Lorsque Bjarnulf revint des combats, au premier jour de l'automne, une heure avant l'aube et sous une pluie battante, ce fut pour trouver une fois de plus l'âme de sa femme Sigild en un languissant et taciturne état. Le pressentiment de cette navrance nouvelle lui pesait sur l'esprit depuis déjà une longue semaine, depuis qu'il avait donné l'ordre du retour à la centaine d'hommes qu'il avait emmenés en expédition au sud du Jutland, osant franchir la frontière du grand empire franc.
Un lourd sentiment d'angoisse, inapproprié, presque incongru, s'était en effet incrusté dans son cerveau alors qu'il traversait en direction du nord les plaines saxonnes désolées par les récents carnages des armées de Charlemagne, quand tout au contraire aurait dû le pousser à se réjouir de son prestige une nouvelle fois démontré par le sens tactique dont il avait fait preuve au cours de l'expédition.
Peut-être sa mauvaise intuition avait-elle pris source dans le regard effrayé de ce prêtre chrétien tremblant de tous ses membres (c'était la première fois qu'il en voyait un), un regard furtif qui le poursuivait encore en cette heure parce qu'il aurait pu, d'un seul geste, d'un seul mot, épargner la vie de cet être chétif. Mais il avait laissé ses hommes le mettre à mort sans plus y penser, son attention ayant été détournée par les cris d'un éclaireur dévalant au triple galop la pente de la colline voisine : une armée de plusieurs centaines de guerriers francs venait de trouver un gué dans l'inextricable delta du grand fleuve Elbe, un peu plus au sud, il était temps à présent de partir, et même de mettre un terme à la peu fructueuse incursion. Elle avait surtout comme objectif, par la terreur, le meurtre et l'incendie, de faire peser aux conquérants du sud ce qu'il leur en coûterait d'imposer leur pouvoir et leur dieu nouveau au Jutland. La rumeur du martyre des Saxons était en effet remontée loin au nord de la péninsule et le roi du Danemark avait commencé à fortifier sa frontière aux marges de l'empire franc, avec qui les relations restaient encore mal définies.
Pendant deux jours, Bjarnulf imposa un rythme de marche infernal à ses hommes, par sécurité, même s'il y avait peu de risques que leurs ennemis décident de les poursuivre bien loin au nord de la frontière saxonne. Et pendant ces deux jours, son état d'esprit ne s'améliora pas, l'étrange déprime semblait ne pas vouloir l'abandonner, et il s'effraya même d'un mauvais rêve qui le réveilla brutalement au milieu de la première nuit du retour, couvert de sueur et complètement sidéré. Tout souvenir lui échappait, n'était demeurée qu'une sensation de peur atroce et inconnue jusqu'alors, qui l'avait laissé suffocant pendant plusieurs minutes, la respiration coupée et l'esprit affolé… Les yeux perdus dans la contemplation des flammes du feu de camp, il était resté plusieurs heures à attendre l'aube, prostré dans une sombre méditation, interprétant l'événement comme un mauvais présage, et sa morosité s'en était trouvée renforcée.
Au matin, il avait passé ses nerfs dans des courses en avant de ses troupes, s'échappant pour quelques minutes en faisant nerveusement galoper son cheval. Et quelques jours plus tard, quand la pluie commença à s'abattre sur les hommes, alors qu'ils approchaient du village, fourbus et silencieux, Bjarnulf ne put s'empêcher de penser à un nouveau mauvais signe. Franchissant la palissade après avoir distancé une nouvelle fois ses troupes, il descendit de son cheval pour la dernière fois de l'année, la mauvaise saison s'annonçant déjà à travers cette pluie sans fin, lancinante et usante pour les nerfs.
Dans la pauvre lumière des torches, au milieu des ombres qui venaient à eux, il avait deviné la silhouette de sa femme, suivie de ses deux servantes à la mine perpétuellement sévère, les deux mêmes qui avaient supplié pour la suivre après le mariage, vingt ans plus tôt, sans jamais prendre la peine depuis lors d'échanger la moindre parole avec quiconque d'autre. Les villageois avaient d'ailleurs rapidement renoncé de leur côté au moindre contact, effrayés par les regards mauvais que leur jetaient parfois les deux muettes, à qui on n'avait pas tardé à prêter d'inquiétants pouvoirs occultes.
