tableau d'enfants ? Les torses nus de gamins, le nombre de mômes, la démonstration de la puissance physique qui ne collait guère avec leurs maigres silhouettes sombres ? Leur gouaille joyeuse ? L'exhibition criarde ? Leur occupation d'un espace non autorisé ? L’incompréhension tourbillonne dans sa tête encore mal affûtée. Elle met de longues années à comprendre, car au-delà de son mal-être immédiat, elle ne perçoit que la contradiction entre les paroles virulentes de sa grand-mère dénigrant ces garçons, tout en les plaignant, et les préceptes de charité déversés en permanence par tout son entourage proche, famille, école, église… Cette scène est un point d'appui de son positionnement social en devenir. Aidée sans doute en cela par ses aînés : cousines ou camarades, Élée mesure intuitivement, maladroitement, l'inégalité, la différence, l'hypocrisie.
Dimanche d'hiver
Jamais Élée n'a été capable de sauter du lit, d'un seul bond… Passer du rêve à la journée demande un peu de temps, de la langueur. Ces jours-là, au petit déjeuner, premier rituel dominical, en famille, on fait le plein de beurre, celui des croissants, des pains au chocolat, ou de perles de sucre si croustillantes. La perfection à son goût, c'est le cramique quand les cristaux de sucre s'associent au moelleux des raisins. Bien au chaud, près de la cuisinière, elle dévore toujours avec avidité et convoite un petit plus, en tant qu’aînée, n'a-t-elle pas droit à une part adaptée à sa faim… son frère et sa sœur sont si petits encore. Avec grand soin, les vêtements, ceux du dimanche, sont sortis et étalés. Qui honore-t-on : Dieu, ce jour de « semi-liberté », la famille, les voisins, les autres chrétiens, leur regard ? Sa robe, achetée à grands frais chez BAMBI, magasin spécialisé pour enfants, fait chic, lui semble un trésor précieux, il ne faut pas la tacher, la froisser, la déchirer, la brûler. Ces recommandations rendent ces tenues encore plus riches à son cœur. Un peu effrayantes, elles la sortent aussi du conformisme de l'uniforme scolaire. Le moindre petit nœud, la minuscule cerise brodée en rouge sur le col, le plumetis léger du jupon, et Élée est reine, sortie de l'épaisseur du rang, expression d'un petit bout de personnalité. Ainsi habillée, elle a l'impression de pouvoir sortir enfin de la boîte dans laquelle, toute la semaine, elle est rangée. Tant de soins à cette toilette l'amènent à l'église Saint-Philippe, assister à la grand-messe. Elle adore ces longs offices, ils égayent la journée d'hiver ! Elle connaît par cœur chaque statue, chaque tableau, étudiés avec attention dimanche après dimanche, mais aussi chaque mardi matin, vendredi matin, jours de catéchisme, chaque samedi en attendant son tour devant le confessionnal, plus tous les jours de carême et de l'Avent… aujourd'hui encore, toute œuvre d'art liée de près ou de loin à la chrétienté dégage pour Élée une odeur d'encens, quels que soient le musée, l'exposition, l'époque. Elle détaille, au temps du sermon, le bois patiné de la chaire et ses tortueuses sculptures, étudie la chatoyante chasuble du prêtre, les fins surplis des enfants de chœur, l'épais cuir du livre de messe, contemple les vitraux des croisiers, l'or du Saint-Sacrement, le graphisme du missel. Elle ne sait rien de la transcendance, elle se laisse simplement gagner par le beau, le grand. Elle n'emploie pas le terme « divin », touchée par l'esthétisme et la mise en scène du sacré, le merveilleux de ces récits transmis par les testaments anciens ou nouveaux, elle ne pose pas la question de la foi. Le doute est absent de son petit monde, Élée absorbe miracles, sainteté, avec délice, se régale de ces paroles d'Évangile comme des aventures lointaines ou passées de ses lectures. Elle les ressent en dehors de toute réalité d'humains ordinaires. L'ombre au tableau idyllique arrive cependant, un dimanche, alors qu'à six ans, Élée doit arborer sur son manteau une arrogante médaille de bonne élève. Chaque samedi, un classement est proclamé à l'école Sainte-Marie et la 1ère reçoit la croix d’honneur, seconde et 3ème sont aussi désignées par une décoration. Ruban rouge et vert épinglé, suivi d'un émérite insigne, qui fait le bonheur de la famille. Objet de louanges, Élée est fière d'être reconnue par la communauté. Pourtant, elle déteste porter cet insigne au vu de tous. Ambivalente reconnaissance, cette mise en valeur ne correspond pas à l'humilité qu'enseignent tous ces adultes. Une sourde incompréhension entoure cette attribution de mérite, apprendre l’intéresse, lui plaît, tout simplement. Résultats, notes, classements sont une partie de soi-même, les publier dans toute la ville de manière si ostentatoire crée son malaise, douce et timide enfant, Élée se plie aux compliments quand un sentiment de décalage s'opère et la fait pleurer de colère.
Sainte-Marie
Sœur Marie toute noire, directrice et premier souvenir de l’école. Élée la repense caricaturale, maigrichonne, écrasée par son chignon gris. La peur qu’elle inspire en chaque élève de sa pompeuse communauté « Sainte-Marie » ne s’invente même pas… Son appartenance à l’école catholique, Élée la vit avec orgueil. En sécurité, à l’abri de mauvais instincts. Rien à voir avec Montesquieu, la publique et laïque. Imbue de cette distinction, Élée arbore son intégration sociale d’un seul côté, à droite, bien entendu ! De l’institution Sainte-Marie, Élée pense ses premières années à peu près vides. Cependant, depuis cette démarche d’écriture, de reconstruction d’enfance, les événements s’y bousculent en foule. Le tout premier est sans doute le sourire de mademoiselle Françoise, de ses lèvres ouvertes et du nœud bien rouge qu’elle porte pour attacher le velours de ses cheveux. Sa jeunesse, ses bras accueillants dans sa blouse bleue et sa démarche dynamique donnent envie de courir. À la revoir ainsi elle évoque la grande sœur, plus mûre et moins naïve… Élée, engoncée dans son rôle d’élève, est bien incapable pourtant de définir sa propre place dans la classe. Le second souvenir est une piètre histoire de mouchoir. Dominique, petite camarade blonde, a oublié ce carré de tissu indispensable pour arborer les bonnes manières, elle demande à Élée de lui prêter le sien. Après son refus catégorique, Dominique se mouche dans les pans de son tablier bleu… Ce comportement gonfle Élée de honte, mais, honte de soi ? Honte… Elle ne regrette pas son geste de refus, mais plutôt de n’avoir pas anticipé les conséquences. Depuis, que de fois a-t-elle décliné ce genre de situation ? Élée se rappelle son premier rôle de justicier, défenseur des petites et causes perdues, mais aussi de son sentiment d’impuissance, d’inégalité. Le samedi, Élée a les mains moites… l’après-midi, c’est le cours de couture ! Chaque élève tient fermement son petit rectangle de coton écru, trente centimètres sur quinze, que cette étoffe épaisse et rugueuse fait souffrir et paraît grande ! L’ourlet à réaliser au point arrière ou au point de côté est interminable, l’aiguille trop fine et aiguisée échappe des doigts, le fil blanc jure sur le tissu jauni, les suées l’humidifient et il ne veut pas glisser régulièrement, les points sont trop grands, trop penchés, trop fatigués à force de les recommencer. Elle entend encore cette voix pincharde de l’institutrice du cours élémentaire : « Cent fois sur le travail, il faut remettre l’ouvrage, mademoiselle. » Elle mobilise toute sa concentration sur cet exercice de couture, mais sa vision se