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Comme c’est agréable de rentrer à la maison et de boire quelques bières directement au goulot. L’alcool a cet étrange pouvoir de noyer mes peines et de les rendre supportables. Je me lève de ma chaise et je dénoue le nœud de cette cravate qui m’enserre le cou. Je la sens glisser le long du col. Elle se libère mollement et finit sa course sur le plancher en bois sombre. Je ne prends pas la peine de la ramasser.
La bouteille vide se brise au contact de ses consœurs. Je ne mesure plus ma force. La tête me tourne et mes pieds se dérobent. Je retourne m’asseoir. Sur la table, j’attrape mon paquet de cigarettes. Le contact du filtre sur mes lèvres a toujours été agréable, mais cette fois-ci c’est différent. Je repense à mon ami Laurent qui à cette heure dort pour l’éternité dans un caveau du cimetière du Père Lachaise. J’hésite à tourner la molette qui déclenchera une étincelle à la pierre neuve de mon Zippo. Le poison, qui a tué mon ami, m’a épargné jusqu'à aujourd’hui. Je ne veux pas finir comme lui, un tuyau planté dans la gorge et relié en permanence à une bonbonne médicale.
Mes yeux s’embrument. Il faut que je fasse l’effort de me relever et d’ouvrir une nouvelle bière. La capsule saute en libérant cette traditionnelle odeur houblonnée. La gorgée que j’avale immédiatement, m’arrache une toux violente. Mes poumons se révoltent et se manifestent en me procurant une désagréable douleur au niveau du torse. Je réalise à ce moment là que je ne dois pas cacher ce chagrin. Je dois le libérer.
Je verse le reste de la bouteille dans l’évier qui l’avale sans protester. Je quitte la cuisine et je me rends dans la petite cabane que j’ai fait construire dans le fond du jardin. Au dehors, la température a quelque peu chuté et le soleil se cache derrière d’épais nuages noirs comme l’enfer. En engageant la clef dans la serrure, je ressens un sentiment étrange qui pourrait ressembler au trac. Je sais qu’en ouvrant cette porte je ferai un saut dans le temps et que je me souviendrai de tout. Tout ce que j’avais cherché à oublier. La porte s’ouvre en grinçant et toutes les images s’animent devant mes yeux qui se couvrent déjà d’une pellicule de larmes.
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L’été 1976 avait été particulièrement chaud et les journaux annonçaient une sécheresse sans précédent. Nous avions décidé de partir sur la Côte d’Azur pour tenter de décrocher quelques cachets dans les bars et soirées estivales. Quand je dis « nous » je veux parler de mes amis. La musique était toute notre vie. Je les revois, en cet instant, comme s’ils se tenaient devant moi. Yann, le plus jeune, battait la mesure avec la rigueur d’un métronome. Xavier enchaînait des accords complexes sur le manche de sa six cordes. Je me suis toujours demandé comment il faisait pour ne pas s’emmêler les doigts. Quant à moi je martelais ma basse jusqu’à m’en faire des ampoules. Et bien sûr, Laurent nous unissait en posant une voix puissante sur nos mélodies.
Nous écumions les bars le long de la côte. Malgré les nombreux refus, nous restions motivés comme au premier jour. Notre obstination finit par payer. Nous nous vîmes offrir un contrat lors d’une soirée privée.
Le concert fut parfait. Nous ne nous attendions pas à une foule si dense. Nous nous délectâmes des applaudissements qui accompagnaient chaque fin de morceau. Cela nous amenait un surplus de motivation et nous cherchions à chaque note la perfection. Pendant que je jouais, j’avais remarqué une jeune fille blonde. Elle me plut immédiatement. J’avais plusieurs fois senti son regard se poser sur moi et je ne pouvais m’empêcher de détourner le mien. J’avais si peur de me noyer et de me perdre dans la profondeur de ses yeux azurés. Je devais à chaque instant libérer mon esprit et me concentrer sur le rythme qu’imposait la caisse claire de Yann.
En descendant de l’estrade qui faisait office de scène, je me dirigeai vers le buffet. Une montagne de nourriture, digne de satisfaire Pantagruel, s’étalait devant nous. Des dizaines de saladiers débordaient de riz, de poivrons ou de tomates. Sur la droite, d’énormes plateaux de charcuterie et de viandes froides finirent par me faire saliver. Je me retournai pour attraper une assiette, lorsqu’un contact doux et parfumé m’arrêta dans mon élan. La jeune fille blonde était devant moi. Je sentis immédiatement une vague de chaleur traverser mon corps pour terminer sa course sur mon visage. Je pense que lorsque je rougis de la sorte, il est facile de me comparer à un homard que l’on sortirait de l’eau bouillante. Vaguement, je bafouillai deux ou trois mots en espérant qu’ils soient compréhensibles. La jeune fille blonde sourit et me tendit une assiette. Elle me proposa de la remplir et m’invita à venir m’asseoir près d’elle.
