Un nouveau jour perdu ici est un jour de trop. Un autre que moi méditerait sans doute sur le sens du hasard mais je n’ai jamais eu le goût pour la métaphysique. En fait, le problème réside toujours dans la manière d’aborder l’aléa : de manière rationnelle, c’est-à-dire obtuse, ou mystique, c’est-à-dire absurde. Les deux présentent l’avantage de laisser de côté les sens qu’on ne sait ou qu’on ne veut pas lire. La pensée abstraite est en effet une bien misérable chose qui porte au déni. Un déni sain, en l’occurrence, un déni de survie. Mais ceux qui vouent leur foi à la physique quantique n’ont pas plus de bon sens que ceux qui adorent un dieu mort voici deux mille ans. Tous refusent d’admettre la réalité de forces cosmiques qui les dépassent et les écrasent. Ils regardent ailleurs, ils se rassurent au moyen d’un dogme ou d’une équation. Et je ne peux certes pas les blâmer de se soucier inconsciemment de préserver leur santé mentale des atroces et désespérants principes qui régissent l’ordonnancement de la matière.
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L’infirmier a ouvert la porte à deux heures, comme toutes les nuits, et je lui ai laissé croire que je dormais. J’ai décidé de faire amende honorable, de me plier à toutes les règles absurdes que lui et ses congénères veulent m’imposer. Même si j’ai bien compris qu’ils ne me laisseront jamais sortir. Alors, il me faut être plus malin qu’eux. L’isolement contrarie mes plans, un bon comportement m’aidera à en sortir. J’essaierai de ne pas m’énerver avec le psychiatre demain, de ne pas le saisir à la gorge comme la dernière fois. L’imbécile refusait de mettre fin à ce traitement chimique qui me contraint. Et je ne peux rien lui expliquer, bien sûr, parce que les mots qui sortiront de ma bouche ne feront que renforcer sa conviction au sujet de ma cervelle détraquée. La seule solution est de recracher consciencieusement les comprimés dans le lavabo. Il faut que je garde les idées bien claires pour préparer la cérémonie. Leur opinion était faite dès mon arrivée. Ils me prennent pour un dingue parce que j’ai toujours été un marginal et que mon dossier médical est long comme le bras.
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Raconter l’histoire sous un angle chronologique serait sans doute la meilleure option même si ce n’est pas forcément le moyen adéquat pour obtenir une vision objective. Alors, je vais aller vite pour les vingt premières années de mon existence puisqu’elles ne furent qu’un préambule. En fait, dès le début, j’ai compris que ça allait mal se passer. Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours été une brute incapable de s’adapter à la moindre forme de civilisation. Je ne comprenais pas ce qu’on me voulait, pourquoi on ne me laissait jamais en paix, pourquoi on m’obligeait à des règles ineptes auxquelles je ne parvenais pas à me plier. Après mon troisième renvoi de l’école primaire, ma mère m’emmena pour la première fois chez un psychiatre à l’âge de huit ans, par une épouvantable après-midi pluvieuse de novembre. Je me rappelle très bien qu’elle était en larmes, conséquence d’une dispute effroyable avec mon père, qui l’avait rendue responsable de mon état, qui lui avait craché sa haine dessus durant une longue demi-heure. Lui, premier violon dans l’Orchestre National Bordeaux-Aquitaine, elle, agrégée de Lettres Classiques : je n’ai même pas la circonstance atténuante de venir d’un milieu défavorisé ou même seulement compliqué… La veille, j’avais cassé le bras d’une petite fille parce qu’elle avait refusé de me rendre quelque chose, je ne sais plus trop quoi, un jouet, une casquette... Pendant l’entretien, ma mère était restée seule dans la petite salle d’attente à se morfondre, à se tordre les mains, à ne plus savoir que faire de ses pleurs. Au bout d’une demi-heure, quand la porte s’était enfin ouverte, elle s’était levée en frémissant, inquiétée par l’air grave du psychiatre. Lui, je l’ai détesté au premier regard, sa façon de s’adresser à moi comme à un débile mental m’a de suite exaspéré et j’ai eu envie de le tuer quand il a tenté d’expliquer la situation à ma mère, en pesant ses mots pour ne pas l’effrayer encore plus... Il aurait dû lui dire la vérité, ne pas employer des euphémismes comme insensibilité, intolérance à la frustration. Non, il aurait dû lui dire que j’étais déjà un pur élixir de malveillance. Ne pas lui faire croire qu’il était encore possible de me récupérer, de me faire avancer sur un chemin à peu près droit. Je n’ai jamais contesté la validité de son diagnostic à mon endroit, je suis un danger public et je le savais déjà à l’époque. Ce que je lui reprochais, c’était de mentir à ma mère et de la faire pleurer davantage.
