I – Le noviciat
Une fois encore, je me retrouve à baigner dans mon propre sang. Mais je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. J’ai mal exécuté l’exercice, je l’ai raté, le geôlier a bien fait de me punir. La vitre teintée de la cellule s’éclaircit, il doit y avoir du soleil dehors, ça me donne envie. Je vais reprendre l’exercice et d’ici quelques jours je saurai l’exécuter parfaitement. Alors, le geôlier me laissera sortir quelques minutes, je pourrai prendre quelques inspirations à l’air libre, voler au printemps son odeur. Dans une semaine j’aurai vingt ans et dans un mois il sera trop tard pour pleurer sur mon sort. On ne peut pas rester plus de quatre ans au noviciat. Il ne me reste plus que quelques jours pour obtenir mon diplôme et échapper à la mise au rebut. Il faut serrer les dents en pensant à demain, à ce que pourrait être ma vie si mon dossier était enfin validé par la commission. Un studio bien à moi, une baie vitrée, une terrasse en béton de neuf mètres carrés : le rêve. Il faut que je montre au geôlier que je le mérite.
***
Les dernières nuits ont été agitées. Je me suis souvent réveillé à trois heures du matin. Peut-être connaissez-vous cette petite pointe d’angoisse qui vous fait émerger en quelques secondes d’un rêve anxieux dont il ne vous reste aucun souvenir et vous empêche de vous rendormir pendant plusieurs heures. La dernière fois, le docteur avait dit que c’est un symptôme de la dépression. Il ne faut pas que je m’inquiète. Il avait dit aussi que voir le soleil plus souvent arrange généralement la situation. J’ai repris l’exercice en détail, dix fois, cent fois… Je saurai quoi faire quand ce soir le geôlier me présentera un nouvel adolescent. Je saurai me jeter sur lui et le mettre au sol. L’exercice ne sera réussi que si je parviens à le soumettre en moins de trente secondes. Tous les coups sont permis mais c’est pas aussi simple que ça en a l’air. À seize ans à peine, ils sont déjà sournois, endurcis et bien entraînés. Je vais faire un petit somme, me détendre et relire encore une fois les vingt-sept pages du polycopié. On a les idées plus claires quand on est bien reposé.
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Je me suis réveillé vers dix-sept heures, c’est parfait, ça me laisse encore un peu de temps pour me concentrer et faire mes exercices d’autosuggestion. J’ai fait le point sur mon échec de la semaine dernière, j’ai analysé et compris ma faiblesse. Le geôlier m’a surpris et c’est une faute de se laisser surprendre. Il faut être capable d’anticiper et si les circonstances ne laissent pas ce loisir, agir en s’adaptant à la situation. Agir, c’est le plus important, c’est le message qu’il a voulu me faire passer. Mais comment aurais-je pu prévoir qu’il amènerait une jeune fille ? Ça m’avait complètement déstabilisé. Ses yeux remplis de larmes, la terreur qui la faisait frissonner, ses bégaiements… J’étais resté à la regarder comme un imbécile, comme un faible… Quelques secondes plus tard seulement, quand la porte s’était rouverte, j’avais compris que le geôlier n’était vraiment pas content. Attrapant la gamine par le bras, il l’avait propulsée hors de la cellule dans un geste de rage qui m’avait horrifié. J’ai cru qu’il allait la casser en deux. J’entends encore ses hurlements de peur. Ensuite, il avait revêtu son tablier en cuir et fait quelques gestes d’échauffement pour s’assouplir les muscles. Ça, quand il le fait dans la cellule, ça veut dire qu’il est vraiment fâché. Mais il m’avait ensuite corrigé sans animosité, j’avais senti qu’il était plus déçu qu’autre chose, ses coups portaient mais il ne les appuyait pas. Il s’était ensuite assis sur l’une des deux chaises sans dire un mot, les bras croisés, le temps que je me nettoie au lavabo et que j’arrange un peu mes hématomes et mes coupures.
– Ça ne peut plus durer très longtemps, Roderic, et tu le sais très bien. Tu n’as plus que quelques jours pour réussir l’exercice…
J’avais baissé les yeux tristement. Je sais ce qui arrive à ceux qui échouent.
