Ce texte est une participation au concours n°25 : Duo de choc ! (informations sur ce concours).
Thomas. Je ne rêve pas, c’est bien lui que je vois marcher lentement dans ma direction. Mon visage se crispe, la haine ça rend pas beau, mes poings se serrent, je me jette sur lui... Heureusement, il y avait Patou derrière moi. Son mètre quatre-vingt-dix et ses cent kilos ont rapidement mis fin à la baston. S’il avait pas été là, je crois bien que je l’aurais crevé.
– T’es con ou quoi ? Il vient d’Aulnay ! T’as intérêt à raser les murs les jours qui viennent, tu peux être sûr qu’il va aller se plaindre à ses potes… – Lâche-moi ! Moi aussi je viens d’Aulnay, connard ! Tu le connais pas, tu me connais pas !
J’étais adossé au mur de l’infirmerie, presque agrafé à lui par la main de Patou sur mon épaule et je tremblais comme une merde...
– T’as un compte avec lui, OK, mais si tu veux t’amuser à régler ça ici, tu vas y laisser tes dents. Compte pas sur moi pour assumer tes conneries...
J’ai pas répondu, je me suis contenté de lui jeter un sale regard. Il avait raison, Patou, comme toujours. On avait sympathisé dès mon arrivée ici. Il avait un parcours hors du commun, un parcours de grand. Il tirait dix piges pour une série de braquos. Il aurait pu manger moins s’il avait balancé, c’est pour ça qu’il était respecté. En fait, fermer sa gueule, c’est pas seulement de l’honneur, c’est aussi un calcul. L’assurance d’éviter les représailles. C’est long dix piges mais au moins tu restes en vie et l’oseille sera toujours là à t’attendre quand tu sortiras. Patou connaissait tout le monde, il savait arranger les histoires et j’aurais déjà dû être content qu’il m’ait à la bonne. Même s’il n’appartenait à aucune bande, c’était un gage de sécurité de se promener avec lui dans la cour. Personne aurait osé venir le chauffer.
– Je serai pas toujours là pour sauver ton cul. Qu’est-ce que tu lui veux, à ce mec ? – J’ai pas envie de t’expliquer…
J’ai allumé une clope, on avait encore cinq minutes. Ici, fumer une clope à l’air libre, c’est souvent le meilleur moment de la journée. Mes yeux se sont perdus dans le vague.
– C’était mon associé…
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Je vais pas vous faire un couplet sur mon enfance misérable. J’ai pas envie qu’on me plaigne et encore moins qu’on me juge. On dira que j’ai juste eu moins de bol que beaucoup d’autres au départ. Je suis né dans une barre de treize étages, presque cent cinquante mètres de long, deux cents appartements, à sept kilomètres du périph. Plus jeune, je me demandais comment on avait pu construire ce genre de décor, y entasser un millier de personnes et penser que les choses allaient bien se passer. Mais en fait, c’était pas dans les préoccupations des politiques de se poser ce genre de questions. Eux, leur truc, c’était seulement d’empiler les pauvres à grande échelle. Thomas, il habitait la barre d’à côté, on se connaissait depuis tout petits, on avait été à l’école ensemble. Un de ses cousins avait été un des boss du ter ter. Il était devenu tricard après sa dernière détention parce qu’il devait de l’oseille à un peu trop de monde. Mais on le voyait parfois rôder dans sa Porsche Cayenne. Il nous emmenait faire un tour sur l’autoroute en nous racontant ses histoires. Il aimait bien raconter des histoires. Et nous, ça nous fascinait. La mère de Thomas refusait de le laisser rentrer. En grandissant, on est devenu des sauvages. Des ados à problèmes, comme on dit. La première fois que mon père est venu me chercher au commissariat, c’est pas la honte que j’ai vue dans ses yeux. Seulement la résignation. Ça m’a fait peur. On a commencé la chouffe à quatorze ans et puis on s’est calmés un peu quand sont tombées les premières représailles, quand ils ont parlé de nous placer en centre éducatif. Ensuite, eh ben j’ai laissé tomber les études la deuxième année de mon BEP vente. J’avais pris ça en désespoir de cause, c’était le seul truc où on m’acceptait pas trop loin du ter ter. À la base, je voulais être cuisinier, mais mon dossier était trop minable pour qu’ils me prennent. Thomas a fait comme moi un an plus tard, après avoir redoublé sa seconde. L’avenir, il était tout petit et il dépassait pas les frontières du quartier. À seize ans, c’était plus concret de se faire soixante balles pour une journée de chouffe que d’aller supporter les profs pendant huit heures. On aurait pu faire autrement, des tas de gens font autrement, je suis pas en train de me chercher des excuses. J’ai aussi des potes qui ont eu leur bac. C’est juste qu’on voyait pas la logique et on était pas assez soumis pour supporter l’école. Les mecs, je les recroisais parfois. « Ceux qui ont réussi », ils sont vendeurs chez Auchan, dans des centres d’appels, en intérim... À bac + quelque chose, ça fait quand même un peu mal au cul. Nous, on avait décidé du départ de jamais se faire chier pour un salaire de misère, de pas aller baisser la tête à la fac, de pas supporter les petits sourires dans notre dos. S’intégrer, c’est se faire appeler mon petit Sofiane toute sa vie, et ça c’était au-dessus de mes forces. En fait, je deviens parano quand je suis hors-sol, je vois des gens hostiles partout. Je crois que je suis pas fait pour supporter la civilisation.
