Assise à l’écart des siens, loin des cris, Fritigild regardait avec lassitude les hommes qui s’invectivaient depuis des heures. Alors que la nuit commençait à tomber, les débats étaient toujours aussi houleux. Les partisans d’Athaulf, silencieux, attendaient son retour pour prendre position. Au matin, alors que la terrible nouvelle commençait à se répandre parmi son peuple, il était parti sans un mot en reconnaissance avec ses cavaliers, pour prémunir les siens d’une éventuelle intervention des troupes romaines et trouver du ravitaillement. Cent mille Goths épuisés venaient d’arrêter leur course au fond de cette vallée funeste qui avait arraché à la gloire le plus grand d’entre eux. Endurcis par la guerre et le froid depuis des années, ils avaient tout supporté : les privations, l’errance, la maladie, la mort des proches et les atermoiements d’un empereur inconstant qui aurait pu régler la situation depuis des années s’il avait seulement accepté de négocier loyalement. Et voilà que le destin les frappait encore aujourd’hui sans pitié, eux qui faisaient vaciller l’Empire, eux qui avaient pris Rome quelques semaines auparavant, provoquant une stupéfaction horrifiée et incrédule jusqu’à Constantinople. Le débat qui faisait rage depuis l’aube concernait les funérailles qu’il fallait offrir au roi Alaric, dont le corps reposait pour l’heure à l’intérieur d’une tente surveillée par les soldats d’élite de sa garde personnelle. Certains souhaitaient l’enterrer sur place mais beaucoup d’autres voulaient remonter jusqu’à Rome, investir une nouvelle fois la ville et faire construire un mausolée à la mesure de leur roi. Il fallut attendre que le jour fût presque enfui pour que le bruit d’une cavalcade fît cesser le vacarme des invectives. La troupe de cavaliers conduite par Athaulf revenait de son expédition de reconnaissance. À son attitude, à la prestance qu’il mit pour descendre de cheval, Fritigild comprit que celui-là revendiquerait bientôt le titre de roi. Les chefs se consultèrent brièvement et décidèrent de tenir leur assemblée sous la tente qui abritait la dépouille d’Alaric. Pour l’instant, il n’y avait pas de troupes romaines à l’horizon, on allait pouvoir décider calmement de ce qu’il convenait de faire. Fritigild se leva fébrilement, et, murmurant pour elle-même quelques mots dans un dialecte ancien, effleura délicatement l’écorce du frêne contre lequel elle s’était assise. Elle descendit ensuite lentement le flanc de la colline pour aller rejoindre, près du ruisseau, un vieil homme qui lui aussi s’était isolé depuis le matin. Passant discrètement devant la tente, elle entendit les vociférations qui venaient une nouvelle fois de reprendre. La jeune femme se demanda si les chefs arriveraient à se mettre d’accord sur quoi que ce soit aujourd’hui, le volume sonore se prêtant mal pour l’instant à un quelconque accommodement…
– Stilicon était un homme loyal ! Avec lui au moins nous pouvions négocier ! – Peste ! Un demi-Vandale au service des Romains, c’est ce que tu appelles un homme loyal ?
Elle continua sa route, retenant ses larmes. Le vieillard lui sourit et se leva dès qu’il l’aperçut.
– On dirait que tu veux me dire quelque chose ? Tu sembles troublée…
Fritigild ne répondit pas et s’assit silencieusement, hésitante.
– J’ai eu une vision cette nuit…
Le vieil homme se figea.
– En es-tu bien sûre ? Tu pourrais aussi bien avoir été égarée par la souffrance ou la lassitude… – Et je préférerais grandement qu’il en soit ainsi, répondit la jeune fille dans un pauvre sourire. Mais non, il m’a clairement été annoncé qu’Alaric mourrait pendant la nuit et c’est bien la voix de la Grande Dame qui murmurait à mon oreille… Ce qui me trouble, c’est qu’elle n’est pas venue comme à l’accoutumée, vêtue d’un voile immaculé. Elle était en armes, casquée, et une chouette se tenait sur son épaule…
Elle releva vers le vieil homme un regard inquiet.
