Les derniers rayons du soleil léchaient une ultime fois la proue du gros navire de pêche dorilien. En cette saison, le vent soufflait fort et les voiles bien gonflées emportaient les bateaux loin dans la mer de Glondom où se trouvaient les plus nombreux poissons… mais surtout les plus gros.
Alors que l’équipage s’activait à sortir les caisses remplies des prises de la journée dans le capharnaüm habituel du port de Far-Doril, une ombre, que l’on devinait vêtue d’une cape et n’ayant certainement pas atteint l’âge adulte, longeait les murs des échoppes qui commençaient à fermer. L’obscurité commençait déjà à être maîtresse des lieux et tout bon Dorilien savait qu’il n’était jamais bon de traîner dans la ville au crépuscule. Cela était non seulement le moment de la journée où les vents étaient les plus violents, mais aussi le paradis des personnes louches et peu fréquentables qui sortaient faire leurs trafics peu recommandables.
Dilian le savait bien et s’était toujours efforcé de respecter cette règle. Mais en cet instant, il s’en moquait. Il ne s’était probablement pas rendu compte que la nuit était tombée et laissait ses pas l’emporter dans les différentes ruelles de la ville qu’il connaissait comme sa poche. Les larmes n’avaient pas coulé, il était bien trop malheureux pour cela.
- C’est impossible… Ça se peut pas !
Ses lèvres, frémissantes par la douleur morale, laissaient de temps en temps échapper des mots. Dilian venait de perdre sa tante le matin même. Une maladie qui s’avéra inguérissable la terrassa en quatre jours. Les souvenirs de son amour et de sa gentillesse ne cessaient de lui hanter l’esprit… Mais surtout, qu’allait-il devenir ? Lui, pauvre adolescent de seulement seize automnes ? Il n’avait connu que sa tante.
Celle-ci lui racontait parfois comment ses parents, elle, et son oncle, avaient fui leur village, lui dans les bras de sa mère. Les Satyres. Ils avaient attaqué à l’aube sans motif et n’avaient eu aucune pitié envers les pauvres villageois, tombant en masse sous leurs lances. La milice avait quelque peu résisté mais s’était vite noyée sous la cruauté et le nombre de leurs adversaires. Les Satyres, ces hideuses créatures déclarées sans âme par grand nombre de Duërmlafs, étaient un vrai fléau pour l’empire. Leurs terres s’agrandissaient constamment malgré la régulation opérée par les troupes sur le terrain envoyées par Toldum, la capitale. Les rumeurs parlaient d’un projet "Éradication totale Satyre" mais l’armée Duërmlaf était très affaiblie depuis le siège des murs de Tor-Branaban par les Tersirs, qui avaient fini par être vaincus… mais à quel prix !
Dilian se souvenait de ce que sa tante lui avait révélé. Le corps de son père avait été transpercé par une lance, et son oncle blessé à l’épaule par un satyre qui fut vite détourné de ses victimes par un combat contre un garde. La mère, qui tenait Dilian dans ses bras, ne voulait plus quitter le corps sans vie de son mari et avait donné son enfant à sa sœur, sachant qu’il aurait ainsi une chance de s’en sortir. Le milicien fut vite embroché, et la femme tenant le bébé de sa sœur n’eut que le temps de s’enfuir à la suite de son mari. À ce moment, l’arme sanglante du satyre s’enfonçait dans un bruit qui hanta souvent ses nuits dans la nuque de la mère de Dilian.
Le bébé, la tante et l’oncle parvinrent à sortir du village et à rejoindre Traf en deux jours. La blessure de l’homme s’étant infectée, il lutta plusieurs jours mais finit par en mourir. La femme se jura de mettre le plus de distance possible entre les créatures qui avaient ainsi anéanti sa vie et profita d’une petite caravane de commerce pour rejoindre Far-Doril, où elle entama une nouvelle vie, tout en élevant Dilian comme s’il était son propre fils.