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On est restés à squatter chez nos parents sans rien branler pendant presque deux ans. On se justifiait en affirmant qu’on avait des ambitions artistiques. Début deux mille, le groupe qui déchirait tout, c’était Lunatic, on était deux, comme eux, on rêvait en regardant les clips… Mais on connaissait rien au business, c’était ça le problème, on tombait toujours sur des traîne-lattes, le milieu en est plein malheureusement. Des mythos qui racontaient qu’on avait un son, qu’ils allaient activer leurs connexions pour nous. Après deux maquettes enregistrées à l’arrache et quelques scènes pour des assos et des fêtes de quartier, on était entrés dans un collectif, avec des mecs d’Aubervilliers, et on avait même essayé de monter un label. Mais là aussi on avait croisé que des baltringues et le truc était tombé à l’eau très rapidement… Alors, un soir, on avait tenté l’incrust’ chez Skyrock, au culot. Je me rappelle encore la tête de l’assistante de prod, elle était bien gentille, un peu effrayée quand même... Les freestyles en direct, c’était pas pour nous, fallait avoir mieux que deux maquettes pourries derrière soi. Par contre on pouvait revenir assister à Planète Rap dans le public, oui, ça c’était possible, mais ils pouvaient pas laisser le micro à tout le monde... J’ai cru qu’elle allait dire à n’importe qui, mais ça c’était juste ma parano, elle était vraiment gentille et désolée en fait… On s’est acharnés encore un temps, on courait après tous les mecs branchés dans le peura qu’on pouvait choper, on a même dépassé les frontières du 9-3. Mais encore une fois, on est pas arrivés à rencontrer grand monde et on a lâché l’affaire après un dernier rendez-vous avec un mec qui prétendait faire partie de l’équipe d’Oxmo Puccino. Il voulait nous faire cracher deux mille euros pour enregistrer un son, il racontait qu’après il s’occupait de tout, qu’il était connecté de chez connecté, qu’on avait même de la chance de l’avoir rencontré… C’est Thomas qui a porté le premier coup, on s’est pas acharnés mais on lui a fait passer l’envie de nous prendre pour des cons.
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Mes vieux m’ont fait la gueule un moment quand j’ai laissé tomber l’école, mais j’étais seulement un des nombreux problèmes qu’ils avaient à gérer. À cinquante ans, mon père alternait l’intérim et le chômage. Il parlait peu, il était plutôt pacifique. En fait, j’ai toujours eu le sentiment qu’il avait accepté la défaite dès le départ. Des vaincus comme lui, qui marchaient en regardant le sol, j’avais l’impression que le quartier en était rempli. J’avais un frère et une sœur. Ma mère gérait l’intendance comme elle pouvait. Elle se plaignait jamais, on aurait dit que la vie qu’on avait ne la dérangeait pas, qu’elle y trouvait même son compte. Chez Thomas, c’était différent. Son père s’était jamais beaucoup intéressé à lui. En fait, il l’avait pas revu depuis l’âge de huit ans. Il vivait avec sa mère et sa petite sœur. J’aimais bien la mère de Thomas, elle assurait, elle avait jamais vu la couleur d’une pension alimentaire mais elle se démerdait, elle était aide-soignante dans une clinique du Blanc-Mesnil, avec des horaires pourris qui changeaient tout le temps. Les journalistes et les politiques qui parlent de la responsabilité des parents m’ont