I
– Je te le laisse, tu veux bien ?
Estelle s'était retournée vers son collègue un peu trop vivement ce jour-là et elle avait mis ce sursaut d'humeur sur le dos de la fatigue…
– C'est ça, le dernier cadeau de la journée… Casse-toi.
Le jeune Ludovic, bel interne en psychiatrie de vingt-sept ans à peine, ne put masquer un furtif petit sourire de satisfaction.
– Merci, madame… fit-il dans une esquisse de révérence. Pour les détails, les pompiers l'ont trouvé errant et vociférant à Saint-Michel, vers trois heures du matin. Les urgences de Pellegrin ont craqué en fin de matinée et ont préféré l'orienter vers nous… J'ai fait le premier examen à son admission. État fort confus. Propos délirants. Je ne sais pas trop quoi penser en fait, il n'est pas alcoolisé, et je ne pense pas non plus qu'il ait pris des produits. Ce n'est pas un SDF, il a des papiers, une résidence au centre-ville… Jean-Pierre Achard… Une carte de la Société Archéologique de Bordeaux, une autre de la Bibliothèque municipale… Un intellectuel, sourit-il, bonne chance ! Je lui ai donné un sédatif léger pour le calmer, il a dormi un peu apparemment, je pense que tu peux y aller…
Il enfilait déjà son blouson, ajustait sa mèche devant le petit miroir de la salle de garde.
– Tu as des projets pour ta soirée, on dirait ?
Nouveau petit sourire.
– Je te raconterai tout, promis ! J'apprécie le cadre général de nos relations, c'est comme si je me confiais à ma mère ! – Salopard. – À demain, amuse-toi bien !
Un triste silence succéda à la porte refermée. Estelle observa un instant son visage dans le miroir. Le visage d'une femme de quarante-cinq ans, les traits tirés, le corps et l'esprit fatigués par un travail prenant, par ce printemps pourri, par la vie sans doute… Curieusement, elle repensa alors à un prétendant qui avait un jour tenté sa chance en lui disant qu'elle n'était pas belle, non, qu'elle était mieux que belle, qu'elle avait du charme… Il avait pris un râteau. Et assurément ne l'aurait pas abordée aujourd'hui.
Bientôt cinq ans qu'elle avait échoué à Bordeaux, oui, l'expression collait parfaitement, fuyant Saint-Nazaire et un divorce ignoble succédant à un mariage raté, un véritable désastre au cours des dernières années. Le visage de son ex-mari lui traversa l'esprit, un journaliste vaniteux, devenu insupportable comme peuvent l'être les hommes qui ont du mal à passer la quarantaine…
La pique de son collègue l'avait finalement un peu blessée et cela ne lui ressemblait pas, il en fallait d'ordinaire beaucoup plus que ça pour la toucher réellement… Pour la deuxième fois, elle mit son état d'âme sur le compte de la fatigue. Et se décida à aller voir son patient.
II
Estelle poussa donc la porte de la chambre du malade avec une certaine lassitude que sa conscience professionnelle parvint à masquer. Elle ne distingua d'abord qu'une forme indéfinie, immobile au milieu d'une demi-obscurité. La petite pointe d'anxiété produite l'amena à grands pas vers la fenêtre…
– Bonjour, monsieur, vous allez mieux ? Allez, le soleil est revenu, je monte un peu le volet… – Vous avez raison… – Pardon ? – Ils n'aiment pas la lumière.
Surprise, Estelle se retourna vers son patient, qu'elle avait à peine entrevu en entrant. Un tout petit homme. Mince. Presque décharné. Soixante-dix ans peut-être… Il la dévisageait d'un regard absent, dans lequel elle crut lire la mélancolie profonde à laquelle elle s'était habituée depuis tant d'années.
Un homme dans le gouffre, un homme dans le puits… Elle réfléchissait déjà à la meilleure corde qu'elle pourrait lui lancer.
– Qui pourrait bien ne pas aimer la lumière, de toute façon ? lui sourit-elle.
Il lui rendit une expression résignée.
– Eux. Ils ne l'aiment pas. Et ils veulent revenir. Ils veulent parcourir le monde à nouveau.
Bien, bien, bien… Son collègue ne lui avait pas menti quant aux propos délirants. Au fil du temps, son cerveau s'était habitué aux élucubrations, elle n'y portait plus forcément beaucoup d'attention, elle contredisait rarement, durant le premier entretien tout au moins. Et son interlocuteur sembla se rendre compte de son indifférence…
– M'écouterez-vous, madame ? fit-il vivement. M'accorderez-vous cinq minutes de votre temps ? Allez-vous vous asseoir dans ce fauteuil, en face de moi ? Quelques instants de bienveillance, c'est tout ce que je vous demande…
Il ne faut pas contrarier les fous… L'adage populaire lui avait étrangement et brutalement traversé l'esprit…
– Et pourquoi serais-je venue vous voir, si ce n'était pour vous écouter ? fit-elle dans un nouveau sourire, en s'asseyant calmement.
Elle perçut une grande satisfaction gagner son interlocuteur, une sorte de soulagement.
– C'est difficile, vous savez ? Mais cinq minutes devraient me suffire. Ce que j'ai à vous expliquer sera certainement difficile à entendre. En fait, j'ai longuement réfléchi à ce que j'allais vous dire aujourd'hui…
De plus en plus confus…
– Monsieur, fit-elle sur un ton conciliant, nous ne nous connaissons pas, vous ne m'avez jamais vue… Comment auriez-vous pu préparer cet entretien ?
(Elle se fit la réflexion qu'elle était en train de le contredire.)