Et tandis que sa femme marchait lentement à sa rencontre, comme une lueur irréelle transperçant les ténèbres finissantes, une puissante pointe d'anxiété avait parcouru l'échine du guerrier, une échine crainte, respectée ou maudite à plusieurs dizaines de lieues. Ses yeux implorants avaient alors cherché dans la merveilleuse apparition qui venait à lui quelque chose qui ressemblât à du réconfort, de la tendresse, de l'attention à son endroit…
Détruisant son espoir, Sigild lui battit froid du premier regard, le saluant d'un mouvement de tête, alors qu'il aurait rêvé qu'elle vînt dans ses bras, là, à ce moment précis, à cette heure sombre qui annonce l'aube, pour dissiper ses remords et son angoisse. Il se souvint qu'au matin, par le passé, un sourire radieux et bienveillant éclairait ses traits délicats, sa grâce de fille de la forêt, un sourire qui s'étiolait ensuite généralement au cours de la journée, et l'amenait à présenter une physionomie dure et préoccupée à la tombée de la nuit. Et il se fit aussi la réflexion que ce sourire matinal avait disparu depuis des années.
Il sentit alors que ses yeux commençaient à s'embuer de larmes et passa vivement devant sa femme, montant l'escalier quatre à quatre, surpris lui-même de cette faiblesse passagère qu'il prit soin de dissimuler. Il se dirigea alors à grands pas vers sa chambre, ne prit pas même le temps de se dévêtir, et s'écroula dans un sommeil lourd et sans rêves.
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Bjarnulf dormit bien dix heures d'affilée mais il n'éprouva aucune sensation de repos à son réveil. Bien au contraire, la première idée qu'il eut fut qu'il vieillissait, qu'une courte expédition de rapine suffisait à présent à l'épuiser. L'angoisse, sourde, lancinante et désespérante, était toujours là.
Il poussa alors un grognement impatient, ce qui eut pour effet de faire accourir l'une des deux servantes, à qui il ordonna sur un ton inutilement agressif de lui préparer un repas. Et tandis qu'il étirait ses muscles endoloris, il entendit au-dehors la voix de Sigild, qui semblait prodiguer quelques conseils à un groupe de femmes. Après s'être levé avec difficulté, il s'approcha lentement de la fenêtre. Le coup d'œil jeté au-dehors lui fit découvrir Sigild au centre d'un cercle de jeunes filles agenouillées. Sa femme était en effet réputée posséder des rudiments de la magie perdue, la mémoire des Vanes, la science des anciens dieux. Ses disciples psalmodiaient un chant ancien, dont il ne comprenait pas vraiment le sens, bien que les racines des mots lui soient familières. Et le visage de Sigild lui fit un court instant une impression inhumaine, comme figé par les réminiscences d'un savoir millénaire. Elle tourna lentement la tête dans sa direction, jusqu'à finalement trouver ses yeux… Et Bjarnulf fut alors victime d'une hallucination, les femmes se trouvèrent transportées dans un sombre décor fantasmagorique, au pied d'un arbre gigantesque dont la cime semblait défier les cieux. Un chœur féminin invisible se mit à entonner un chant puissant, inquiétant et mélancolique tandis qu'une violente averse rouge et noire remplissait aux pieds des jeunes filles de petites flaques de sang… Les yeux de Sigild tenaient toujours les siens captifs, et il y lut en l'instant un noir reproche, un ressentiment exacerbé, une mise en demeure de rendre des comptes…
La lumière lui sembla alors baisser rapidement, soudainement, ses forces le lâchèrent, et il sentit une épouvante violente, insidieuse, innommable, s'insinuer lentement dans les recoins les mieux cachés de son cerveau, comme produite par le regard de sa femme… Complètement affolé, il se rejeta vivement en arrière pour fuir sa vision, ses mains tremblaient lamentablement, son cœur battait une chamade infernale, ses pensées s'entrechoquaient dans une grande confusion…
Un éclair inattendu vint déchirer le ciel dans un tremblement épouvantable, comme pour compléter son désarroi, comme pour l'acculer au désespoir. Et dans le crépuscule naissant, alors que tous couraient se mettre à l'abri de la pluie violente qui succédait à présent à la fureur du tonnerre, Bjarnulf leva les yeux au ciel, hagard, désemparé, se demandant quelle colère son dieu guerrier déchaînait contre lui…
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Ce ne fut que le lendemain, après le premier repas, que l'occasion d'une discussion avec son épouse se présenta, alors que les deux servantes muettes finissaient de débarrasser la table. Bjarnulf attendit que ses enfants aient quitté la pièce et il observa longuement Sigild, installée à l'autre bout de la table, absorbée dans un travail de broderie. Il avait fort peu dormi et avait même fui le lit conjugal vers deux heures du matin, mal à l'aise, lassé de ses efforts à chercher le sommeil…
N'ayant pas échangé un mot avec sa femme depuis sa vision de la veille, dont le seul souvenir lui glaçait le sang, il hésitait à présent à entamer la conversation, ses mains nerveuses et désœuvrées s'étant même mises à jouer avec un petit couteau depuis quelques minutes… Ce fut sa femme qui finit par prendre l'initiative, en relevant délicatement la tête de son ouvrage.