– Il faut t’appliquer davantage. J’ai fait de bons rapports sur toi, tout peut encore aller bien. Mais il faut que tu réussisses l’épreuve de soumission. Si tu y parviens, tu dépasseras les quatre-vingt pour cent, l’icône de ton dossier deviendra verte et je pourrais enfin le présenter à la commission. Pense à demain, pense à tout ce qui va changer quand tu quitteras le noviciat, quand tu auras ton appartement. De meilleurs repas, l’air frais, le ciel à perte de vue toute la journée, des voisins avec qui échanger des propos et même la possibilité de prétendre à un partenaire sexuel. Allez, fais un effort…
Son bras droit s’était alors abattu sur mon épaule. J’avais eu mal parce qu’il m’avait frappé à cet endroit mais j’étais parvenu à ne pas frémir. Cette familiarité était destinée à m’encourager, je devais sourire, montrer que j’avais compris son geste…
– S’ils sont au noviciat, c’est qu’ils ont réussi les sélections, d’accord, mais ils sont trois classes en dessous de toi, ce ne sont que des adolescents, tu dois parvenir à les contraindre. Tu dois parvenir à les soumettre à ta volonté. – Oui, geôlier.
Il avait soupiré.
– Appelle-moi Vidulic, je te l’ai dit plusieurs fois déjà. – Oui, Vidulic.
Là, il s’était levé en secouant la tête de désespoir.
– Seuls les forts survivent. Et tu n’es pas doué, tu n’es vraiment pas doué pour la force… Tu sais apprécier les problèmes, prendre du recul, analyser, c’est vrai… mais ça ne suffit pas. Tes qualités t’ont sauvé la mise jusqu’à présent mais il faut que tu démontres que tu sais ne pas être faible, que ton caractère est bien trempé…
Il avait laissé planer un silence.
– Je ne t’ai pas beaucoup frappé parce que le cœur me manque. Je t’aime bien, Roderic, tu le sais, n’est-ce pas ? Alors fais un effort, anticipe, réfléchis… Je n’ai pas envie de perdre mon meilleur étudiant.
***
C’est très dur de vivre à l’isolement. C’est pourquoi on a une récréation tous les deux jours. Ce n’est pas mixte, les filles sont éduquées dans d’autres bâtiments. On sort dans la cour centrale, accompagnés des geôliers auxiliaires, et on a le droit de sympathiser avec les autres étudiants, de faire des plaisanteries. On se connaît tous depuis le plus jeune âge. Évidemment, on est chaque année moins nombreux, c’est un peu déprimant. Avant, d’après ce qu’on m’a appris pendant ma formation, le monde était différent, il n’y avait pas de territoires mortels, interdits, et les gens ne vivaient pas de la même façon. C’était plus facile. Notre univers a rétréci. La morale officielle dit que nous payons les erreurs et la vanité de nos ancêtres. Mais je ne pense pas que nous soyons plus vertueux que nos aïeux. Les circonstances ne sont tout simplement pas les mêmes, nous avons moins qu’eux pour vivre et il faut donc s’organiser différemment. Si j’avais l’occasion d’avoir plus eh bien je prendrais, je serais insouciant et narcissique comme mes pères. Mais ça, je ne peux pas l’expliquer à Vidulic, ce serait même contre-productif. Je vais avoir vingt ans, je dois résolument m’avancer sur le chemin de ceux qui survivent. Faire ce qu’on me dit de faire. Ne pas avoir d’états d’âme. Ne plus penser à ceux qui n’ont pas eu la chance de pouvoir entrer au noviciat. Il n’y a pas assez pour tous. Seuls les forts survivent.
***
Une fois encore, Vidulic n’a pas respecté les règles, mais il en a le droit, c’est lui le formateur. Un type de trente ans, plus grand que moi et musculeux, a fait irruption dans ma cellule. Ce coup-ci, je ne me suis pas laissé surprendre, j’avais l’expérience de la semaine passée, agir quoi qu’il advienne, ne pas me laisser perturber. Je l’ai chopé d’entrée avec un coup violent à la tempe avant même que la porte soit refermée, c’est très efficace, c’est même classé parmi les trois meilleurs entames dans le polycopié. Si vous appuyez suffisamment votre coup, l’adversaire sera au minimum étourdi, ce qui vous procure un avantage décisif. Un quart de seconde plus tard, je m’étais déjà légèrement incliné pour le saisir sous les aisselles et le projeter contre le mur du fond. Ça s’est arrêté là, je n’ai pas eu besoin de me jeter sur lui au sol, le hurlement de douleur et le craquement indiquaient que j’avais réussi l’exercice. Le geôlier a immédiatement rouvert la porte pour laisser les brancardiers évacuer le corps gémissant. Je n’ai ressenti aucune compassion pour ma victime, moi aussi j’y suis passé il y a quelques années. Certes, tous ne s’en remettent pas mais ça fait partie de la sélection, il faut juste en avoir conscience avant. On n’est pas pris en traître. Seuls les forts survivent.