brouille, elle bout de rage… Le résultat de toute façon n’est jamais fameux dans ce domaine, Élée manque de précision, de confiance, elle fait, défait, refait, la moiteur part de ses doigts et se propage dans tout le bras, le corps, la tête. Le petit morceau de tissu à force d’être manipulé n’est qu’un grisâtre chiffonnage, l’ourlet plié et déplié a l’air d’un accordéon en berne, une vraie catastrophe de cousette. Sans parler de la boutonnière à réaliser l'année suivante, en plein milieu du même chiffon infâme, du point de chausson et du surjet au bord effiloché de la cotonnade mollissante et informe. Les piqûres de l’aiguille laissent traîner quelques traces rougeâtres par endroits, fruits de ses réels efforts. Elle donne de son sang sans compter ! Le comble, cette année-là, son cadeau de Noël est une trousse de couture en cuir vert foncé, bel objet tout en rondeur, rempli à loisir d’ustensiles indispensables, de la paire de ciseaux au dé à coudre martelé, de l’échantillonnage d’aiguilles toutes aussi perverses les unes que les autres, du mètre ruban à la palette colorée de fils. Elle l’aide bien cette trousse, la texture de son cuir épais, brillant et très odorant, est dorénavant son réconfort du samedi, en attendant quatre heures et demie. Ces années d'école primaire ont semblé si longues. L’odeur poussiéreuse et chaude des planchers cirés et des escaliers pur chêne noirci par tant de petits pas d’élèves emplit les narines, les tables vernissées, patinées reflètent un pâle soleil. Le ronronnement du poêle à charbon incite les filles à rêvasser, bercées par le débit monocorde de la leçon. Comme un poisson dans son bocal, Élée fait des allers-retours et virevolte d’un bord à l’autre, tout en pensées, bien sûr. Élée voyage… merveilleuse carte de géographie, accrochée, au-dessus du tableau vert, Élée vole sur le jaune vif des plaines, Élée plane sur les bruns reliefs des Alpes et des Pyrénées, Élée brasse dans le golfe du Morbihan, Élée dore sur la Méditerranée. Mais Élée préfère bien davantage le planisphère, tendu sur le mur blanc cassé de droite. Pour l’observer, elle est contrainte de tourner la tête et ne peut s’y plonger que par touches légères. L’Afrique l'éblouit, quand, sans risque de montrer son évasion du cours de la leçon de choses, elle y jette un rapide coup d’œil, elle y voit des éléphants majestueux, des lions en crinières et des zèbres galopant au milieu de hautes herbes et tous ces arbres qui s’élèvent en forme de parasol. De violentes danses colorées tambourinent dans ses oreilles, de maigres enfants noirs courent dans la poussière, leurs mères enturbannées rient à dents déployées ou pilent énergiquement le mil et cuisinent le manioc. Soudain des guerriers plus sombres et dénudés déboulent en ronde, longue lance en avant et cris rauques, nudité en pagne, ils symbolisent l’énergie même, leurs bonds la fait tressaillir, le tintement familier d’une cloche détonne soudain, c’est l’heure de la récréation, mademoiselle… Demain, Élée se rendra sur le continent américain, le sud la séduit.
Grands-mères
Figée dans son cadre ivoire, Marthe, sa grand-mère, trône, resplendissante d’honneur et de blondeur, boucles élastiques sur fond sépia. Sa présence éclaire toute la cheminée de son enfance, au beau mitan de la pièce à vivre. Vivre, elle qui partit à trente huit ans ! Élée aurait voulu avec elle partager, mais l'aurait-elle désiré ? La fière beauté transie de cette aïeule aurait-elle supporté Élée et sa tête si mal taillée. Pourquoi cette mère-grand ne lui a-t-elle pas transmis un peu de cette auréole solaire qui baigne son visage si lisse, un peu de cette finesse de la bouche dessinée au rouge éclat of Paris, ses lèvres pulpeuses… Négatif du portrait, Élée est noire de cheveux, sombre d’ennui dans cette promenade enfantine qu’est le début de sa vie. Cette jeune femme, qui aurait dû être grand-mère, a quitté cette terre avec mystère. Chemin sans issue, dans sa pleine maturité qui put être posée et calme, le néant l'a engloutie. Désincarnée, puisque sa chair, la mort l'a avalée, mais personnifiée dans ce clair-obscur qui préside au sein de cette photo rayonnante de fraîcheur. Durant toute son enfance, Élée croit qu'elle porte en elle son identité. Déesse de son imaginaire, elle ne peut qu’être quelque part, et quelque part c’est la vie et la vie c’est la terre ronde et le ciel tournant. Elle est la vie. Cette absente ne lui fait pourtant aucun signe, ni clin d’œil… mais Élée l’aime malgré tout, jalouse son indépendance, envie son bonheur d’être toujours impeccable, voire irréprochable. Elle est l’image première de la femme, celle qu'Élée veut devenir… Élée croise souvent la maison basse de Sido, la mère de Marthe. Son arrière-grand-mère s'y tient parfois sur le pas de sa porte, bonbons à la main. Un rapide bonjour et Élée redémarre en lançant un merci étouffé, elle engloutit les sucreries avec grande culpabilité, elle court pour oublier son malaise indéfini, fugace. Aucune tristesse dans son cœur, juste une certitude, son aïeule est flétrie par de dignes secrets qui errent autour du décès prématuré de sa propre fille. L'histoire familiale est en lambeaux. Longtemps, Élée essaie de retrouver la trame dans les éclats chuchotés de ses parents, grands-parents, oncles, tantes ; mais aucun ne l'aide à retisser la toile de la vie de cette disparue. Ce silence initie sa première quête. Quant à Blanche, sa grand-mère maternelle, ancrée dans l'existence routinière et résignée, elle a toujours eu les cheveux blancs, bien rangés en chignon… Elle a toujours cligné des yeux et affiché cet air sévère et grincheux. Le port encore hautain de La Callas, elle souffle enfin, après ses deux guerres, comme elle dit… sans parler de ses huit enfants et des interminables journées à faire bouillir le linge dans la lessiveuse du matin au soir, à alimenter le feu au charbon, tout en touillant la lessive avec un lourd bâton de bois. Pour Élée sont encore présents ces effluves écrus de coton bouillant et bouilli et ce gourdin tellement délavé, odorant de savon de Marseille. Élée aime la véranda, véritable sauna, à ces moments-là, pour sa moite ambiance et sa buée langoureuse, qui paraissent la protéger. Sa grand-mère ne se plaint pas, y a bien plus malheureux, répète-t-elle et puis, faut se contenter de ce que Dieu nous donne. Elle raconte ses dimanches laborieux où après la messe les hommes se retrouvent au café et jouent aux cartes. Que fait-elle ces après-midi, Élée ne le saisit pas, Blanche est taiseuse ou assène des lapalissades, elle ne veut surtout pas se dévoiler, ce serait si indécent. Monde de silences, sans débats, sans démonstration, l'affection n'est pas absente, certes, mais elle ne se dit pas, l'amour se tapit et le corps est sale ! Siège de nos impulsions, antre de nos plus laids désirs, notre enveloppe charnelle n'est digne de considération. Et ainsi, l'enfance se passe, sans câlin, sans geste caressant, sans tendresse. La distance est de mise, et seul le furtif baiser sur la joue de grand-mère est poli. Toute l'enfance d'Élée est une suite d’images, de personnages, de flashs noirs et couleurs, de sensations. Ni histoire, ni baratin. Odeurs et saveurs comprises, impressions sur la rétine, la peau et les neurones. Petits éclats de vie, éclairs découpés, déchirés comme ces morceaux de nappe en papier sur lesquels on a griffonné, et Élée les regarde passer par la petite lorgnette de ses cinq, six puis sept ans.