– Tu sembles inquiet et perturbé par ce que tu as vu hier, mon époux. Tu demeures là, figé dans une mauvaise hésitation depuis bientôt une grande heure, la fébrilité anime tes gestes, deux fois déjà tes épaules ont tremblé, tes yeux cillent plus rapidement qu'à l'accoutumée…
Et en souriant, elle planta dans les yeux de son époux un regard plein d'une confiance inconnue jusqu'à lors.
– … et de noires pensées parcourent ton esprit.
Les deux restèrent un court instant face à face, immobiles, et la stupéfaction qui avait saisi Bjarnulf laissa brutalement place au déferlement de la tension accumulée au cours des derniers jours…
– Quel est donc ce ton nouveau ? hurla-t-il.
Et dans un mouvement de rage, il fit place nette devant lui d'un revers de la main, envoyant au sol dans un grand fracas gobelet et chandelier… Un lourd silence succéda au chaos.
– Quelle est cette… impulsion, quelle est cette rancœur qui te pousse à affliger mon esprit, au moment où tu devrais te réjouir de ma venue ? N'ai-je point ramené avec moi la gloire et le respect de mes hommes ? Ces étoffes précieuses et ces bijoux ne compensent-ils pas mon absence ? Pourquoi cette amertume dont je te sens pleine et qui m'a interdit la joie de ta chair depuis mon retour ?
Sigild le dévisagea étrangement, se leva et s'approcha de la fenêtre, lui tournant le dos. Elle avait compris qu'il s'inquiétait de ses pouvoirs supposés, qu'il en avait même à présent peur… Bjarnulf eut le temps de voir la tension assaillir la beauté légendaire de ses yeux gris, il nota le terne aspect de sa frange mordorée, en ses songes si lumineuse, il s'inquiéta du léger tremblement qui parcourut un instant ses mains fines… Et une fois encore, ses sens envoûtés s'absorbèrent dans la contemplation de la silhouette de sa femme, qui lui répondit finalement, après un long soupir, d'une voix lasse et désabusée…
– Pour toi, j'ai quitté le bonheur et la tendresse des miens. Pour toi, j'ai quitté les arbres mes amis et la splendeur que le printemps leur procure. J'ai vu mon père pleurer de me céder à toi, homme de guerre inculte et petit de prestige. J'ai donné l'ordre à mon corps de taire ses souffrances pour te donner un fils et deux filles. J'ai passé maintes saisons froides dans la solitude et la mélancolie de ce bord de mer désolé où tu m'amenas voici vingt ans.
Elle se retourna avec une lenteur effrayante et sa physionomie n'exprimait plus qu'un dédain absolu.
– J'ai fait ce que je devais faire, pour l'honneur et la fortune des miens, cracha-t-elle, mais aussi pour qu'il ne te vienne pas l'idée de brûler mon village, si ton orgueil n'avait pas été satisfait. J'ai ensuite patiemment rempli à tes côtés mes devoirs d'épouse. Est-il besoin de me relancer une nouvelle fois ? Pourquoi me demander aujourd'hui encore l'état de mes sentiments ? Ils n'ont plus de secrets pour toi depuis si longtemps.
Une rage sans nom embrasa l'esprit de Bjarnulf, sans que bouge pourtant un seul de ses muscles. Il se serait presque mordu les lèvres, il aurait volontiers hurlé son impuissance, il aurait dû quitter la pièce dans un grand vent noir, mais le charme auquel il avait vendu son orgueil le retint une fois de plus.