– Vous vous appelez Estelle. C'est un joli prénom. Estelle Lamarck. Comme le naturaliste. C'est facile à retenir. –Vous connaissez mon nom, et alors ? Vous avez pu le lire dans un couloir, sur une porte, sur un document…
Il eut un regard sans expression. Il hésitait. Estelle eut l'impression que ce qu'il essayait de formuler lui posait énormément de problèmes. Elle remarqua aussi que les petits yeux de son interlocuteur fuyaient son regard et qu'il faisait beaucoup d'efforts pour masquer sa fébrilité. Un léger tremblement agitait son avant-bras gauche, masqué par le drap.
– En fait, reprit-il en souriant bizarrement, j'ai menti, cinq minutes ne suffiront pas, nous aurons besoin de temps, de beaucoup de temps. J'espère que vous nous laisserez en trouver. Demain soir, peut-être ? Oui, demain soir. Je vais vous laisser réfléchir un peu, car vous avez fini votre journée, n'est-ce pas ? Je vais faire ce qu'il faut pour que vos collègues croient bon de me garder en observation jusqu'à votre retour. Je crierai, je m'agiterai, je me taperai la tête contre les murs… fit-il d'une petite voix volontairement inquiétante. C'est bien ce que font les fous, n'est-ce pas, vous qui êtes une spécialiste ? – Calmez-vous, monsieur ! répliqua Estelle avec un certain agacement.
Elle se serait presque mordu les lèvres d'avoir répondu aussi vivement… La faute à son épuisement, sans doute, mais elle se devait de tenir ses nerfs… Le mieux à faire était de le laisser parler, qu'il vide son sac, elle parviendrait peut-être à le mettre en confiance, à le calmer… Mais la technique produisit l'exact inverse de l'effet recherché.
– S'il vous plaît, demanda-t-il d'une voix conciliante mais mal assurée. Accordez-moi un instant de sincérité, sortez de votre posture de psychiatre… Je suis venu vous prévenir. C'est important. Pour vous, comprenez-vous, c'est pour vous que c'est important !
Ce qu'il prit alors pour de l'indifférence de la part de son interlocutrice le fit souffler de rage.
– Je suis venu vous mettre en garde ! La nuit surtout, faites attention, c'est la période la plus dangereuse ! Dans vos rêves ! Ils viennent dans vos rêves !
Le tremblement s'amplifiait et saisissait à présent son corps entier, il luttait pour dominer une sorte d'emportement malsain et transpirant…
– Il faut vous tenir à l'écart de la flèche, articula-t-il péniblement. – La flèche… murmura Estelle. – Oui, la flèche… La flèche de la basilique Saint-Michel ! Savez-vous, d'ailleurs, que Victor Hugo lui a consacré quelques mots ? fit-il en se redressant dans une expression exaltée, délirante… La flèche maudite, celle qui fut abattue par un orage voici plusieurs siècles (vous l'ignoriez ?), celle-là même qu'on a eu la mauvaise idée de reconstruire par la suite, la flèche près de laquelle vous habitez ! Oui, cette flèche-là ! Continuerez-vous à feindre de ne pas comprendre de quoi je parle ?
Il avait presque crié, le visage cramoisi par l'emportement, l’œil halluciné… mais retomba bien vite en prostration, ayant compris qu'il commençait à effrayer la psychiatre…
– Vous ne me prenez pas au sérieux, n'est-ce pas, et vous faites mal ! Vous faites mal, Estelle Lamarck, je ne suis pas fou, vous en rendrez-vous compte ?
Il avait alors avancé sa main, sa main chétive, et Estelle avait éprouvé une vive répulsion, une certaine panique, elle s'était relevée, elle reculait…
Le petit homme levait ses pauvres bras tremblants, tout son être exprimait le désir de conciliation, des larmes de dépit noyaient ses yeux… Et puis, l'animation sembla à nouveau fuir brutalement son corps. Il la dévisageait à nouveau d'un regard fixe, interdit, absent…
– Je ne suis pas fou, Estelle Lamarck, articula-t-il péniblement. C'est la raison qui parle par ma voix…
Une sourde angoisse poussa alors la psychiatre contre la porte, elle était déjà dans le couloir, elle prenait la fuite… Le hurlement la fit tressaillir.
– Je ne suis pas fou ! C'est la raison qui parle par ma voix !
III
Estelle sortit de l'hôpital psychiatrique Charles Perrens vers dix-neuf heures alors qu'une petite pluie fine commençait à désoler ses antiques bâtiments. Ce printemps pluvieux lui portait sur les nerfs depuis plusieurs semaines déjà, et l'épisode de la fin d'après-midi n'avait pas arrangé son état d'esprit. Elle avait abandonné, elle avait lâché, elle avait eu… peur. Ce qui bizarrement ne lui était presque jamais arrivé, alors qu'elle avait eu l'occasion d'être confrontée à des malades autrement plus effrayants…
Ce type… Ce type lui faisait une impression malsaine et pourtant elle avait le sentiment qu'il cherchait vraiment à l'aider, qu'il était sincère. La sincérité de la folie peut-être… Il y avait chez lui quelque chose d'étrangement familier, même si elle était incapable de le relier à un quelconque souvenir… Elle eut alors l'impression qu'une petite porte dans son cerveau était prête à céder, mais elle sentit aussi qu'une sorte de sixième sens répugnait tout à fait à savoir ce qui se cachait derrière…
Arrivée au centre-ville, Estelle gara sa voiture au parking aérien des Capucins, comme d'habitude, presque mécaniquement tellement elle était submergée de fatigue, elle longea le marché couvert, s'engagea vers Saint-Michel, et…
Les cent quatorze mètres de calcaire dressés devant elle la ramenèrent brutalement à la réalité… Près d'un kilomètre l'en séparait peut-être, mais elle eut l'impression d'être écrasée par la saillie de la flèche, sa hauteur, son passé sordide… Fichée quelques dizaines de mètres en avant de la basilique, elle dominait avec arrogance le quartier entier… Estelle secoua la tête, comme pour chasser la sensation d'anxiété incongrue qui la saisit alors… Elle marchait, elle marchait lentement et chacun de ses pas faisait grandir un peu plus le spectre angoissant qui mangeait l'horizon.
