Il tombait. Il ne cessait de chuter dans ce noir absolu tourbillonnant sur lui-même mais, chose anormale, ne sentait aucun vent lui fouetter le visage. Aucune odeur. Aucun bruit. Il tombait dans ces ténèbres. Et c’était tout. Il ne savait même pas comment il était arrivé là. Ni ce qu’il était. Son plus ancien souvenir, aussi court soit-il, était qu’il flottait dans ce rien. Peut-être n’était-il rien lui aussi ? Le vide ? Le néant ? Mais qu'est-ce qu’il fichait là ? Et allait-il tomber indéfiniment ?
Il essaya de crier, de dire quelque chose, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Mais qui était-il ? Que se passait-il ?
Il regarda autour de lui. Du vide. Il regarda le plus profondément possible. Le noir. Il scruta le plafond ténébreux mais aucune couleur également. Il se résolut à l’idée qu’il n’était fait d’aucune matière et qu’il était la même chose que ce qui l’entourait. Rien. Le néant. Et c’est ainsi qu’il se laissa tomber. Il ne savait pas pendant combien de temps. D’ailleurs, le temps lui-même semblait ne pas exister.
Il scrutait ce noir absolu dans le maigre espoir d’y voir quelque chose. Et le miracle se produisit. Une lumière, aussi infime soit-elle, apparut au plus profond de ce néant. Elle se rapprochait. C’était lui qui se rapprochait d’elle. Il tombait sur elle, et elle grossissait. Il allait s’écraser ! Il regarda avec horreur le cercle de lumière s’agrandir soudainement de façon considérable et se prépara au choc… qui n’arriva pas.
Il tomba mollement à plat ventre dans une sorte de poussière blanchâtre et se releva rapidement, constatant qu’il n’avait aucun dommage. Il regarda ses mains et vit avec soulagement qu’il avait un aspect physique, humain même.
- Bonjour Jentis.
Jentis sursauta. Dans un flash, il se souvint de son nom. Oui, c’était cela. Jentis. Mais qui avait parlé ?
Il se rendit alors compte qu’un nouveau bruit se faisait entendre dans ce silence qu’il croyait imperturbable : le crépitement d’un feu.
Il vit un homme assis sur une pierre rectangulaire très étrange. Un nombre considérable d’écritures insignifiantes, d’inscriptions étranges et de dessins plus bizarres les uns que les autres étaient gravés sur toute sa surface. Il lui semblait que pas une seule portion du rocher n’avait été touchée. C’était comme si les inscriptions formaient le rocher, et non la pierre qui avait formé les inscriptions.
L’homme était très vieux. Jentis n’avait d’ailleurs jamais vu un vieillard paraissant aussi âgé que celui-ci. Une vieille toge grise recouverte de poussière l’enveloppait et au centre des énormes rides de son visage, un bandeau d’un bleu délavé, sale, cachait ses yeux. Quelques rares cheveux blancs épousaient la forme de l’habit, s’y confondant avec la couleur. Devant lui, un feu, avec pour seul combustible le sol que Jentis foulait, crépitait incessamment.
C’était tout ce qu’il y avait. Et rien n’avait l’air réel. Le cercle blanc où les deux hommes se trouvaient ne faisait pas plus de dix pas de largeur. Tout autour, le vide, que Jentis ne souhaitait rejoindre sous aucun prétexte.
- Comment…
Jentis sursauta en entendant sa voix fonctionner, puis, sans faire attention à l’étrange magie de cet endroit, continua.
- Comment connaissez-vous mon nom ?
Le vieillard prit son temps pour répondre d’une voix usée par le temps, comme s’il avait eu toute l’éternité derrière lui ; et qu’il lui restait une existence équivalente devant lui.
- Tu es sûr que tu n’as pas des questions plus intéressantes à me poser ?
Jentis réfléchit puis décida de lui épargner cette première question parmi la longue liste qui s’était formée dans sa tête.
- Oui, bien sûr. Où sommes-nous ? - Tu es dans l’Entre-Monde. Qu'est-ce que c’est ? Cela va être long à expliquer, mais nous avons tout notre temps. Aussi, je te demande ce que tu veux savoir en premier entre qui tu es, qui je suis, comment tu es arrivé là, comment tu vas en sortir, pourquoi tu es ici, pourquoi… - Commencez par cet… Entre-Monde. Et si nous avons tout notre temps, je vous écoute. - Je vous aurais bien proposé un siège. Mais je n’ai que celui-ci.
Il tapota les écritures anciennes du rocher de ses doigts aux ongles jaunis.
- Merci, je vais rester debout.
Le vieillard bougea une sorte de canne fine et tachetée sous ses loques, mais Jentis remarqua, après réflexion, que c’était son bras gauche.
- L’Entre-Monde. Sa description prendrait à elle seule des décennies. Je vais en venir au principal.
Il prit une grande inspiration, subitement eut une quinte de toux puis, quand elle fut passée, il commença :
- Tu te trouves entre la vie et la mort. Entre ton monde et, peut-être bientôt, ton nouveau. Aussi appelé le Monde des Rêves. Ici, tout est vide, seules les pensées animent et créent des formes. Les rêves sont les seuls éléments de cet endroit. - Entre la vie et la mort… il y a quelque chose ? - Oui. Cet endroit détermine qui doit continuer à vivre ou mourir. Celui qui se prend une épée en travers la gorge ne reste pas longtemps dans ce monde ; un malade qui combat pour sa vie restera plus longtemps dans cet endroit.
