Présentation
En cette fin d’après-midi, Nolwenn Sullivan faisait les cent pas dans sa cuisine. Elle ne pouvait s’empêcher de regarder la pendule murale toutes les minutes. L’homme qu’elle attendait avait déjà plus d’un quart d’heure de retard. Cela l’énervait. Elle se dirigea vers la fenêtre et écarta d’un geste vif les rideaux. La tringle plastique plia et faillit se décrocher. Nolwenn regarda à l’extérieur.
La rue était déserte et silencieuse. À l’ouest le soleil disparaissait derrière la grande barre d’immeubles. Le ciel se teintait d’un mélange de couleur pastel. Nolwenn ne put s’empêcher de penser à l’artiste qui avait imaginé une telle harmonie. Le rose côtoyait le mauve, qui lui-même se dégradait pour donner une lumière orangée. On ne savait distinguer le jour finissant de la nuit naissante. Elle remarqua que les candélabres étaient déjà allumés, diffusant une faible lumière qui attirait quand même un nuage dense de moucherons et de papillons.
Pour tenter de se calmer, Nolwenn ouvrit le réfrigérateur et attrapa la bouteille de lait. Puis dans le placard elle se saisit d’un grand verre et du sirop de fraise. Depuis son enfance le lait-fraise était sa boisson favorite. Avec une précision de chimiste elle fit couler une dose mesurée de sirop et y versa le lait. Lentement, elle porta le verre à sa bouche et avala une longue gorgée douce et sucrée. Puis machinalement elle passa la langue sur sa lèvre supérieure.
L’heure tournait toujours. Déjà vingt minutes qu’elle attendait. Elle avalait la dernière gorgée, lorsqu’elle entendit le bruit d’un moteur diesel qui s’engageait dans le lotissement. Nolwenn se releva, déposa le verre vide dans l’évier et écarta de nouveau les rideaux, avec cette fois-ci un peu plus de délicatesse. À travers le vitrage, elle aperçut un Berlingot usé qui roulait au pas. La voiture ralentit et stoppa devant l’allée en gravillon du pavillon.
Après une manœuvre rapide, un homme trapu sortit du véhicule et hésita à s’engager un peu plus dans l’allée. Il tenait dans sa main un papier froissé qu’il n’arrêtait pas de lire. Il releva les yeux et regarda le nom qui était écrit sur la boîte aux lettres. Nolwenn tapa du bout des ongles sur le carreau de la cuisine. L’homme tourna la tête dans sa direction et la regarda. La jeune femme lui montra de l’index la porte d’entrée et lui fit comprendre qu’elle viendrait lui ouvrir.
- Mademoiselle Sullivan ? demanda l’homme en tendant la main. - Oui. Vous voilà enfin, vous êtes en retard ! - Enchanté, Mademoiselle. Je suis Fabrice Maturne. Veuillez m’excuser, mais j’ai été pris dans un embouteillage à cause d’un accident. Voiture contre moto. - Vous auriez pu appeler ! - Malheureusement, la batterie de mon téléphone est à plat. - C’est pas de chance. Bon, j’espère que ce n’était pas trop grave. - Je ne sais pas, quand je suis passé, il n’y avait plus que des traces de freinage, un peu d’huile recouverte par de la sciure et quelques morceaux de verre. - Ah ? Bon ne restez pas là. Le froid commence à descendre. Nous serons mieux à l’intérieur pour discuter.
Nolwenn s’effaça et Fabrice entra dans le couloir. La jeune femme, profitant de la lumière du lustre, dévisagea son hôte. Il était petit avec un peu d’embonpoint, une petite tête sur de larges épaules le faisait ressembler plus à un déménageur qu’à un scientifique. Étonnamment, son visage était fin avec des traits féminins. Il avait de grands yeux bleus et un petit nez légèrement retroussé. Ses lèvres étaient fines et légèrement pincées. Seule une barbe de quelques jours remettait un peu de masculinité à son visage. Nolwenn repassa devant et l’invita à le suivre.
Ils se dirigèrent dans le salon. C’était une pièce de taille correcte et simplement décorée. Nolwenn désigna le canapé vert pomme et invita Fabrice à s’y asseoir. Puis, elle lui proposa un verre, mais le scientifique refusa poliment. Nolwenn fit glisser une chaise et s’assit en face de son interlocuteur.
- Tout d’abord, Monsieur Maturne… - Fabrice ! - Bien Fabrice, mais de votre côté appelez-moi Nolwenn.
Fabrice opina de la tête.