Quand elle dut passer à côté, à bonne distance, elle éprouva une véritable sidération, un voile recouvrit son esprit, et un instant, elle eut l'impression de flotter, de s'élever au-dessus de la place, au milieu des terrasses de cafés remplies d'étudiants… elle percevait chaque son, même le plus infime, le bruit de fond des conversations, les cris des serveurs, les klaxons des automobilistes impatients…
– Tu vas bien, madame ? J'ai cru qu't'allais tomber…
Elle reprit conscience… Un épicier sympathique avait passé son bras autour de ses épaules, en prévention de la chute…
– Ça faisait quinze bonnes minutes que t'étais là, immobile, et pis tu t'es mise à tanguer tout d'un coup… 'reusement que j't'avais vue !
Estelle remercia le commerçant et se traîna péniblement sur les quelques centaines de mètres qui la séparaient de son domicile, au dernier étage d'un immeuble massif du XVIIIe siècle. Ce fut au moment où elle se servit un apéritif, un quart d'heure plus tard, que la petite musique commença à s'insinuer en son esprit… Des voix étouffées. Des prières, des plaintes, des suppliques… La basilique la pressait d'écouter son histoire, son histoire centenaire, ses souvenirs tragiques, les cris d'horreur de ses victimes…
La nuit lui fit l'impression de tomber lentement, bizarrement, et tandis qu'elle tournait la tête vers la fenêtre, la flèche Saint-Michel lui sembla luire au milieu de l'obscurité, ses pierres pâles exaltées par la lune pleine dominant les pauvres éclairages modernes. Elle jaillissait des ténèbres, littéralement, puissante de plusieurs milliers de tonnes de pierre, et pourtant fine et élégante du fait de sa hauteur délirante.
Mes blocs parfument les nuages depuis des siècles, mes entrailles souterraines contiennent l'histoire du monde, il te faut à présent t'asseoir et m'écouter. Le maître se nomme Azathoth et le chaos est son royaume…
En apesanteur, presque guidée, Estelle ouvrit lentement la fenêtre de sa chambre, installa un fauteuil et s'assit. Et après deux heures d'immobilité parfaite, ses yeux grands ouverts se fermèrent enfin, elle s'abandonna et la fatigue accumulée au cours des dernières semaines la plongea dans un lourd, très lourd et hermétique sommeil, la préservant jusqu'en milieu de nuit des noirs chuchotements qui avaient investi son cerveau…
IV
Un certain nombre d'étoiles frémirent de colère cette nuit-là. Elles s'insurgeaient contre le nouveau projet meurtrier des enfermés.
Seul Celui dont aucune bouche n'ose prononcer le nom eut la force d'ouvrir un œil et ressentit une odieuse satisfaction. Quelque chose était en train d'advenir qui renforcerait son pouvoir, il ne restait plus qu'à organiser convenablement la transition, dès la nuit prochaine. Amplifier les messages, finir de désarçonner l'esprit fort et rétif de l'héritière. Mais le temps était très court, l'alignement favorable ne durerait qu'un temps, il fallait faire vite, et en premier lieu se débarrasser du vieillard fatigant et ridicule qui avait eu l'idée saugrenue de se mettre en travers de son chemin…
Les étoiles se mirent à pleurer.
V
Au matin, Estelle arriva à l'hôpital en avance, hagarde, complètement sidérée par le cauchemar, l'hallucination, le délire qu'elle vivait depuis son réveil nocturne, depuis l'ignoble sursaut qui avait tordu son corps vers quatre heures du matin… Elle pénétra à vive allure dans le parking de l'hôpital, gara sa petite voiture dans un crissement de pneus épouvantable, referma la portière trop violemment, et manqua de casser un talon en marchant trop vite vers l'entrée…
Le petit homme. Jean-Pierre Achard. Toute son attention, son espoir, son avidité de savoir enfin ce qui lui arrivait étaient concentrés sur lui. Mais elle devait souffler un peu avant l'entretien, avant le combat, elle espérait que Ludovic aurait le temps, du temps pour elle, du temps pour s'asseoir, pour l'écouter… À son arrivée dans le service, celui-ci remarqua immédiatement son visage décomposé, il reposa le dossier qu'il consultait et, quelque peu inquiet, s'empressa d'avancer vers elle.
Ils restèrent immobiles un court instant, face à face, et le sentiment horrifié qu'il crut lire dans l'expression de son regard le fit frissonner… Sans dire un mot, il la prit par la main et la traîna presque dans la salle de repos.