Jentis réfléchit un instant puis demanda :
- La mort est-elle mieux que la vie ? - Oui et non. Personne n’est jamais revenu de cet endroit, mais je pense que pour certains elle est préférable. Là où nous nous trouvons, certains de chez vous appellent cela l’Enfer. Le terme est bien trouvé, mais ne correspond pas. Je l’appellerais plutôt le Monde du Silence. Si nous prenons en compte le temps inexistant ici, cela fait trois millénaires que je n’ai parlé à personne. - Trois mille ans ? s’écria Jentis qui n’en croyait pas ses oreilles. Mais quel âge avez-vous ? - L’âge est relatif, nous avons tous le même. Nous sommes nés un jour et nous mourrons un jour. Si, après la mort, il y avait quelque chose, qu’y a-t-il avant la vie ? - Vous ne répondez pas à ma question… - Je suis emprisonné dans ce cercle de matière depuis à peu près trois mille ans de ton temps. Après une période comme celle-ci, mon âge n’a plus d’intérêt. - Emprisonné ? Mais comment ? - Mes souvenirs ont mis des siècles pour reformer le puzzle qu’était mon existence et certaines pièces sont toujours manquantes. Tu n’as pas besoin de connaître ma vie passée sur terre, la seule chose dont tu dois être informé est ceci : tant qu’on ne me rendra pas mes yeux, je n’accéderai jamais au bonheur qu’est la mort. C’est pourquoi j’ai besoin de ton aide. - Vous n’avez jamais essayé de sortir et sauter dans cet infini ténébreux ? Au bout de plusieurs siècles à rester assis là, j’aurais déjà craqué depuis longtemps ! - Je vais te montrer.
Le vieil immortel se leva péniblement, faisant grincer ses os usés.
Il commença à marcher d’une lenteur que Jentis ne pensait pas possible, en faisant de tout petits pas. Il se rapprocha du bord et là, s’arrêta. Il aplatit une main ressemblant à celle d’une momie sur ce qui semblait être un mur invisible puis parcourut cette surface de droite à gauche. Il tourna la tête vers Jentis et celui-ci essaya de discerner une émotion derrière le bandeau cachant ses yeux aveugles.
- Tu vois. Je ne peux pas dépasser ce périmètre. Ce monde est non seulement sans fin, en temps et en espace ; il en a également des capacités illimitées. De toute façon, errer sans fin à tomber dans ce néant ou assis sur ma pierre ; où est la différence ?
Jentis imita l’immortel et faillit basculer dans le vide, sentant qu’aucune barrière ne l’arrêtait.
- Parfait, murmura le vieil aveugle que Jentis n’entendit pas. - Si les capacités de ce monde sont infinies et que nos pensées sont les seules choses véritablement vivantes de ce monde, pourquoi ne pas briser cette barrière ou créer ces yeux ?
Le vieillard eut un petit rire.
- Ce n’est pas aussi simple que cela, c’est même extrêmement compliqué. - Bon.
Jentis s’assit dans le sable blanc, regarda ce plafond infini et, lorsqu’il en eut le vertige, reprit la parole :
- Je ne vous poserai plus de question. Lorsque vous répondez à une de mes innombrables, des dizaines d’autres se forment à partir de cette réponse. On ne s’en sortira plus et cela ne me plongera que plus dans l’incompréhension. Dites-moi seulement comment je rentre dans mon monde, dans le monde vivant ? - Sage décision. Pour rentrer chez toi, je peux m’en charger.
Devant l’expression incrédule de son locuteur, il s’empressa d’ajouter :
- Après des millénaires passés à méditer, j’ai appris à faire fonctionner certaines choses de l’Entre-Monde.
Jentis ne dissimula pas sa joie.
- Vous pouvez me ramener chez moi ? Alors qu’attendez-vous ? - Que tu retrouves mes yeux. - C… Comment ? - Tu es la première personne que je vois depuis que je suis ici. Je ne pourrai pas attendre trois millénaires supplémentaires que quelqu’un vienne m’aider. Je ne peux pas me suicider à cause de mon immortalité et suis obligé de rester dans cet endroit. Tu es ma seule chance Jentis. Le comprends-tu ? - Je… Je comprends. - Bien. - Mais… Comment puis-je retrouver deux yeux dans cet… endroit ? Même avec une vie millénaire devant moi, cela révèle de l’impossible ! - Je vais t’aider, car je sais où ils sont. Le plus important n’est pas l’endroit. Mais l’époque. - Je ne comprends rien. Montrez-moi cet endroit que je vous ramène ces maudits yeux et que nous quittions cet enfer au plus vite.
Jentis montra ironiquement le vide qui les entourait.
- Vers où dois-je aller ?
Soudain, un chemin de deux pas de large du même sable que celui qui se trouvait à ses pieds, partit de leur cercle à la vitesse d’une flèche pour se perdre dans l’infini noir.
- Comment avez-vous fait ? demanda Jentis incrédule. - Suis ce chemin. Lorsque tu seras arrivé au premier tournant, il va te faire traverser le temps. Cette partie fera intervenir les songes de la trame de l’histoire mais tu ne devras pas tomber, sinon tu es perdu. Lorsque tu arriveras au second tournant qui te remettra sur le chemin du présent, tu seras arrivé.
Jentis se résolut à ce qu’il ne réponde pas à sa question.
- Bien. J’y vais sans poser plus de questions.
Jentis traversa la barrière invisible que le vieil homme ne pouvait pas franchir puis s’engagea sur le petit chemin en frissonnant. Le jeune homme entendit une dernière chose avant qu’il ne soit trop éloigné :
- Tu vas traverser le passé Jentis, mais tu avanceras. Tu n’auras de cesse d’avancer.
Le chemin était parfaitement droit et rectiligne. Jentis éprouva un certain malaise en ne discernant pas son bout.
Il marcha durant un temps qu’il ne sentit pas passer. Peut-être plus que le temps qu’il avait mis à tomber, peut-être moins. Une seconde passée dans ce monde était semblable à un an, et un an passait pour une seconde. L’esprit de Jentis en fut vite embrouillé et décida de ne plus essayer de se repérer avec le temps. Alors qu’il marchait, il s’efforça de recouvrer sa mémoire, sans succès.