toujours fait rigoler. Je me souviens qu’elle arrivait même à payer des cours particuliers à la petite, avec l’aide du CE de sa boîte, pour qu’elle fasse mieux que son frère. On peut dire qu’elle s’était cassé le cul pour que Thomas aille au lycée et qu’il ait son bac. Il était beaucoup plus intelligent que moi, il avait des facilités comme disent les profs. Mais il était trop buté, trop désinvolte. Insolent, c’est ce qui revenait le plus dans les appréciations des profs. Sa mère avait été plus que déçue qu’il lâche l’affaire en seconde, après une engueulade terrible. Il lui avait expliqué qu’il ne voulait pas d’une vie de merde comme la sienne, que pour respirer il fallait du biff, et que le biff, c’est pas avec le bac qu’on en ramasse. Se faire chier trente-cinq heures par semaine pour le SMIC dans le meilleur des cas, merci bien, l’esclavage avait été aboli, plutôt crever que de s’user la vie pour peanuts. Il aurait dû mettre ses propos exacts par écrit, on aurait bricolé des chouettes punchlines avec…
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Deux ans à zoner, à voir nos tout petits espoirs s’effilocher… Et puis, on a rencontré Estelle. Estelle, c’était mieux qu’un rayon de soleil. Quand elle souriait, ça perçait les nuages. Ça faisait reculer les dépressions. Malheureusement, ça n’arrivait pas très souvent. On avait fait connaissance à la Fête de la musique. On avait pas joué parce que le MC qui devait amener le matos est jamais venu. Alors, on s’était promenés un peu et on était tombés sur elle par hasard. Elle chantait et jouait de la guitare sèche devant une vingtaine de personnes qui avaient l’air captivées. C’était gentil ce qu’elle faisait, je juge pas. On aurait dit du Cabrel en moins bien. On a écouté jusqu’au bout et on a essayé de lui parler pendant qu’elle rangeait sa guitare. La plupart des filles nous auraient envoyés chier, je les comprends parfaitement, deux mecs en survêt, langage approximatif, coupe de cheveux audacieuse, breloque apparente, ça rassure pas quand la nuit est tombée. Mais elle nous a souri pendant cinq minutes, en rangeant ses trucs et ses machins, elle faisait que des réponses brèves mais on a pas eu l’impression qu’on l’emmerdait.
– Bon, on s’revoit ou quoi ?
Thomas, il savait toujours aller à l’essentiel.
– J’ai un concert la semaine prochaine à Gonesse. Enfin, quand je dis un concert, c’est dans un bar… Je vous envoie l’adresse par texto si vous voulez…
Un peu qu’on voulait. On l’a regardée s’éloigner. Et on a pas beaucoup causé sur le retour. Quand on s’est séparés, Thomas m’a lancé un regard que je ne lui connaissais pas.
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Le truc est resté mal défini pendant presque un mois. Elle nous souriait à tous les deux. C’était innocent mais ça rend l’histoire encore plus triste pour celui qui reste sur la touche. On restait à distance, on attendait qu’elle choisisse, par respect l’un pour l’autre sans doute. Et finalement, elle m’a choisi moi. Je voulais pas que Thomas pense que je lui avais fait un coup de vice. Alors, on lui a donné rendez-vous sur la terrasse du PMU du quartier. Quand il nous a vus installés, à plus de cinquante mètres, il s’est immobilisé. Il a vu nos sourires je pense et il a pas supporté. Il a fait marche arrière aussi sec. J’ai pas réussi à le joindre pendant une semaine.