Mais à présent ? Que devait-il faire ? Il s’était toujours juré de venger ses parents, mais il savait qu’il ne le pourrait sans doute jamais. Peut-être devait-il devenir marin, ou simplement pêcheur ? Où partir à la découverte de l’empire ? À moins qu’il ne parvienne à ouvrir une boutique pour vendre des…
Un bras enserra son cou et une pointe froide caressa sa joue.
- Salut beauté ! dit une voix à son oreille dans une haleine pestilentielle.
Dilian comprit vite qu’il avait affaire à un brigand, et déglutit difficilement en voyant la lame sale et rouillée glisser jusqu’à son cou.
- J’ai… J’ai rien ! Fouillez-moi si vous voulez, mais j’ai rien ! - C’est ce qu’on va voir !
Tout en laissant le tranchant du poignard sur le cou avec sa main gauche, il fouilla les poches vides de son autre main.
- J’ai pas menti ! Laissez-moi, j’ai autre chose à penser ! - Rien à foutre. Tu vas m’enlever ce manteau et on va voir ce qui se cache dessous.
Il émit un petit rire et Dilian sentit la prise se relâcher. Il tenta le tout pour le tout. Brusquement, il donna un coup de reins en arrière et réussit à se dépêtrer des bras du voleur.
- Salopiau !
Il prit ses jambes à son cou et disparut dans les dédales obscurs de cette nuit sans lunes ni étoiles.
* * *
- Es-tu perdu ?
Dilian se retourna vivement vers la voix et ne vit que l’obscurité.
- Qui est là ? demanda le jeune garçon affolé. - Tu ne vois rien n’est-ce pas ? L’art de se fondre dans les ténèbres.
Une silhouette encapuchonnée dans une sorte de bure, comme les moines que Dilian voyait parfois près du lieu de culte de la ville, mais noire au lieu d’être grise, émergea des ombres. Dilian se plaça maladroitement en position de combat instinctive.
- Ne t’inquiète pas petit homme, je ne te veux aucun mal, contrairement au voleur de tout à l’heure. - Vous avez vu le voleur ? Et vous ne m’avez pas aidé ?
Dilian n’était pas prêt à baisser sa garde.
- Tu n’en avais pas besoin. Et puis, pourquoi l’aurais-je fait ?
Dilian essayait de discerner un visage à travers la capuche rabattue, mais la nuit nuageuse ne laissait filer qu’une infime lumière à peine complétée par la faible luminosité de la ville. La voix reprit, douce et autoritaire. Dilian constata vite grâce à celle-ci qu’il n’avait pas affaire à un quelconque coupe-gorge.
- Je devine quelle situation tu traverses, jeune Dilian. - Comment connaissez-vous mon nom ? s’écria-t-il. Et vous ne savez rien de ce que je traverse ! - Calme-toi. Je connais ton nom car, comme toi, j’habite cette cité depuis un bon nombre d’années. Et ta situation n’a pas échappé aux Ombres Fileuses. - Ombres Fileuses ? De quoi me parlez-vous ? - Juste que tes habitudes vont changer… Je souhaite te sauver, c’est tout.
Le rythme rapide et saccadé de la poitrine de Dilian ne ralentit pas. Pendant un instant, ce fut le seul bruit audible. La silhouette reprit :
- Prends ce poignard. Il servira mieux que tes poings en cas de mauvaise rencontre.
Dessous la bure, le jeune homme aperçut un bref éclat lumineux puis vit l’arme dans la main tendue du moine qui n’en était pas un. Instinctivement, il recula d’un pas. D’un mouvement rapide et gracieux, la dague effectua un demi-tour sur elle-même de sorte que l’homme ne la tienne plus que par la lame.
- Eh bien ? Tu n’en veux pas ?
Le ton neutre que la silhouette avait employé depuis le début perturbait légèrement Dilian, qui n’osait pas s’approcher.
- Je n’en veux pas comme je ne veux pas vous parler ! explosa d’un seul coup Dilian qui tomba à genoux.