Soudain, alors qu’il passait un tournant, tout s’illumina autour de lui.
Il vit un jeune homme aux cheveux dorés dans une maigre échoppe qui réparait les bottes trouées d’un voyageur. Ce fut comme si une grande pièce manquante du long puzzle de sa mémoire était retrouvée. Comme si la clé verrouillant la porte de ses souvenirs était retrouvée. Lui ! C’était lui cet homme blond ! Et il était cordonnier ! Et cette échoppe lui appartenait ! Malheureusement, la clé ne trouvait pas la serrure et la porte de ses pensées ne s’ouvrait pas. La suite restait floue.
Soudain, alors qu’il venait à peine de se remettre à marcher en ne cessant de regarder le jeune homme au travail, essayant de grappiller de nouveaux souvenirs, l’image se brouilla.
Jentis s’arrêta, attentif aux images qui commençaient à se former.
Un garçon sachant à peine marcher faisait sa première promenade seul sur les berges d’un lac, tout souriant, montrant deux dents de lait qui venaient à peine de percer ses gencives. Le reste fut flou ; il grimpa un rocher et tomba dans une eau peu profonde, mais où il ne devait pas avoir pied à cause de sa taille. Il se débattit faiblement, essaya d’appeler sa mère mais l’eau emplit ses poumons. Il voulut hurler, mais sa gorge était inondée et aucun son ne sortait de sa bouche.
Les images se dissipèrent et Jentis se surprit à hurler en même temps que le garçonnet. Un nouveau souvenir. C’était il y a bien longtemps, il avait échappé à la garde de sa nourrice et on l’avait retrouvé inconscient sur les berges du lac. Tout le monde l’avait cru mort, mais il s’en était sorti. Et c’était tout. Le reste de sa mémoire avait la même apparence que ce qui l’entourait de nouveau. Et il douta qu’elle ne revienne jamais entièrement ; car s’il passait dans le tube chronologique du passé et que le vieil immortel avait raison… il avait fait un grand bond d’à peu près vingt ans en trois pas ! Les paroles du vieil homme résonnèrent dans son esprit :
« Tu vas traverser le passé Jentis, mais tu avanceras. Tu n’auras de cesse d’avancer. »
Et il reprit sa route.
De nombreuses images surgirent de nulle part pour remplacer le néant par des souvenirs des temps anciens alors qu’il n’était pas encore né. Il regardait tout en avançant, ce qui remplaçait rapidement les anciennes par les nouvelles.
Un château était assailli par des hommes torse nu. Les défenseurs n’avaient aucune chance avec le nombre d’attaquants. Une grande femme appuyée sur un bâton déchira l’image. Elle avait les paupières fermées et murmurait des paroles incompréhensibles. Lorsqu’elle les rouvrit, Jentis fut ébloui par ses yeux blanc lumineux.
Aussitôt, un combat dans une arène remplaça la vieille dame. Un guerrier en piteux état et aux longs cheveux roux, armé d’une grande épée noirâtre d’une beauté maléfique, faisait face à un autre guerrier recouvert d’une armure noire faisant deux fois sa taille et qui était armé d’une masse d’armes complétée par une gigantesque boule qu’il faisait tournoyer. Ils se chargeaient, et, au moment du choc, Jentis détourna la tête et se mit à courir.
Les images défilèrent de plus en plus vite.
Le même guerrier roux, plus jeune, au cœur d’une bataille, enfonçait son épée dans le torse d’un combattant armé de l’épée maléfique que l’homme roux aurait lors de l’affrontement avec le géant métallique.
Il força son allure.
Une flèche vole pour se loger dans le corps d’un riche marchand, un architecte trace des lignes sur un parchemin, une petite fille rit une poupée à la main, une maison brûle dans des cris, un aigle se pose sur une statue au bras levé…
Toujours plus vite.
Un plongeon, une flamme, une larme, une décapitation, une bouche déformée par un hurlement, deux personnes s’embrassant, un éclair, un poisson dans un filet, un jardin, un palais, une ville, une construction, une destruction, une reconstruction…
Jentis fermait les yeux tout en courant. Il avait beau se boucher les oreilles, les sons intervenaient directement dans son esprit. De toute façon, il ne s’en souciait guère.
Il essayait de faire le vide dans son esprit tout en courant ; et il ne cessait de poursuivre sa course, comme si la lassitude n’existait plus.
Il fonçait à travers ce chemin comme s’il avait le diable aux trousses.
Il courait, ne se souciant plus du temps, comme lorsqu’il marchait un peu plus tôt. Mais ce « plus tôt » se résumait à présent à quelques millénaires dans la trame temporelle.
Soudain, le sol se déroba.
Il eut juste le temps d’ouvrir les yeux et dans un réflexe se rattrapa d’une main au chemin blanc. Il y avait un tournant. Il s’agrippa au rebord du sentier de lumière de son autre main et vit un homme imposant armé d’un grand marteau lumineux. Celui-ci était aux prises avec des loups énormes et les combattait avec autant de sauvagerie qu’eux, voire plus.
Jentis, toujours pendu dans le vide, suivit la courbe du tournant et lorsque le chemin redevint rectiligne, les loups et le géant disparurent. Toutes les images ! Il avait traversé le passé !
Avant qu’il ne se hisse sur le chemin pour le poursuivre, quelque chose d’anormal - parmi tant d’autres – interpella Jentis. Vu de dessous, il n’y avait pas de bande blanche formant le chemin. Il n’était suspendu à rien ! Lorsqu’il se hissa et reprit pied, le chemin était de nouveau présent de tout son blanc. Se jurant que plus rien de nouveau ne pourrait l’impressionner dans cet endroit des plus bizarres, il reprit sa route.