– Je n’ai pas compris ce qu’elle me demandait, Gaïnas, son visage était grave, courroucé, elle n’était pas celle qui m’apparaît d’ordinaire… Et elle m’a désigné le corps du roi avec mépris… – Les dieux ne s’adressent jamais à un mortel par inadvertance. Ils t’ont choisie pour ramener la concorde. Tu es perspicace et intuitive. À pas même vingt ans, tu connais tout des secrets anciens, et pas seulement ceux de ton peuple… – Je suis bien loin de tout connaître, malheureusement… Et ce que je sais, je te le dois pour bonne partie…
Le vieil homme lui sourit à nouveau.
– Je ne suis rien. Un mauvais professeur. Un vieillard impuissant. Toi, tu possèdes la grâce ancienne, je le sais, et il te faut trouver les moyens de ton action. Éloigne-toi. Dors. Réfléchis. Et ne t’adresse surtout pas aux prêtres. Tout ce qui concerne les anciens dieux leur déplaît et les inquiète. Ils veulent donner des funérailles chrétiennes à notre roi et c’est là une très mauvaise idée… N’as-tu jamais pensé que les malheurs qui accablent notre peuple depuis des décennies sont dus à quelque chose ? Vois là où il faut voir : aujourd’hui les dieux se vengent des apostats qui ne leur témoignent plus aucun respect et laissent tomber les rites en désuétude. – Ne penses-tu pas plutôt qu’Alaric a été puni pour son orgueil ? N’avons-nous pas commis un sacrilège en prenant la Cité, en dansant dans les flammes de la Ville Éternelle ?
Gaïnas prit un instant pour réfléchir.
– Je ne le pense pas, non. Que craindre en effet du nouveau dieu des Romains, ce dieu faible et mort que les nôtres se sont mis en tête d’adorer ? Pour ma part, je ne crains rien ni de la faiblesse ni de la mort. La preuve en est qu’il ne les a guère protégés de notre attaque. – Crois-tu ? demanda la jeune fille d’une voix absente. – Mon enfant, tu as raison d’être prudente, de prendre du recul et de chercher conseil… Mais je crains de ne pouvoir t’aider davantage…
Fritigild laissa dériver son regard vers l’une des tentes en contrebas. Au-devant se trouvait une femme alanguie sur de riches couvertures, entourée d’une dizaine d’hommes en armes.
– Je vais m’ouvrir à elle. – Elle ? s’inquiéta Gaïnas. – C’est une Romaine. Elle connaît les anciens dieux de son peuple et aussi le nouveau. Je ne risque rien en tout cas à lui parler de ma vision.
***
– Laissez-la passer ! Peut-être me distraira-t-elle de votre grotesque présence !
Les soldats qui s’étaient dressés à l’approche de Fritigild se retournèrent, hésitèrent un instant… puis s’écartèrent du chemin de la jeune fille. Elle s’avança maladroitement vers la couche en baissant la tête. Devant elle, le visage hautain et sarcastique, se tenait allongée Gallia Placida, la sœur de l’empereur Honorius emmenée en otage par les Goths. Elle semblait n’avoir que quelques années de plus qu’elle.
– Assieds-toi près de moi. J’ai eu peu de bonnes conversations depuis que tes frustes congénères m’ont arrachée à la splendeur de Rome… Votre roi est mort, n’est-ce pas ? Voilà ce qu’il en coûte d’entrer en armes dans la Cité !
Fritigild hésita.
– Tu penses que mon peuple a été puni pour son sacrilège ? – N’en doute pas un seul instant. Cette interdiction est ancienne et immuable. César lui-même a payé le prix pour avoir investi la Cité avec ses troupes. Mais il se pourrait également que le seigneur ait voulu en plus vous châtier pour vos rites hérétiques.
Et devant le visage interloqué de Fritigild…
– Ma pauvre enfant ! Tu ne connais pas grand-chose de la vraie foi ! Vous suivez les préceptes délirants d’un moine fou et vous vous prétendez chrétiens (*) ! – Pour ma part, ces choses-là ne m’intéressent pas. Je crois aux dieux de mes ancêtres et j’ai été formée pour les servir. Ce sont eux qui conduisent ma vie et dictent mes actions. La Dame Chasseresse m’est apparue cette nuit en rêve… et je n’ai pas compris son message…
Fritigild vit son interlocutrice froncer les sourcils.