C’en était trop. D’abord la mort de la personne à qui il tenait le plus au monde, ensuite cette solitude, ce brigand, puis cet enquiquineur qui avait tout l’air d’être un assassin… Sans compter le froid, le vent et la faim. Tout ce qu’il souhaitait c’était dormir. Ou mourir !
- Tu iras sans doute mieux demain, dit l’homme en déposant l’arme devant le garçon. Au cas où tu me chercherais, reviens ici la nuit prochaine et crie ces mots : « Où souffle le vent ? »
Les premières larmes de la journée commençaient enfin à couler et à s’écraser sur le dallage froid et sale.
- Je ne veux… pas vous voir… ni vous… ni personne. - Comme tu voudras.
Tout bruit disparu. Dilian resta longtemps ainsi, à pleurer toutes les larmes de son corps, comme s’il venait tout juste de se rendre compte de la vérité. Qu’il ne verrait jamais plus sa tante qu’il considérait comme une mère… Plus jamais…
* * *
Dans la mi-nuit, une silhouette agenouillée se remet debout. Elle hume l’air. Elle regarde le sol. Elle ramasse un objet effilé. Et s’en va.
* * *
- Qu’est-ce que tu fais là toi ? Va-t’en !
Dilian se réveilla en sursaut, et lorsqu’il vit un homme à la barbe grisonnante et vociférant, il recouvrit immédiatement ses esprits. Il avait dormi sous ce pont de pierre qui enjambait la rivière de Far-Doril car il avait été trop fatigué pour effectuer la traversée de la moitié de la ville pour rentrer chez lui. Il s’était emmitouflé dans sa cape marron afin de se protéger du mieux qu’il avait pu du vent nocturne, frais et violent. À présent, les nuages s’étaient évanouis comme le vent. Celui qui semblait être un mendiant, vu la qualité de ses vêtements et son air de celui qui ne mangeait pas à sa faim, tenait une canne à pêche à la main.
- Tu m’as pas entendu ? C’est chez moi ici, trouve-toi un autre endroit !
Il accompagna ces paroles avec de grands mouvements de sa canne, lui sommant de déguerpir. Dilian sentit sous ses doigts le manche froid du couteau que l’homme étrange de la nuit dernière lui avait donné. De ce contact, il éprouva une sensation de pouvoir et de sécurité. Il pouvait se lever et poignarder l’opportun pour ainsi garder ce lieu…
- C’est bon, grommela le garçon. Je m’en vais.
Il rassembla ses maigres affaires et partit en direction de sa maison. Au centre-ville, la bonne humeur qui émanait du marché redonna le sourire à Dilian. Sans argent et le ventre on ne peut plus vide, il vola habilement une caille farcie grillant sur une broche alors que le marchand vantait ses bons produits et faisait saliver les passants avec l’odeur de ses viandes grillées. Rassasié, il but à une fontaine et arriva enfin devant sa demeure. Mais quelque chose d’inhabituel se déroulait. Une grande affiche avait été placardée sur la porte du petit appartement que Dilian déchiffra difficilement à cause de sa difficulté pour la lecture :
« À vendre ».
Dilian regardait ces deux mots avec une angoisse qui lui forma une boule dans la gorge. Non seulement on lui avait pris sa tante, mais à présent on lui prenait aussi sa maison !
- Jeune homme, voulez-vous bien vous ôter de mon chemin ?
Cela ressemblait plus à un ordre qu’à une recommandation. Un homme de riche apparence, aux habits teints à la mode, et au visage fin, relevé d’une petite moustache pointant des deux côtés de la bouche en une courbe gracieuse, le scrutait de ses yeux gris.
- C’est vous ! s’écria Dilian ne pouvant se contenir. C’est vous qui avez mis cet écriteau !
L’homme, qui devait être un noble, fronça les sourcils, ne comprenant pas la rage émanant du jeune garçon. Il s’apprêtait à lui faire une réplique cinglante, lui rappelant à qui il avait affaire, petit bouseux qu’il était, mais esquissa soudainement un grand sourire.