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Ensuite, ça a été compliqué, très compliqué jusqu’à mes quinze ans, jusqu’à ce que je trouve la force de me barrer de chez moi. Mon adolescence avait été une catastrophe, un cataclysme pour les rares personnes qui avaient l’obligation de me fréquenter. C’était mieux pour tout le monde que cette situation prenne fin le plus tôt possible. Alors, j’avais été rejoindre la rue et les punks à chiens et je me souviens m’être senti soulagé dans un premier temps dans cet environnement nouveau. Plus de règles et plus personne pour m’emmerder, pour me contraindre. J’ai toujours eu une inclinaison certaine pour la violence simple et franche et pour la première fois de ma vie, je me suis senti adapté. Ce qui me portait tort dans le monde étriqué des gens soi-disant normaux devenait ici une force, je pouvais tabasser les clodos en toute impunité au milieu de la nuit pour leur voler leur manche de la veille, cracher sur les passants, mettre des coups de pieds aux clébards qui avaient la mauvaise idée de passer sur le trottoir, sans qu’aucune sanction ne s’abatte sur moi. J’étais enfin libre. En quelques semaines, je devins la crapule la plus accomplie des quais du vieux Bordeaux.
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Les mauvais rêves, je les ai toujours eus je crois, j’avais bien essayé d’en parler à mes parents et aux psychiatres mais tout le monde était focalisé sur mon état mental, mon asociabilité, mon incapacité à être humain. Ils n’ont jamais voulu comprendre que ça venait de l’extérieur, que les visions effroyables qui me réveillaient au milieu de la nuit ne provenaient pas de mon cerveau mais m’étaient imposées, par quelqu’un ou quelque chose. Ces visions s’étaient raréfiées depuis que j’avais pris ma vie en mains, peut-être bien parce que je me sentais mieux, parce que mon humeur s’était améliorée à l’air des bas-fonds de la ville. Je sais aujourd’hui que mon cerveau leur donnait une forme, qu’elles étaient des signes, des injonctions que j’étais incapable d’interpréter. La plupart du temps, je voyais des blocs de pierre d’une taille monumentale, gigantesque, gisant au milieu d’un lac, sur une avenue, dans un parc public... Tout ce que je pouvais comprendre, c’était que ces monolithes étaient incroyablement archaïques, qu’ils étaient les vestiges d’une espèce antique, plus vieille encore que l’univers, et dont les clairvoyants avaient à préparer le retour sur Terre. Plus rarement, j’assistais à une assemblée d’ermites, dix-sept vieillards qui arrivaient de chemins différents pour tenir d’interminables assemblées dans ce que je pensais être une clairière. Le feu qu’ils allumaient lançait des lueurs orangées, malsaines, le crépitement des braises évoluant au fil des minutes vers des stridences insupportables. Mes mains se crispaient alors des deux côtés de mon crâne, mes oreilles saignaient mais je tenais la douleur, à bout de bras, à bout de nerfs, je la supportais jusqu’à l’arrivée de l’enfant, et des mots… Invariablement, une forme se dessinait, émergeait des flammes et sa petite voix métallique et angoissante dispersait l’assemblée, clôturait la vision en répétant la même prophétie, mais toujours sous une forme différente et pour le moins obscure...