***
J’ai de la chance, il y a du soleil aujourd’hui.
– Pas trop quand même.
J’émerge de mes pensées pour rendre au geôlier le vaporisateur. Il sourit. L’effet du produit euphorisant est instantané, c’est ça qui l’amuse.
– Tu vois, j’ai eu raison de te pousser, je ne le fais pas avec tout le monde, j’aimerais que tu en aies conscience.
Je ne réponds pas. Je suis bien trop occupé à regarder l’horizon. Au-delà du petit bois en contrebas, il y a une colline et derrière la colline le ciel à perte de vue. Je me sens mieux que je n’ai jamais été.
– Quand même, vous avez exagéré… Un adulte, c’est pas autorisé, on n’en parle nulle part dans le polycopié… – J’ai fait ce que je pensais être bon pour toi. Dès aujourd’hui tu quittes le noviciat pour une cellule de transition. Tu auras un accès extérieur, c’est pas encore grand luxe, hein, mais tu pourras te promener sur la coursive à ta convenance, en toute liberté. Je transmets ton dossier rapidement, c’est une formalité, il faut juste que la commission valide mes conclusions. Ne t’inquiète pas, c’est déjà plié.
J’entends sa voix comme une petite musique agréable, c’est dû au produit que je viens d’inhaler, je le sais, c’est nouveau pour moi. Seuls ceux qui ont terminé le noviciat y ont droit.
– On est combien exactement, Vidulic ?
Il soupire, agacé.
– La colonie ne peut plus accueillir que cent mille personnes depuis la Grande Panne qui a failli l’emporter voici cinquante ans. C’est pourquoi la sélection est si… rude. Nous sommes condamnés à être des combattants. Pour le bon fonctionnement de la colonie, bien sûr, mais aussi pour pouvoir envoyer se battre contre les groupes de sauvages qui harcèlent nos défenses des hommes qui ne douteront pas. Qui ne reculeront pas, qui n’éprouveront aucune peur devant ces animaux. La direction sélectionne des individus déterminés et prêts à se sacrifier pour la colonie. Prêts à se sacrifier au travail et à se sacrifier contre l’ennemi. C’est pourquoi seuls les forts survivent. – Mais la Grande Panne, c’était il y a longtemps, et la direction a annoncé que le Plan de Réparation est en bonne voie, qu’il arrivait à terme… Vous ne pensez pas qu’on pourrait être plus nombreux ? – Roderic…
Sa voix est devenue douce, mélancolique…
– Ce ne sont pas des informations auxquelles on a accès. La direction ne communique pas sur la sélection. Parce que c’est démoralisant.
Le regard de Vidulic se perd, son air est grave, presque inquiet… C’est la première fois que je ressens de la faiblesse chez lui.
– Écoute, si tu réussis une carrière brillante, si tu montes dans la hiérarchie, tu pourras un jour poser ce genre de questions à la direction et même critiquer une règle. En attendant, abstiens-toi. Ça ne peut que te porter tort. Dans une semaine, tu commenceras ton stage et dans un an tu auras un emploi. Ne te fais pas remarquer les premières années.