- Ah, tu dois être le petit Dilian ? Je suis Nil-Taörk, le notaire. Désolé pour ta tante, petit gars, mais tu n’habites plus ici. - C’est impossible ! J’ai toujours habité ici ! - Faux ! (Le notaire eut un petit rire.) Ta tante habitait ici. Pas toi !
Les doigts se refermèrent à nouveau sur le poignard dessous la cape.
- Où… où vais-je vivre à présent ?
Un sourire éclatant illumina le visage de Nil-Taörk.
- Dans la Boue des Oubliés, bien sûr. Je suis sûr que tu trouveras un nouvel habitat à ta mesure et que tu t’intégreras très vite parmi tes nouveaux voisins.
La Boue des Oubliés, grand quartier du nord de Far-Doril, était le fléau et la "tache" de la ville. Tous les plus démunis étaient contraints d’y vivre dans la plus abominable des misères. Dilian savait bien que le nom de cet endroit en disait long. Il resserra sa prise sur la garde en fer de la dague. La seule chose qu’il avait envie de faire était de massacrer ce riche prétentieux dont l’argent était la seule définition du bonheur. Ces personnes qui seraient prêtes à vendre leur famille pour quelques pièces, ou à anéantir celles des autres…
Dilian s’enfuit en courant sous les rires de Nil-Taörk. Il courut. Courut sans ralentir ni prendre le temps de reprendre son souffle. Courut sans se soucier où il allait. Courut sans battre des paupières pour évacuer les larmes qui lui brouillaient la vue. Courut comme pour libérer toute la rage meurtrière qui ne voulait plus le quitter. Courut pour ne pas hurler la douleur que ses phalanges procuraient en serrant la poignée de l’arme tel un étau. Et quand ses poumons furent en feu… Quand ses jambes ne le portèrent plus… Ce fut la nuit.
Immobile, dans la même ruelle où il était hier, il reprit son souffle.
* * *
Où souffle le vent ? La mince silhouette se tient droite. Où souffle le vent ? Elle passe une main sur son visage. Où souffle le vent ? Elle scrute les environs. Où souffle le vent ? Répétant cette question. Où souffle le vent ? Elle paraît si sûre d’elle. Où souffle le vent ? Elle attend. Où…
Il siffle à nos oreilles, mais ne nous atteint pas, nous, Ombres Fileuses.
Elle a été entendue. On lui a répondu.
* * *
Comme la nuit précédente, le même personnage encapuchonné dans sa bure noire lui faisait face, sortant de nulle part.
- Je savais que tu reviendrais. - Vous savez beaucoup de choses apparemment, accepta Dilian. Et je suis prêt à vous écouter. - Je pense aussi que tu y es prêt, Dilian. Alors écoute bien. Écoute bien qui sont les Ombres Fileuses.
« Cet ordre est très ancien et est qualifié comme une caste d’Assassins. Ce terme est faux. Nous sommes des mercenaires agissant pour l’argent. Nous avons des contrats que nous devons accomplir, mais aussi des règles que toute Ombre Fileuse se doit de respecter. Si un membre l’enfreint, il est au meilleur des cas tué. Au pire des cas, il est banni, avec toute la honte et le mépris qui l’accompagne. Une trahison signifie que la famille du concerné est maudite sous onze générations par le brisement du plus puissant des pactes : le pacte du fhïl. Car nous sommes liés par des liens très forts.
« Néanmoins, nous sommes des solitaires, et nous ne nous voyons que rarement. Nous sommes des créatures de la nuit dont la vision nocturne, qui demande notamment beaucoup de travail et de talent, est la compétence la plus utilisée. Nous détroussons les riches et, parfois, tuons ceux qui le méritent. Ce sera tout ce que tu sauras pour l’instant, jeune Dilian. »
Dilian avait dressé le fil des paroles de l’Ombre Fileuse dans sa tête comme si elles lui avaient toujours été connues. Au plus profond de lui-même, il sentit qu’il avait été né pour cela. Être une Ombre Fileuse !