Jeannette
Élée a beaucoup insisté auprès de sa mère, elle veut être scout(e). C'est tante Clé qui trouve la solution. Elle connaît Mme D., sa fille est jeannette à la paroisse Saint-Michel et comme c'est un peu loin de Lannoy, les parents s'arrangeront pour les trajets et Élée sera sous bonne garde ! À cette époque Élée aime les uniformes, du moins il faut le croire ! Non contente de porter la jupe plissée bleu marine à l'école, elle la porte aussi les week-ends, le pull écussonné, les rubans multicolores cousus à l'épaule flottent telle une bannière et l'emblème du groupe est cousu sur la poitrine. Élée aime se sentir appartenir, être reconnue. Dans son groupe de jeannettes elle apprend à détester le travail souvent besogneux et ingrat, à composer avec la rude nature, à marcher de longues heures entre copines, à affronter la pluie glacée. Les dimanches d'hiver, dans un local glacial à passer du brou de noix sur des dizaines de caisses qui serviront d'étagères, sont un affreux souvenir, compensé par les éclats de rire lors du partage d'une mémorable boîte de petits pois froids avec Marie-Laure, sa comparse attitrée. Durant l'été, les camps au bord de la mer du Nord ne sont pas que plaisir, les corvées occupent ses mains engourdies trop longtemps à son goût, mais le bonheur n'est jamais loin. Il a le visage de l'école de voile à Wissant, de la course au trésor dans les dunes, pieds nus coupés aux oyats, du char à voile soulevant le sable. Il ressemble aux villas cossues qui se balancent près de la digue, aux cerfs-volants qui retombent aussitôt décollés, à la pêche aux crevettes, qui croqueront sous la dent le soir de retour au camp. Parfois, la forêt de Marchiennes remplace la côte, la joie est plus rare, l'aventure s'y ennuie un peu, le temps est plus long, Élée n'est pas à l'aise avec les animaux de la ferme toute proche, le lait cru lui donne la nausée, les odeurs sont renfermées. La construction de ponts ou de cabanes prouvent sa maladresse. Les pommes de terre à la cendre, le soir près du feu de camp lui redonnent le goût de vivre, les chants, les folles rondes, la nuit, la ré-enchantent. Les messes en plein air, chœur et chasuble au vent, ne sont pas propices au recueillement d'un groupe de fillettes, le regard biaisé, Élée est dans les arbres, ses lèvres déconnectées répètent les prières en latin, les mots ne l'atteignent pas, elle est heureuse pourtant, bercée par ces sonorités mêlées de bruissements, de chants d'oiseaux, Élée est entière, vivante, vibrante. De ce temps, Élée apprécie la solidarité et la coopération, folle énergie obligatoire pour réussir.
Jeux
Le sol granité et fendu de la cuisine est une vraie marelle tachetée comme un léopard, elle lance son palet, saute de case en case, arrive au paradis, et c’est le vrai bonheur, entier, sans faille. « Arrête de sauter ! » Élée s'arrête, pas de souci, elle a atteint l'éden. Il existe, c'est sûr et dans trois heures, dans une semaine ou au printemps, les failles du carrelage seront là, toujours, son palet aussi, alors ça peut attendre, Élée en a la certitude. Ce sol blanc, parsemé de pattes de mouches noires, donne le tournis quand on joue longtemps, les yeux s'emplissent de points sombres qui tournent et s’entremêlent, le rouge vient aux joues, les jambes sont coton. Elle court à la fenêtre, absorbe l’air frais et brumeux du Nord, il sent la mer. Élée la dessine du bout des pupilles, joie ultime ! Tout va bien. Sa grande compagne dans sa cour d’été est une trottinette rouge, grandes roues, freins à l’arrière, héritée de sa cousine. Des heures durant, Élée patine de la porte du garage jusqu'au fond de la cour. À l'entrée de la cour, elle déplore le virage à angle droit qui brise sa course, la contraint à tellement ralentir, à reprendre vigoureusement la poussée avant de pouvoir débouler à grande vitesse dans le jardin. Elle se donne des défis, sans chrono ni spectateur, compte, partant de la porte du garage, arrive au mieux à 14 au mur du jardin. Améliorer ce score est l'objectif de tout un été, Élée essaie de pousser avec la jambe droite, avec la gauche, baisse la tête, Paris-Roubaix qui passe au coin de sa rue chaque printemps l'influence, pédale le nez dans le guidon. Heureuse parfois, elle réussit à négocier le nombre 8 à la sortie du méchant virage, mais non finalement la reprise est trop lente et encore une fois, la roue avant ne touche le but qu’à 14 ! Allez, course dans l’autre sens, la porte du garage n'est atteinte qu'à 15, courte déception. Demain, c’est sûr, elle arrivera à 13. Champion cycliste, chevalier, Indien, héros de ces courses en trottinette, Élée est encouragée par la foule, honnie par les félons, poursuivie par les cow-boys, avant de rentrer goûter dans la cuisine si nette et laiteuse, rassurée par le pain blanc et les deux carrés de chocolat noir et belge, bien entendu, celui de la marque à l'éléphant.