Il va diriger mon stage, c’est la procédure habituelle. J’ai choisi l’administration. Ça correspond à mes qualités. Je vais devenir contrôleur, et si tout se passe bien gestionnaire d’ici cinq ans. Le monde de l’administration, c’est le monde de la surveillance. Surveiller le ciel, les nuages, prier pour que de nouvelles pluies acides ne viennent pas ronger l’acier. Surveiller les défenses, ne pas laisser un coin à enfoncer à ceux qui vivent comme des bêtes à l’extérieur, ces petits groupes d’errants qui nous envient, qui envient ce que nous avons su conserver. Et aussi surveiller les habitants de la colonie, faire en sorte qu’il n’y ait aucun relâchement, que la discipline demeure un art de vivre. Dans les faits, nous ne faisons que de la maintenance, c’est pourquoi il faut être vigilant. Le travail, c’est toujours routinier et fastidieux mais on ne peut pas se permettre de perdre un seul appareil, un seul robot. Le réseau et les machines, c’est le plus important, notre survie en dépend. Si j’ai bien compris la situation, on en est réduit à fabriquer les pièces de rechange nous-mêmes et je ne suis pas certain que tout soit encore remplaçable. Les échanges avec l’extérieur… Vidulic me dirait sans doute que c’est une des questions à ne pas poser.
***
– Il est trop curieux. – On n’est jamais trop curieux à son âge, c’est normal, madame.
La directrice Juliana se tourna vers ses collègues, guettant leur approbation. Ils baissèrent la tête presque à l’unisson et Vidulic ressentit une nouvelle fois tout l’ascendant qu’elle possédait sur eux. Une femme de trente-cinq ans pleine d’assurance, sans failles, d’une intelligence prodigieuse… mais déstabilisante, glaçante, plus froide que la mort. Le geôlier sentit son regard finalement s’arrêter sur lui, lui qui contemplait le sol, et il se fit la réflexion bizarre qu’il n’aurait pas pu passer plus de cinq minutes avec elle en tête à tête sans avoir envie de prendre la fuite…
– Qu’en pensez-vous ?
L’un des directeurs se leva et s’éclaircit la voix un instant.
– Eh bien ! le geôlier Vidulic nous a présenté un bon rapport. – Merci, monsieur. – Mais j’émets moi aussi une défiance quant à l’individu. Qu’il soit curieux n’est pas un problème en soi, cela peut même devenir une qualité, pour peu qu’il soit encadré correctement. Ce qui pose question, ce sont les raisons qui l’ont amené à l’être. Et là, geôlier, c’est de votre responsabilité. La curiosité, ce n’est pas vraiment ce que nous attendons en priorité pour résultat de votre travail. Vous devriez sans doute remettre en question vos méthodes pédagogiques.
Vidulic sentit une légère pointe d’angoisse lui traverser l’esprit…
– Contrôlez cette émotion qui enlaidit votre visage, c’est répugnant. Nous allons accepter le dossier de votre étudiant mais je pose une réserve concernant votre abnégation et vos méthodes. Vous serez contrôlé quatre fois cette année. – Oui, monsieur.
Vidulic s’inclina et sortit de la pièce un peu trop vite, mal à l’aise. La directrice Juliana se leva alors lentement et patienta quelques secondes, jouissant du silence glacial qu’elle imposait aux autres directeurs.
– La procédure impliquait une décision collective, vous avez été un peu hâtif, cher collègue… Enfin, je rappelle juste la règle, ça n’a pas beaucoup d’importance…
Elle fit quelques pas vers la fenêtre, les mains derrière le dos.
– Je pense qu’il est de toute première urgence d’ouvrir une enquête sur le geôlier Vidulic.
II – Sous nos pieds se dérobe le monde
Le stage a commencé il y a deux semaines et je m’émerveille chaque jour un peu plus de mon nouveau mode de vie. Je commence ma journée à neuf heures, j’essaye d’apprendre vite et de travailler dur, et je me retrouve libre comme l’air à partir de dix-sept heures. À vrai dire, la notion de loisir me déconcerte encore un peu, il y a trop de choses et beaucoup d’entre elles me sont complètement inconnues. Pour le moment, je me contente d’aller me promener tous les soirs, je commence à bien connaître tous les espaces publics de la colonie et souvent je m’arrête pour prendre un verre sur la grande terrasse de la Tour Centrale, à presque cent mètres de hauteur. Et lorsque la nuit tombe, je rentre pour dîner au restaurant qui m’a été attribué. Il y en a une centaine en tout et on y prend ses repas trois fois par jour. Toute restauration privée est interdite, il n’y a aucun magasin, les ressources sont réparties par la commission d’approvisionnement. Vidulic a changé, je trouve… Il est devenu encore plus sympathique et affable à mon endroit, et à vrai dire, je n’aime pas tellement ça, la familiarité me désarçonne… Je ne dois pas m’inquiéter. C’est nouveau mais je m’y habituerai. Ce qui me trouble vraiment, par contre, ce sont cette nervosité, cette désorientation qui accompagnent chacun de ses gestes depuis le premier jour du stage. Je ne comprends pas ce relâchement, cette faiblesse, chez lui qui m’avait toujours semblé un homme appliqué et sans failles. Je n’ose pas lui demander de détails mais quelque chose ne tourne pas rond. Des problèmes avec sa compagne peut-être. Quoique j’ignore s’il vit en couple, je ne me suis pas encore autorisé à lui poser des questions aussi personnelles. Le stage se passe vraiment très bien alors je ne vais pas aller le gêner ou le froisser. S’il a envie de me dire quelque chose, il le fera.