- Quand en saurai-je plus ? - Lorsque tu auras fait tes preuves.
Dilian réfléchit un instant avant de demander :
- Que dois-je faire ? - Tu sais lire n’est-ce pas ? Sur ce papier se trouve un nom.
Il déposa une feuille à terre.
- Reviens demain. - Que devrai-je faire du nom ?
L’Ombre Fileuse avait disparu.
* * *
Dilian ramassa le morceau de papier, qu’il savait fabriqué avec de l’écorce de skazij broyé bouilli, et essaya de lire le nom. Malheureusement, il ne bénéficiait pas de la vision nocturne. Ou du moins pas encore. Il sourit à l’idée de pouvoir défier les ténèbres les plus profondes, de ne plus avoir peur de l’ombre, et de pouvoir prendre les bandits embusqués dans leur propre piège. Il serait le maître de la nuit !
À la lumière d’une lanterne accrochée à un poteau, il sortit la feuille de skazij de sa cape et la déplia. Les doutes envahirent son esprit. Voulait-il devenir une Ombre Fileuse ? Voulait-il apprendre à tuer ? Deviendrait-il lui-même un brigand à son tour ? Sa raison lui rappela qu’il n’avait en réalité plus le choix. Sa vie du jour était finie. Place à celle de la nuit.
Pourtant, lorsqu’il baissa les yeux sur l’écriture, il ressentit une drôle d’impression au plus profond de son être, qui lui sommait de déchirer le papier et de tout oublier.
La lecture du nom effaça ce sentiment ridicule. Il sourit en serrant la garde du poignard entre ses doigts, comprenant ce qu’il devrait faire.
* * *
Le lendemain, Dilian avait dû fureter dans la moitié des tavernes de la ville avant que l’aubergiste du Sanglier ferré connaisse l’homme qu’il était supposé trouver. Celui-ci fréquentait souvent son établissement et s’y trouverait certainement le soir même. Satisfait que tout se passe comme prévu, Dilian vola trois pommes et un pain noir à un vendeur peu méfiant puis, le repas achevé, attendit la fin de l’après-midi.
* * *
Dilian déambulait dans une rue déserte sans trop savoir quoi faire pour attendre le moment où son homme irait prendre son repas. Devant la façade de pierres d’un grand bâtiment, il s’arrêta, ayant le sentiment qu’elle le défiait. Il avait toujours rêvé de voir la ville d’en haut, mais n’en avait jamais eu l’occasion. Il voulait saisir l’opportunité.
Lentement, il chercha des prises du bout des doigts et commença à escalader la paroi. L’appartement était formé de six niveaux, garni de quelques balcons pauvrement décorés et terminé d’un toit d’ardoises bien solide en pente douce, de façon à ce que les pluies fréquentes y glissent, et que les vents violents n’arrachent pas les tuiles.
Le jeune homme atteignit vite le sommet et s’empressa de se hisser pour admirer le paysage. L’endroit où il se trouvait était le point culminant de la partie est, laissant aux yeux de l’adolescent la vision de la quasi-totalité de Far-Doril, parfois cachée par de plus grandes structures que celle où il se trouvait.
Il en eut le souffle coupé.
Au sud, le soleil venait juste de disparaître derrière l’horizon de la mer de Glondom, teintant celle-ci et le grand port d’une couleur orange diluée avec celle de la nuit qui ne tarderait pas à s’installer. Il voyait les différentes parties de Far-Doril, pauvres, moyennes et riches. Le contraste entre la Boue des Oubliés, entassant des cabanons fabriqués avec les moyens de bord, tout au nord, et le centre, garni de palais et de structures appartenant aux personnes de hautes lignées, était saisissant.