- Je vous disais donc, merci de vous être déplacé jusqu’ici et de prendre mon problème au sérieux. - Je vous en prie. Avant de faire le tour de la maison, j’aimerais refaire un point sur la situation. Prenons le temps de reprendre l’histoire au début. - Oui, c’est vous le spécialiste. Donc j’ai pris contact avec vous pour un problème que je ne m’explique pas. Depuis quelques semaines, la nuit, j’ai l’étrange sensation d’une présence dans ma chambre. Il m’arrive de ressentir un souffle tiède ou alors de percevoir un murmure inaudible. J’allume alors la lumière. Et là rien. Personne. - Nolwenn, cette présence vous semble être menaçante ? - Je ne sais pas. En tout cas, il ne m’est jamais rien arrivé. - Pensez-vous avoir affaire à un Esprit farceur, un Poltergeist ? - Un quoi… ? - Un Poltergeist. Il s’agit d’un Esprit malveillant, coincé dans une dimension qui ne lui convient pas. Il se manifeste en déplaçant et en cassant des objets, des meubles, de la vaisselle. Bien souvent il y a aussi les bruits, comme le feraient des pierres tombant dans votre maison. - Il peut y avoir des grattements ? s’inquiéta Nolwenn. - Parfois oui. Vous en avez entendu ? - Oui dans le grenier. - Nous vérifierons ça. D’autres manifestations ? - Oui, lorsque j’allume la lumière, je vois le rocking-chair qui se balance. - Intéressant. Allons vérifier ça tout de suite. - Attendez, il y a une dernière manifestation bizarre. Tous les matins, il y a une goutte d’eau près de mon lit.
Exploration
La chambre était une pièce rectangulaire d’environ vingt mètres carrés. Face à la fenêtre, un lit deux places adossé à une cloison revêtue d’un papier peint de style japonais. Le lit était recouvert d’une couette épaisse, sur laquelle trônaient des dizaines d’animaux en peluche. Du côté droit, une petite table de chevet, où l’on trouvait une lampe en bronze avec un abat-jour en vitrail dans la pure tradition art déco. À côté, une boîte de mouchoir en papier et un livre de poche épais, duquel sortait un marque-page. - Ça c’est un bon livre, fit remarquer Fabrice en reconnaissant la couverture. - Pardon ? - Je disais que le livre que vous lisez et excellent. - Vous l’avez lu ? - Bien sûr, j’adore Ken Follett. J’ai lu « Les piliers de la terre » il y a déjà plusieurs années. Il vous plaît ? - Je le trouve captivant. Je ne le lis pas, je le dévore.
Après un silence interminable, Nolwenn ajouta :
- Voici le rocking-chair. - J’avais remarqué, plaisanta Fabrice.
Le scientifique s’approcha de la grande chaise en osier recouverte de coussins moelleux. Il la fixait sans bouger. Il était concentré et absent. Nolwenn n’osa pas le déranger. Puis il se baissa, et examina le parquet.
- Intéressant, finit par déclarer Fabrice. - Vous avez trouvé quelque chose ? - Pas vraiment, mais j’ai ressenti un sentiment étrange près de la chaise. Comment vous dire, disons que j’ai éprouvé une grande tristesse. Je ne saurais vous expliquer pourquoi. - Vous êtes peut-être médium. - C’est possible. J’en sais rien en fait. Mais ce n’est pas tout. Approchez-vous Nolwenn.
La jeune femme se rapprocha du scientifique et comme lui s’agenouilla. Fabrice passa son index sur une tache au niveau du sol.
- Ça ne part pas. Dites-moi, Nolwenn, est-ce l’endroit où il y a la goutte d’eau ? - Oui, précisément. - J’en étais sûr. Approchez un peu plus. Là. Si vous regardez mieux, vous apercevrez que ce n’est pas une simple tâche. Mais à cet endroit, il semble que la couche de vernis qui protège le parquet commence à s’abîmer. Je dirais que non seulement il y une goutte d’eau tous les matins, mais qu’elle tombe aussi toujours au même endroit.
Fabrice leva les yeux au plafond.
- Y a-t-il quelque chose au-dessus de nous ? demanda-t-il. - Rien, ce sont des combles perdus. - Pouvons-nous y jeter un coup d’œil ? - Bien sûr.
Ils retournèrent dans le couloir. Nolwenn tira sur une cordelette qui pendait du plafond. Une trappe s’ouvrit dans un grincement métallique, indiquant que les charnières n’avaient pas été graissées depuis longtemps. En même temps, une échelle de meunier se déplia. Fabrice y monta lentement.
- Il n’y a pas de lumière ? questionna-t-il. - Non, il y a une lampe de poche que je laisse sur la droite.