Il ne tarda pas à discerner une lumière au bout du sentier et sourit en songeant qu’il était arrivé aux yeux. Comment allait-il les trouver ? Seraient-ils en lévitation dans une boule de lumière ? Ou dans un cristal qu’il lui faudrait briser avec toute sa volonté ? Ou qu’ils seraient dans un petit coffre d’argent, et que pour les atteindre, il devrait vaincre un géant comparable à celui qui combattait les loups dans les songes ? À cette idée, son cœur battit plus rapidement. Il n’aurait aucune chance, sans arme et cordonnier qu’il était…
Une pièce.
Jentis était à présent suffisamment proche pour se rendre compte de ce qui lui faisait face. Une ouverture de la forme d’une porte dans le néant, à la place du chemin, semblait déboucher dans une salle d’appartement. Avec un léger instant d’hésitation, il pénétra dans le rectangle.
Il étouffa un cri de joie et sentit la mélancolie de son monde, le monde des vivants, l’envahir.
Il se trouvait dans un bureau comme on pouvait en voir dans n’importe quel palais. Une pièce rectangulaire, décorée par plusieurs objets décoratifs allant du parchemin accroché au mur, entre deux étagères remplies de livres, au long crâne très étrange garni de dents posé sur un angle mural. Dans un coin, un bureau très encombré attira son attention. Il devait chercher les yeux et ils se trouvaient dans cette pièce.
Il renversa tout ce qui se trouvait sur le bureau puis continua par les tiroirs qui connurent le même sort. Puisque ce qu’il cherchait ne se trouvait pas là, il continua par les étagères.
Lorsqu’il eut fini, il contempla le désastre sans aucun regret, ce lieu n’étant pas réel : des étagères renversées avec leurs livres et grimoires qui tapissaient à présent le sol, une armoire couchée sur son dos avec ses vêtements éparpillés un peu partout, des tapis retournés et des parchemins arrachés. Il avait même brisé l’immense crâne en mille morceaux, craignant que les yeux puissent y être cachés. Mais il n’y avait toujours pas d’œil d’immortel !
Jentis soupira, où pouvaient-ils bien être ?
Il sursauta lorsque la poignée de porte tourna derrière lui. À la place du trou qui le ramènerait au néant se trouvait à présent une porte !
Celle-ci s’ouvrit sur un homme mûr qui mit quelques secondes pour se rendre compte de la situation. Il était élégamment vêtu d’une tunique simple mais aux couleurs chatoyantes et un long morceau de tissu d’un rouge sang ceinturait le tout. Il avait le visage fin et une courte chevelure poivre et sel.
- Que… qu’est ce que ? Qui êtes-vous ?
Jentis se posa la même question mais ne parvenait pas à parler. Il n’avait rien à dire.
- Gardes ! hurla l’homme. Un intrus ! Un intrus dans mon bureau !
Jentis ne savait plus quoi faire. Qu’allaient être ces gardes dans ce monde ? Et si les yeux ne se trouvaient pas ici, l’immortel s’était-il joué de lui pour l’attirer dans un piège ?
- Chut, s’entendit-il dire alors que l’homme continuait ses cris. Je veux juste savoir… Où sont les yeux ? demanda-il maladroitement. - Yeux ? De quels yeux parlez-vous ? Ce que je sais c’est que vous allez bientôt devoir trouver une explication plus convaincante à messieurs les gardes. Gardes ! reprit-il plus fort encore.
Il fallait le neutraliser, et tout de suite !
Il ramassa un grimoire et le lança de toutes ses forces dans le visage de l’homme vociférant.
Sous le choc et la surprise, celui-ci se tut en titubant, tenant dans ses mains un nez ensanglanté. Jentis profita de l’occasion pour s’approcher de lui et lui asséner un terrible coup du tranchant de sa main sur sa nuque.
L’homme s’effondra à ses pieds alors que des pas pressés montaient déjà dans l’escalier de bois derrière la porte. Jentis se précipita sur celle-ci et la ferma en tenant la poignée, ne sachant comment fuir aux gardes que l’homme maintenant inconscient avait appelés.
Pourtant, il n’y eut plus de bruit de pas, pas de coups sur la porte, ni de bruit d’armes que l’on sort du fourreau, ni de voix lui sommant d’ouvrir. Le silence s’était de nouveau installé.
Jentis tourna lentement et prudemment la poignée qui s’ouvrit sur une immensité noire. L’escalier n’était plus là. L’Entre-Monde le remplaçait.
- Je vais devenir fou dans ce monde ! - Nous le sommes déjà.
Jentis sursauta à la voix qui résonna dans sa tête.
- Ne t’inquiète pas, ce n’est que moi, le vieil aveugle. J’ai eu beaucoup de mal à te localiser et à te joindre. - Comment avez-vous fait ? demanda Jentis incrédule. - Ce n’est pas la bonne question. Et pas le bon moment. Maintenant c’est à moi de poser des questions. Les as-tu ?
Jentis, pensant immédiatement qu’il faisait allusion aux yeux, répondit par la négative.
- Que vois-tu ? reprit alors la voix de l’immortel. - Je suis dans une pièce, j’ai tout renversé, cherché partout, et pourtant… - Est-ce qu’il y a un homme ? le coupa la voix. - Oui, je l’ai assommé parce qu’il appelait des gardes. D’ailleurs qui sont… - Il sait où ils sont. - Les gardes ? - Les yeux.
Jentis, essayant de ravaler sa frustration pour les réponses à ses questions que le vieil homme ne donnait pas, lui révéla que l’homme étendu n’en savait rien. Il lui paraissait sincère avant qu’il ne soit inconscient.
- Tu es naïf Jentis. Ramène-le-moi, il sait où ils sont. Après cela je te ramènerai chez toi. - Vous ne voulez plus que je retrouve les yeux ? - Il s’en chargera pour moi. Toi, tu en as déjà assez fait. - Dois-je refaire tout le chemin en sens inverse ?