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Quand on s’est enfin revus, dix jours plus tard, j’ai vraiment eu l’impression qu’il avait digéré le truc. Sans doute qu’avoir Estelle dans la tête vingt-quatre heures sur vingt-quatre me rendait inattentif. Après avoir laissé tomber l’école, on avait repris la chouffe pour payer les cigarettes et les virées à Paname. Et puis on a décidé d’arrêter. En fait, y a que le dealer et les charbonneurs qui gagnent vraiment leur vie, les petits n’ont que les miettes. Et quand on arrive à dix-huit ans, les miettes, ça commence à fatiguer. On a voulu se mettre à notre compte. Pas au ter ter, évidemment, les représailles auraient pas tardé et on avait pas envie de se faire défoncer pour une demi-savonnette. Estelle était étudiante en histoire de l’art à Paris 8. Elle nous a ouvert les portes. Les fils de bourges, c’est une bonne partie de la clientèle dans certaines cités, mais on peut dire qu’ils n’aiment pas trop se déplacer, ça leur fait un peu peur. À Aulnay, on en voyait pas tant que ça, c’est normal, ça fait quand même une trotte depuis le périph. Et puis on a pas bonne réputation. Nous, on avait décidé d’aller chez eux. La fac n’avait que des avantages. Pas besoin d’un point de vente, zoner sur les terrasses suffisait. Pas de descentes de condés. Des ienclis pas chiants qui vont pas discuter le prix et qui viennent pas te fatiguer pour un bout à dix euros. On servait pas en dessous de dix grammes. Et on s’est fait un bénef suffisant pour acheter une bagnole dès le premier mois. Pendant un an, on a passé entre deux et trois savons par semaine. On bossait sept jours sur sept. Travailler plus pour gagner plus. Le cousin de Thomas nous avait fait rencontrer des mecs. Des mecs qui faisaient de l’export depuis Algésiras. Acheter, c’est jamais un problème si t’as du biff. C’est pour revendre que c’est plus compliqué. À la fac, c’était du gâteau, avec en plus le petit plaisir de voir la fascination dans l’œil de l’étudiant. Ça me faisait tripper de jouer au gangster, de leur raconter des histoires, de prendre un accent vraiment dégueulasse pour coller au personnage. De leur côté, les étudiants jouaient aux mecs cools, je sais d’où tu viens, tout ça, tout ça... Dans leur petite tête, on était forcément des illettrés, ils pouvaient pas concevoir que des mecs nés au quartier aient plus de cinq cents mots de vocabulaire... Ils n’auraient jamais cru que je m’étais usé les yeux des semaines entières sur des dictionnaires de rimes et de synonymes pour préparer mes textes… Un jour, un exalté m’avait même sorti que j’étais une victime de la société… Sans déc’. J’suis pas une victime, mec, c’est toi qui lâches le biff.
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La première année, on est restés au ter ter. On se sentait pas d’aller habiter ailleurs. Mes parents faisaient semblant mais ils avaient compris ce que je faisais, c’est pas avec le RSA qu’on achète des jeans à cent euros. Mon père se taisait, comme toujours. Alors, un soir, j’en ai eu marre de l’hypocrisie, j’ai essayé de discuter avec lui en tête à tête et j’ai sorti des biftons. Je me souviens pas lui avoir jamais vu une tête aussi désespérée que ce soir-là.
– Non… C’est pas bien, Sofiane, c’est pas bien, on t’a pas élevé comme ça… Ça finira mal. Tu sais qu’ça finira mal, tu vas tomber en prison…
J’ai pas répondu, je l’ai laissé radoter tout seul, des larmes plein les yeux. C’est ce jour-là que j’ai décidé de partir. Estelle me proposait depuis des mois de venir habiter avec elle, dans son studio à Pantin. J’ai fait lentement le tour du ter ter, j’ai vu les mecs devant les halls des immeubles, le supermarché, l’école primaire où on avait commencé à déconner avec Thomas… Et puis, j’ai rejoint la voie rapide et j’ai pris direction Paris.
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Estelle a toujours su ce qu’on bricolait avec Thomas. On en parlait jamais, il y avait une sorte d’accord informel sur le sujet. Lorsqu’on s’était rencontrés, elle était un peu paumée, elle végétait à la fac depuis deux ans, sans grands résultats. Elle avait pris un boulot de caissière à mi-temps quand ses parents avaient arrêté de la financer, déçus à la fois par son manque de motivation et la filière sans débouchés qu’elle persistait à suivre. La chanson pour elle, c’était une distraction, elle écrivait bien, enfin mieux que nous, mais je trouvais ça un peu léger et carrément décalé par rapport à mon univers... Elle avait ri quand je lui avais proposé de collaborer, je pensais à des machins grand public, R&B, avec des couplets rappés et des refrains chantés par elle. Ça m’avait un peu vexé mais j’avais pas insisté. Au fond, son refus résumait un peu notre histoire. Rapidement, j’avais compris qu’on ferait jamais rien ensemble, que j’étais seulement une étape, une présence dans la période de transition qu’elle traversait. Et je l’avais accepté. Je sais pas vraiment si j’espérais plus en fait. Il y avait une douceur étrange chez elle, rien ne la perturbait, on aurait dit qu’elle était déjà revenue de tout. Je trouvais qu’elle prenait beaucoup de speed, mais vu ce que je faisais, je m’abstenais de faire des commentaires. Les produits, à l’époque, c’était pas très répandu en cités, c’était un autre monde, que je connaissais mal. Je me contentais de l’observer. Thomas se faisait de plus en plus rare. Il passait seulement deux fois par semaine pour amener le matos. On se partageait le boulot sur la fac, une semaine à tour de rôle et on stockait chez Estelle. Quand il venait, il restait distant et me regardait souvent de travers. Il avait décidé de pas faire semblant. C’était parfaitement dans son caractère. Il refusait systématiquement les invitations et repartait aussi vite qu’il était venu. Un soir, j’avais insisté pour le raccompagner sur Aulnay, j’avais envie de passer un peu de temps avec lui en tête à tête. C’était devenu tellement rare.