VI
Cinq minutes plus tard, Estelle, un peu revigorée par le café bouillant, se demandait par quel bout elle allait commencer son récit. Elle tremblait encore un peu mais ses pensées se faisaient plus stables, moins chaotiques…
– Alors, qu'est-ce que tu as ? demanda Ludovic. – Il est vraiment étrange… Tu sais, le curieux petit bonhomme d'hier… fit Estelle comme si elle n'avait pas entendu la question. Une sorte de bizarrerie cultivée… Il parle un langage très ampoulé, presque anachronique… – Tu sais, des encyclopédies vivantes, on en rencontre parfois… Mais pourquoi tu me parles de lui ? C'est toi le sujet, me semble-t-il… – Il fait partie de l'histoire… Tu penses à un maniaque qui apprendrait des bouquins par cœur ? Non, ce n'est pas ça, ce n'est pas du tout ça…
Estelle leva un regard implorant vers le jeune homme, l'un des seuls parmi ses contemporains à savoir se taire pour l'écouter, un des rares à lui accorder une attention sincère… Mais aujourd'hui, ça risquait d'être compliqué de l'entendre… Elle hésitait à se confier, à lui expliquer son angoisse, il ne la croirait pas, elle tomberait dans son estime sans doute, il la rabrouerait peut-être…
– Ludovic… Veux-tu bien m'écouter ?
Il fronça les sourcils. Ça ne lui ressemblait vraiment pas, elle était si forte d'ordinaire, elle dissimulait si pudiquement ses états d'âme… Quelque chose n'allait pas et il commença à s'effrayer de cette fébrilité, ces yeux inquiets, ces gestes tremblants si peu familiers… Comme pour casser la mauvaise ambiance qui s'installait, Ludovic s'assit lentement à côté de son aînée et lui saisit les mains.
– Allez, dis-moi ce que tu as…
Elle eut un soupir angoissé. Et ses larmes commencèrent à couler.
– Cette nuit… j'ai eu un réveil abominable vers quatre heures du matin. Ludovic… – Oui… – Je n'ai jamais éprouvé une sensation aussi terrifiante, aussi abjecte… J'ai été appelée, j'ai été appelée par quelque chose d'extraordinairement ancien… et mauvais. Comme si le souffle du mal absolu avait frôlé mon corps… J'ai eu l'impression d'être investie, investie par le chaos, un chaos archaïque, plus vieux que l'univers… J'ai cru que je délirais, je suis restée à trembler plusieurs minutes dans le noir… Il n'y a pas de mots, tu comprends, il n'y a pas de mots pour décrire ce que j'ai éprouvé en me réveillant…
Elle marqua une pause.
– Je crois bien que j'ai vu les ténèbres.
À nouveau le silence. Ses larmes s'étaient remises à couler.
– … des ténèbres anciennes mais des ténèbres connues… Je ne me souviens de rien de précis, tu comprends, je sais juste que j'ai rêvé de quelque chose d'épouvantable mais pourtant bizarrement familier… Comme un appel que j'aurais inconsciemment attendu depuis toujours…
Elle laissa tomber son visage dans ses mains…
– Et là, j'ai vu la flèche, juste en face de moi, j'avais laissé mes fenêtres ouvertes…
Sa voix se perdit, elle hésitait…
– Je sais déjà que tu ne me croiras pas, mais je m'en fous, il faut que je te le dise, je ne peux le dire à personne d'autre, tu comprends, j'ai quarante-cinq ans, un bel appartement dans un quartier historique, j'ai aussi un chat… Et personne d'autre que toi à qui me confier, c'est sordide, excuse-moi bien sûr, mais c'est sordide, ma vie est sordide…
Ludovic la laissa s'effondrer dans une affreuse crise de désespoir, ses larmes coulaient maintenant à profusion, à torrent, ses larmes n'arrêteraient jamais de couler…
– Reprends-toi…
Estelle fit un effort pour dominer sa détresse mais son visage n'exprimait plus que la peur et la résignation.
– On attend quelque chose de moi… – Quoi ?
Ludovic eut un frisson. Estelle le dévisageait d'un air halluciné, absent. Sa lèvre inférieure tremblait.
– Tu tiens des propos délirants. Tu n'es pas dans ton état normal. Et tu vas rentrer chez toi.
Elle le fixa d'un œil vide et sembla tomber en prostration. Sa voix se fit un chuchotement agité.
– Je l'ai vue, tu comprends, je l'ai vue, je me suis levée, tu sais que la fenêtre de ma chambre donne sur la flèche, et là je l'ai vue, au premier étage, là où s'entassent les touristes l'été, oui, je l'ai vue… Elle portait une longue robe blanche, elle parlait une langue que je ne comprenais pas, de l'ancien français je crois, enfin je ne sais pas, elle m'a parlé, elle m'a parlé, je ne comprenais pas les mots mais le sens était limpide, clair comme de l'eau… Elle souffre beaucoup, tu sais, elle souffre depuis des siècles, elle a besoin de moi, elle pense que je peux l'aider… – Estelle, par pitié, arrête, ne reste pas là, rentre chez toi, je te raccompagne, je vais prévenir les infirmières… – Tu ne vas prévenir personne. Il faut que je m'entretienne avec lui. Tout de suite. – Ce n'est pas raisonnable !
Estelle eut un pauvre sourire.
- Tu as trouvé le mot…
VII
– Je vous remercie d'être revenue me voir. Et vous prie de m'excuser si je vous ai fait peur, la dernière fois. L'inquiétude a fait que j'ai fort peu dormi ces dernières semaines… J'ai été plus que maladroit… En fait, je ne savais pas comment m'y prendre pour accrocher votre attention.
Le petit homme jouait avec un pilulier oublié par une infirmière. Il y plaçait précautionneusement de petites boules de papier, une par case, et les retirait tout aussi précautionneusement, une fois l'objet rempli.
– Arrêtez ça ! s'énerva Estelle.
Il sourit.
– Oui, je vais arrêter. Il est temps que vous me racontiez. Vous l'avez vue, c'est ça ? – Oui, je l'ai vue…
Estelle eut l'impression que le petit homme espérait une autre réponse. Il sembla marquer le coup.