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J’ai sans doute trop familiarisé avec Roderic, le rappel à l’ordre de la direction m’en a fait prendre conscience. Ce n’est bon ni pour lui ni pour moi. Pour le moment, ils ne parlent que de contrôles mais la visite médicale inopinée d’hier soir me laisse craindre le pire. L’examen qu’ils m’ont fait subir a été horrible. D’abord la piqûre dans la nuque, la douleur du liquide froid qui prend possession de vos veines, de vos muscles, de votre esprit… Puis quelques exercices psychomoteurs pour vérifier que tout va bien et enfin le passage au néo-scanner. Depuis quelques années, les neurologues racontent que les jolies couleurs sur les graphiques des résultats permettent d’identifier les mentalités déviantes ou susceptibles de l’être. Je crois qu’ils sont devenus fous. Les rapports des dernières années ne me présentaient déjà pas comme un exemple d’abnégation et de conformité mais à présent je sais que je suis vraiment dans la ligne de mire. Un solitaire qui ne participe pas suffisamment aux activités culturelles, un goût certain pour l’autonomie… La frontière est étroite qui conduit aux critères considérés comme déviants. Il faut faire amende honorable, être encore plus prudent encore que je ne l’ai jamais été, rentrer dans les bonnes grâces de la direction. Je suis resté célibataire et je n’ai pas demandé l’autorisation de me reproduire. En fait, les enfants s’en vont trop vite, on ne peut profiter que des premières années, avant qu’ils soient complètement pris en charge par la colonie. Mes parents n’ont jamais été que des ombres sans visage, des fantômes qui me réveillent encore la nuit, et c’est pourquoi je n’ai voulu infliger cette situation à personne. Mes dispositions pour la pédagogie ont été remarquées pendant ma formation et m’ont permis de progresser dans l’administration éducative. Devenir geôlier principal, ce n’est pas rien, c’est un poste envié. Un niveau entier, le dernier du noviciat 17, trois cents étudiants sous ma responsabilité. Depuis la Grande Panne, la communication de la direction s’est réduite à peau de chagrin. Il y a une omerta sur le bug qui a failli emporter le réseau et nous a fait perdre un grand nombre de robots. Ils ont alors élaboré un plan de production destiné à les remplacer tous, et qui n’est pas encore achevé, mais je soupçonne qu’une bonne partie de cet engagement n’est que de la propagande… En attendant des jours meilleurs, leur méthode, officieuse, constitue à éliminer dix pour cent d’une classe d’âge. Les formateurs doivent donc trier pour sélectionner les nouvelles forces vives dont les qualités seront bénéfiques à la survie de la colonie. Tous les enfants sont soigneusement étudiés et on commence à se débarrasser des inutiles à l’âge de quinze ans, c’est-à-dire au concours d’entrée au noviciat. Ceux qui échouent sont discrètement évacués vers l’extérieur même si au fil des années, c’est devenu un secret de Polichinelle, une rumeur terrifiante qui sert les intérêts de la direction. On donne aux recalés une carte vieille de cinquante ans où sont répertoriées les autres poches de survie, un petit paquetage et on les fait sortir au milieu de la nuit, en file indienne, par groupes de vingt ou trente… La première colonie indiquée sur la carte, si elle existe encore, est indiquée à plus de cent kilomètres. Je ne sais pas si quelqu’un a déjà réussi à progresser aussi loin. Mes rapports falsifiés m’ont permis d’épargner beaucoup plus d’étudiants que le nombre attendu d’ordinaire, et je l’ai fait en sachant que je me ferais prendre, qu’un collègue remarquerait forcément un jour les anomalies dans les registres du réseau. J’espérais seulement que ce soit le plus tard possible. Le ravin se rapproche. S’ils ouvrent une enquête, et c’est ce qu’ils vont faire en toute logique, ils découvriront mes falsifications et ce sera fini pour moi. Il faut que je trouve un moyen de contacter Roderic. Il est déjà repéré comme déviant potentiel alors qu’il a à peine encore commencé son stage et s’ils m’arrêtent, ils l’arrêteront également, je n’ai aucun doute là-dessus. La direction est capable de tout. Et surtout du pire.