(…) La sanie du temps dégorgera du ciel, se répandra en averses putrides, dévastera villes et récoltes et seuls les fous s’en prémuniront. (…) L’adulte devra réveiller l’enfant pour qu’il prenne la place qui lui est due. Mais cela adviendra seulement si ceux qui ouvrent grand les yeux sur la chute des solstices et le mouvement des étoiles organisent convenablement ce qui doit l’être. (...)
Disparues depuis quelques mois, ces abominations sensorielles étaient revenues quinze jours avant mon admission à l’hôpital me déchirer le cerveau. Du plus loin que je me souvienne, elles avaient toujours été le préambule à des crises de violence incontrôlées. Leur intensité nouvelle me laissait craindre le pire.
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Pourtant, depuis cinq ans que ça durait, je me trouvais plutôt heureux dans ma nouvelle vie. Je n’avais plus aucune obligation, ni aucune attache, ni aucun ami. J’avais mis l’os à nu parce que je pensais que c’était à ce prix que se payait la vraie vie. La liberté, c’est avant tout la solitude et la misère. Du moins, je m’étais toujours raconté l’histoire de cette façon. Déambuler dans les rues de la ville à la recherche de sensations ou de rapines faciles, c’était ma principale occupation et ma joie quotidienne. J’attendais généralement que minuit soit passé, comme un rituel, pour saisir ces quelques heures où les rues devenaient vraiment à moi, se livraient sans interférence d’aucune sorte, sans les bruits parasites, sans les voitures ignobles et sans le flot inhumain du reste de l’espèce. Mais ce soir-là, j’avais un rendez-vous professionnel. Je squattais dans un vieil immeuble du quai de Palutade voué comme les édifices environnants à une destruction prochaine et il me fallait courir jusqu’aux Chartrons prendre livraison d’un stock de tases et de vingt-cinq grammes de speed de très mauvaise qualité. Une affaire pour le prix et une revente facile de tout le fourbi à un dealer de rue qui zonait dans le quartier de la gare. À bien y réfléchir, je ne comprends toujours pas comment j’ai pu me retrouver rue Leyteire au retour. J’avais dû descendre du tram à la porte des Salinières et remonter le cours Victor Hugo sans doute, mais je n’en avais plus aucun souvenir. J’ai émergé d’un coup en me retrouvant debout, immobile en face du bâtiment, sans comprendre ce que je faisais là... C’était une vieille école désaffectée depuis des années. Il n’y avait rien de notable d’un point de vue architectural, seulement un sentiment d’austérité renforcé par la couleur de la roche, noire, sinistre, réaction naturelle de la pierre bordelaise exposée à la lumière du jour. Il me semble avoir attendu quelques minutes, comme bloqué, hypnotisé, et j’ai fini par remarquer une lueur turquoise qui provenait de derrière l’une des fenêtres. Je me suis approché des barreaux qui en défendaient l’accès, mais je ne suis pas parvenu à distinguer quoi que ce soit. Et c’est à cet instant que j’ai entendu les voix, de petites voix enfantines affreusement angoissantes...
Pour les enfants morts, Pour les pauvres petits, Prenons-nous la main Et dansons notre chagrin.
Pour les enfants morts, Pour les pauvres petits, La tête relèverons Et le monde dévasterons !
Ensuite, un déferlement d’éclats de rire haineux à vous glacer le sang, et d’un coup le silence, rien que le silence mais pas celui de Mozart, non, un silence horrifiant, lugubre, la conclusion d’une mise en scène qui m’avait littéralement pétrifié... Quand j’ai repris contact avec la réalité, quelques secondes plus tard, je me suis aperçu que je tremblais... Une aura, un miasme, un halo inquiétant, était resté à flotter dans l’air, comme un suintement des siècles passés. Une atmosphère qui exhalait quelque chose de résolument mauvais et funeste. L’instinct de survie a pris le dessus et j’ai commencé à m’éloigner, à marcher de plus en plus vite, pour finalement me mettre à courir... Plus tard dans la nuit, après m’être affalé comme un sac sur le matelas crasseux de mon sous-sol de Palutade, mes paupières se sont levées d’un coup, un ordre m’a traversé la tête, s’y est trouvé bien et a tourné en boucle jusqu’aux premières lueurs du jour. On me priait de retourner rue Leyteire dès le lendemain.