Il se saisit de la lampe torche et commença à balayer la zone qu’il estimait correspondre à la chambre. Il sursauta. Quelque chose venait de bouger dans le fond. Puis, soudain, il éclata de rire.
- Eh bien, il se pourrait que je vienne de résoudre votre problème de Poltergeist. - Que voulez-vous dire ? demanda Nolwenn inquiète. - Rien. Ce que vous entendez gratter est sûrement dû à cette souris qui vient de s’enfuir. - Et vous dites que ce n’est rien ! Je déteste ces bestioles. - Mettez une tapette avec un bout de fromage et vous en serez débarrassée.
Le scientifique continua son inspection. Il examina le toit et ne détecta aucun problème particulier et la surface de la laine de verre qui tapissait le sol ne comportait aucune trace d’humidité.
- Alors, demanda Nolwenn. - Rien. Il n’y a pas de fuite dans la couverture. Donc l’eau qui se trouve sur le parquet de votre chambre ne provient pas d’ici. Je redescends tout de suite et j’installe les appareils.
Préparation
Fabrice retourna dehors. Il ouvrit le coffre de son Berlingot et commença par y dégager un diable robuste. Puis méthodiquement, il sortit quatre flight cases plus ou moins lourds. On pouvait d’ailleurs se faire une idée précise du poids, rien qu’en mesurant la forme de la grimace qui déformait sa bouche. Enfin, il plaça sur les boîtes quelques câbles et rallonges.
Il fit rouler le diable jusqu’au salon, et se mit à déballer des appareils électroniques.
- Je vais mettre la base d’observation ici, dit-il en désignant la grande table. J’équiperai la chambre ensuite. - Fabrice ? Je peux vous demander ce que vous allez installer ? - Bien sûr. Commençons par cet appareil qui ressemble à une table de mixage de sonorisation. Elle me permet de piloter toutes les machines que je mettrai dans votre chambre. - Et qu’allez-vous mettre dans ma chambre, demanda Nolwenn d’un ton gêné ? - Votre curiosité est naturelle. Je vais mettre, tout d’abord, une caméra infrarouge. Avec cette caméra je recevrai une image colorée suivant l’intensité de la source de chaleur qu’elle détecte. Un corps chaud se matérialise par une tache rouge et au contraire un corps froid sera bleu. - Comme sur les robinets, fit remarquer la jeune femme. - Oui, observation pertinente et tout à fait intéressante. Cette seconde caméra est équipe d’un viseur de mon invention. Elle me permet de détecter l’aura des personnes et surtout celles des fantômes et esprits. - Et comment ça marche ? - C’est assez compliqué. Croyez-vous en dieu Nolwenn ? - Je suis agnostique. - C’est pas grave. L’église nous apprend que nous sommes entourés par un halo lumineux invisible à l’œil nu. Cependant, il existe des signes qui trahissent son existence. Par exemple, lorsqu’une personne étrangère s’approche de vous, je suis sûr que parfois vous ressentez un malaise incompréhensible. En fait c’est à cause de vos auras qui se mélangent et qui sont incompatibles. Je ne sais pas si je me suis bien fait comprendre ? - Ça va. J’ai pigé l’essentiel. - Bien. Et pour terminer l’inventaire, je vais placer ce dictaphone à déclenchement automatique. Dès que l’appareil détecte un bruit il se met en route et enregistre ce que capte le micro. J’espère que vous ne ronflez pas, plaisanta Fabrice. - Non, je ne crois pas. Et moi je fais quoi dans toute cette histoire ? - Vous ne changez rien à vos habitudes. Vous vous coucherez et vous dormirez. Je vous surveillerai depuis le salon. - Ça ne va pas être facile. Je suis si nerveuse que je ne suis pas sûre de pouvoir dormir cette nuit. - Ne vous inquiétez pas Nolwenn. J’ai tout prévu. Allez au boulot.
Après avoir installé et testé tout son matériel, Nolwenn proposa à Fabrice de dîner avec elle. Il accepta volontiers car le sandwich qu’il avait avalé au déjeuner ressemblait déjà à un lointain souvenir. Au milieu du repas, le scientifique sortit de la poche de son pantalon une petite boîte, qui ressemblait à celle qui enfermait les pellicules photographiques, avant qu’elles ne soient remplacées par des cartes mémoire. Il fit sauter le bouchon et tendit une petite pilule à Nolwenn.
- Avec ça vous dormirez mieux. - C’est quoi ? demanda la jeune fille. - C’est un léger somnifère. Mais ne vous inquiétez pas, c’est juste pour vous détendre et vous déstresser.