Vidulic posa son stylo, plia la feuille de papier en deux, et la rangea avec les autres, cachées entre les pages d’un gros roman relié. Souvenirs de la maison des morts. Selon la quatrième de couverture, un auteur russe. Du temps d’avant.
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Ça m’ennuie que Vidulic ne soit plus mon responsable de stage, c’est la seule personne que je connaisse vraiment un peu… Je n’ai pas compris pourquoi ils l’ont remplacé au bout des trois premières semaines. Le dernier jour, quand il m’a annoncé qu’un autre formateur prenait la relève, il m’a glissé un papier dans la main, avec un numéro inscrit dessus. Je ne pense pas que ce soit réglementaire. Et j’hésite à appeler le numéro. Aucun échange n’est vraiment confidentiel dans la colonie. Je pense que je m’adapte bien à ma nouvelle vie, mon appartement, le lit qui se rabat contre le mur, la terrasse merveilleuse qui me permet d’admirer chaque soir le coucher du soleil… Mais à vrai dire, je suis un peu déstabilisé par l’éviction de Vidulic, je n’aime pas mon nouveau responsable, il est sec comme un coup de trique, cassant, toujours désagréable… Il ne m’aide pas et j’ai parfois l’impression qu’il souhaite me voir échouer. Alors, je fais très attention à la procédure, je ne veux lui laisser aucune occasion de me signaler, de produire un rapport qui me ferait sortir du jeu. Il reste dix mois de stage, le risque est encore grand. Vidulic était amical, juste, positif… Trop familier sans doute mais il m’appréciait, il éprouvait de l’affection pour moi. Autrefois, les enfants étaient élevés par leurs parents jusqu’à l’âge adulte. J’aurais aimé connaître les périodes anciennes. Et j’aurais aimé que mon père ressemble à Vidulic. Je vais laisser passer quelques jours pour réfléchir. Après tout, Vidulic est quelqu’un de prudent, s’il m’a donné ce numéro, c’est qu’il contrôle la situation sans doute… J’hésite, je ne sais plus trop quoi penser…
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Il s’est manifestement passé quelque chose que je n’ai pas compris… Hier matin, un camarade stagiaire m’a affirmé que Vidulic était sur la touche, en disponibilité, et qu’une enquête a été ouverte… Ça me fait peur parce que je ne sais exactement en quoi consiste une enquête mais le condisciple qui m’a fait la révélation m’a dit qu’en général, ça n’annonce rien de bon. Il prétend également que la direction va s’intéresser en détail à tous ses anciens étudiants ce qui expliquerait l’attitude hostile et inquisitrice de mon nouveau formateur…
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Je me suis résolu à te faire parvenir ce message puisque tu ne te décides pas à appeler le numéro. Je n’aurais pas pris ce risque si la situation n’était pas à ce point désespérée. Hier, ils ont fouillé mon appartement et je vais être arrêté dans les prochains jours. Tu le seras également. Crois-moi, Roderic, tu vas être jeté en prison et exécuté très prochainement si tu ne tiens pas compte de ce message. La seule chance qu’il te reste, c’est de me rejoindre. Je vais bientôt partir avec quelques autres que j’ai fait prévenir parce que je les pense également menacés. Il y a cent cinquante ans, la fondation de la colonie ne fut pas une petite affaire. Les architectes avaient privilégié le site et négligé la nature des sols. Les premiers bâtiments de plus de dix étages se sont effondrés et la moitié de la colline avec eux. Notre sous-sol est aujourd’hui un vrai dédale parce qu’en plus des cavités formées par les éboulements, il y a les très nombreux tunnels que les pères fondateurs ont fait creuser pour récupérer des matériaux. C’est là que je te donne rendez-vous, dans le corridor auxiliaire 23. Le plan que je dessine ci-dessous t’y conduira sans encombres, j’en suis sûr, tu es très débrouillard. Tu m’y trouveras