La côte belge
Les beaux dimanches à la mer, tout en horizon joyeux ! Dès qu'Élée sort de la DS de son père, elle s'élance de la digue pour tâter de la plante du pied le sable doucement fin. Selon les saisons, la météo, il est froid, agréablement chaud, parfois brûlant. Élée creuse avec l'orteil, il se fait plus frais, mais la sensation reste veloutée, les micro-grains enrobent ses pas. Plus loin encore, il se charge d'eau, de sel et devient compact. C'est là que la plage s'envague et que des centaines de minuscules ornières se creusent, régulières, sous le coup de la marée montante. De toute sa vie, Élée ne peut approcher une plage sans cette envie irrépressible d'y courir, nu-pieds, tête en avant, d'y crier sa joie d'aller à la rencontre de la mer… Cette mer du Nord, pour seul décor, lui conte bien des aventures. Blanc ourlet mouvant au sommet des vagues déferlantes, par vent fort, flots remuants, la frange d'écume devient rageuse, déchire chaque repli, fracasse les oreilles. Élée ne sait pas très bien si la mer se hausse pour atteindre le ciel ou descend pour trancher, coupure nette, sans bavure, le fil de l'eau à l'horizon. Son monde d'été, de vacances attendues, est peuplé de ce camaïeu en permanente recomposition, association des blancs, des bleus et des gris. Se tournant vers la terre, l'ocre doré complète son tableau idéal et Élée se sent cuirassée, entourée de ses parents, frère, sœur, heureux, ces jours-là ; des cousins, cousines se joignent à eux, rendent les séjours festifs et chaleureux. Bien sûr les pique-niques sur la plage sont laborieux, le poulet rôti est trop craquant, assaisonné de milliers de grains de sable, les jours venteux, donc la plupart du temps. Cruelles aiguilles, ces granules piquent les joues, rougissent les yeux. Leur grande tente orange, carrée, brute, fabriquée par sa mère, laisse passer le souffle de l'air marin, d'ailleurs, cette cabine n'a jamais été pensée pour les abriter ! Mais bien pour y stocker le nécessaire de la journée à la plage : glacière, serviettes de bain, maillots, vêtements secs, gonfleurs, seaux et pelles, transats, rames… véritable caverne d'Ali Baba que petites ou grands gardent à tour de rôle quand les autres se baignent. Ce n'est pas complètement juste, c'est sa mère qui reste le plus souvent sur le sable, gardienne du foyer là comme au quotidien. Les peaux roussissent, trop, malgré l'ambre solaire, mais le temps passé sur les matelas et canots pneumatiques n'est pas compté, c'est un délice de se prélasser, d'éclater de rire et de bousculades sans privation. Rituel de la fin d'après-midi : la glace vanille-fraise coincée entre deux gaufrettes, difficile de s'en sortir, de ne pas se salir… déjà avec un cornet, la glace dégouline, mais là ; c'est le pompon, drôle d'invention belge ! Se promenant sur la digue tout en pavés dorés, si petits que jamais Élée n'a pu les compter même sur la (petite) longueur de ses tennis, posés bien droits, bout à bout. Récompense ultime de la fin du jour : un tour en rosalie ou en kart. Élée préfère être seule pour pédaler, les grands véhicules familiaux à 6/8 places sont parfaits pour le rire en famille mais ne permettent pas la rêvasserie, qui lui est si chère. Petite, Élée choisit les vélos attelés à des chevaux de bois, pour le romanesque, elle est le roi du monde ! Plus tard, elle prend des karts individuels plus compétitifs. La vitesse toute relative sans doute la grise, les brusques freinages et dérapages lui donnent de l'importance, enfin Élée le croit. Le dimanche soir, le roulis de la DS, qui ramène au quotidien, leur rappelle le mouvement nauséeux du canot… une heure de route le long du canal, traversant les villes qu'Élée connaît par cœur. Accoudée à la portière, son bras rouge de soleil prend le frais, ses idées vagabondent dans des récits d'amour inventé, de vie recomposée, des personnages de romans, de cinéma entrent en scène et elle écrit des dialogues dans sa tête embroussaillée de sable et de sel. La vie est belle aujourd'hui.
L’peuti Jésus
En fait ce sont les p’tits Jésus. Il en existe de nombreuses espèces, non pas que Élée veuille offenser son monothéisme prégnant, mais ses souvenirs sont fourmillants de petits Jésus.
Les premiers sont très roses, trop roses, trop sucrés, quelque peu informes, mal moulés, Élée en cherche les traits du visage, elle les aimerait doux et rassurants. En vrac, chez l'épicier Raymond du coin, Élée n'y avait pas droit, mais collés sur une bûche en chocolat noir, à Noël, Élée s’interroge sur le pourquoi de ses pieds croisés. Bien sûr, Élée reconnaît la position, on la retrouve sur les crucifix. Encore un manque de logique, ou des signes d'avenir, prémisses dès sa naissance de sa fin sur terre. Ces sucreries-là sont aussi les offrandes de son premier amoureux. Jean-Claude D. qui a parfois quelques pièces. Élée l'attend devant la boutique où il achète deux ou trois « p’tits Jésus » et les lui donne avec empressement et maladresse. Quelque peu embarrassée par ce geste qui lui paraît étrange mais qui la ravit malgré tout, Élée avale les bonbons d'une seule bouchée, avec sourire et sans merci. Les seconds sont dans les crèches, bras ouverts, souriants ou l’air grave, c’est selon. La paille de leurs couches émeut Élée, cette herbe si rêche sous ces bébés d’une ronde candeur satinée. Lisse, couleur biscuit ou pain d’épice, son ingénuité s’arque-boute, Élée veut protéger ce petit, du monde, du froid, des hommes. La gravité des parents, Joseph et Marie, des bergers, la contrarie, Élée les souhaite plus joyeux et émerveillés par tant d'espoirs qui rayonnent de cet enfant à peine né. Sa crèche, œuvre de son père, est grande, elle envahit la cuisine, qui est alors la pièce à vivre, la plus chaude aussi, Élée la revoit comme le cocon douillet de ces jours de décembre venteux. La prière, surtout celle du soir est alors plus enjouée, devant la crèche, sa bouche psalmodie, ses pensées s'envolent vers Bethléem, son étoile du berger brillante qu'Élée suit dans l'ocre des collines ensablées. Elle connaît par cœur chaque personnage, le berger avec son panier, celui qui porte l'eau, les plis enveloppants de la robe si bleue de Marie et la tunique rose, oui rose, de Joseph. Extraordinaires, les santons ne lui paraissent pas immobiles, bien que jamais Élée ne les bouge, ne les touche, plâtres sacrés en représentation solennelle, chacun à sa place dans son rôle immuable. Plus que le bœuf, l'âne ou les moutons, Élée préfère le chameau ajouté le jour de l'Épiphanie avec son cornac et les rois mages. Plus haut, majestueux, cet animal alimente ses voyages lointains, elle est enchantée par la corde rouge qui part de son licol, elle s'assied sur sa bosse, car en fait il s'agit d'un dromadaire, mais le qualificatif chameau porte une autre histoire, celle de l'anniversaire de sa sœur, née le 6 janvier. Les troisièmes Jésus sont joyeux et sont aux anges. Les éclats de rires résonnent encore des trompettes et de justes bambins aux cheveux fins les portent en notes de cristal si fragile. Ils se rapportent à ces réveillons de Noël, chez son élégant oncle Euge. Sa sœur, la plus jeune à la table familiale, veut goûter à tout prix et sans concession le petit Jésus en sucre qui orne l'assiette de chaque convive. L'heure du dessert est encore loin et le sucré ne précède jamais le salé. C'est la règle. Le désir est si fort, qu'elle mange (en cachette ?) un orteil, on la réprimande et lui commande sans attendre de cesser cette gourmandise. Magie de Noël, les reproches sont doux et le jeu recommence, encore un peu du beau pied croqué, et Jésus est amputé ! Débonnaire, épiphane, le plaisantin parent l'encourage à poursuivre ce manège. Émoustillée par la fête ou les si subtiles bulles de champagne, la plaisanterie s'installe et le rire paraît. Transgression autorisée mais maîtrisée, après chaque minuscule bouchée, le sujet de sucre rétrécit, se replie et on s'exclame à grands cris, encore un petit bout ! Allez un autre, chaque bouchée est moment de bonheur, entourée de gaîté franche. Plus que le comique c'est le partage et l'harmonie du rire en éclats qu'Élée aime ici, trop grande pour imiter sa cadette, elle n'a nulle envie de goûter au doux sucre, elle profite juste de ce moment pour s'assurer que la vie est belle et joyeuse. Parenthèse hilare dans le quotidien roué.