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J’ai émergé de mon mauvais sommeil vers huit heures et je me suis fait peur en regardant ma tête dans la glace de la salle de bain en ruines du rez-de-chaussée. Mon visage était dévasté, comme si je n’avais pas dormi depuis au moins deux jours, des poches boursouflées me cachaient presque les yeux et j’avais l’impression bizarre d’avoir vieilli de dix ans… Ce que j’ai fait ce jour-là, je ne m’en rappelle plus, j’ai dû tourner en rond dans l’obscurité du sous-sol sans doute. Une angoisse collante, insistante, ne m’a pas lâché les neurones jusqu’à la tombée de la nuit. Les injonctions mentales ont alors repris et je suis sorti vers vingt-deux heures. J’ai remis son paquet au dealer près de la rue de l’Abattoir sans que cette pauvre merde ne discute le prix comme à son habitude. La seule expression de mon visage l’en a dissuadé. Ensuite, j’ai laissé mes jambes me porter à travers les petites rues pour rejoindre les voix qui m’appelaient…
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La pluie s’est mise à tomber quand je suis arrivé devant l’école. Je suis resté immobile pendant de longues minutes, abrité sous le porche d’un immeuble ancestral, avant de me décider à marcher les quelques dizaines de mètres qui me séparaient de la façade lugubre et je me rappelle très bien d’avoir été commandé de seulement pousser la porte d’entrée… Comme de juste, elle était ouverte. Quelques pas dans le couloir m’ont amené à la première salle de classe, sur la gauche... Une salle de classe de carte postale avec tous les clichés, les dessins aux murs, les tables pourvues d’un trou pour l’encrier et l’odeur de la craie bien sûr… Ensuite, j’ai erré dans le bâtiment. De couloir en couloir, d’étage en étage. L’escalier central n’avait pas de fin, ni vers le haut, ni vers le bas. Il desservait des niveaux tous semblables les uns aux autres, troués du même type de corridors bizarres et géométriquement délirants. Ils serpentaient, affligés de coudes, de virages brusques, d’angles impossibles, ouvraient sur un nombre de pièces invraisemblable et ramenaient invariablement vers l’escalier. Dans la plupart des salles, des écoliers appartenant à des époques différentes suivaient bien sagement les leçons de leurs maîtres. Leurs lèvres bougeaient parfois en silence pour obtenir une réponse tout aussi silencieuse de l’instituteur. Ma déambulation me faisait changer de décennie à chaque nouvelle porte, les plus vieilles visions semblant appartenir à l’époque de Jules Ferry... Les douze coups de minuit sonnés par la cloche de la basilique voisine retentirent à l’intérieur de mon crâne en prenant le ton d’un glas particulièrement lugubre et un peuple de rats passa alors en grand fracas entre mes jambes. Le dernier d’entre eux s’attarda, laissant fuir ses congénères, se retourna et cligna de l’œil droit. Il reprit sa course et dix mètres plus loin me désigna la porte d’une salle d’un glapissement abominable. À l’intérieur, une petite fille blonde en robe blanche jouait aux osselets avec un autre gamin. Le garçon semblait énervé, mauvais joueur, exaspéré par l’habileté de sa camarade et se leva soudainement en l’insultant. Elle prit une petite voix fielleuse.
– De toute façon, je joue pas avec les morts. – Tu crois que tu vaux mieux que moi, vilaine pute ?
La petite fille se leva à son tour, en me décochant un regard noir qui n’avait vraiment rien d’enfantin et avança de quelques pas dans ma direction.
– Te voilà enfin…
Et se retournant vers son camarade :
– C’est une saleté d’adulte !
Il s’approcha à son tour, en m’observant attentivement.