– Et c’est pour ça que tu es venue me trouver ? Pour me parler d’une de tes idoles de païenne ? – J’espérais de toi un conseil…
Gallia Placida esquissa un sourire.
– C’est une bien étrange démarche, ma foi ! – Je voudrais que tu me parles de Minerve.
Cette fois, ce fut au tour de la Romaine d’être surprise.
– Minerve ? – N’est-elle pas elle aussi une déesse guerrière et chasseresse ? – Ma foi oui… On pourrait la décrire de la sorte. Mais elle a bien d’autres attributs… – Eh bien je pense qu’elle était pour vous ce que la Grande Dame représentait pour mon peuple. Porte-elle un casque, des armes, une chouette l’accompagne-t-elle ?
Gallia Placida ne put s’empêcher de frémir et resta un instant à dévisager Fritigild, comme absente.
– Le monde vient de tourner sur ses gonds. Est-il étonnant, au fond, que les dieux anciens se rappellent à notre souvenir ? murmura-t-elle comme pour elle-même.
Puis relevant la tête vers Fritigild :
– Es-tu encore pure ? – Je n’ai jamais connu les hommes. – Alors tu peux supplier Minerve, je pense, mais je ne sais pas si elle sera encline à répondre à une jeune fille goth qui ne lui a jamais témoigné aucune déférence.
Fritigild se releva.
– J’ai bon espoir qu’elle le fasse. Je te remercie d’avoir bien voulu m’éclairer. Maintenant, je vais monter au sommet de cette colline funeste. Et j’espère que les dieux m’auront écoutée lorsque je redescendrai à l’aube.
***
– Viens à moi toi que j’ai toujours servie, toi que j’ai suppliée dans les moments de détresse, toi qui m’as montré la route quand l’angoisse et le doute martyrisaient ma raison. Vois ton peuple : il est à genoux d’avoir trop marché, d’avoir trop souffert et il a perdu son roi. Fais que son corps repose éternellement sans souillure d’aucune sorte, protège-le des bêtes sauvages et de l’oubli des vivants, dresse autour de lui des murs si hauts qu’ils insulteront le ciel… – Je ne dresserai aucun mur aujourd’hui et je m’adresse à ton peuple pour la dernière fois par ton entremise, puisqu’il ne veut plus de moi.
Fritigild sursauta et ouvrit les yeux, complètement affolée. La nuit était noire déjà depuis plusieurs heures. Une chouette hululait au loin et la jeune femme crut y entendre des cris de souffrance et de regret. Se levant péniblement, elle fit quelques pas vers la vallée et contempla un instant son peuple endormi en contrebas, les tentes, les chariots transportant l’errance éternelle, le repos introuvable… Alors, elle leva les yeux et la nuit se fit claire et les étoiles nombreuses. Minerve lui apparut en armes et la chouette décrivait de larges cercles au-dessus de sa tête.
– Pourquoi prends-tu l’aspect de la déesse romaine ? – Elle et moi sommes sœurs et elle et moi sommes condamnées à l’oubli par votre désir du dieu nouveau. Je n’ai pas aidé Gallia Placida quand les tiens sont venus la saisir et je ne t’aiderai pas non plus. Que les loups mettent à nu les entrailles de votre roi, je ne ferai rien aujourd’hui pour l’en préserver. – Mais moi, je te supplie. Mais moi, j’ai toujours rendu hommage aux dieux anciens. – Et c’est pourquoi je m’adresse à toi pour la dernière fois. Continuez donc votre chemin sous la direction du dieu qui se prétend l’unique, il sera bordé de larmes et de souffrances, la mésentente s’installera parmi vos chefs, les guerres succéderont aux guerres et jamais vous ne trouverez le repos que vous appelez de vos vœux depuis tant d’années, depuis que les Huns vous ont piteusement fait fuir vos terres pour supplier les Romains de vous laisser franchir le Danube. Nous n’avons que faire d’un peuple aussi peu reconnaissant. Les Romains ont été punis pour les mêmes raisons et certains dans la Cité ont eu la clairvoyance de comprendre pourquoi la Ville était tombée. Ils reviennent à présent vers les autels anciens, la peur dans les yeux et l’angoisse à l’esprit. Mais je n’ai que mépris pour l’hypocrisie des apostats. Ma sœur a pris soin de vos vies jour après jour et pendant des siècles pour qu’aujourd’hui vous lui préfériez la mièvrerie de croyances orientales. C’est votre choix. Mais n’espérez plus rien de nous, vautrez-vous dans la boue de cette vallée funeste jusqu’à la fin des temps en veillant le corps de votre roi, notre grâce vous déserte et vous renie. – Ravale ta rancœur pour un instant au moins, ma sœur, et laisse-moi la place. Il semble bien que Fritigild sera à jamais la dernière de mes servantes. Pour elle et seulement pour elle, j’interviendrai une dernière fois.