– Tu perds ton temps avec elle, Sofiane. Elle te fait pas avancer. – T’es jaloux, t’as encore la rage.
Il avait souri.
– Non, mec, j’ai seulement plus d’ambition que toi. J’ai pas la rage pour Estelle, je suis passé à autre chose.
Je l’ai pas cru, ça sonnait faux.
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Ça a duré comme ça encore pendant un an. Avec Estelle, on allait nulle part et on le savait tous les deux. Mais la situation était confortable. De temps en temps, je l’emmenais au restaurant, dans les quartiers de Paris où les arrondissements n’ont qu’un seul numéro. On s’est fait quelques week-ends à l’étranger, en touristes, Rome, la Croatie, la Tunisie… Thomas observait sans rien dire et de plus en plus loin. Même si on ne parlait plus vraiment, je savais qu’il avait monté une équipe sur Aulnay. Il avait le principal, le pognon. J’attendais juste qu’il me dise qu’il arrêtait le bizz avec moi. La situation a empiré. Il passait plus qu’une fois par mois, toujours de mauvaise humeur. Il jetait les savons sur le canapé et repartait. J’ai pas réussi à améliorer la situation, j’ai pas réussi à aller vers lui. Pourquoi, je sais pas et je pense pas au fond qu’Estelle était la véritable raison. On avait grandi, on était devenus de vrais truands, comme on l’avait rêvé, mais on voyait tout simplement plus les choses de la même façon. Moi, je voulais me mettre à l’aise, acheter un bar-tabac et arrêter les conneries. Lui, il voulait passer un cap, monter en gamme, dealer de la poudre pour faire encore plus de pognon. Il faut croire qu’avoir grandi ensemble suffit pas pour marcher dans la même direction une vie entière.
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Le coup, je l’ai pas vu venir. Thomas m’avait appelé dans la matinée. Une livraison près du cimetière de Pantin à minuit. Ça me plaisait pas parce qu’on connaissait pas les mecs. J’essayais d’être le plus prudent possible. Dans l’idéal, un seul deal chaque mois. Généralement, c’était Thomas qui se chargeait de l’approvisionnement depuis Aulnay, toujours avec la même bande. Quand il y avait pénurie, on appelait son cousin et généralement il nous débloquait la situation. Sur ce coup-là, le tarot était exceptionnel parce que les vendeurs avaient dix kilos à écouler rapidement pour rembourser leurs investisseurs. On avait convenu d’un rencart à minuit. Thomas devait me rejoindre sur place. J’ai attendu dans la caisse, à cinq cents mètres du parking où on devait faire le deal. Et à vingt-trois heures cinquante-trois, j’ai reçu un SMS. Thomas disait qu’il ne viendrait pas. J’ai flairé l’embrouille mais je suis quand même allé voir sur le parking. Les mecs étaient déjà là. Et leur gueule me plaisait pas, ils étaient nerveux, agités, pleins de coke... Alors j’ai insisté pour ouvrir tous les paquetages... J’avais presque terminé mes contrôles quand j’ai entendu « police ! » et la suite s’est passée comme dans un rêve. J’ai décarré comme un branque, un paquet encore à la main, j’ai entendu des sommations et puis plus rien. J’ai pensé qu’ils avaient serré mes vendeurs mais je me suis pas retourné pour vérifier… J’ai continué à cavaler, il n’y avait plus de bruit derrière moi alors j’ai cru à ma chance. Encore cent mètres pour rejoindre la caisse, elle est toujours là dans la petite impasse, tout va bien, les clefs, la portière, je souffle, c’est bon, je démarre et je me casse… J’ai tourné et tourné la clef de contact comme un dingue… C’est pas vrai ! J’avais le palpitant à deux cents battements minute, pourquoi elle démarre pas, bordel, pourquoi elle démarre pas ? Et puis les gyrophares, les flics qui m’extraient de la caisse, leurs lèvres qui bougent, je ne comprends pas ce qu’ils disent, ils me plaquent au sol, je sens un genou qui appuie au milieu du dos, ils se font plaisir, ils me relèvent, je suis menotté, ils me jettent à l’arrière de la voiture…
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Mon casier avait pas trop mauvaise mine, j’étais toujours passé entre les gouttes. Trois gardes à vue, et seulement une condamnation à un mois de sursis pour stups mais ça remontait déjà à deux ans, une descente de flics au quartier. Ils m’avaient serré avec trois barrettes. Là, c’était un autre niveau, je savais que j’allais prendre lourd… Estelle est pas venue me voir en préventive. Thomas non plus. La juge m’a collé trois ans ferme.