– C’est vrai ça, c’est une saleté d’adulte !
Et il cracha devant moi.
– Tu n’as pas été très rapide. Nous t’attendons depuis longtemps.
Au plus profond de moi, j’étais terrorisé par mon absence d’étonnement, tout ce qui se déroulait me semblait puissamment logique, annoncé, une impression de déjà-vu m’imprégnait le cerveau...
– Tu te souviens de ça, déchet des enfers, giton de démons, pourriture du diable ? demanda la petite fille dans un affreux sourire.
Elle me désigna son bras droit disloqué, déformé par un angle bizarre... et une terreur abjecte vint me tordre les nerfs… C’était la petite à qui je m’en étais pris sauvagement à l’âge de huit ans… J’ai jeté un regard en arrière... Mais la retraite était coupée... Des dizaines d’enfants se tenaient immobiles dans la pénombre, certains installés en sentinelle devant la porte. Trois d’entre eux vinrent rejoindre les deux qui m’avaient accueilli, les prirent par la main et entamèrent une ronde…
Pour les enfants morts, Pour les pauvres petits, Prenons-nous la main Et dansons notre chagrin.
Pour les enfants morts, Pour les pauvres petits, Les adultes les ont tués Leurs vies leur ont volé.
Pour les enfants morts, Pour les pauvres petits, Crevons donc celui-là ! À la une, à la deux, à la trois !
Et alors que la ronde s’arrêtait dans un vacarme de vociférations malveillantes, la petite fille blonde leva son bras valide dans un geste d’autorité... tous baissèrent la tête…
– Non, vous n’allez pas l’écharper. Ce n’est pas comme ça que ça doit se passer ! Non, non, non !
Elle se mit à hurler, prise d’une crise de rage épouvantable, elle ne maîtrisait plus ses gestes, ravagée par l’hystérie, et moi qui d’ordinaire infligeait la peur aux autres, j’ai senti un affolement inédit ramper le long de ma colonne vertébrale…
– Foutez le camp ! Tous ! Bande de saloperies de petits bâtards morts !
J’avais devant moi des visages fulminant de rancœur, déformés par la haine, boursouflés par un ressentiment qu’ils semblaient maîtriser à grand-peine… Mais les bambins se soumirent, sortant de la pièce en file indienne, regrettant visiblement beaucoup qu’on les prive du carnage espéré. La petite fille mit une bonne minute à se calmer, la tête entre les mains, me décochant de temps à autre des regards effroyables, se reprit... et passa finalement devant moi…
– Suis-moi.
L’idée de ne pas lui obéir ne m’est même pas venue. Je me suis mis à marcher derrière elle, me laissant guider dans le dédale impossible des salles, des couloirs, des volées de marches… jusqu’à ce qu’elle s’arrête brusquement devant une énième porte. Elle se retourna alors vers moi en souriant.
– Tu veux te voir mort ?
Je ne suis pas parvenu à répondre…
– Allez viens, je vais te montrer ton cadavre, tu vas comprendre…
Je l’ai suivie à l’intérieur de la pièce, une vaste salle éclairée par de grands candélabres qui jetaient des tableaux d’ombres mouvantes dans la demi-obscurité. Au milieu, il y avait une sorte d’autel sur lequel reposait un petit cercueil, un cercueil d’enfant…
– Regarde-toi.
Et alors, je me suis vu, âgé de huit ans, allongé dans le cercueil, revêtu d’un costume miniature, incongru…
– Les adultes liquident les enfants, expliqua-t-elle, ils les mettent à mort sans aucune vergogne. Ils assassinent leurs rêves en toute impunité pour se faufiler dans cette vie lisse et fatigante, dénuée de la moindre surprise, qu’ils semblent affectionner. N’aie pas peur, tu dors seulement, et tu prendras bientôt ta place dans la horde. Ta venue m’est annoncée depuis des années. Tu vas te réveiller. Mais seulement si tu accomplis bien consciencieusement ce que je te dirai de faire. Tu peux survivre à l’adulte que tu es devenu et c’est une chance qui advient à bien peu.