dès ce soir avec ceux qui ont accepté de partir avec moi. Nos chances de survie à l’extérieur ne sont pas gigantesques mais elles ne sont pas nulles non plus. Nous disposons d’informations récentes sur les autres poches de survie, des informations que la direction ne souhaite pas diffuser à l’intérieur de la colonie. Il y a un ailleurs possible. Tu seras déstabilisé en lisant ces quelques mots et je le comprends parfaitement. Garde seulement à l’esprit que la direction sera impitoyable. Le Parti se renforce en s’épurant. La formule est d’un personnage ancien dont j’ai oublié le nom. Ne tarde pas, Roderic, ils vont agir très vite, tu n’as plus rien à espérer ici…
***
– La situation a évolué. – Développez. – Eh bien ! nous avions deux déviants potentiels. Nous pouvons à présent nous passer du qualificatif. Personnellement, je pensais que le geôlier principal Vidulic avait juste une petite baisse de forme mais les vérifications ont donné des résultats affligeants. J’ai fait contrôler son appartement il y a deux jours et les enquêteurs ont découvert qu’il possédait une bibliothèque privée, de vieux bouquins qui tombent en poussière. Rien de bien grave quant au fond des textes, ce sont essentiellement des romans anciens, mais notre geôlier a pris l’habitude de tenir un journal et en dissimule les feuillets bien numérotés à l’intérieur des livres. Leur lecture nous a appris qu’il doute de la pertinence de certaines règles, il y a même des passages insultants envers la direction. Il est clair qu’il est responsable du comportement déviant de son étudiant, on pourrait même dire que c’est un projet réfléchi. Il est de votre responsabilité de l’empêcher de nuire dans les plus brefs délais…
La directrice Juliana se retourna brutalement vers le chef de la police et son regard mauvais le fit frissonner.
– Et vous pensez sans doute qu’il est de la vôtre de me dire ce qu’il convient de faire ?
Le chef de la police baissa piteusement la tête.
– N’oubliez jamais qui vous a tiré du ruisseau puant où vous croupissiez pour vous élever vers la lumière. Vous seriez encore aujourd’hui un minuscule fonctionnaire si je ne m’étais pas penchée sur votre cas. – Oui, madame. – Nous avions déjà mis le formateur Vidulic en disponibilité. Je le ferai officiellement démettre de ses fonctions demain matin. C’était une erreur de le promouvoir geôlier principal. J’ai appris ce matin que depuis son entrée en fonction, il a eu un taux de déviance proche des cinq pour cent parmi ses étudiants. Le cahier des charges des éducateurs n’en tolère que deux. – J’ai fait investiguer à ce sujet. Il a réussi à trafiquer le chiffre, c’est pour ça que c’est passé inaperçu. – Que voulez-vous dire ? – Il est parvenu à entrer dans la base de données, c’est très inquiétant. Nous avons consulté un expert informaticien qui a déclaré, ce sont ses termes, que Vidulic « était capable de péter un code ». Je ne sais pas ce que ça veut dire mais ça ne me plaît pas du tout. – Les informaticiens forment une petite coterie insupportable. Ils ont trop tendance à penser qu’on ne peut pas se passer d’eux. Nous avions été contraints de prendre des mesures il y a vingt ans. Peut-être serait-il bon de nous pencher sur leur cas à nouveau. – Il est possible que nous ayons affaire à une opération de sabotage de plus vaste ampleur, madame, voire même à un complot révolutionnaire. Il serait avisé de faire arrêter tous les anciens étudiants du geôlier Vidulic pour vérifications. – Vous aurez vos instructions demain matin. Les autres directeurs sont prévenus, nous tiendrons une réunion de crise dans la soirée. J’ai bien peur que le délitement des mentalités soit plus général, il y a eu d’autres incidents ces dernières mois. Monsieur le chef de la police, je pense que vos équipes risquent d’être fort occupées ces prochaines semaines.
