Ce texte est une participation au concours n°24 : Dix ans ! (informations sur ce concours).
Hiver 2003
Le cœur m'a manqué quand je l'ai aperçue installée à la terrasse du Last Chance, à l'endroit même où je l'avais vue pour la dernière fois dix ans auparavant. Elle était habillée exactement de la même façon, le même uniforme gothique, les mêmes résilles surnaturelles et le même visage ingénu... Le mouvement de sa tête se tournant dans ma direction a bien dû durer un million d'années et j'ai retrouvé ses yeux, ses yeux inoubliés... Alors, je me suis décomposé, là, sur le trottoir, figé comme un animal qui sent son prédateur si proche qu'il devient tout à fait vain de chercher à prendre la fuite. Le temps s'est arrêté et j'ai balbutié une imbécillité...
– Tu es revenue...
Ses yeux ont pris possession des miens, comme à l'époque, comme au commencement, et son sourire a dérivé vers son expression favorite, un rictus de mélancolie qui hantait chacune de mes nuits depuis dix ans.
– Non. C'est toi qui es de retour.
***
Hiver 1993
– Paraît qu’c’est pas dur de s’la faire… – Arrête un peu…
C’était vrai aussi, de quel droit il venait affliger mon lyrisme, ce type ? Il était à peu près vingt-deux heures. Nous avions réussi l’exploit, mon camarade et moi, de squatter une table non loin de la scène minuscule du Jimmy, le temple rock de Bordeaux, où j'allais à l'époque deux ou trois fois par semaine. Un groupe local très populaire jouait ce soir-là, la boîte était plus que bondée et l’ambiance survoltée. La fille dont mon copain parlait de si peu obligeante façon s'appelait Élise et je l'avais déjà croisée dans plusieurs bars. Elle était en train d’effectuer un numéro de danse sauvage très réussi. Robe moulante, dentelles noires, résilles et bottines à talons hauts : j’étais fasciné.
– J'ai aussi entendu dire qu’elle est un peu dingue… Qu’elle fait des trucs bizarres. Y en a même qui disent qu’elle est un peu sorcière… – Un peu seulement ? Alors ça va.
Le groupe qui assurait la première partie jouait une bouillie métallique peu technique et très bruyante, un machin indus' à la mode de l'époque. Mon regard ne pouvait s’arracher de la contemplation de la donzelle. Dans le dernier larsen du dernier morceau, elle a tourné le regard vers moi et j'ai cru la voir me faire un signe... Je me suis levé pour aller la rejoindre le long du comptoir où déferlait à présent la clientèle. Un serveur a rompu le silence en balançant un morceau de Sepultura et j'ai eu une sorte d'hallucination. La princesse gothique m'est apparue comme isolée dans un halo brumeux et argenté, immobile au milieu de l'agitation. Les gens semblaient passer à côté d'elle sans la voir. Ses yeux se sont tournés lentement vers les miens... et j'ai immédiatement senti venir un malaise... Quelque chose m'est apparu derrière son regard, c'était rouge et noir à la fois et ça n'avait pas de forme... J'ai manqué de me vautrer en m'extirpant du groupe et c'est la main d’Élise dans mon dos, plus froide que la mort, qui m'a rattrapé... Le vertige s'est aussitôt éclipsé... En jouant des coudes, j'ai réussi à me poser sur un banc de la table que trois hardcores à casquette carrée s'étaient empressés de squatter. Mon pote s’était sauvé à l’étage. Élise s'est laissé tomber sur une chaise miraculeusement libre en face de moi. La fumée des cigarettes me la faisait apparaître comme dans un brouillard. Ses mains qui jouaient avec un briquet étaient fines et blanches, ses doigts ornés d’une demi-douzaine de bagues étranges. Les motifs avaient un aspect malsain, horrible, archaïque et j’étais fasciné par leur mouvement brillant sous le spot bleu. Une curieuse angoisse m'a submergé quand j'ai relevé le regard, découvrant l'air mauvais avec lequel elle me fixait. Aussitôt, le malaise m'a repris...
– Tu veux vérifier la rumeur ? Tu prends des risques. Ton copain qui a l’air de si bien me connaître ne t’a pas dit que j’envoûtais les connards pour boire leur sang ?