Dilian surprit des larmes lui monter aux yeux. Les riches avaient toujours dominé les pauvres, ces premiers considérant ces derniers comme de la bouse de Shlürb. Quand cela cesserait-il ? Il se rendit soudain compte des injustices du monde.
- Les puissants dominent les faibles, murmura-t-il comme s’il se rendait compte d’une réalité trop longtemps restée en éveil.
Le vent, qui n’était jusqu’à présent qu’une brise, forcit soudainement, gonflant la cape de l’adolescent. Celui-ci leva la tête vers le ciel, regardant les épais nuages qui n’étaient pas là quelque temps plus tôt. L’obscurité progressait, le domaine des Ombres Fileuses commençait à apparaître.
Son futur.
Il ferma les yeux, frissonnant sous le froid qui glissait sur lui.
- Il est temps d’inverser les rôles.
Où souffle le vent ? Il siffle à nos oreilles, mais ne nous atteint pas, nous, Ombres Fileuses.
À présent, il saisissait la véritable valeur de cette phrase. Le vent signifiait en fait beaucoup de choses. Il sourit en rouvrant les yeux. C’était l’heure.
* * *
L’homme sortit enfin de la taverne du Sanglier Ferré. Il s’était emmitouflé dans un grand manteau de fourrure grise pour se protéger au mieux du mistral et montrait à sa démarche qu’il avait bu quelques verres. Lorsque quelques gouttes, d’abord emportées par le souffle du vent, s’écrasèrent sur les pavés de Far-Doril, on l’entendit pester et accélérer l’allure. Ses jurons furent vite étouffés par l’averse qui suivit, martelant la ville de ses perles éphémères.
L’étrange silhouette derrière lui n’avait même plus à se cacher ; les intempéries et l’heure tardive ne permettant pas à la vision d’excéder les dix mètres.
Le riche personnage souhaitait rentrer au plus vite dans sa demeure, où il paierait quelques prostituées pour lui faire oublier cette averse qui le trempait jusqu’aux os, malgré les habits chauds qu’il portait. Alors qu’il s’engageait sous un petit pont de pierre assez bas, une masse noire lui tomba dessus l’étalant de tout son long dans la boue fraîche. Il ne comprit pas immédiatement ce qui lui arrivait ; la première chose à laquelle il pensa était ses habits souillés par la saleté du sol. Ils lui avaient coûté une fortune ! Il se jura de faire passer un sale savon à l’individu qui n’avait certainement pas vu la rambarde du pont à cause de l’épais rideau de pluie et avait basculé par-dessus. Mais il n’en eut pas l’occasion. Une lame de poignard s’était plaquée sur son cou.
- Qu’est ce que vous faites ? hurla l’homme essayant de se faire entendre dans ce vacarme. - Vous devez mourir, chuchota une voix à son oreille qu’il lui semblait avoir déjà entendu quelque part. - J’ai de l’argent ! Je peux vous en donner beaucoup ! - C’est ça le problème. L’argent. (La bouche de ce qui devait être un adolescent tremblait sous l’adrénaline et peinait à articuler des mots.) C’est pour ça que vous allez mourir !
Sentant son assassin déstabilisé par le manque d’expérience, l’homme tenta le tout pour le tout. Il attrapa le poignet qui tenait le poignard, le força à se retirer d’un mouvement violent, se retourna du mieux qu’il put et de son autre main envoya un direct dans la pommette de son adversaire. Ce dernier recula et faillit trébucher en arrière. L’assassin faisait une tête de moins que lui, sans doute était-il fou pour avoir attaqué un individu beaucoup plus grand et plus âgé. Ce premier repassa à l’attaque, arme brandie. Il frappa dans le vide, mais la pluie cacha le deuxième coup de l’autre poing, qui ne se révéla qu’au dernier moment. L’attaqué tenta une parade mais ne put qu’esquisser le geste. Le coup le percuta sous le menton et il sentit ses dents s’entrechoquer avec violence avant de chanceler en arrière.