Lundi
Elle se souvient aussi avec plaisir des lundis, où elle accompagne sa mère au lavoir. Attention, ce lavoir est comparable à la laverie automatique de nos jours. Rien de campagnard, rien de rustique… À cette époque où l’électroménager en est à ses prémisses, nous faisons des petites lessives à la main, mais le premier jour de la semaine, on emporte tout le linge sale dans un panier d’osier rectangulaire, au lavoir. À treize heures trente tapantes, Élée et sa mère descendent osier et linge sale jusqu’au coin de la rue, cinquante mètres tout au plus, et là on embarque dans la quatre CV, plus tard la Dauphine de tante Ange. Le lavoir de la rue Jules Guesde est très prisé par les ménagères, parfois elles y retrouvent une autre tante qui habite le quartier, à deux pas de chez Élée et de son interminable rue Jean Jaurès. Quel plaisir d’entrer dans cette étuve carrelée ! de choisir le petit box, son préféré est le jaune paille, mais parfois elles héritent du bleu ou du rose…, d’enfourner les draps, les serviettes dans les énormes gueules des machines automatiques, de trier coton et tergal, blanc et couleurs, de tourner les gros boutons de plastique noir à la température choisie. Les odeurs de bakélite chauffée aujourd’hui encore lui rappellent ces yeux noirs et brillants des machines encastrées dans les murs lisses. Il y règne une chaleur tropicale, grand nombre de femmes en blouse de nylon viennent y faire « léssiv ». Comble de la modernité, des essoreuses, des sèche-linge et une gigantesque machine à rouleaux repasse le linge. Dans ce monde féminin il est vrai qu'Élée se sent en confiance. Seul représentant de la gente masculine, l’employé à l’essorage et au séchage, tout en rondeurs, est reconnu par toutes comme le seul maître de sa machine. Chacune lui confie son linge avec cérémonie. Il dose le temps, il ajuste la température puis regarde tourner le tambour. Un court tintement de cloche métallique prévient de la fin de l’opération, du plat de la main il goûte le séchage et dans les mauvais jours, jure que ces cotons ne sont plus ce qu’ils étaient, en ronchonnant, il programme sa machine pour quelques minutes… Pour Élée, ces lundis de congé, saupoudrés d’OMO, sont luxueux, elle aime cette effervescence humide, le toucher des mouchoirs si chauds et doux, compressés par les rouleaux de la machine à repasser. Il n’y plus qu’à plier, c’est un de ses principaux rôles, mais c’est rien de le dire ! Que de fois Élée entend cette remontrance de tante Ma : on ne plie pas les mouchoirs à l’envers ! Il semble en effet que la couture, pourtant si fine et si régulière de ces carrés de tissu ne doit pas être apparente, il s’agit là de superstitions, de règles magiques qui lui échappent, pense-t-elle, mais qui émanent d’un ordre à ne pas transgresser. Et pourtant elle les plie à nouveau à l’envers la semaine suivante, plus par précipitation que par provocation, les torchons sortent si vite du gros rouleau blanc de la repasseuse ! Ce travail de pliage est sans doute son premier travail à la chaîne…
Grand-oncle Paul
Élée rencontre furtivement son grand-oncle Paul, dans le sentier des Ponts, étroit chemin courant sous un toit de feuillus citadins, châtaigniers respirant à foison les vapeurs des tissages et teintureries, des blanchisseries et filatures. Le lierre recouvre avec fougue, avec ardeur, la terre couleur crassier, hormis sur deux mètres de large, passage fréquenté par les piétons et les cyclistes. Ce raccourci, veine noire au milieu de grands murs, briques cramoisies, voire grenat, hauts de trois ou quatre mètres, surmontés de tessons acérés et vert bouteille, Élée l'aime, emprunte ce sentier avec délectation… Surtout parce qu'à mi-chemin, le mur laisse place à un grillage, où court une frondaison digne de la forêt vierge, zone d’ombres, de recoins, de mystères. Parfois donc, Élée y rencontre Paul, bossu, petit, mal vêtu. Il lui semble qu'il faille se méfier de cet oncle, mais Élée n'en comprend pas la raison. Sa bosse lui confère un pouvoir ? Rejeton, rejeté, il n’est pas reconnu sur le banc familial. Quels sombres malentendus se sont tissés entre les clans ? Elle sent la lourde charge que porte Paul, qui le déforme. Ce n'est pas sa besace de toile, ni le litre de bière qui dépasse de la poche de son veston, qui le font pencher et accentuent sa démarche cahotée. Élée éprouve peur et compassion lorsqu'elle le croise, elle enrage de ne pouvoir contrôler la répulsion fomentée par les commérages familiaux dont elle perçoit les bribes grommelées… ! De sa force catholique, elle le plaint avec candeur, mais le fuit poliment après lui avoir jeté un bonjour lointain, Élée presse le pas.
Saint Nicolas
C’est sans doute vers le 6 décembre, jour de saint Nicolas, soir morne où la pluie froide du Nord tombe à drache, que son père lui offre une énorme poupée Bella. Blonde et jolie comme Maryline, frisée avec soin. Tout de suite la ressemblance avec sa grand-mère, Marthe, lui saute aux yeux. Cette poupée raide est figée comme son aïeule dans son cadre, sur la cheminée. Plus femme que poupon, Élée la nomme Isabelle ce qui semble convenir à sa corpulence. Très vite, Isabelle est détestable, véritable cadeau maudit. Les yeux de reproche de sa mère lui font comprendre la futilité d’un tel présent, trop cher, trop beau, trop grand, trop inutile, encombrant. Cette poupée frivole dérange. En ces jours de l’Avent, on pense dignement à Noël et son père par ses caprices gâche l’argent en cadeaux tape-à-l’œil. Renvoie-t-elle sa mère à sa vive déception, à sa propre image de jeune femme, blonde aux doux yeux verts, qu’elle était à 25 ans ? Alors, emplie de ce bonheur de promesses, que lui reste-t-il en ce mois de décembre 59 de son rêve dans le quotidien poisseux ? Les pères ne sont pas mieux lotis, abîmés dans la guerre et déliés à tout jamais de leur enfance, leur cœur est froid et rabougri. La chaleur ils la trouvent dans l’alcool de genièvre, le vin et la bière. Ils se perdent parfois dans les femmes, les autres femmes, celles qui portent couleur et rire, pas de petites vertus, simplement vivantes des plaisirs.
Poupée Isabelle, elle a eu aussi la vie dure, malmenée puis délaissée, symbole de l’énorme malentendu qu’a été l’union de ses parents. Vingt ans plus tard, perdue au fond d’un grenier, elle représente encore l’âpreté de la vie entre joie et peine. Ni l'une ni l'autre n'est entière, l'une renvoie à l'autre.