Bien que stupéfait par sa sortie, c'est curieusement une idée rationnelle qui m'a traversé le crâne : il était absolument impossible qu'elle ait entendu notre conversation... Et puis, lentement, elle a approché son visage du mien. J’avais de plus en plus chaud, je sentais des gouttes de sueur couler le long de mes tempes... Une vive douleur m'a ramené à la réalité... et je suis aperçu qu’elle venait de planter ses ongles dans le dos de ma main… J’étais éberlué : j’avais déjà rencontré des tordues, mais là… Une goutte de sang commença à perler sur ma peau. Elle le remarqua aussitôt. Avant que je comprenne quoi que ce soit, elle me saisit la main et lécha le liquide rougeâtre avec délectation. Je me rappelle très bien avoir senti ma conscience se déchirer dans des stridences inhumaines, quelque chose qui ressemblait au bruit du métal tordu, et des ténèbres immenses et infestées se sont alors déployées devant moi…
– Tu ne pourras plus jamais m’oublier !
Les choses sont devenues encore plus confuses... Le groupe qui avait pris la relève me semblait jouer un morceau hyper speed, particulièrement démoniaque, et j’avais cette impression qu’Élise riait, riait, riait…
– Tu ne pourras plus jamais m’oublier ! Jamais m’oublier, jamais m’oublier, jamais m’oublier ! Tu ne pourras plus jamais m’oublier !
Les lumières, les chaises, les verres, tout s’est mis à valser... J’ai glissé le long du comptoir et je me suis évanoui.
***
Dehors, c’était la nuit. J’étais accroupi sur le trottoir, un verre d’eau entre les mains. Élise se tenait à deux mètres de moi, les bras croisés, le dos nonchalamment appuyé contre la façade d’une maison, une jambe repliée... Et elle souriait… candide, doucereuse. Fausse.
– C'est juste un petit malaise, t'inquiète pas...
Et d'une voix douce, baissant les yeux...
– J’ai été méchante... Faut pas m’en vouloir... Prenant appui sur le mur, je me suis relevé péniblement. J’avais un mal de crâne terrible... Un frôlement entre mes jambes m'a fait sursauter...
– Monsieur Jenkins est énervé ce soir...
Ouvrant des yeux ronds, je vis alors un énorme rat noir bondir sur Élise, l'une de ses griffes s'accrochant un instant dans les résilles de sa cuisse droite, pour venir se blottir dans la capuche de son blouson. Elle porta la main derrière sa nuque dans un geste familier pour venir lui caresser la tête...
– Voilà, me sourit-elle, il va se tenir tranquille... Je vais au Blueberry ce soir, pour l'apéro. À dix-neuf heures. T’as qu’à venir. Je me ferai pardonner…
Là, j’ai commis l’erreur de la regarder une nouvelle fois dans les yeux. J’ai eu une impression étrange, une impression romanesque, comme si son visage était celui dont je rêvais inconsciemment depuis des années. Cette fille…
– J’y vais.
Je l'ai vue s'éloigner et disparaître lentement dans le brouillard et l'obscurité. Elle savait que je viendrais. Je crois bien que rien au monde n’aurait pu me faire rater le rendez-vous. ***
J’étais arrivé en avance. Le serveur du Bluebé était très sympathique. Il m’avait mis Paradise Lost pour patienter. J’avais mal dormi. Moi qui ne rêve jamais, j’avais été littéralement assailli de cauchemars dans lesquels Élise avait souvent la vedette. Je ne me rappelais pas vraiment les détails, ni l’idée générale, seulement le sang. Le sang qui dégouttait sur une pierre nue, une voix ancestrale qui murmurait des morceaux de phrases incompréhensibles… Ça faisait bien une demi-heure que j’attendais. Je commençais à me demander si elle ne m'avait pas posé un lapin quand sa silhouette s'est découpée derrière la vitre de la porte. Elle était encore vêtue intégralement de noir. Une robe longue, ample à partir de la taille, qui faisait encore plus ressortir l’aspect chétif de son buste.
– J'ai pas beaucoup de temps, fit-elle en s’asseyant. Mais une demi-heure avec une aussi jolie fille, c’est déjà pas mal.
Je trouvais ce qu’elle venait de dire très con.
– Tu trouves ça con, c’que je viens de dire ?
J'ai eu un sursaut...
– Hein ? Non, non, pas du tout…
Ses yeux me transperçaient de part en part. J’avais l’impression d’être à poil. Et j'ai retiré instinctivement ma main quand elle a avancé la sienne sur la table...
– Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? demanda-t-elle. – Dans la vie ? Ben, je fais de l’allemand… – T'es à la fac ? – Oui, je termine mon DEUG.
Il y eut un silence.
– Et toi ? me sentis-je obligé de demander. – Oh moi, je vais pas à la fac… Je vends des fringues pour bourges dans un magasin près de Tourny. – C’est sympa ? – Tu t'fous de ma gueule ? C’est à vomir. Toute la journée à recevoir des pétasses capricieuses et des vieilles décolorées qu’ont rien d’autre à foutre que de dépenser le fric de leurs maris… Y a rien qui coûte moins de deux cents balles dans cette boutique, c’est te dire… – Et comment t’as atterri là-bas ? – Oh, c’est une copine qui m’a branchée sur l’affaire. C’est un remplacement en fait. Je fais ça quelques mois histoire de mettre un peu d’argent de côté avant de repartir… – Ça fait longtemps que t’es à Bordeaux ? – Non, un an à peu près. Avant, j'étais à Londres. J'ai aussi vécu en Allemagne, au Luxembourg... – Tu bouges tout le temps…
Elle eut une absence. Son regard se perdit et une bouffée de tristesse sembla lui étreindre le cœur. Elle ne faisait plus aucun effort pour dissimuler ses sentiments.
– Depuis que j’ai quinze ans, j’me balade… Quand t’as la famille que j’ai, vaut mieux te balader…
Elle se ressaisit d’un coup et me regarda en souriant. Et en laissant tomber sa tête dans ses mains.
– Alors, t’es amoureux de moi ? – J’sais pas, j’te connais à peine... – T’es pas galant. – Non. – Tu me trouves jolie ?
Là, j'ai fait l'erreur de soupirer et de dire :
– Si tu veux… – Comment ça, si je veux ?
Elle s’était à nouveau saisie de ma main. Elle était très forte à ce jeu-là. Je me sentis mal aussitôt. Des gouttes de sueur inondaient déjà mon front… Et puis elle m'a lâché en se rejetant en arrière et j'ai repris mes esprits...
– Bon, faut que j’y aille.
Elle s’était déjà levée et ramassait ses clopes et son briquet.
– Encore ? Tu passes ta vie à me planter sur le bas-côté… – Demain soir, au Last Chance, à minuit. C’est l’heure à laquelle je me transforme en sorcière. Ne va pas rater ça !
***
Les jours qui ont suivi, on est devenus inséparables. À cette époque, la scène rock de la ville était très développée, il y avait au moins un concert chaque soir et il y avait aussi de nombreux bars de nuit où on pouvait perdre sa jeunesse tout en écoutant une musique décente. Le rat nous suivait partout et je crois bien n'avoir jamais vu Élise sans lui. Il me détestait, autant qu'un animal puisse détester un être humain, et je suis persuadé qu'il m'aurait sauté à la gorge dès le premier jour si sa maîtresse ne lui avait pas interdit... Plus les jours passaient, et plus Élise me fascinait, je glissais chaque jour un peu plus dans une idolâtrie dont je n'avais pas conscience. Elle parvint à jongler avec mes hésitations et à éluder mes approches pendant des semaines. Son habileté à trouver une porte de sortie à chaque occasion aurait dû facilement me convaincre que je perdais mon temps à espérer quelque chose qui n'arriverait jamais. Mais j'étais trop obnubilé pour raisonner logiquement. Était donc arrivé ce jour maudit, sur cette même terrasse où je la retrouvais à présent, ce jour où j'avais fait des efforts surhumains pour bâtir un piteux discours, haché, malhabile, angoissé... Je savais qu'il s'agissait de la prise de parole la plus importante de toute ma vie.
– M'aimer ? C'est une chose bien dangereuse !
Élise avait eu un petit rire clair, charmant, et je me rappelle qu'ensuite, elle s'était moquée de moi pendant quelques minutes en vantant les mérites d'un groupe que je détestais, Alice in chains si mes souvenirs sont bons. Elle détournait la conversation. Alors, je n'ai plus rien dit, je me suis contenté de baisser les yeux. Je n'étais pas navré, j'étais en colère. En colère qu'elle n'ait rien compris, qu'elle n'ait pas mesuré le caractère vital de la situation. Et un quart d'heure plus tard peut-être, elle était partie. Elle s'était levée en me fixant droit dans les yeux et je me souviens avoir vu une ombre de mauvaise conscience assombrir ses traits délicats.