Nulle réponse ne viendrait jamais, la voix avait disparu.
Jentis poussa un grognement lorsqu’il prit l’être inconscient sur ses épaules car il semblait peser une tonne. Il passa la porte et s’engagea de nouveau sur le sentier de lumière, cette fois-ci en sens inverse et se rendit compte que l’homme qu’il portait ne pesait soudainement plus rien. L’Entre-Monde avait encore beaucoup de secrets à lui livrer.
Rapidement, il arriva au tournant et s’arrêta ; sachant qu’il allait de nouveau traverser le temps mais en sens inverse. Deux mains accrochées à un rebord le stupéfièrent plus que le guerrier combattant des loups. Elles étaient bien réelles, contrairement aux souvenirs qui se déroulaient autour de lui et il savait à qui appartenaient ces mains.
C’était lui !
Lui quand il était tombé un peu plus tôt !
Comment cela se faisait-il ? Était-ce le chemin du temps qui créait de pareils paradoxes ? Il secoua la tête et se rappela sa promesse. Que plus rien dans ce monde ne pourrait de nouveau le surprendre.
Sur ces pensées, il reprit vite sa route avant que son autre lui ne se hisse sur le chemin. Que se passerait-il lorsqu’il se retrouverait nez à nez avec lui-même ? Comme il y avait des questions qui préféraient ne pas avoir de réponses, il se dit qu’il avait bien fait de ne pas tenter l’expérience.
C’est alors qu’il se rendit compte que les images qui défilaient autour de lui, les songes, les parcelles du temps qu’il était en train de traverser, avaient beaucoup moins d’impacts qu’à son aller.
Son sang se figea quand quelque chose de différent, qui était bien là contrairement aux souvenirs qui étaient immatériels, fonça sur lui. Il écarquilla les yeux lorsqu’il se vit, les mains bouchant ses oreilles, les yeux fermés, courant comme un dégénéré. La scène était plutôt comique, mais s’il le percutait, ils tomberaient tous les deux dans les abîmes de l’Entre-Monde et attendraient peut-être des siècles avant qu’un phénomène semblable au cercle du vieillard ne les stoppe. Et puis Jentis se souvenait ne pas avoir rencontré une seule fois son double dans la trame du temps. Il était vital que le passé se passe comme il l’avait vécu.
Le chemin n’était vraiment pas large, il se poussa du mieux qu’il pût et vit son autre lui le frôler. Il espéra que son double n’ouvrît pas les yeux. Il fit mieux puisqu’il ne se rendit compte de rien et continua sa course folle.
Jentis regarda le roi devant lui, qui était en train de trahir son empire sans en tirer beaucoup d’intérêt, réajusta le corps sur son dos, puis reprit sa route.
Jentis avait petit à petit remonté le temps sans rencontrer une nouvelle fois son autre lui, à son plus grand soulagement, et alors qu’il était presque arrivé à son temps, il cracha un juron en voyant un Jentis contemplant un songe. Le Jentis qui portait le corps se souvint que c’était lorsqu’il se regardait cordonnier ; le premier souvenir qu’il avait vu.
Peut-être que s’il passait rapidement derrière lui, trop intrigué par les images de son existence qui lui faisaient recouvrer le peu de mémoire qu’il gagnerait à cet instant, le Jentis du passé ne verrait pas le Jentis du présent ? Mais c’était toujours trop risqué. Et il devrait faire vite, son autre lui allait bientôt détourner le regard pour regarder droit devant lui. Droit vers lui. Et cela ne devait pas arriver.
Jentis s’approcha donc rapidement du plus près qu’il put de son double et mit son idée en œuvre. Après tout, il l’avait déjà fait. En se forçant à ne pas regarder en bas et repoussant la peur que le néant sous lui inspirât, il descendit, restant accroché d’une main au rebord, tenant le col du corps par l’autre main et sentant son poids tirer sur les muscles de son bras droit qui assurerait sa chute ou sa survie. Le corps de l’homme assommé avait beau ne pas peser lourd dans ce monde, son corps à lui, il le sentait bien.
À peine eut-il glissé au côté du chemin, son double détourna le regard pour continuer de trois pas et s’arrêter juste devant lui, une nouvelle bribe de souvenirs attirant son attention. Jentis pesta de sa bêtise et de la situation impuissante où il s’était fourré. Il avait complètement oublié qu’il s’arrêterait quelques pas plus loin pour se voir se noyer alors qu’il n’avait pas deux ans.
Il essaya de jeter un coup d’œil pour voir s’il pouvait passer derrière lui sans qu’il ne le voie et la scène qui s’offrit à lui le perturba au point qu’il faillit lâcher prise. L’Entre-Monde lui révélait chaque seconde de nouvelles choses, bonnes ou mauvaises. Ce qu’il voyait n’entrait pas dans cette catégorie :
Trois lui.
Lui, accroché à la main qui pouvait glisser à tout moment pour le précipiter dans un gouffre sans fond plus noir que la plus sombre des nuits sans lune.
Lui, hurlant à une scène que la vision ne rappelait que trop un souvenir amer.
Lui bébé, se noyant dans un lac et essayant d’appeler une mère qui ne pourrait jamais l’entendre.
Jentis baissa la tête et se força à resserrer sa prise sur le rebord et sur le col du corps qui serait sa clé de sortie. Il se mordait la lèvre jusqu’au sang sous l’effort, son visage déformé par une grimace exprimant une douleur intense, ne sentant plus son bras qui le soutenait et ayant l’impression que son double ne repartirait jamais.
Pourtant, il vit les pieds finir par bouger pour s’éloigner de lui. Il lança le corps aussi léger qu’une plume sur le sentier blanc et dans un dernier effort parvint à se hisser sur la lumière qui empêchait toute chute.