– C'est mauvais signe. Ça veut dire que quelque chose est en marche. Écoutez… Il ne faut pas que vous retourniez là-bas, sous aucun prétexte… Vous n'avez pas idée… de ce qui vous attend. Vous louerez une chambre d'hôtel pour ce soir, ou vous trouverez une autre solution… Mais jurez-moi que vous n'y retournerez pas… – Ça suffit, murmura Estelle d'une voix blanche, dites-moi ce que vous savez…
L'homme eut un petit rire de dédain.
– Ce que je sais, ma chère enfant, il me faudrait des années pour vous en instruire. J'ai soixante-sept ans et j'en ai passé cinquante à étudier ce qui vous poursuit. J'ai lu des livres interdits depuis des siècles, d'autres qu'on croyait perdus et j'ai failli devenir fou bien souvent… Vous avez d'ailleurs pu constater que je souffre… de quelques tics…
Il y eut un silence.
– Mais qui êtes-vous ? articula lentement Estelle – Je suis un observateur. J'ai acquis au fil du temps des connaissances et des compétences qui me permettent parfois d'aider des gens dans votre situation. En savoir plus à mon sujet ne vous apporterait rien. Il faut juste que vous me fassiez confiance. De toute façon, vous n'avez pas d'autre choix. – Et qu'en savez-vous ? répondit Estelle d'une voix étrange, hautaine, méprisante… – Vous pensez pouvoir faire autrement que suivre mes conseils ? Vous vous trompez. Oui, vous avez un autre choix. Mais ce choix-là est mauvais, elle vous a fait une proposition, n'est-ce pas ? Le plus sûr chemin vers la douleur, une douleur que vous ne connaissez pas encore, une douleur éternelle et je pèse mes mots.
Estelle baissa les yeux.
– Elle m'a convoquée… Cette nuit… – N'y allez pas, elle manipule votre esprit, elle manipule vos sentiments et vos émotions, elle applique les ordres de son maître… – Mais qui est cette femme… ou ce spectre ? – Une élucubration de votre esprit, une pensée suggérée, voilà ce qu'elle est ! Croyez-moi, je vous en prie ! Vous saurez, vous saurez tout ce que vous voulez ! J'ai posté avant-hier une lettre tarif lent, elle arrivera dans votre bureau demain… ou après-demain. C'est si peu de temps, en vérité ! Alors, par pitié, ne répondez pas à son invitation, soyez patiente, n'y allez pas ! – Mais pourquoi me tenir en haleine ? Pourquoi ne pas cracher le morceau maintenant ? Vous m'exaspérez ! Vous cherchez à m'éloigner du bonheur… fit Estelle, et son œil avait la couleur du délire. – Je ne sais pas ce qu'elle vous a promis, mais elle vous a menti, elle ment depuis exactement 518 ans. Vous comprendrez à la lecture du courrier. Il y a des choses qu'on ne peut dire en pleine lumière, il est des noms qu'on ne peut prononcer à voix haute. Parler de lui renforce la puissance de son message, parler de lui renforce les talents de persuasion de sa vestale ! Sortez la tête de votre délire, pensez à autre chose, commencez une collection de timbres, posez des jours, mais par pitié ne parlez plus… de ça… Prenez patience et surtout ne retournez pas à la basilique !
Des bruits sourds se firent alors entendre, provenant du couloir, et la porte de la chambre s'ouvrit brutalement sur le visage angoissé de Ludovic.
– Estelle, il faut venir, ça se passe mal, il y a une dizaine de malades qui s'agitent, les infirmières sont débordées…
Un hurlement féminin l'interrompit. Et Jean-Pierre Achard se redressa sur son lit…
– Aujourd'hui, les sages vont danser sur la tête. Ce soir, la clairvoyance des fous va vous apparaître. Quelque chose est en marche, Estelle Lamarck, et ils le sentent déjà… Je vous en prie, ne quittez pas l'hôpital sans être revenue me voir…
VIII
La presse locale parla assez peu de ce qui advint ce jour-là à l'hôpital psychiatrique Charles Perrens, un entrefilet seulement dans Sud-Ouest, trente secondes au journal du soir de France 3 Aquitaine. Et il n'y eut aucune publicité autour du fait qu'une dizaine de véhicules militaires pénétrèrent dans l'enceinte en début d'après-midi pour y rester pendant deux jours.
Seuls les riverains auraient pu témoigner des hurlements qui s'entendirent pendant des heures jusqu'aux boulevards. Des trois départs de feu qu'une escouade de pompiers maîtrisa seulement dans la soirée. Des innombrables fenêtres qui volèrent en éclats. Des visages décomposés des membres du personnel médical qui commencèrent à quitter l'établissement à la levée du jour. Ou du fait que l'agitation sembla commencer à retomber après trois heures du matin. Aucun journaliste ne fut autorisé à entrer dans l'établissement pendant deux jours encore. Au matin, il y eut un grand déploiement policier dans le quartier. On sonna à toutes les portes pour rassurer la population et surtout pour conseiller aux riverains de rester prudents dans les déclarations qu'ils pourraient faire aux médias… On prétendit qu'un incident technique avait provoqué l'explosion d'une chaudière… et ce fut tout.
Mais beaucoup de patients gardèrent des séquelles à vie des évènements qui se déroulèrent ce jour-là, certains plongeant même dans un mutisme obstiné dont ils ne devaient jamais sortir. Le plus dérangeant pour les psychiatres fut les récits fort semblables qu'ils collectèrent auprès des malades, surtout les schizophrènes, qui semblaient avoir été les plus éprouvés.