– Les sorcières ne peuvent pas avoir... d'ami. Seulement des amants. Et il vaut mieux pour toi ne jamais devenir mon amant parce que je serais obligée de t'arracher le cœur.
Elle n'a plus décroché mes appels. Je n'ai jamais retrouvé sa trace dans les bars où elle avait ses habitudes et où je l'ai cherchée longtemps, patiemment, jour après jour. J'ai juste fini par apprendre qu'elle avait quitté la ville. Le fait qu'elle ait rompu tout contact m'avait surpris. Je ne comprenais pas vraiment ses motivations à vouloir me fuir. Il n'y avait pas de véritable raison à ce comportement, sauf à me dire que les rapports que nous avions eus les semaines précédentes n'avaient aucun sens humain, que les circonstances lui avaient juste fourni quelqu'un pour l'accompagner dans ses sorties. Je l'avais perdue pour toujours et je sentais confusément au plus profond de moi que cette perte était le plus grand désastre de toute ma vie.
***
Hiver 2003
Une bourrasque de vent fit voleter quelques prospectus entre les tables de la terrasse du Last Chance. Je m'étais laissé tomber sur une chaise à côté d'elle et j'étais encore sous le choc de la surprise. Élise laissa planer quelques secondes interminables avant d'écraser sa cigarette dans un geste nerveux et tourna finalement la tête dans ma direction.
– Bien ! Reprenons la conversation, il est grand temps, voilà dix ans que nous nous sommes interrompus. Il y a... des détails que je ne pouvais pas t'expliquer à l'époque, fit-elle d'une voix sèche, comme si elle traitait d'un problème administratif.
J'ai vu une larme poindre à sa paupière, comme pour venir démentir le ton de sa voix.
– Certaines choses ne peuvent se dire, même aux gens qui nous sont chers... Il faut juste que tu comprennes que je t'ai protégé en prenant la fuite. Mais ses soupçons étaient déjà éveillés... – Protéger de quoi au juste ? De qui ?
Elle réprima un agacement et baissa les yeux. La réalité alors fut troublée par un peuple de pigeons effrayés prenant brusquement son envol. Un milan décrivait de longs cercles paresseux, tout là-haut, au-dessus de nos têtes. Élise claqua des doigts. L'oiseau plongea et vint se ficher sur le toit métallique du marché des Douves, à quelques dizaines de mètres. Le fait de voir un rapace se poser en plein centre-ville ne m'a même pas paru bizarre, tellement j'étais sous le coup de l'émotion d'être assis à côté d'elle, dix ans après et exactement à la même place...
– D'ordinaire, je réfléchis à chacune de mes extravagances, je les médite longuement pour ne jamais laisser la moindre trace derrière moi, fit-elle d'une voix horriblement mécanique. Là, j'essaye de te convaincre. Mais tu as la tête dure...
Elle me fixa droit dans les yeux.
– Je suis venu te délivrer de tes chaînes. Ces chaînes, je les ai posées voici dix ans, mais je n'ai jamais voulu que ton bien, il faut me croire...
Elle s'interrompit à nouveau, mal à l'aise.
– L'amour est une chose bien facile quand il n'y a aucun prix à payer, reprit-elle sur un ton glacial, dominant sa faiblesse passagère. Et je me suis battue pour que tu paies le moins possible. Mais si je défais aujourd'hui ce que j'ai fait... Eh bien, tu ne dormiras plus jamais sur tes deux oreilles, tu t'effraieras des ombres aux coins des rues et tu te réveilleras souvent en hurlant à trois heures du matin. Es-tu bien sûr de vouloir cela ?
Je l'ai regardée un instant, complètement effaré... Son visage était décomposé, livide et ses mains tremblaient. Elle croyait réellement ce qu'elle était en train de me raconter...
– Es-tu bien sûr de vouloir cela ? répéta-t-elle d'une voix faible.
Quelque chose de noir et rapide bondit sur la table... Le rat. Il s'avança vers moi en me fixant de ses petits yeux haineux.
– Monsieur Jenkins ! cria-t-elle.
Le rat s'immobilisa à contre-cœur et il s'apaisa quand Élise vint lui gratter la tête. Elle releva ensuite les yeux vers moi en souriant.