Jentis, épuisé, marchait tranquillement sur le sentier de lumière, traînant le corps derrière lui par la tunique. Il était parvenu à se dégager du temps sans que son double ne le voie.
- Jentis ? Tout va bien ? Je parviens à te contacter avec beaucoup de facilité. Es-tu sorti du temps ? - J’ai eu du mal mais j’y suis parvenu. J’ai d’ailleurs un bon nombre de questions à vous poser sur un certain paradoxe… - Plus tard. L’homme est-il toujours avec toi ? - Oui… - Tu dois te hâter. Mon énergie permettant de conserver l’aspect matériel du pont de Shaäzg est presque épuisée. Sans doute liée au fait que j’en ai dépensé énormément tout à l’heure pour prendre contact avec toi à travers le temps. - Et… ça veut dire quoi ça ? - Que le chemin de lumière est en train de disparaître ! - Quoi ? s’écria Jentis qui força l’allure. - Cela va commencer par les parcelles les plus enfoncées dans la trame du temps, et petit à petit, cela va te rejoindre. - Ce n’est pas possible ! Mais qu'est-ce que c’est que ce monde ? - Tu dois sauver l’homme à tout prix ! De toute façon il ne pèse pas bien lourd dans l’Entre-Monde. - Il faudrait vraiment être sadique pour le laisser sur un pont de lumière qui s’éteindrait. - Le pont de Shaäzg devrait perdre petit à petit de son intensité. Jusqu'à ce qu’il ne te porte plus.
Jentis courait le plus vite qu’il pouvait.
Derrière lui, la lumière baissait de plus en plus.
Lorsqu’il risqua un coup d’œil derrière son épaule, il lui sembla voir l’horizon de la limite du chemin se rapprocher. Le chemin disparaissait !
Cela lui donna des ailes. Rapidement, il vit l’intensité du blanc sous ses pieds s’abaisser, mais le cercle du vieillard se montra enfin. Il courait du plus vite qu’il pouvait quand il sentit que le sol pouvait lâcher à tout instant. À chaque pas, il semblait que son pied passerait au travers de la lumière pratiquement éteinte.
Il lança le corps.
Il sauta du plus loin qu’il pût.
La lumière s’éteignit.
Le corps rebondit mollement en soulevant une poussière blanchâtre.
Il attrapa de justesse le rebord du cercle plus fin qu’un rasoir.
Le vieil immortel tourna sa tête souriante vers Jentis.
Puis s’attarda sur le corps toujours inconscient.
Il avait toutes les peines à reprendre pied sur le disque où vivait l’immortel depuis plusieurs millénaires, quand celui-ci parla de sa voix rauque qui rappelait chaque fois à Jentis deux cailloux d’une terre aride se frottant.
- Alors, comme cela tu as réussi ?
Il avait employé un ton tout à fait neutre, le même qu’une mère utiliserait pour son enfant qui est allé chercher le pain. Jentis retrouvait peu à peu son souffle. Il s’apprêtait à dire quelque chose, mais le vieillard reprit :
- Je me demande comment tu peux être essoufflé alors qu’il n’y a pas d’air dans ce monde. - Pourtant… Je suis bien en train de respirer, dit-il en haletant. - Bien sûr. C’est la première chose que j’ai réussi à créer à partir de la pensée dans l’Entre-Monde. L’oxygène. Ou plutôt, c’est la première chose que je me suis rendu compte que je créais.
Il avait parlé en regardant les coupures que Jentis s’était faites aux mains en s’attrapant par trois fois au rebord du pont de Shaäzg. Alors que celui-ci avait ouvert la bouche pour parler, le vieil aveugle reprit :
- Tu as aussi créé le sang et le sentiment de douleur. Enfin… (Il expira bruyamment) tu n’es plus là pour cela. Je vais te faire rentrer chez toi.
Jentis, qui avait récupéré un rythme cardiaque normal, sentait des centaines de questions l’assaillir. Et puis quelque chose clochait dans la disparition du chemin. Il décida de repousser ces questions dont les réponses en entraîneraient encore plus et il n’avait jamais autant ressenti l’envie de rentrer chez lui.
- Bien, je suis prêt. Ramenez-moi chez moi. - Auparavant, je veux être sûr que tu m’as ramené la bonne personne. - Mais… hésita Jentis. Vous devrez d’abord attendre que cet homme se réveille pour lui poser des questions. - Je le reconnaîtrai.
D’une lenteur inhumaine, même pour un vieillard millénaire, il se leva de son rocher aux gravures, s’accroupit près du corps et le retourna. Ceci fait, il se redressa et Jentis aurait juré que, si l’immortel n’était pas aveugle, il aurait vu des larmes couler. Une voix chevrotante retentit :
- C’est bien lui. Jentis c’est merveilleux ! Je vais pouvoir quitter cet endroit ayant pour seules couleurs le noir et le blanc. Je vais quitter la peur et la tristesse ! - Mais tout n’est pas fini ! Vous devez encore retrouver ces satanés yeux avec l’aide de cet homme ! - Ce ne sera pas long.
Il ferma les yeux et leva un bras. Le corps se contorsionna, le visage s’éclaira de sorte qu’il éblouit un instant Jentis.
Alors qu’il ne voyait qu’un blanc très intense, il entendit un hurlement de douleur qui lui déchira les tympans. Un cri effroyable qu’il n’avait jamais entendu. Signe d’une souffrance soudaine infinie.
Lorsque la luminosité redevint normale, ce qu’il vit le pétrifia d’horreur mais lui révéla une chose : le cri n’avait pas été celui de l’immortel.
Deux yeux gris voletaient par une quelconque magie dans la main du vieillard, laissant des particules de sang en suspension dans les airs sur leur passage. Les orbites de l’homme que Jentis avait traîné à travers le temps étaient ensanglantées.