« … Une horreur… Pire encore, ça n'a pas de nom, on ne peut nommer ça… Ils viennent toujours dans un bruit infernal, ils viennent mutiler vos rêves, au milieu de la nuit, ils n'aiment pas le jour, non… Comme de grands tentacules et un regard très mauvais… Il y a longtemps, très longtemps… Ils ne sont pas d'ici, non… Ils me veulent du mal, oui, oui ! Méchants, très méchants… La Chèvre Noire aux mille Chevreaux infestera le monde de sa progéniture ! Les Anciens veulent revenir, les Anciens veulent qu'on leur rende leur dû… »
Certains malades pouvaient parler pendant des heures de ce qu'ils avaient cru voir. D'autres se terraient dans le silence. Et pendant des semaines, de nombreux patients se retrouvèrent dans des réunions qui faisaient furieusement penser à des cérémonies collectives. Des individus différents psalmodiaient la même langue inconnue et rocailleuse des jours entiers, des conversations s'interrompaient à l'arrivée d'une infirmière… Les médecins s'interrogèrent beaucoup et de grandes polémiques s'engagèrent. Les vérifications confirmèrent que seul l'hôpital de Bordeaux avait connu ce phénomène incompréhensible et en l'absence d'éléments, les choses en restèrent là et on conclut à « une vague de délire collectif inexplicable ».
IX
Estelle et Ludovic passèrent la journée comme dans un cauchemar, au milieu d'un tumulte effrayant, où les scènes surréalistes succédaient aux scènes surréalistes. De nombreux malades essayaient de se mutiler, saisissant des instruments sur les plateaux abandonnés, renversant les chariots, les ordinateurs, les tables, les chaises dans une cacophonie de cris et de gémissements épouvantables. D'autres, le visage halluciné, rassemblaient des papiers pour y mettre le feu, et tentaient d'alimenter leurs brasiers avec tout ce qui leur tombait sous la main. Les militaires ne parvinrent à maîtriser la situation qu'en début de soirée, en enfermant tant bien que mal les malades dans leurs chambres, mais les hurlements se firent entendre jusqu'en milieu de nuit.
Ce fut vers midi, alors qu'elle venait d'arracher un clavier d'ordinateur à un malade qui tentait de s'assommer avec, qu'Estelle se retrouva nez à nez avec une jeune femme qui tomba immédiatement à genoux à sa vue. Elle leva les bras et commença à murmurer des sons incompréhensibles. La douleur se lisait sur son visage et la démence dans ses yeux. Rassemblant péniblement toutes ses forces, elle parvint enfin à hurler…
– L'héritière !
Ceux qui l'entendirent tournèrent instinctivement la tête dans la direction d'Estelle et se mirent à marcher vers elle avec une lenteur effrayante. Quelques secondes plus tard, elle se trouvait encerclée par une vingtaine de personnes agenouillées qui entonnèrent un chant sinistre dans une langue aux sonorités archaïques, inhumaines… Leurs visages hébétés semblaient éclairés par une joie intense, leurs mains avides montaient le long de son corps, elle sentait leur souffle, elle entendait leurs murmures atroces… Terrorisée, Estelle poussa un tel hurlement de frayeur que ses adorateurs se figèrent. Profitant du répit, elle bouscula les corps tassés devant elle, provoquant un gémissement de douleur en écrasant une main au passage. Et tandis qu'elle s'extirpait du groupe, Estelle se sentit happée par le bras par la jeune femme qui l'avait reconnue la première…
– Je l'ai vu moi aussi ! fit-elle dans un rictus délirant. J'ai vu le maître, j'ai vu son œil noir briller au milieu du chaos, le maître a besoin de toi, le maître réclame ton aide !
Estelle se dégagea tant bien que mal et prit la fuite. Elle ne se soucia même pas de récupérer son sac… et se mit à courir…
– Je suis psychiatre ! cria-t-elle au militaire qui tenta de la bloquer à la sortie du bâtiment. Il faut que je passe, je dois récupérer du matériel à l'infirmerie centrale ! – Allez-y, lui répondit le jeune homme d'une voix tremblante.
Cinq minutes plus tard, Estelle se hissait par-dessus le mur d'enceinte et basculait tant bien que mal de l'autre côté, le côté de la rue, le côté de son salut… Elle se mit à courir le long des boulevards, provoquant un concert de klaxons aux carrefours, elle courait et rien vraiment n'aurait été en mesure d'arrêter sa fuite.
À la barrière Saint-Genès, elle obliqua brutalement à gauche, manquant de se faire écraser par une camionnette, et prit la direction du centre-ville. Et passé Nansouty, alors qu'elle s'engageait sur le cours de l'Yser, la flèche Saint-Michel se découpa subitement au loin, à deux kilomètres peut-être, un sourire éclaira ses lèvres et sa course folle se fit plus rapide encore, elle oubliait toute souffrance et toute fatigue, elle arrivait, elle revenait vers son maître, elle remplirait cette nuit sa mission…
X
Tu viendras au secours de ta mère, ma fille, tu attendras que minuit soit passé de trois heures, tu attendras que les étoiles soient dans la bonne position, et alors nous nous retrouverons. Nous partagerons nos joies, nous partagerons nos peines, nous pleurerons beaucoup et tu trouveras enfin ton essence, tu verras la vérité de tes yeux nus, tu rejoindras le grand dessein du maître, oui, ma fille, c'est à toi que cet honneur revient, car tu es l'héritière et il te faut à présent remplir le rôle qui t'a été dévolu…
Rentrée chez elle, Estelle s'écroula dans son fauteuil, et après avoir ouvert la fenêtre de sa chambre, elle demeura à fixer la flèche pendant des heures, en transe mais pourtant immobile, son cerveau répétant en boucle le discours entendu pendant la nuit. Elle était incapable de penser à quoi que ce soit d'autre, la nuit tomba sans qu'elle s'en aperçoive, et le temps lui sembla alors passer lentement, très lentement, la rapprochant comme au ralenti de l'heure glorieuse où sa vie prendrait enfin son sens.