Elle eut un ignoble sourire.
– Y parviennent seulement ceux qui parviennent à souiller le hasard, qui font les bonnes rencontres en quelque sorte, en ayant comme toi et moi en plus la chance d’avoir une hérédité particulière. Une famille qui a fait allégeance à la partie cachée. À la réalité de la matière. Tu ne t’en es pas pris à moi par hasard, tu sais ? Non, tu avais bien senti les remugles, tu m’avais repérée parmi des centaines d’autres, tu avais compris que j’empestais l’Enfer aussi fort que toi !
Elle marqua un temps pour contrôler l’agitation haineuse qui venait à nouveau de la saisir.
– La première de ta lignée moderne étrangla un jour un inquisiteur au cours d’un interrogatoire si l’on en croit la légende… Et au-delà, tes ancêtres ont toujours été dédiés aux ténèbres. Ta génitrice, cela arrive parfois, n’a jamais réalisé qui elle était vraiment. N’a jamais eu idée de son ascendance. C’est une évaporée. Ta grand-mère avait compris qu’il valait mieux la laisser dans l’ignorance. Te mettre au monde était déjà bien suffisant… – Tu ne parles pas comme une enfant… – Je parle comme je veux. Je te domine comme je veux. Je pourrais te briser entre mes doigts si l’envie m’en prenait. Alors ne m’interromps pas. Tu vas sortir et organiser la cérémonie de passage. Tu vas faire ce qui doit être fait pour satisfaire ceux qui sont enfermés par-delà le temps et par-delà les étoiles. Car les rites appellent d’autres rites et tout ce que font les serviteurs ici-bas encourage et participe à la venue de ceux qui doivent revenir.
Elle parvint à lire l’hésitation dans la moue dubitative de mon visage et partit d’un éclat de rire proprement terrifiant.
– Tu es bien rationnel, mon ami, ton cerveau affolé s’agite dans toutes les directions... Eh bien, tu es dans un nid. Un refuge d’adorateurs fondé il y a des siècles sous le signe de la discrétion. Car ceux qui servent traversent le temps en silence, ils vénèrent la pudeur et ne se mêlent pas des affaires des hommes, hormis pour les pervertir. Tu ne le sais sans doute pas, mais nous nous trouvons à la limite du domaine franciscain disparu. Il y a encore quatre siècles, tout le quartier appartenait aux religieux, il y avait un cloître, une église monumentale, d’autres bâtiments encore, des jardins… Ce sont eux, toujours si l’on en croit la légende, qui ont recueilli ton aïeule tueuse d’inquisiteur quand elle est parvenue à prendre la fuite… Ils auraient pu la livrer aux autorités ou alerter leurs frères jésuites mais ils ont cru préférer la charité. Je pense plutôt qu’elle est parvenue à les influencer. Toujours est-il qu’ils l’ont laissée s’installer ici-même. La vieille maison à colombages a laissé place à l’école dans la deuxième moitié du XIXe siècle, mais le germe de malveillance que ton ancêtre y avait planté a survécu. Ce que les Franciscains ne savaient pas, c’est qu’elle portait en elle un enfant. Et cet enfant ne fut pas un enfant ordinaire, conséquence des pratiques occultes imprudentes auxquelles sa mère se livrait sans aucune mesure. À six ans, il raisonnait déjà comme un adulte même si sur le plan de la sensibilité, il ne le devint jamais vraiment. Les années passant, il se recroquevilla sur lui-même, semblant perdre peu à peu ses facultés intellectuelles, ne parlant quasiment plus et ne fréquentant personne à part sa mère. Celle-ci, désespérée, passa le reste de sa vie à s’user les yeux sur cette littérature maudite qui lui avait pourtant porté tort, dans l’espoir de venir en aide à son fils étrange. Et elle a expérimenté ce qu’elle a découvert. Son fils fut le premier spectre, le premier enfant réveillé. Et il est toujours là, même s’il ne se montre plus guère. C’est ton oncle d’entre les siècles, en quelque sorte, puisque tu descends toi de la première fille de l’aïeule. Il prétend que l’immortalité n’apporte qu’isolement et mélancolie. Je pense plutôt que c’est un faible, fit-elle dans une expression atroce. Depuis le XVIIe siècle, il a réussi à attirer à lui des âmes sensibles aux messages des maîtres cachés et construit patiemment son armée de spectres juvéniles. Nul doute que ton énergie malsaine et ton appétit pour la destruction ne soient profitables à notre entreprise.