- Mais… qu’est-ce que ?
Jentis s’était forcé à sortir ces quelques mots en regardant l’immortel retirer son bandeau, le jeter sur le corps évanoui, puis les yeux voler pour se placer sur les orbites vides du vieil homme.
- Tu porteras à ton tour ce bandeau pour un temps qui te semblera éternel ! s’exclama le vieillard fou de joie d’avoir recouvré sa vue. - Ce sont eux vos yeux ? demanda un Jentis incrédule. - Oui. Tu as tenu ta promesse. À moi de tenir la mienne à présent.
Il tendit un bras squelettique et déplia ses doigts terminés par des ongles immenses. Une porte, semblable à celle qui l’avait conduit dans le bureau de l’homme aux yeux arrachés, apparut devant lui.
- Franchis-la, et tu te retrouveras dans ton lit aux côtés d’Yrthie, ta femme.
Yrthie. Oui. Il se souvenait à présent. Leur première rencontre. Leur première nuit. Leurs fiançailles. Leur mariage prochain. Il l’aimait plus que tout.
Sans prononcer un mot, il s’avança vers la porte. Il la regarda fixement, comme étant hypnotisé, s’approcha encore, hésita. Puis, enfin, se retourna.
- Je ne peux pas partir ainsi. Trop de mystères restent derrière moi. J’ai besoin de quelques explications avant de quitter ce monde définitivement.
Son locuteur eut l’air surpris. Pensait-il que Jentis s’en irait sans demander son reste ? Il s’assit sur son rocher et le fixa de ses yeux gris fraîchement retrouvés.
- Bien. Alors puisque tu les désires tant, tu vas les avoir tes explications.
Il sembla chercher ses mots puis commença :
- Cette histoire d’énergie que j’avais épuisée. C’était faux. Il n’y a pas de limite pour cette « énergie » comme je l’ai inventée. - Comment ? s’indigna Jentis. Cela veut dire que l’histoire de ce pont qui disparaissait… Cette course folle en traînant le corps… Qu’à chaque pas je manquais de tomber dans ce néant infini… Tout cela c’était de la bouse de Shlürb ? - J’ai fait cela dans un but précis. Que tu te hâtes car j’étais pressé d’en finir.
Jentis, surmontant sa répugnance à toucher les mites qui servaient d’habit au vieillard, l’empoigna par le col.
- Je ne vois pas ce qui me retient de vous jeter dans l’abîme sans fond ! cracha-t-il. - Peut-être que c’est parce que sans moi la plate-forme et le portail disparaîtraient à leur tour ? Et puis de toute façon, je sais que vous ne le ferez pas. Comme je savais que vous vous sortiriez du mauvais pas que je vous ai tendu. Je le sais. Je l’ai déjà vécu.
Jentis ouvrit grand les yeux en relâchant son étreinte.
- Vous l’avez déjà vécu ? Que voulez-vous dire ?
L’aveugle aux yeux retrouvés émit un petit rire puis montra l’homme toujours inconscient aux orbites vides.
- Qui crois-tu qu’est cet homme ?
Jentis déglutit difficilement. Non, cela ne se pouvait ! Si ce qu’il croyait était vrai, toute l’histoire qu’il avait vécue… tout le temps passé dans cet Entre-Monde n’avait aucun sens !
- Cela ne se peut… - J’aurais mis trois millénaires pour le comprendre. Toi, tu en auras mis moins, c’est déjà cela.
Jentis était submergé par l’idée que cette révélation entraînait. Pourquoi le vieil immortel s’était-il retrouvé dans cette situation à cause de lui-même à attendre pendant trois mille ans que lui-même le libère pour que lui-même lui prenne la place pendant trois autres millénaires afin que lui-même le libère de nouveau ? Aussi folle soit-elle, cette ronde d’événements existe. Mais qui l’a commencée alors ?
- Oui. Je sais. C’est difficile à admettre. Pour moi aussi cela l’a été. Pour un temps infini, une infinité de moi se fait sauver par une infinité d’autres moi. Mais cela veut dire qu’il y a également une infinité de toi, dans l’histoire. - Taisez-vous ! Je ne veux plus en entendre parler ! Je vais vous tuer comme cela ce cercle infini cessera ! Je puis le faire puisque à présent le retour de vos yeux apportés par le vous-même d’il y a trois mille ans qui devra attendre les mêmes trois mille ans que vous avez passés dans ce cercle en attendant le retour de moi-même vous a rendu mortel ! - Tu ne le feras pas.
L’immortel avait dit ces quelques mots d’une voix telle qu’il semblait sûr de lui. Pourtant, Jentis sauta à son cou en rugissant, tombant au sol avec lui.
- Oh si, je le ferai. Rejoignez la mort que vous puissiez enfin profiter de ce repos éternel tant espéré !
Il étranglait le vieillard sans qu’il ne bouge le moindre doigt, attendant la mort sans dissimuler néanmoins un bruit d’étouffement incontrôlé.
- Vous allez mourir, et je vais oublier toute cette histoire. Je me réveillerai dans ce lit aux côtés d’Yrthie et tout cela ne sera plus qu’un mauvais cauchemar.
Le vieillard, aux limites de l’évanouissement, essaya de parler, mais seul un gargouillis imperceptible sortit de cette gorge durement malmenée.
Jentis desserra son étreinte sans le vouloir, comme si son inconscient souhaitait absolument connaître les dernières paroles du mourant.
- Tel est… mmmm… mon destin.
Soudain, les pensées de Jentis s’illuminèrent. Souhaitait-il que cette histoire finisse ainsi ? Le vieil immortel mort, son retour lâche mais bien réel, sans compter ce meurtre qu’il aurait sur la conscience tout le restant de sa vie.