Tante Clé
Les après-midi d'hiver, la visite dominicale chez sa tante Clé est un vrai rituel. C'est en début d'après-midi que les grands y savourent le fameux et unique mélange franco-belge. Plus que la dégustation du café lui-même, extra fort, dur et noir, Élée aime cette coutumière mise en scène rassurante. Deux paquets de café sont ouverts avec mystère, l'un acheté en France, l'autre 500 mètres plus loin, en Belgique. Les grains de café sont répandus sur un torchon, brassés avec fermeté, véritable symbole des origines familiales flamandes, un chaud effluve ravit les narines, il enfle quand les grains sont moulus. Aucune amertume dans cette étape, la tiède odeur de la mouture terreuse enrobe pleinement les convives, mines souriantes. L'odorat prime sur la saveur, développe la gourmandise. Nulle part ailleurs, Élée ne trouve cet aspect saisissant du café, le meilleur du monde, chacun avait à cœur d'y croire. Comment est né ce rite, il reste une énigme et a apporté chaque dimanche froid et venteux de l'enchantement à l'enfance. Tante Clé de caractère jovial le plus souvent, même si elle peut devenir sombre en un instant, est aussi brune que ses sœurs sont blondes, elle est attentive et enveloppante avec tous les enfants qu'elle n'eut jamais. La gaîté de tante Clé veille sur la maisonnée, elle passe avant d'aller au bureau, boit juste un café, donne un bonbon à la menthe ou apporte la plaque de chocolat belge, elle habite entre les postes frontières… Ces petits instants sont divins et joyeux malgré leur banalité. Élée les perçoit comme une accalmie, est-ce pour elle ou pour sa mère, ce répit qui traverse le début d'après-midi ? Pour les deux sans doute… Tante Clé apporte aussi des violettes, des roses, des marguerites selon les saisons, elle est très fière de ses fleurs. Elle l'est encore plus des glaïeuls, spécialité de son jardinier de mari. Élée n'aime pas ces immenses tiges, trop droites et chargées. Ces cadeaux odorants trônent des jours sur la longue table de la salle à manger, empêchant les petits de jouer aux voitures, de construire le chalet suisse, d'aménager des routes bordées de cubes en bois érodés et décolorés où rouleront les billes des garçons. La proximité quasi quotidienne de ses tantes rassure Élée. Chacune a son rôle. Que ces femmes sont raisonnables et dévouées ! Élée n'entend pas leur chagrin, leurs angoisses, elle les voit posées sur leur vie pour l'éternité, sans jamais rechigner ni se plaindre, sans réclamer de l'existence la tendresse qui les aurait enchantées. Tout en dignité et retenue, elles se confient sans doute entre elles, entre sœurs. Élée est trop petite, elle n'entend pas les pleurs et plus tard, les réfute, les ignore. Élée est une menteuse, elle triche avec la vie. Parfois, la vie, la vraie, la rattrape et là elle ne peut s'échapper, comme ce jour où la colère de son père a gâché ce temps béni, en repoussant violemment tante Clé qui tentait de le raisonner… Plus de peur que de mal, dirait-on. Aucune blessure, ni sang, ni hématome, une scène indélébile pour Élée qui se rejoue en silence dans son cœur abîmé. Élée a grandi ce jeudi-là, elle affronte la réalité récurrente, le mal-être de ce père déchiré.
Petit carreau
Élée a la chance d'avoir une vue sur le monde depuis ce que toute la famille appelle le petit carreau. Ces baies vitrées de la bow window sont deux, elles encadrent la très grande fenêtre centrale. Sa mère s'y tient très souvent, quand le soir tombe, elle attend son mari qui traîne ou travaille. Si les petits de la maison peinent dans ces longs moments, Élée s'évade, loin très loin des angoisses maternelles. Élée s'enferme, se vit immobile, se raconte sans un mot audible. Une seule de ces fenêtres vaut le regard, l'autre n'ouvre que sur la tranquille rue Jean Jaurès, elle n'offre pas suffisamment de perspective, peu de passants, seuls quelques résidents qui, de toute façon, déboucheront tôt ou tard de l'autre côté de la rue, c'est forcé, ils ne peuvent lui échapper. En ces fins de journée, ce manque de trafic n'est pas gênant, Élée ne regarde pas la vérité nue, ses yeux sont tournés vers l'intérieur, vers ses vies inventées, ses bavardages incessants, les lendemains rieurs. Le temps y passe perdu pour le présent. S’il dure cependant, il lui arrive de ressentir l'impatience de sa mère, ses mains se crispent et les soupirs s'échappent. S’il commence à faire noir avant le retour de son père, la boule au ventre se noue jusqu'à la gorge et surviennent des souvenirs douloureux de soirées gâchées par les disputes des grands et les pleurs des petits. Ces attentes au petit carreau sont rarement de bon augure, plus elles durent, plus les retards arrosés et infidèles provoquent la tourmente et la peine. Au centre de ce polygone vitré, qui déborde sur le vide du 1er étage, trône une commode, Élée l'a encore aujourd'hui chez elle, et un immense poste à galène, qui crache RTL. La TSF n'est pas allumée cependant, lors de ces interminables attentes, elle troublerait la quasi-religiosité du temps. De chaque côté de la commode, une chaise dont l'assise et le dossier sont de plastique vert, modernité des années 50 oblige, permet de visionner tranquillement l'affairement de piétons qui rentrent des commissions, de cyclistes en bleu de travail et en roue libre, tout de go, des encore rares autos et du tramway qui grince en prenant le virage. Quand la DS bleue paraît au bout de la rue, le rythme s’accélère, l'annonce arrive de la bouche de sa mère : le voilà ! Et l'air change de ton, plus joyeux à ses mots pour nos oreilles d'enfants, il tourne souvent à l'orage. Élée a appris à reconnaître dans le brillant des yeux de son père comment va se dérouler la suite de la soirée : repas houleux et vains ou plus légères anecdotes du jour. Élée a toujours aimé cet endroit, avancée sur le monde, avancée sur la rue, sur le parc, sur le carrefour. C'est l'ouverture sur les autres et la clarté du soleil qu'Élée retient de cette saillie en façade. Cet oriel est souvent synonyme de joie, de retrouvailles et d'escapades. Élée y est vigie attentive. Tiens la voilà ! C'est la 4 CV de tante A., qui va l'emmener en ville, à la braderie en septembre, faire les achats de rentrée ou à la lainière de Roubaix où tante A. travaille comme secrétaire. Élée va passer l'après-midi dans la chaleur du bureau coloré d'échantillons de toute laine possible. Recevoir compliments et gourmandises. On y voit arriver aussi tante Clé, bouquet fleuri et friandises en poche. Élée adore son sourire et ses cheveux noirs si frisés, Bonté et Tendresse, on s'envelopperait dans sa gentillesse si bienveillante. Ou, autre promesse : sa mère aperçue, sortant de la boulangerie, boîte de gâteaux en équilibre sur son panier à provisions : éclair, mille-feuille, religieuse, saint-honoré ? Plus tard ce sera les amis qu'Élée guettera de son poste d'observation, avec impatience. Élée les verra arriver en vélo, puis en mobylette (quel mot désuet), puis en voiture. La Ford mustang de Michel se garera à bonne distance, en bas de la rue de Lannoy et Élée courra. Elle se précipitera plus vite encore vers la Peugeot bleu ciel, amour et philosophie feront le menu de sa tendre après-midi. Cette bow window est chic à ses yeux, à elle seule, elle rend la maison somptueuse, par sa lumière.