***
Vidulic n’a pas menti, le sous-sol de la colonie est un vaste fouillis de gravats, de cavités, de couloirs creusés dans la roche et il est infesté par ces nouvelles plantes lugubres capables de se développer dans la pénombre, sans jamais voir la lumière du jour. Leur couleur violet foncé est hideuse, on raconte qu’elles sont carnivores, les plus grandes capables d’ingérer des souris, mais c’est peut-être seulement une légende… Je transpire depuis déjà deux heures dans le dédale des corridors et des éboulements. Le point de rendez-vous n’est plus très loin à présent si j’en crois le schéma de Vidulic.
J’espère que j’ai pris la bonne décision.
Des voix. Devant moi, à trois cents mètres peut-être, des bruits de pas, des chuchotements dont le bruit est amplifié par les parois du souterrain. J’avance, je me rapproche. Ils sont une trentaine peut-être, au bout d’une tranchée en pente qui zigzague pour rejoindre leur campement, une cinquantaine de mètres en contrebas. Il sont tous équipés de sacs à dos volumineux et certains semblent porter des armes. Vidulic me sourit, il me fait signe, je l’ai reconnu dès que j’ai entamé la descente. Je m’immobilise sur une petite plateforme intermédiaire pour reprendre mon souffle.
J’espère que j’ai pris la bonne décision.
Les lance-flammes sont entrés en action juste après que les miliciens aient balancé les grenades sidérantes et les lacrymos. Je vois les corps des déviants se tordre dans des hurlements épouvantables et les larmes me viennent aux yeux. Une main se pose sur mon épaule. Je me retourne et je suis surpris de voir que c’est la directrice Juliana. Elle s’est déplacée en personne pour contrôler la bonne exécution de l’opération.
Épilogue
– Vous avez pris la bonne décision, aspirant Roderic, n’en doutez pas une seconde, votre loyauté envers la colonie sera récompensée comme il se doit. Vous êtes la preuve vivante qu’un étudiant suffisamment fort mentalement peut résister aux propos séditieux de son instructeur.
J’ai bien perçu l’ironie dans le ton de sa voix, que j’entends comme dans un rêve.
– N’éprouvez aucune pitié pour ceux-là, ils étaient une menace pour la survie de la colonie, il faut savoir arracher les mauvaises herbes. – Oui, madame.
Je ne sais pas trop quoi lui répondre, je concentre toute mon énergie à essayer de ne pas frissonner. Ils m’ont fait craquer au matin du deuxième jour d’internement, quand le milicien inquisiteur a demandé à son subalterne d’aller chercher la fiole d’acide… Heureusement pour moi, j’avais eu la présence d’esprit de ne leur pas mentir jusqu’alors, de seulement jouer au type surpris… Ça m’a permis de m’insurger de leur méfiance pour faire ensuite état d’un certain nombre de rumeurs, en sachant pertinemment qu’ils les connaissaient déjà presque toutes… et de bien naïvement les orienter vers le sous-sol de la colonie… À son regard, j’avais compris que le milicien inquisiteur n’était pas dupe mais il n’avait aucun élément matériel contre moi, j’avais eu la prudence de faire disparaître les messages de Vidulic.
– Puis-je remonter à présent, madame ? – Oui, vous pouvez. La commission concernée se réunira demain pour décider de votre promotion. J’aime m’entourer de personnes talentueuses, de gens comme vous, vous savez ? Il est possible que vous entriez dans mon équipe de travail dans les prochaines semaines… – Merci, madame. – Vos informations étaient recoupées par d’autres sources mais c’est quand même un peu grâce à vous si les miliciens sont venus investiguer par ici… me sourit-elle.
Je me demande si elle ment. Ils m’ont envoyé en éclaireur et je pense plutôt qu’ils m’auraient abattu comme un chien s’ils n’avaient rien trouvé. C’est fait, c’est derrière moi. Il ne faut pas que je m’inquiète. Je retourne vers la lumière. J’ai été fort. Je ne suis pas laissé troubler par la sensiblerie, cette sensiblerie que Vidulic a essayé de m’inculquer et qu’il paye aujourd’hui. J’essaye de faire fuir la culpabilité, la douleur, mais la petite voix s’incruste, ne veut pas partir. Je sais déjà qu’elle me poursuivra jusqu’à mon dernier souffle. Vidulic avait fini par oublier le principal. Seuls les forts survivent.
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