Il ne serait jamais connu.
Et puis après tout ce n’était qu’un rêve.
Qu’un cauchemar.
Un assassinat dans un songe.
Si réel.
Le voulait-il vraiment ?
Le vieillard s’écroula dans une poussière respirant l’irréel. Il reprenait déjà des couleurs, haletant.
- Nous sommes libres de notre destin. Il n’y a pas de destinée. Ni de livre racontant l’histoire de l’univers. Et nulle page pour l’existence de chaque être humain ne s’y trouve, aussi longue soit-elle.
L’homme usé, allongé à terre, releva une tête aussi lourde qu’une montagne vers l’homme qui l’avait relâché. Il ouvrit la bouche, comme pour protester ou pour l’insulter… Jentis n’en savait rien et s’en contrefichait. Les lèvres sèches et craquelées se fermèrent dans le vide sans émettre le moindre son. Le jeune homme se rendit compte qu’un changement important de ce destin venait tout juste de commencer.
Le vieillard, pour la première fois depuis qu’il l’avait vu, ne savait plus quoi faire.
Il n’était plus sûr de lui.
- Jentis… Je… Je n’en peux plus. Je ne peux plus te mentir. - Quoi ?
Jentis avait hurlé ce mot. Comme s’il avait eu l’effet d’un poignard se plongeant dans sa poitrine. Le vieil homme reprit, toujours avec cet air de désinvolture :
- Tout était su à l’avance. Et tout était lié. Comme chaque triplé de millénaire. Ta venue dans l’Entre-Monde. Ta descente jusqu’ici. Notre rencontre. Notre discussion. Ta quête menée à bon terme. Notre seconde discussion. Notre confrontation. Mon assassinat par toi-même sous la rage des révélations et de l’incompréhension. Ma liberté. Ton retour chez toi. Mais cette fois-ci tout cela a changé. Par ton refus, tu as changé la ligne du temps.
Jentis ne pouvait parler, encore sous le choc des nouvelles révélations. Tout était écrit, et lui… avait changé l’histoire ! Le vieillard, en voyant la mine surprise mais réjouie qui se lisait sur le visage du jeune homme qui venait tout juste de prendre conscience de ce qu’il avait fait, explosa :
- Tu ne comprends pas misérable petit avorton ! Rien ne peut changer le destin ! - Le destin n’existe pas, dit Jentis dans un murmure. Nul ne peut connaître l’avenir. - Je le connais, moi, et je sais comment il doit finir ! Écoute-moi ! Finis ton travail !
Jentis haussa le ton, souhaitant être compris une bonne fois pour toutes par l’immortel :
- NON ! Cette fois-ci c’est à vous de m’écouter ! Notre destin est défini par nous et par nous seuls ! Prenez-le en mains au lieu de le laisser traîner entre celles d’un autre !
Le vieillard émit un petit rire incontrôlé :
- Tu es bien différent du Jentis auquel j’aurais dû m’attendre. Que s’est-il passé ? Qu'est-ce qui a autant perturbé tes pensées et tes agissements ? - Ma raison. Et mon choix… qui ne sera jamais contrôlé par un quelconque destin.
Le vieillard se releva péniblement en faisant grincer ses os millénaires et se dirigea vers son éternel rocher couvert de dessins, tout en contournant le corps toujours inconscient, son corps, dont les orbites vides regardaient le noir du néant qui se dressait au-dessus de lui. Sa cécité lui faisait voir la même chose que s’il avait conservé sa vue d’origine.
- Je comprends, Jentis.
Le vieillard avait ses deux mains posées sur le creux usé de la pierre, signe de l’usure que la position assise avait transformée au fil des siècles.
- Je comprends ton esprit si jeune. Mais lorsqu’il atteindra mon âge, il comprendra.
Jentis s’attendait à voir le vieil homme s’asseoir sur le siège semblant être ici depuis un temps infini. Au lieu de cela, il dit :
- Si tu penses que le destin et le cours de l’histoire peuvent être changés, je vais te prouver le contraire.
Cette même voix retentit cette fois dans son esprit :
- Le destin ne sera pas changé.
Usant de ses dernières forces, il se fracassa la tête sur la pierre du siège.
***
Il se réveilla, une intense douleur aux emplacements des yeux. Une douleur incomparable, effroyable, déchirante, qui tétanisait et raidissait tout son corps jusqu’au plus profond de son âme. Il hurlait. Criait de façon inhumainement perçante. C’était tout ce qu’il pouvait faire. Seule une voix parvint à faire taire ses cris terrifiants.
- Ne sois pas trop dur avec toi-même lorsque tu te rendras compte de ta bêtise. - Qui…
Il se souvint de l’homme qui s’était introduit chez lui puis l’avait assommé. Il essaya d’articuler les quelques mots qui lui venaient à l’esprit et qui étaient parvenus à se faufiler entre les fibres de son corps galvanisé par la souffrance que – il en était à présent sûr – la perte de ses yeux avait occasionnée. À travers un hurlement, il réussit à les faire sortir :
- Qu’est-ce qu’il se passe ! Où m’avez-vous emmené ?
Sans se soucier de la violence que le jeune aveugle avait employée, l’inconnu répondit d’une voix fatiguée :
- Vous avez un bon bout de temps pour y réfléchir. Si je vous le disais, vous n’auriez plus rien à faire et vous vous ennuieriez.
Il essaya de protester. De lui demander de le tuer tellement la souffrance était insoutenable et tant l’idée de vivre la fin de sa vie dans le noir complet lui paraissait insupportable. Mais il n’en avait pas la force. Juste celle de reprendre ses cris.
- À dans trois mille ans.
L’inconnu qui l’avait emmené ici avait disparu. Il ne savait pas comment ni pourquoi.
Mais il n’était plus dans ce monde.
FIN
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