***
– Je vais plus venir, Sofiane…
J’avais mal dormi, j’ai mis du temps à percuter et puis j’ai relevé la tête vers elle…
– Tu déconnes ? – Non, pas du tout… Écoute, j’ai envie de passer à autre chose… – Sans blague ? T’as envie de passer à autre chose ? Et moi, je passe à quoi ?
J’avais presque crié. La tête du maton s’est retournée vers moi. Il m’a lancé un sale regard. Le parlu était plein à craquer, du bruit, des larmes, des gens enfoncés dans leur misère et qui se soucient pas de celle d’à côté.
– C’est Thomas qui m’a donné ? – Pourquoi tu dis ça ? – Réponds-moi, c’est Thomas qui m’a donné ?
Elle a baissé la tête.
– Putain ! Vous êtes ensemble, c’est ça ?
Elle a pas répondu.
– Vous avez monté le truc ! Vous avez monté le truc pour me faire tomber ! Je suis sûr qu’il a trafiqué la caisse, y avait aucune raison qu’elle démarre pas !
Là, elle s’est énervée.
– Arrête, tu deviens parano ! Quel intérêt on avait à te donner aux flics ?
Ça sonnait tellement faux…
– La jalousie peut-être bien ? Thomas a jamais encaissé qu’on sorte ensemble ! Et toi t’es restée à lui sourire, t’en a jamais rien eu à foutre de ma gueule ! – C’est bon, j’en ai assez entendu, salut…
Elle s’était levée, elle avait un regard froid, méchant. Elle a fait signe au maton et elle a tourné les talons.
– Estelle !
Elle s’est pas retournée.
– Estelle, putain, Estelle ! – Toi, tu vas t’calmer ! J’te jure que je t’colle au mitard si t’arrêtes pas de gueuler !
J’ai regardé le maton. Le « va te faire enculer ! » me brûlait les lèvres mais j’ai baissé la tête et j’ai réussi à le ravaler.
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Mon poteau, mon frangin. Le temps ici est lent, très lent. Je te vois traverser la cour, au milieu des têtes de cons bodybuildés. Je t’observe chaque jour, chaque minute, chaque seconde. Tu n’as même pas essayé de faire semblant ou de venir me mentir, tu me fuis comme la peste, comme ton pire cauchemar. Pour le coup, on peut dire que tu t’es fait beaucoup de connaissances, des mecs prêts à assurer ta protection. Pour une cartouche de cigarettes, une part de shit, un portable… Tu n’es pas n’importe qui, tu as ta petite réputation, celle d’un voyou qui traite par kilos. Ça coûte pas cher l’amitié par ici. Moi j’estimais la tienne à un prix beaucoup plus élevé. D’après Patou, tu as été balancé par un ambitieux, un type qui cherche à s’implanter au ter ter. Chacun son tour. Il pense aussi que je me trompe peut-être à ton sujet. Le monde est plein de rageux, de jaloux prêts à nuire juste parce qu’ils sont aigris ou parce qu’ils n’ont rien de mieux à faire. Mais moi je sais que je ne trompe pas. Estelle, je m’en fous. Je l’aurais perdue de toute façon. C’est bien de toi dont il est question. Dans un mois, un jour, une semaine. Je trouverai l’occasion, tes chiens de garde ne seront pas toujours à bonne distance. Et ce jour-là, je serai là à t’attendre, comme pour faire le bilan de nos échecs respectifs. Mon poteau, mon frangin. Je vais avoir vingt-deux ans. On se connaît depuis à peu près aussi longtemps. J’ai compris combien j’avais mal la première fois que je t’ai aperçu dans la cour. Et c’est uniquement de cette douleur dont je me soucie à présent. Je veux passer à autre chose, ne pas rester en stress du matin au soir. Je veux aller mieux. Et pour aller mieux, il faudra que je te fume.
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