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Notes du docteur Peyrenave
Ce n’est pas la première fois qu’un de mes patients se suicide mais je n’avais jamais vu un tel carnage. La chambre était couverte de sang, du sol au plafond. À bien y réfléchir, je ne comprends toujours pas comment il est parvenu à un tel désastre, surtout sans aucune lame à sa disposition. Les deux infirmières qui ont découvert le corps sont restées en état de choc pendant quinze longues minutes et j’ai préféré les arrêter pour quelques jours. Ce que je crains à présent, ce sont les réactions des autres patients. Trois ont réussi à s’enfuir pendant la nuit et il ne fait aucun doute que leur évasion a un lien avec la mort de Thomas Legwinski. Je l’avais finalement laissé sortir de l’isolement dans lequel je l’avais confiné pour qu’il cesse d’influencer les autres patients. Parce que le mal, je le crains, a déjà été fait. Je ne m’explique pas les assemblées qu’ils tiennent depuis une semaine et encore moins cette langue étrange dans laquelle ils communiquent... Un ami linguiste que j’ai fait venir hier matin est resté dubitatif : pour lui, ce dialecte n’appartient à aucune des grandes familles de langues connues. J’espère que la situation reviendra à la normale le plus vite possible parce que l’ambiance commence à être pesante, très pesante, pour les patients comme pour le personnel. Il y a cinq minutes, une aide-soignante a fait une crise de panique vraiment effrayante et elle se serait mutilée si nous ne l’avions pas plaquée au sol... Elle aussi, il va falloir qu’elle parte en repos. Et beaucoup d’autres ont été impressionnés. À vrai dire, je n’ai jamais vu un tel état d’angoisse parmi mes collègues depuis que je suis arrivé ici…
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Je suis à présent redevenu celui que j’aurais aimé ne jamais cesser d’être. Ce matin, ma conscience est revenue d’un coup et je me suis redressé lentement dans le petit cercueil. Ils étaient déjà tous là à m’attendre. Nous sommes des dizaines et nous deviendrons une multitude car d’autres trouveront le chemin de la rue Leyteire pour nous prêter main forte. La petite fille est insupportable. Il va falloir qu’elle baisse d’un ton. Sans quoi je pourrais bien lui casser l’autre bras. Pour le moment je laisse faire, je ne suis pas encore assez fort pour l’écraser, mais cela viendra bien vite, je n’ai aucune inquiétude. Je suis l’héritier légitime. La direction de la horde me revient de droit. J’ai fait mieux que reprendre ma place. J’ai aussi libéré la conscience des fous, d’autres parviendront à s’échapper et les atrocités qu’ils perpétueront seront autant de mérites que je pourrais m’attribuer. L’idée de me faire interner volontairement était finalement une bonne intuition, le pauvre vieux psychiatre de ville que j’ai été consulté n’y a vu que du feu, je lui ai donné à manger ce qu’il voulait, de parfaits symptômes que j’avais pris le temps de décrypter dans une littérature spécialisée. L’éternité sera longue mais je ne m’y ennuierai pas. Il y a ici une abondante littérature, des grimoires oubliés depuis des siècles, et dans lesquels on trouve parfois, au détour d’un paragraphe délirant, quelques formules utiles pour satisfaire ceux qui attendent patiemment, enfermés dans les recoins les plus noirâtres de l’univers, que l’heure du désastre de leur retour arrive enfin. Je serai un élève très assidu même si je pense que mes maîtres ont déjà une fort bonne opinion de ma personne.
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