Il reprit vite ses esprits. Il cracha du sang qui flotta un instant dans l’eau marron, qui recouvrait le sol d’une profondeur d’un ongle, avant de disparaître, mêlé à la pluie. L’adolescent repassa à l’attaque. Cette fois-ci, ils se mirent au contact. L’adulte avait un très net avantage physique et avait une certaine expérience, mais le jeune était armé. Ils tombèrent tous deux dans une gerbe d’éclaboussures et roulèrent dans cette soupe, chacun exploitant leur avantage le mieux possible.
Le combat s’arrêta vite. L’adulte ne bougeait plus. Un poignard était fiché à l’emplacement de son cœur. L’adolescent pataugea un instant à quatre pattes avant de se retourner vers le corps et se rendre compte de ce qu’il avait fait.
Dilian se mit à genoux et contempla le cadavre. Il était sur le dos, les poils de son manteau flottant au gré des gouttelettes s’éclatant dans la grande flaque que le déluge avait formé. Un nuage plus sombre, partant du torse de l’être inerte, grandissait petit à petit.
Il avait tué. C’était fait. Il avait ôté la vie. Il se mit à genoux, bascula la tête en arrière, yeux fermés, laissant les innombrables gouttes rouler le long de son visage et de ses longs cheveux noirs, serrant les poings, et se mit à crier. À hurler. Comme à la nuit elle-même. Comment avait-il pu assassiner un semblable ? Soudain, il rouvrit les yeux. Ce riche vantard l’avait bien mérité ! Il faisait partie de ces gens qui pensent être supérieurs aux autres parce qu’ils possèdent de l’argent. Parce qu’ils détiennent quelques-uns de ces morceaux de métal ronds. Cette mort n’était que justice ! Il regarda le visage rendu flou par la pluie torrentielle. Il avait offert une vie à la mort. Elle l’avait vue ! Il lui restait une dernière chose à faire. La braver !
Lentement, il s’approcha du corps fumant, perdant toute sa chaleur, tout en restant à genoux. Cet instant lui parut durer une éternité. Il arriva tout de même en face du visage du mort.
Vers ce que Dilian souhaitait regarder il fut attiré comme un aimant. Les yeux. Le regard accusateur et vide de la mort. Dans lesquels on pouvait lire les ténèbres où le propriétaire venait d’être plongé. Les yeux de Nil-Taörk.
* * *
Des lances translucides brouillent les couleurs grossières de la nuit. Aidées par les bourrasques violentes. Une silhouette ne semble pas s’en soucier. Elle marche. Tel un automate. Elle paraît se rendre vers un objectif bien précis. Derrière la pluie cinglante, une forme étendue. Rien ne semble l’animer. Peut-être un pantin jeté là. Ou un cadavre. Le pauvre a terrassé le riche. Le faible le puissant. Tout allait changer à présent…
* * *
Dilian n’avait pas dormi de la nuit. Il n’avait en vérité pas songé un seul instant au sommeil et n’y serait sans doute pas parvenu. Toute cette nuit, balayée par les bourrasques et les pluies violentes, il n’était pas une seule fois sorti de ses pensées. La vue du cadavre, son œuvre, ne cessait de lui hanter l’esprit. Il revoyait les yeux vides et accusateurs posés sur lui. Il ne pouvait imaginer qu’il avait tué un être humain, chose encore impensable trois jours auparavant. Mais une idéologie fraîchement installée lui faisait peur : il tuerait encore.
Il tuerait des riches et ne cesserait de les traquer jusqu’à ce qu’enfin l’égalité revienne dans Far-Doril. Non, après tout ils ne s’en sortiraient pas comme cela, ces personnages pitoyables s’ornant de ces habits de soies aux couleurs très peu naturelles, de ces jaquettes aux manches évasées tombant jusqu’à terre, et s’ornant de bijoux et redingotes plus inutiles mais également plus chères les unes que les autres. Il inverserait les rôles, voilà ce qu’il ferait ! Les puissants connaîtraient enfin l’humiliation !