Après minuit, elle chuta véritablement, elle perdit le contrôle de son corps et dès lors eut l'impression de regarder la suite des évènements de l'extérieur, comme si elle se regardait évoluer dans un scénario imaginé par une puissance supérieure. À trois heures, précisément, elle se leva et sortit de son appartement sans même fermer la porte. Elle savait déjà qu'elle ne reviendrait pas.
XI
Estelle se tenait debout sur le parvis de la basilique, au milieu de la nuit, des voix merveilleuses chuchotaient à ses oreilles, et elle se sentait bien, si bien, son esprit évoluait dans une joie nouvelle et inconnue, une joie qu'elle n'aurait même pas imaginé pouvoir connaître un jour.
La flèche, cinquante mètres devant elle, lui sembla changer de couleur, le ton de ses pierres pâles évolua lentement vers une couleur écarlate, sanglante et alors elle se mit à avancer, comme appelée. La femme en robe blanche apparut soudainement au premier étage, marchant lentement le long du balcon, la tête entre les mains, le visage déchiré par une souffrance centenaire… Elle murmurait une plainte interminable… et s'aperçut soudainement de la présence d'Estelle. Un sourire fou d'espoir vint ranimer son visage noyé de larmes.
– Ma fille ! Ma fille est venue enfin ! Mes tourments vont trouver leur agonie !
Elle tendit les bras vers Estelle, implorante…
– Approche mon enfant, rejoins-moi et surtout n'aie crainte, ta mère te protégera pour les siècles à venir, nous serons deux, nous serons fortes, nous servirons le maître et il nous récompensera, il nous donnera l'éternité et l'oubli des souffrances…
Les couleurs de la flèche évoluèrent à nouveau, des tons noirâtres venant dévorer la rougeur des pierres, Estelle perdit la notion du temps, elle perdit la notion de l'espace… et alors elle vit.
Elle vit d'ignobles cérémonies pratiquées par des Indiens précolombiens, elle vit des Achéens terribles adorant un dieu noir, elle vit des poignards sumériens rougis de sang… Les visions déferlaient, plus violentes les unes que les autres, des saints étaient mis à mort par les hordes de l'enfer, des rituels innommables souillaient les autels de cathédrales inconnues, le tombeau du Christ tombait en ruines sous les acclamations de foules impies…
Et tandis qu'elle approchait lentement de la flèche, extatique, fascinée, une dissonance se fit entendre dans la sombre mélodie. Deux ombres sur la droite…
– Estelle ! – Assommez-la s'il le faut mais jetez-la par-dessus votre épaule et déguerpissez, pour l'amour de Dieu ! Mes tours ne tiendront plus très longtemps et je n'en ai pas d'autres dans ma besace !
La place se mit à tanguer dangereusement… et Estelle réalisa que sa tête se balançait au rythme d'un pas rapide qui l'éloignait de la flèche. Elle voulut se débattre, hurler, mais son corps épuisé ne semblait plus en mesure de lui obéir… Une dernière vision de la place la traversa alors que son sauveur s'engageait dans la rue des Faures. Jean-Pierre Achard, minuscule et agitée silhouette, faisait face à la flèche. Il tenait à la main gauche un livre dont il déclamait le texte dans une langue atroce et archaïque, son bras droit produisant à chaque scansion un signe ésotérique. Elle vit les flammèches lécher le bas de son vêtement. Et moins d'une seconde plus tard, une torche humaine se consumait devant la flèche de la basilique Saint-Michel.
XII
Estelle dormit jusqu'au lendemain midi, dans l'appartement de Ludovic, loin de Saint-Michel, loin de la folie. En ouvrant les yeux, elle vit immédiatement l'enveloppe sur la table de chevet, avec un mot de Ludovic posé dessus.
Je suis repassé t'apporter ton courrier… Tout est fini. Ne t'inquiète pas.
Estelle déchira avidement l'enveloppe et trouva à l'intérieur une trentaine de pages de documents et une lettre de Jean-Pierre Achard. Elle parcourut rapidement les feuillets soigneusement datés, une sorte de chronologie commençant au début du dix-neuvième siècle…
26 mars 1827 « … un homme a été retrouvé mort au bas de la flèche, la tête fracassée par la chute d'une pierre. Le phénomène ne s'était pas produit depuis trente-neuf ans… »
7 juin 1874 « … le témoignage du moine capucin est sans équivoque : sept personnes au minimum ont disparu cette nuit-là… »
27 juillet 1919 « … la zone est manifestement un point chaud. Un cimetière existait déjà avant la construction du tout premier lieu de culte chrétien. On lit dans Le culte des Goules que des cérémonies répugnantes s'y déroulaient encore au VIIe siècle… »
7 décembre 1967 « … je sais bien que les moyens de l'Ordre sont limités, mais nous devrions songer à installer un veilleur permanent place Saint-Michel… »
Estelle passa rapidement à la lettre de Jean-Pierre Achard, deux feuillets remplis d'une belle écriture à la plume.