– Et à quoi donc aspirais-tu, au fond de ces bois obscurs où je te vins chercher ? Le rang de ta famille te destinait au mieux à un fils de bûcheron. Mon amour de toi te donna un guerrier, un homme respecté sur toutes les terres peuplées du septentrion. À des lieues et des lieues d'ici, ne t'en déplaise, mes faits d'armes sont chantés, on me tient pour un homme loyal et courageux, un tueur de trolls. Est-ce donc cela que tu qualifies de prestige petit ? Quel homme de ta connaissance, vraiment, aurait pu te donner plus que moi ? – Il serait temps quelque jour enfin que tu fasses preuve d'un peu d'honnêteté ! siffla Sigild d'une voix fielleuse. Crois-tu vraiment que tu m'aies jamais donné quelque chose ? Tu as pris seulement. Tu as pris ma joie, tu as pris ma jeunesse, tu m'imposas une vie morose parmi des gens dont je ne goûte ni le langage vulgaire ni les traditions absurdes !
Bjarnulf baissa les yeux et ce fut à son tour de soupirer. Il maudit alors, pour la centième fois peut-être, son erreur d'avoir cédé au charme indicible de cette nature insoumise, sa vanité d'avoir voulu saisir cette beauté d'exception, cette finesse irréelle, cette sagacité absolue, dans l'exaltation innocente de ses vingt ans.
Une erreur ou une faute ? Pour la toute première fois, le doute lui traversa l'esprit… Il rendait pourtant scrupuleusement aux dieux le respect qui leur était dû, sa vie n'était que droiture, et il n'avait rien commis d'infamant en demandant Sigild à son père… Mais il repensa subitement à sa vision de la veille, au mauvais sommeil des derniers jours, au visage du prêtre chrétien massacré par ses hommes, l'idée s'incrustait dans son cerveau, il se remémorait le fil de son existence, de sa vie de combats, il y cherchait des signes qu'il n'aurait pas su lire, des avertissements mystiques qu'il aurait négligés…
– Ai-je répondu à tes questions, mon époux ? M'autorises-tu à prendre congé ? demanda Sigild d'une petite voix merveilleusement provocatrice.
L'exaspération produite par ces mots ramena Bjarnulf à la réalité pour aussitôt disparaître… Le visage de son épouse n'exprimait plus, en apparence, qu'une tristesse pitoyable, comme si elle venait de rendre les armes. Mais le très léger frémissement de sa poitrine, qu'il ne manqua pas de remarquer, lui démontra qu'elle contenait sa colère, et il lui vint à l'esprit l'idée bizarre et effrayante qu'elle était prête à se jeter sur lui, que dans d'autres circonstances peut-être, elle aurait volontiers laissé s'exprimer une rage contenue depuis bien trop longtemps pour l'écharper de ses mains, de ses ongles, de toute sa rancœur accumulée… Mais elle se contenta d'avancer d'un pas, de se dresser face à lui, le dominant de sa haute stature…
– Je reviendrai à la nuit tombée, mon époux. Quand tes enfants dormiront, quand la lune aura trouvé ses pleines lueurs, quand la frayeur des ténèbres imposera à tous le silence, je reviendrai.
La hargne sourde qui émanait à présent du ton de sa femme le fit frissonner.
– Et il te faudra bien écouter mon discours…
Quand Bjarnulf se leva enfin, interdit, dévasté de souffrance et de colère, sa femme avait déjà disparu. Et ses yeux rencontrèrent alors l'ouvrage abandonné sur le coin de la table. Des lignes vertes, rouges et noires, complexes et sophistiquées, dessinaient sur le canevas un grand frêne majestueux…
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Bjarnulf passa l'après-midi entière dans une grande exaltation, marchant le long de la plage pour tenter de dissiper son angoisse. Le ciel, lourd de grisaille, ne lui apporta aucun réconfort, et l'attente devenait à chaque seconde plus insupportable. Qu'allait donc lui annoncer sa femme ? Qu'elle s'en allait ? Qu'elle reprenait sa liberté pour rejoindre l'univers chéri auquel il l'avait arrachée vingt ans plus tôt ? Il eut un instant la tentation d'aller consulter le devin, un vieil homme à qui tous les habitants prêtaient de grandes qualités de sagesse et de voyance, mais il y renonça finalement par orgueil. Il n'était après tout question que d'une discussion avec sa femme et il aurait dû se sentir de taille à l'affronter, lui qui avait traversé au cours de sa vie un nombre tout à fait important de tueries et exactions diverses, lui qui d'ordinaire infligeait la douleur…
Il revint au village en début de soirée, saluant au fil de son chemin tel ou tel avec chaleur, et obtenant à chaque fois en retour un sourire, un remerciement, la manifestation d'un respect sincère… Se pouvait-il que seule Sigild n'en éprouve pas pour lui, l'idée consternante lui traversa l'esprit…
Bjarnulf marcha lentement jusqu'à sa demeure, et la vision de sa femme sur le pas de la porte lui coupa le souffle. Elle avait revêtu une longue robe blanche, qui semblait comme taillée à sa mesure par un dieu, tellement son corps élancé était mis en valeur. Des tresses compliquées descendaient de ses épaules jusqu'à presque venir se croiser sur sa poitrine, ornée d'un pendentif grossier représentant un arbre.