Moustache
Pourquoi cette petite moustache arborée par son père, c'est une des questions d'Élée enfant. Seul homme de la famille à la porter toute une vie. Fine, taillée minutieusement, elle dessine un V inversé, celui de la victoire peut-être, quand il a 20 ans. Partant des coins de la bouche, elle remonte vers le centre du nez, laissant un coin de peau glabre. Elle a pris une forme plus carrée, s'est épaissie au fil de la mode, est retombée plus largement de chaque côté de lèvres ensuite, mais elle ne l'a jamais quitté, véritable signe de fabrique, elle fait partie de son père. Parfois, Élée petite regarde l'opération de rasage qui se fait dans la cuisine, la salle de bains n'existe pas alors. Un travail précis et sûr, devant le miroir de l'armoire de toilette, une bassine d'eau tiède posée sur un coin de toile cirée de la table. Élée est admirative, comment il obtient ce résultat si régulier et symétrique alors que la mousse étalée au blaireau cache les poils naissants ? Beau gosse en slip de bain noir, cet été 48 à Quend Plage, bien ancré sur le sable, sourire juste esquissé à la demande du photographe. Le regard vengeur, en deuil de sa mère depuis quelques mois, il montre une belle apparence, la tête haute, il se veut solide, véritable Tarzan sortant de la mer du Nord, coiffé à la Johnny Weissmuller. Élée n'est pas là encore, perdue dans les limbes elle arrivera quatre ans plus tard, mais elle a toujours aimé cette photo. D'autres clichés, pris à Baden Baden, les yeux noirs, militaire du contingent calot sur la tête ou figé en tenue de combat à Mainz, mâchoire serrée sur la jugulaire, il a cet air buté qui le quitte rarement. Il s'ennuie de sa fiancée, n'aime pas la collectivité, ses cinq années de pensionnat en Belgique avaient suffi pour l'en dégoûter. Il écrit à son amour, la mère d'Élée « jour de cafard, je m'ennuyais de toi que j'adore », lui envoie des photos, toujours sérieux. Cette phrase révèle sa tendre part, celle qu'il a cachée, enfouie pendant de longs temps perdus à crâner, à briller. Il est peu souriant, la vie lui a déjà joué de nombreux tours, Élée ne le sait pas vraiment, à mots couverts elle pressent des drames, des drames d'adultes. Ni la guerre et ses désastres ne sont évoqués, ni la mort de cette grand-mère, si jeune, si belle, n'est expliquée. Élée en a connaissance mais son âge ne peut comprendre les détresses, les deuils, elle ne les vit pas dans sa chair, contrairement à lui, ce père masqué derrière sa moustache impeccable et son regard de biais. Si fragile, voulant être si fort, il lutte et combat les fantômes et le manque avec vaillance. Mais la lutte est inégale, les armes ont été biaisées par l'enfance dorée et de nombreuses fois il s'affaissera, se noiera d'alcool et de filles. Cœur à vif à jamais.
Ciné Colysée
Quelle élégance vraiment se presse dans cette rue animée, Élée voit ses parents, bras dessus bras dessous, ils allongent le pas. Vers quel bonheur se dirigent-ils alors ? Ils sont jeunes, fiancés. Pressés dans cette rue pavée, vivante, ils sont dans le mouvement. Ils sont dans l'avenir, avancent encore d'un même pas. Ce sont les temps de leurs premiers voyages, leur adolescence passée en guerre ne leur avait pas permis grand loisir. Ils découvrent Paris, Pau, Biarritz, Lourdes. Hormis la Belgique et un séjour dans le Finistère avec ses sœurs en 1947, May, sa mère, cadette d'une famille de huit enfants avait peu quitté la région roubaisienne. May a les yeux clairs et le regard doux, ces années sont heureuses. La liberté acquise, la découverte permise enfin, elle vit, mais encore avec parcimonie, il ne faut pas gâcher ces moments par trop de bonheur. Parfois un léger sourire éclaire la photo, parfois la tristesse infime se lit sur les traits. La même année, au pied du phare de Biarritz, les parents d'Élée se tiennent serrés, accrochés l'un à l'autre, dans un paysage si flou qu'il paraît irréel. La luxuriance de la végétation semble manger l'espace. Les deux personnages sont en suspens, c'est pourquoi, sans doute, ils s'agrippent par le bras. Lui, pour s'assurer davantage, tient aussi la rambarde. Enfant, Élée a souvent rêvé de cet océan caché qui n'apparaît pas sur la photo. Elle en entend le roulement des vagues atlantiques. Elle en voit la haute écume si blanche, le déferlement agressif qui se jette sur le phare. Élée n'a pas besoin de mots, elle compose son univers de couleurs et de sens. Comment l'image dans ces années cinquante envahit son imagination de surinterprétations ?
Exode
Pendant l'évacuation, en mai 1940 la mère d'Élée et une partie de la famille suivent la fameuse marée humaine en exode. Sans carte, sans destination précise, la grand-mère d'Élée, ses filles et le petit dernier se jettent sur les routes, happés par le flot des civils français et belges, ils sont acculés par la mer entre le cap Gris-nez et le cap Blanc-nez. Épisode douloureux, où après avoir vu défiler devant leur maison des milliers de Belges fuyant les bombardements allemands, auxquels s'ajoutent des soldats français en déroute puis les troupes de la Wehrmacht, la famille est entraînée dans cette gigantesque migration. De cette fuite, l'histoire des couvertures rouges portées par les réfugiés belges a beaucoup marqué l'enfance d'Élée. Sa mère la raconte souvent et Élée imagine une troupe sanguinaire passer la frontière au pas, le regard martial, elle entend même le bruit des bottes et le cliquetis des armes. Ils s'avéreront être des civils effrayés, affamés, l'imagerie collective en a fait des espions portant ainsi un signe de reconnaissance. Cette effroyable période a laissé sur May, mère d'Élée, une frayeur justifiée transmise par le récit. Partis à pied avec quelques valises et provisions, de la frontière, ils dorment dans les granges et sont vite épuisés. Au bout de quelques jours, les deux plus jeunes de la famille, May et son frère, sont confiés à des inconnus, ils pourront faire un bout de chemin assis sur l'empilement de la charrette tirée par un cheval de trait. Ces paysans eux aussi quittent la métairie de leur Flandre natale et se mettent en mouvement pour s'échapper des zones de combats. Un fil est lié au bouton du manteau de May et la relie à sa mère. Ligne de vie et de confiance, lien indéfectible d'une mère fatiguée déjà par l'âge, par une dizaine d'accouchements, par une deuxième guerre. Dans le désordre de cet exode, sous le soleil brûlant, ce lien est illusoire et la cordelette ne put que se rompre. Entre les voix qui s'élèvent d'angoisse, le brouhaha des enfants qui geignent et ne veulent plus avancer, le grincement des roues de chariots, les pas des chevaux qui tapent le pavé, les klaxons des quelques autos de chanceux et les sonnettes tintantes de bicyclettes, personne n'entend les pleurs et les cris des deux enfants, May et Jules. La nuit venue, perdus dans cette foule dépenaillée et sans espoir, ils cherchent avec l'aide du fermier leur mère et leurs sœurs aînées. Chargée de veiller sur son petit frère, May enfouit son angoisse, brave ses douze ans, et perd son enfance. Toute une nuit, hostile dans cette ferme, à gamberger, à se rassurer, à trembler. La Providence sans doute veille sur eux, une religieuse les reconnaît le lendemain matin et par on ne sait quel miracle retrouve le reste de la famille dans le village voisin. Le cordon est renoué, serré mais il est symbolique, tous ensemble ils marchent, au bout des 125 km, ils atteignent Wissant, sur la côte d'Opale, il faut alors faire demi-tour. Ils croyaient trouver une porte de secours par la mer, le désespoir les fait reprendre la route dans l'autre sens, toujours en bataillon poussiéreux, croisant soldats allemands, vainqueurs, qui remontent de la poche d'Arras et de Béthune, Tommies débarqués de lourds navires britanniques et combattants français, en petits groupes isolés, qui tentent de remédier à la débâcle. Reprendre la route d'ouest en est sur les gravats, retrouver la maison, exténués, abasourdis, dans une ville occupée. Ce souvenir est fondateur dans la mémoire d'Élée. Sa mère l'a toujours évoqué avec pudeur et retenue, il comporte de nombreux trous noirs, perdus ou cachés, que le temps ne peut retrouver. Petit pan de la grande histoire, Élée en retient ce fil attaché au bouton de manteau, elle occulte la fatigue, la faim et la peur, sa mère ne les lui a pas transmises dans ce récit épuré. Merci May.