Une silhouette immaculée sembla alors se détacher de Minerve. On vit les nuages refluer vers l’ouest et une puissante percée de lumière vint ranimer et magnifier les dernières lueurs orangées du crépuscule. Fritigild dut se couvrir le visage de ses mains pour supporter l’intensité du phénomène et entre ses doigts tremblants, elle parvint à distinguer la forme qui se cachait au centre…
La Dame Chasseresse était assise en tailleur sur un cumulus de grande taille et autour d’elle piaillaient des oiseaux multicolores. Ses doigts fins massaient délicatement les cordes d’une harpe blanche. Un son d’une pureté inouïe s’en échappait comme à regret.
– Crois en toi, Fritigild, crois au dessein qui illuminera ton esprit cette nuit. Et à l’aube nouvelle, appelle mon nom et je viendrai. Je viendrai à l’heure où les ténèbres bientôt vaincues livrent leur dernier combat à la lumière, je viendrai au moment où le désespoir menacera de recouvrir ton cœur, je viendrai ranimer ton courage, comme je l’ai toujours fait, et pour la dernière fois.
La vision évanouie, Fritigild resta hébétée, tremblante, elle perdit la notion du temps et demeura figée jusqu’à l’aube au sommet de la colline. Elle connut la joie et la peine, elle laissa libre cours à ses cris et à ses larmes et elle supplia les ténèbres d’abandonner son peuple. Bien des heures plus tard, la première fulgurance du soleil nouveau sembla ranimer son corps et ses yeux s’ouvrirent en grand. Dans son cerveau confus se bousculaient les rêves de la nuit mais alors une clairvoyance inconnue se fit jour et elle vit une ombre immaculée et gigantesque investir la vallée. Passant au milieu des Goths effarés, la Dame Chasseresse marcha jusqu’à la rivière, s’agenouilla, et ses doigts s’enfouirent dans la terre de part et d’autre de son lit. Dans un lent mouvement, ses mains en coupe soulevèrent les flots, dévoilant une fosse scintillante de mille feux et Fritigild laissa échapper un cri d’émerveillement. Car là où avait coulé la rivière brillaient à présent les armes et les trésors d’Alaric et au milieu un sarcophage en marbre blanc semblait attendre son corps. Alors les Goths vinrent se masser devant de la fosse dans un mouvement de foule spectaculaire et il ne manqua personne, ni un guerrier, ni une femme, ni un enfant. Les compagnons d’armes d’Alaric fendirent la masse silencieuse, portant sur leurs épaules le corps de leur roi et vinrent le déposer là où la Dame Chasseresse souhaitait qu’il repose. Dans un mouvement gracieux, les mains gigantesques de la déesse reposèrent délicatement la rivière en son lit et sa silhouette s’évapora ensuite dans les coulées de lumière d’un soleil phénoménal. Comme guidée par une force supérieure, Fritigild redescendit dans la vallée et elle fut seule à voir l’ombre furieuse de Minerve déchirer le ciel. Le vent se mit à souffler et une masse de nuages sombres et hideux vint s’agglutiner au-dessus de la vallée, déversant un déluge rouge et noir sur les Goths à genoux et l’on aurait dit qu’il pleuvait du sang.
(*) Les Wisigoths furent christianisés dans les territoires qu’ils occupaient alors, dans l’actuelle Ukraine, par un disciple d’Arius, Ulfila, à partir du milieu du IVe siècle. La doctrine qu’il défendait, connue sous le nom d’arianisme, fut condamnée par le concile de Nicée en 325.
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