– Allons, puisque tu es là déjà, articula froidement Sigild.
Il passa devant elle sans un mot pour venir s'asseoir dans la vaste pièce de vie silencieuse, le décor de leur longue vie commune, de toutes ces années de non-dit. Sigild l'imita, posa les mains sur ses genoux, releva son visage avec orgueil et prit la parole d'une voix ferme et froide.
– Dans les forêts où je suis née, et que tu tiens en si grand mépris, les souffrants et les malheureux viennent de loin pour s'enquérir des avis de mon père. Chaque jour, il vient s'asseoir sous le frêne magique, qu'on appelle le Grand Premier, et qui était là déjà quand tes ancêtres couraient après les sangliers. Il écoute chacun avec patience, il interroge les esprits anciens sur ce qu'il convient de faire et il prodigue ensuite le conseil ou le traitement qui soigne l'âme ou le corps. Si son nom restera toujours plus obscur que le tien, il possède lui vraiment ce que j'appelle grand prestige. Pendant que tu prends ton plaisir à voir couler le sang des hommes, il soigne leurs plaies.
Ces propos, tenus sur un ton monocorde et désabusé, ne rencontrèrent aucun écho, seulement le silence contrit qui venait, comme un épilogue maudit et obligé, mettre prématurément un terme à chacune de leurs conversations depuis vingt ans.
Mais ce jour-là, le vent se mit à souffler puissamment au-dehors, et Sigild se leva dans un mouvement rapide et gracieux, pleine de morgue, exaltée, stupéfiante, et sa beauté embrasa la pièce, et ses yeux lancèrent des éclairs noirâtres, et la puissance de son charme irradia les sens de Bjarnulf de violence et finesse. Au-dehors, les lourds nuages qui stagnaient depuis l'aube dans le ciel prirent soudainement la fuite, dispersés par la puissance revenue d'un soleil d'automne triomphant.
– C'est que tu n'imagines pas, mon époux, reprit-elle, tellement pauvres sont tes connaissances, qu'il existe des esprits plus puissants et plus anciens que ceux de Thor et d'Odin, auprès de qui tu rêves de combattre pour l'éternité. Tu crois sottement, comme beaucoup, que les Ases et leur famille maudite triomphèrent des premiers dieux ? Tu imagines sans doute qu'échanger des otages mit un terme au conflit, ramena la paix et la concorde ? Que la passion du sang versé triompha de la sagesse ancienne ?
Ce n'était plus sa femme… L'idée, absurde, traversa alors l'esprit de Bjarnulf. Le silence fit retomber la tension et Sigild se rassit calmement, délicatement, mais un mauvais sourire hautain avait changé son visage en un sarcasme épouvantable.
– Nomme-moi.
Une petite voix ingénue et désinvolte.
– Nomme-moi et tu vivras. Tu rencontreras ta mort dans de longues années seulement, presque vieillard devenu, à moins de cent mètres de l'Empereur des Francs en personne, après avoir exterminé une dizaine d'hommes de sa garde d'élite… Ton âme fera bonne figure à Odin, en quelque sorte, conclut-elle dans une expression effrayante.
Bjarnulf se demanda s'il rêvait, si la fantaisie des dieux n'était pas en train de s'amuser avec son esprit…
– Ne me nomme pas, et alors tes trois enfants mourront, dans la souffrance et l'un après l'autre, au cours de l'hiver qui vient.