Pour cela, il devait retourner voir l’Ombre Fileuse et voir s’il pouvait être un des leurs maintenant qu’il avait accompli sa mission.
Comme il le faisait depuis la mort de sa tante, il se nourrit en volant et en se demandant si les marchands n’étaient pas aveugles pour ne pas le voir, puis attendit la nuit assis dans un coin d’une auberge.
Un brouillard étrange perturbait sa vue et ses sens, certainement dû à la fatigue, mais l’évocation du corps du notaire Nil-Taörk n’échappa pas au jeune assassin. Au moins, il ne s’était pas trompé de cible. Il éprouva une sensation bizarre en songeant que c’était lui l’instrument de ces discussions… Et qu’ils ne le sauraient probablement jamais.
La fatigue se fit presque insupportable. Il avait l’impression qu’à chaque nouvelle seconde un degré de lassitude supérieur l’assaillait. Lorsque les douze coups de minuits sonnèrent, Dilian sortit enfin de l’établissement. Ses pas le conduisirent dans la rue où son destin avait été changé. Il énonça la phrase des Ombres Fileuses et on lui répondit.
- Je vois que tu as réussi jeune Dilian.
L’homme qui lui avait donné la mission avait prononcé ces mots sans aucun signe de félicitation. Il employait un ton neutre, comme s’il avait été certain du succès de l’adolescent.
- Oui monsieur. J’ai… - À présent, tu peux m’appeler Jik la Bruine.
Dilian resta sans voix. D’immenses cernes marquaient son visage et la réflexion ne paraissait plus faire partie de son esprit. Néanmoins, il reprit :
- Cela veut-il dire que vous serez mon maître ? Que vous allez m’enseigner l’art des Ombres Fileuses ? - Pas encore, jeune Dilian. Pas encore. Tu es bien trop pressé. C’est bien plus compliqué que tu ne le penses. Disons que tu as accompli un grand pas dans la caste des Ombres Fileuses, et que ton avenir vient de tracer l’ébauche de ce qu’il sera. Il te reste à le forger. - Que dois-je faire ? s’enquit Dilian. - Tu dois passer dix ans dans Far-Doril sans être vu une seule fois par une personne autre qu’Ombre Fileuse. Durant cette décennie, tu devras te débrouiller pour manger, pour être aussi discret qu’une ombre et, surtout, pour survivre parmi les nombreuses créatures nocturnes en sachant que le mot "créature" ne représente pas que les humains. La nuit sera bien sûr ton domaine, et le jour, celui du sommeil. - Dix… dix ans ? dit enfin Dilian avec un profond étonnement. - Si quelqu’un te voit, à toi de faire en sorte qu’il ne le divulgue jamais autour de lui. Sinon, les Ombres Fileuses ne seront plus qu’un lointain souvenir… S’il est toujours considéré comme tel… plutôt qu’un rêve ancien. - Je le ferai, m… je veux dire, Jik la Bruine. - Bien. Un dernier conseil : ne te sépare jamais de ton poignard ! Sans lui, une Ombre Fileuse n’est rien. Maintenant, dans dix ans, jour pour jour, reviens me voir à la mi-nuit et tu intégreras les tiens. - Je ne vous décevrai pas, je serai digne des Ombres Fileuses. - À présent, tu peux voir le vrai visage de Jik la Bruine.
Dilian n’y avait pas prêté beaucoup d’attention jusqu’alors, mais il était vrai qu’il n’avait jamais vu un seul trait de son instructeur. Celui-ci saisit sa capuche.
* * *
Dans une nuit étoilée. Sans un souffle. Sans un bruit. Deux sinistres individus se font face. Un long et large manteau couvre le plus grand. Sa tête est cachée. Il saisit sa capuche. Et la baisse. Où souffle le vent ? Il siffle à nos oreilles, mais ne nous atteint pas, nous, Ombres Fileuses.
21/01/07 Labat Bastien 16 ans Akklin Ril’Tor
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