Le Chat Botté
Durant les vacances, Élée a quatorze ans, tante A. la dépose à son bureau, Élée va rejoindre l'obscurité des ateliers. Premier travail, peu gratifiant, que de trier des pelotes de laine, de les ensacher par couleur et numéro de bain, de porter des cartons, de respirer cette accablante moiteur. Du service administratif, Élée traverse toute l'usine, seule et le cœur en berne, pour rejoindre l'entrepôt où elle prend son poste. Huit cents mètres de longs couloirs sombres malgré les verrières qui les couvrent, de lourds tuyaux galvanisés enjambent cet interminable lieu de circulation. Ils s'entrecroisent dans la chaleur et l'humidité et glougloutent bruyamment au-dessus de sa tête. Les murs de briques longent cet interminable passage entre les ateliers, les portes énormes s'ouvrent à droite, à gauche, gueules béantes et effrayantes de bruit assourdissant, de frappements répétés qui laissent en fin de journée, lorsqu'on quitte l'usine, les oreilles bourdonnantes toute la nuit. Ouvertures sur les tonnes de poussière qui voilent des machines de 100 m de long d'où sortent de longs rubans lisses, qui dessinent d'épaisses lignes écrues tranchant violemment avec la grisaille des murs et des gens. Le travail est simple, répétitif, Élée s'ennuie, la journée est longue à remplir tel gros carton, traîner tel autre, empiler les bobines, contrôler les étiquettes et recommencer. Les ouvrières sont gentilles, la maternent, c'est la nièce de mademoiselle Angèle, la secrétaire de M. Boris, ces mots sont son passeport. Mais Élée fait la tête, oublie de sourire, refuse de remercier, en adolescente butée et hautaine. Elle qui a tout à apprendre. Elle aime la laine, cependant, produit noble à ses yeux, brute en ballots venus d'Argentine, d'Australie, d'Afrique du Sud, elle invite au voyage. Mais l'enfermement de jours entiers dans cet endroit étouffe les rêves. Bon soldat, elle n'exprime qu'indifférence et garde sa colère empêchée par la culture du don de soi, Élée est stoïque, du moins le croit-on, ses larmes sont seulement rentrées. Plusieurs années de suite, Élée participe aussi à la préparation des grandes ventes d'usine de ces fils à tricoter dont le si joli nom est emprunté à un conte : Laines du Chat Botté. Sa mère y a aussi été secrétaire, ce Chat Botté fait un peu partie de la famille, comme tante A., elle est proche du directeur et cette appellation évoque respect et bons souvenirs dans la famille. Les journées de vente sont animées, Élée renseigne les clientes tricoteuses, à son petit niveau, sur les coloris, la grosseur du fil, le nombre de pelotes, les associations possibles de couleurs et de qualités différentes, les conseils de lavage, calcule le prix, un peu comme le jeu de la marchande de son enfance. Très sérieuse, elle vérifie, comme les collègues habituées lui ont dit. Ces journées sont fréquentées par les femmes accompagnées de leurs enfants, grands et petits, et c'est une grande fierté pour Élée lorsqu'elle croise leurs regards, elle est de l'autre côté du comptoir, elle a rejoint le clan de ses mères. Au fond, elle l'aime aussi ce Chat Botté, même si sur les publicités et bandeaux, le chat a disparu, il n'a laissé que sa paire de bottes noires en guise des deux T de son patronyme. Pourtant, après sept heures de travail continu, Élée, fatiguée, a hâte que les congés se terminent pour retourner à ses études. Voilà bien un objectif qu'elle s'est donné depuis la fin de l'école primaire, par envie d'apprendre, par défi aussi, Élée ira au lycée, puis à l'université. Gonflée par son orgueil, elle se motive pour appartenir à ce clan ; pas par désir d'avoir une belle situation, mais par amour des intellectuels, pour comprendre le monde. Par obligation aussi, elle est si malhabile. La découverte de la littérature au collège la ravit, elle écrit.
Zorro
Idée incongrue, on court chez tante M. pour regarder la Télé. Élée, bien droite, assise sur la chaise, attablée comme pour un bon repas, les poignets à peine posés. C'est mercredi soir sans doute, chez tante M. les adultes papotent, racontent, se plaignent, s'esclaffent, ne regardent pas l'écran. Ils bougent, se lèvent, des bruits de casseroles, d'eau qui coule, un chauffe-eau qui siffle. C'est l'heure de la vaisselle. Les assiettes tintent, les couverts s'entrechoquent entre les rires des grands, Élée n'est pas là, elle est à Los Angeles, quel personnage peut-elle bien interpréter ? Tous, enfin presque, et pas seulement de valeureux héros. Bernardo elle l'aime bien ce rôle de muet sacrificiel. Le sergent Garcia la peine par sa naïveté, et surtout sa grosse panse. Noirs et Blancs, si petits sur l'écran, tous ces acteurs s'agitent, plats comme des cartes à jouer, ils fomentent, ourdissent ou déjouent des complots. Élée ne connaît pas ce monde de jaloux, de traîtres. Elle n'a jamais côtoyé de près ni de loin des personnages de ce genre, si fourbes ou impavides, héroïques ou retors. Élée ne sait pas encore l'âme humaine, personne ne lui a appris. Ce monde, comme celui de ses lectures, celui de la Bible, des films, est virtuel et elle ne fait pas le lien avec ses semblables dont les défauts sont flous, les qualités toutes nuancées. Il faut de temps à Élée pour comprendre. Le temps sera long, s'étendra de distorsions en méandres, le temps sera infini.
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