Nolwenn l’avala. Le reste du dîner se déroula dans le silence. Puis Fabrice l’aida à débarrasser la table et à faire la vaisselle. Puis au premier bâillement, il proposa à la jeune femme d’aller se coucher.
Observation
Fabrice s’installa devant son écran de contrôle et actionna l’interrupteur. Une image neigeuse apparue doucement. La chambre était vide. Puis, la porte s’ouvrit et Nolwenn entra. Il ne vit qu’une silhouette rouge éclatante. Il la regardait s’approcher du lit, soulever la couette et s’y glisser. Fabrice trouvait la jeune fille assez mignonne. C’était son style de fille. Une petite brune aux cheveux mi-longs. Un visage longiforme et des yeux bleus pénétrants.
Quelques minutes après, il remarqua que la température du corps de Nolwenn avait baissé. Elle devait maintenant dormir. Fabrice savait qu’il devait se montrer patient. Il sortit de ses affaires un thermos et se servit une tasse de café fumant.
Les deux premières heures furent extrêmement calmes. Il commençait à s’ennuyer et se demanda si la jeune femme n’avait pas affabulé. Avait-elle réellement subi un phénomène paranormal ? Fabrice faisait déjà ce travail depuis quelques années et dans plus de la moitié des affaires il n’avait relevé aucun phénomène étrange.
Il était plongé dans ses réflexions quand il remarqua sur l’écran un petit point lumineux qui apparaissait dans le coin gauche. Fabrice vit la lumière planer au-dessus de Nolwenn. Le manège durant environ une trentaine de secondes, puis le point se dirigea vers le rocking-chair. Il se fixa et commença à grossir pour ressembler à une forme humaine. La chaise bougea légèrement. La forme s’approcha de l’oreille de Nolwenn. Elle resta penchée un petit moment puis se redressa rapidement. Puis soudain, plus rien. L’écran montrait la chambre telle qu’elle était cinq minutes auparavant.
Solution
Le lendemain matin, Nolwenn et Fabrice s’installèrent devant toutes les machines. En introduction, le scientifique lui fit un compte-rendu oral du phénomène qu’il avait observé et enregistré. Puis, pour illustrer ses propos il lui montra la vidéo. Nolwenn, surprise, semblait captivée et effrayée.
- Ce n’est pas tout, déclara le scientifique. - Quelles autres surprises vous me réservez ? demanda Nolwenn, inquiète. - Nous avons l’image, mais aussi le son.
Fabrice attrapa le magnétophone, recala la bande et appuya sur le bouton de lecture. Au début, on entendait un souffle parasite assez gênant. Puis le grincement léger du rocking-chair sur le parquet rompit le silence. Quand soudain une voix masculine et distincte murmura :
- Bonsoir Nolwenn… Je suis près de toi… Dors bien… Je t’aime… - Mon dieu ! hurla la jeune fille. C’est la voix de Christian. - Qui est Christian ? interrogea Fabrice. - Christian est, enfin était, un de mes collègues de travail. Nous nous appréciions beaucoup, et nous aimions partager la pause de midi. Nous avons même fait quelques soirées ensemble. - Comment est-il mort ? - Christian était musicien dans un petit groupe de rock. Un soir, après un concert dans un pub de la région, deux mecs un peu éméchés commencèrent à se battre. Christian tenta alors de les calmer et s’interposa. Seulement, il n’avait pas remarqué que l’un des deux avait, entre temps, sorti un couteau à cran d’arrêt. Il reçut trois coups. Le temps d’appeler les secours, Christian est mort dans l’ambulance qui l’amenait aux urgences. - Ça alors, c’est pas de bol ! Mais ce n’est pas tout. J’ai analysé la goutte d’eau qui se trouve au pied de votre lit. C’est du liquide lacrymal. - Vous voulez dire que c’est une larme ? - Tout à fait.
Conclusion
Ce soir-là, Nolwenn se coucha comme d’habitude, mais au lieu de s’endormir elle patienta dans le noir.
Soudain, la chaise se mit à grincer. Elle se blottit dans sa couette. Puis, elle entendit la voix de son collègue à l’oreille, répétant la même phrase que la veille. À ce moment, Nolwenn alluma la lumière. La chaise cessa immédiatement son mouvement de bascule. Puis, au milieu de nulle part, elle vit une larme se former.
La larme se mit à tomber vers le sol. Nolwenn l’attrapa et la serra dans son poing. Elle fixa le vide et dit :
- Christian, pourquoi ne me l’avoir jamais dit ? Je t’aime aussi.
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