Abasourdi, Bjarnulf dévisagea son épouse avec horreur… Quelle femme… Quelle femme aurait parlé ainsi la vie de ses propres enfants ? C'était impossible, c'était irréel, cela n'existait pas.
– Il y a bien sûr un élément à prendre en compte dans le choix que tu vas faire. Si tu me nommes, alors tout le monde ici connaîtra la nature divine qui parle en l'instant avec les lèvres de ta femme, la puissance des temps anciens que l'étroitesse de vos esprits n'a jamais vraiment appréhendée. Et Sigild devra donc partir, ajouta-t-elle dans un sourire malicieux, tant la frayeur provoquée sera grande, elle partira dans la paix alors que je pourrais tout aussi bien lui ordonner de dévaster vos misérables masures de bois et de prendre les vies ! Quel est donc ton choix, petit guerrier, perdre Sigild à l'instant sans espoir de la revoir un jour… Ou bien perdre tes enfants ? Car il faut bien aujourd'hui que tu perdes quelque chose !
Bjarnulf était devenu livide, une mauvaise sueur froide coulait le long de ses tempes, de son front, brouillait son regard… et son cerveau fonctionnait à grande vitesse. Il avait compris à qui il avait affaire, il avait compris qui avait subitement investi le corps de sa femme… Il murmurait un bredouillis inaudible, ses lèvres bougeaient sans qu'aucun mot n'en sorte vraiment, il savait qu'il allait finir par dire le nom demandé, il n'avait pas d'autre choix, pour la vie de ses enfants, mais aussi pour sa destinée dans l'au-delà… Et pourtant son âme résistait, combattait, gémissait, il ne pouvait se résoudre à l'idée de perdre sa raison d'être, la source de sa vie, cette force délicate qui l'animait depuis vingt ans…
– Nomme-moi !
Le ton s'était fait impatient…
– Rends donc sa liberté à ta femme, elle est sous ma protection, elle est l'une de mes plus brillantes servantes, et je lui porte secours en ce jour. Nomme-moi !
Mais Bjarnulf, une nouvelle fois, parvint à retenir sa langue, ce qui eut pour effet d'exaspérer sa compagne.
– Dis-le ! hurla la voix de la femme qui se tenait devant lui, une voix qui n'avait plus rien d'humain. Dis-le maintenant, dis-le pour toujours !
Et comme dans un cauchemar, le guerrier s'avoua vaincu et répondit…
– Tu es Freyja !
Un horrible sourire vint déformer les lèvres de la déesse, dévoilant sa satisfaction de voir son but enfin atteint. Elle se rassit sans dire un mot et le silence s'éternisa, Bjarnulf eut l'impression étrange de rester là des heures et des jours, subissant le supplice de voir la jouissance de sa vie brisée dans le regard de la femme qui se tenait devant lui.
– Je suis la Déesse-Mère, je suis la fille de Njörd, je suis la première des femmes, le plus sûr soutien de tout ce qui vit et croit, l'adversaire obstinée de toute destruction et j'ai conquis à Odin le droit de recevoir la moitié des guerriers morts dignement.
Et elle eut alors l'expression la plus sardonique qu'il ait été donné à Bjarnulf de voir de toute sa vie.
– Qui sait ? Tu me retrouveras peut-être pour l'éternité ?
Haletant, Bjarnulf rassembla ses dernières forces, le visage crispé dans un rictus délirant et murmura péniblement…
– Cela…
Sa voix se perdit, il dut reprendre ses forces pour conclure…
– Cela, assurément, n'arrivera pas !
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Sigild se réveilla de la mauvaise transe qui la possédait au milieu de la nuit. Freyja venait de lui apparaître en rêve et lui ordonnait de quitter le village sur-le-champ. Elle ne prêta même pas attention à l'absence de Bjarnulf à ses côtés, dans cette grande chambre où elle enchaînait les insomnies depuis vingt ans… Les deux servantes muettes, réveillées au même instant, s'affairaient déjà en tous sens, constituant des sacs de provisions, emballant à la hâte quelques objets, quelques vêtements… Sigild courut chercher ses enfants et quelques minutes plus tard seulement, elle quittait à tout jamais la mer détestée pour rejoindre sa forêt natale.
On ne retrouva que le surlendemain le corps de Bjarnulf, à quelques centaines de mètres du village, pendu à la plus basse branche d'un grand frêne.
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