– Tu me prends pour une folle, n'est-ce pas ? La folle au rat. Alors, dis-moi... T'es-tu intéressé à quelqu'un d'autre pendant ces dix années ? – Non... – Et tu as sombré dans l'isolement. Tu as laissé tomber tes études. Tu n'as jamais trouvé un boulot fixe. Tu t'es laissé glisser dans une langueur maladive dont tu n'es jamais sorti et il ne s'est pas passé un jour sans que tu penses à moi... Crois-tu vraiment que tout ça soit arrivé par hasard ? – Qu'est-ce que tu veux dire exactement ?
Elle réprima un nouveau rictus d'exaspération. Ses yeux n'exprimaient plus qu'un sentiment de colère contenue, elle s'énervait de ne pas parvenir à me convaincre de son discours délirant...
– Tu le sais déjà au plus profond de toi... Mais tu veux me l'entendre dire. Eh bien... La jalousie de mon maître est une épée de Damoclès qui pèse bien lourdement sur ma psychologie. Il n'aime pas les humains, il s'en méfie, et il déteste par-dessus tout constater que l'une de ses adoratrices est distraite par l'un d'eux. Pendant dix ans, j'ai fait rempart entre ton psychisme et sa haine... Et pour y parvenir, je n'ai pas pu faire mieux que te laisser sombrer dans la mélancolie et le regret. J'en suis désolée...
Je n’ai pas su trouver quelque chose à répondre...
– Mon maître est un être d’une grande fatuité mais également d'une puissance incommensurable. Je ne peux pas te donner une idée de ce qu'il est vraiment et ça n'a pas d'importance de toute façon. Il faut juste que tu comprennes qu'il n'existe rien de plus dangereux que lui dans cet univers... Nous sommes en très mauvais termes depuis dix ans... depuis que je t'ai épargné...
Elle eut un petit rire ironique.
– Tu penses avoir souffert ? Eh bien, tu n'imagines pas ce que j'ai dû endurer pour te protéger. Il m'a fallu une patience infinie et une attention de tous les instants. Mais mes rituels deviennent chaque jour moins efficaces. Je suis en train de perdre la partie... Son venin coule dans mes veines, dans mon esprit... Je m'étiole... Je suis mourante... La seule option qu'il me reste est de rompre l'engagement. Mais se séparer de mon maître n'est pas une petite affaire... Est-ce que tu me suivras ? demanda-t-elle d'une voix angoissée.
À nouveau le silence.
– Tout ce que j'ai fait depuis dix ans, je l'ai fait pour toi, siffla-t-elle. Il aurait été bien plus confortable pour moi de rester sous sa grâce...
Elle eut une expression abominable.
– Il aurait été beaucoup plus simple de respecter mes obligations. Il aurait été beaucoup plus simple de t'égorger...
Elle se mordit les lèvres et baissa les yeux. Ses larmes commencèrent à couler.
– Est-ce que tu me suivras ? – Je te suivrai où tu voudras...
Et dans l'instant, la buse toujours fichée sur le toit du marché des Douves prit son envol et se mit à tournoyer au-dessus de nos têtes. Et j'ai cru entendre Élise murmurer :
– Le sort en est jeté...
Le rapace plongea droit sur nous. J'entendis un glapissement abominable, la table se renversa et je me sentis rouler au sol... La buse s'éloignait déjà, ses serres crispées sur le corps hurlant du rat... En me relevant, la vision d’Élise, décomposée, pleurant amèrement, me stupéfia.
– Il était mon seul ami. J'espère bien que je l'ai pas trahi pour rien, cracha-t-elle en me lançant un regard noir. Il faut partir maintenant. Nous ne sommes plus en sécurité. Nous ne serons plus jamais en sécurité...
Alors, j'ai suivi son pas rapide, mon cerveau brinquebalait dans toutes les directions mais pour la première fois depuis dix ans je me sentais bien, si bien, je sentais son corps à mes côtés sur le trottoir, je voyais ses bottines mépriser les flaques d'eau... Un hurlement terrifiant m'a subitement déchiré l'esprit, une plainte odieuse, désespérée, un son d'une noirceur abominable, atroce et que j'avais le sentiment d'être seul à entendre... Élise s'immobilisa et tourna vers moi son visage accablé dans un pauvre sourire...
– Non. Moi aussi je l'entends gémir...
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