« Ma chère Estelle,
Il peut paraître incongru de s'adresser ainsi à quelqu'un que l'on ne connaît pas encore, mais je vous observe depuis si longtemps que je crois quand même vous connaître un peu. Si vous lisez ces lignes, c'est que j'aurai réussi dans mon entreprise, ce dont je doute tout à fait à l'heure actuelle.
C'est en effectuant des recherches pour une nouvelle synthèse du dossier de votre aïeule que j'ai découvert que vous habitiez non loin de la flèche, et cet état de fait m'a immédiatement inquiété. Pour combattre ce qui a failli vous saisir, nous réalisons des études empiriques sur de longues périodes, nous procédons à toutes sortes de relevés et de fouilles, et c'est une enquête généalogique de routine qui m'a conduit jusqu'à vous. J'ai reçu la responsabilité de la surveillance de la flèche Saint-Michel en 1968, et j'ai la satisfaction de penser que je n'aurai pas servi à rien, puisque vous êtes la troisième personne que je réussis à écarter du chemin des ténèbres.
Il est fréquent que les Anciens essaient de manipuler les descendants de leurs serviteurs, s'ils sentent chez eux une force capable de les servir. Il semble que la proximité génétique leur facilite grandement la tâche. Leurs messages maudits trouvent un terrain déjà fertile et c'est pourquoi nous nous intéressons tout particulièrement aux personnes dans votre situation. Je pourrais vous démontrer que vous n'avez pas quitté Saint-Nazaire pour Bordeaux tout à fait par hasard, et que quelles qu'aient été les circonstances de votre vie, vos pas vous auraient un jour conduite sur le parvis de la basilique…
Je vous dois le récit de la vie de votre ancêtre et des circonstances affreuses qui ont conduit à sa malédiction. Votre aïeule s'appelait Isabeau, et elle est née à Saint-Michel à la fin du XVe siècle. Elle se maria très jeune à un tailleur de pierre qui participa à la construction de la flèche. Les religieux bordelais furent dès le début partagés sur le bien-fondé de cette entreprise, certains la trouvant trop orgueilleuse pour plaire vraiment à Dieu.
Le chantier trouva son terme en 1492 et une dispute éclata alors entre les ouvriers pour savoir qui aurait le privilège de fixer les dernières pierres et la croix à cent quatorze mètres du sol. Ceux qui perdirent au tirage au sort en ressentirent une grande rancœur et on dénombra au matin trois morts parmi les heureux gagnants. Deux avaient été poignardés, et pour ce qui advint du troisième, il n'y a qu'une seule source, pour le moins obscure : un religieux de l'abbaye voisine de Sainte-Croix nota cinquante ans plus tard que « Grande abomination arriva cette nuit-là, et de tels méfaits déplaisent au Ciel, car le corps du troisième fut trouvé en plusieurs parties séparées, et certaines étaient manquantes. Il est bien douteux qu'un homme craignant Dieu ait pu commettre un crime si détestable, il est plus assuré de penser que Satan ait envoyé l'une de ses créatures atroces souiller l'œuvre de son adversaire ».
Le mari de votre aïeule fut recruté en remplacement de cet homme, et cela ne lui porta pas bonheur. Enceinte, Isabeau refusait obstinément de le laisser grimper parce qu'elle aussi sentait confusément ce qu'elle croyait être la main noire du diable… Elle invectiva le responsable du chantier, lui demandant de recruter quelqu'un d'autre, supplia deux prêtres, mais rien n'y fit. Et lorsque le corps de son mari s'écrasa au sol, quelques heures plus tard, elle entra dans une rage folle et fit une fausse couche la semaine suivante. Le religieux de Sainte-Croix note qu'elle mourut démente quelques années plus tard, derrière la grille d'une cellule d'un couvent bénédictin, en ayant juré à de nombreuses reprises qu'elle se vengerait « de par les siècles et sur vos fils, et sur vos filles, et sur toute votre progéniture ».
Une telle rancœur ne pouvait qu'intéresser Azathoth, qui comptait un certain nombre de serviteurs en ces lieux depuis des siècles. Ils étaient les descendants des effroyables adorateurs du cimetière ancien, qui avaient réussi à perpétuer une secte impie et très discrète. Auprès d'eux, Isabeau apprit de nombreux secrets et notamment la façon de proposer ses services aux Anciens. Azathoth la prit volontiers sous son aile, et après sa mort, sa vision fut régulièrement suggérée aux habitants de Saint-Michel sous la forme d'un spectre. Depuis cette époque, de nombreux et ignobles crimes ont été commis sur la place mais au fil des siècles, un phénomène imprévu advint, la mélancolie sembla manger sa force, et le spectre d'Isabeau ne fut plus capable d'apparaître qu'à de rares individus, ce qui remplit son maître, affamé de carnages, de colère et de dépit. Il décida donc de lui adjoindre une nouvelle énergie… »
Estelle reposa la lettre sans en terminer la lecture et entreprit de se lever. Ses muscles endoloris la faisaient souffrir, et un odieux mal de tête lui vrillait le cerveau, mais elle parvint tant bien que mal à ouvrir la fenêtre du salon, qui donnait sur le fleuve. De l'autre côté, au loin, la flèche dominait la façade des quais, première vision de tous les regards se tournant vers le centre-ville, et dès qu'elle l'aperçut, un sourire vainqueur revint sur ses lèvres. Elle ferma les yeux et se laissa envahir par un sentiment de grande quiétude, une impression d'éternité, elle retrouvait la joie véritable, la fin des douleurs…
– Ne crains plus rien, ma mère, et sèche tes larmes, je reviendrai cette nuit, je reviendrai consoler tes peines, je prendrai sur moi tes tourments et nous servirons le maître pour l'éternité !
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