Il paraît que l’amour donne des ailes. Dans ma situation, j’avais plutôt l’impression du contraire. Au début, elle me complimenta sur notre musique. Je ne pouvais que remuer la tête, tels ces gadgets en forme de chiots que l’on voit parfois à l’arrière des voitures. Puis, rapidement elle s’intéressa à ma vie. Elle me questionna sur mes passions, mes envies et me confia les siennes. Nous partagions beaucoup de choses, mais nos différences nous complétaient. J’ai toujours pensé que l’harmonie d’un couple était due essentiellement à nos divergences plutôt qu’à nos points communs. Quel intérêt peut-on avoir à vivre avec son double ?
J’étais heureux.
Nous fûmes interrompus par l’arrivée d’une autre fille. Elle se pencha à l’oreille de sa copine et lui murmura je ne sais quoi. Je suppose que ce devait être drôle car les deux filles étouffèrent une soudaine envie de rire. Elle arracha un bout de la nappe et y inscrivit son prénom et son numéro de téléphone. Puis elle posa ses lèvres sur le papier. Un baiser rouge sang me dévoila la part de mystère qui l’entourait encore. Mon premier amour se prénommait Sandrine.
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Nous nous revîmes trois jours plus tard. Laurent et moi avions envie d’aller voir Taxi Driver à la séance de quinze heures. Ce jour-là la température se faisait de plus en plus lourde et le bitume commençait à fondre sous la chaleur estivale. De gros nuages menaçants s’accumulaient dans le ciel de Provence et l’on pouvait deviner qu’un orage se préparait.
Je faisais les cent pas devant la cabine téléphonique. Un agent des PTT me regardait effectuer mon manège. Je commençais à attirer l’attention. On aurait pu croire que je préparais un hold-up. Je relus pour la millième fois, le numéro que je connaissais par cœur. J’approchai du combiné. Mon cœur battait si fort que je pouvais entendre le sang remonter le long de ma veine jugulaire. Je fis tourner le cadran du téléphone. Une petite sonnerie m’indiqua que la ligne de mon correspondant était libre. Sandrine décrocha rapidement et fut heureuse que je l’appelle. Elle accepta immédiatement de nous retrouver au cinéma.
La pénombre complice de la salle me redonna les ailes qui me manquaient tant l’autre soir. Alors que j’y repense aujourd’hui je me demande si je ne devrais pas ranger ce souvenir au plus profond de ma mémoire et l’oublier totalement. Non, il faut le conserver. C’est tellement risible. Le film avait commencé depuis un bon quart d’heure, lorsque je fis mine de bâiller en étirant mes bras le plus haut possible au-dessus de ma tête. En les rebaissant je laissais mon bras gauche s’enrouler autour du cou de Sandrine. Elle se blottit contre moi, et j’ai dû revoir le film plusieurs années plus tard pour en connaître l’histoire.
- 4 -
Les vacances touchaient à leur fin. J’avais vécu un moment merveilleux avec cette jeune fille blonde. Je crois être sincère quand je dis que notre relation n’était pas un simple flirt. Nous avions tissé des liens et commencions à parler d’unir nos vies un jour. Nous imaginions déjà notre future maison, la couleur des rideaux aux fenêtres et la balançoire dans le jardin. Nous entendions déjà le rire de nos enfants et nous avions déjà trouvé leur prénom. Malheureusement ce rêve ne se réalisa jamais. Il se transforma même en cauchemar.
Ce samedi-là, nous avions décroché notre dernier concert de la saison. J’avais demandé à Sandrine de nous y accompagner. Sur la scène nous accordions nos instruments et nous faisions les derniers réglages au niveau des amplis. Plus l’ambiance s’échauffait, plus le trac montait. Sachant qu’on ne pouvait plus reculer nous nous avançâmes sur le devant de la scène et Laurent annonça le premier titre.
Tout se passait bien. Après un premier set plutôt rock nous fîmes une pause. Le patron nous offrit les bières et nous fûmes contents de nous désaltérer. Je fis comprendre à Sandrine que le groupe lui réservait une surprise. J’avais composé une chanson spécialement pour elle et nous allions la jouer pour la première fois.
Avant de remonter sur scène elle m’embrassa longuement. Laurent fit la présentation des membres du groupe et dédicaça ma chanson à Sandrine. Au lieu de prendre la basse, je sortis une guitare folk et passai la sangle autour de mon cou. Je fis sonner les cordes une à une pour contrôler la justesse. Machinalement mes doigts se posèrent sur le manche en palissandre et commencèrent leur danse savante. Après l’intro, Xavier repris l’arpège que je jouais pour me permettre d’enchaîner des accords mineurs. Laurent attendait le bon moment pour placer le texte que j’avais écrit.
Le premier couplet fit place au refrain. « Oh bébé, comme je t’aime » murmurai-je dans le micro qui me servait aux chœurs. C’est à cet instant que tout bascula. La porte du bar s’ouvrit brutalement. Un type entra dans la salle et s’adressa à moi. Il était très en colère. Son haleine sentait le whisky bon marché et ses bras portaient des traces de piqûres.
-Salaud… Salaud, répétait-il. Pourquoi t’es venu dans le coin ? Tu ne pouvais pas rester chez toi ? hurlait-il. Sandrine est à moi. Elle a rien à faire avec un mec dans ton genre.
Je tentai de répondre, mais Sandrine me fit signe de me taire. Elle s’approcha de l’autre gars et lui parla. Je n’entendais pas ce qu’elle lui disait, mais elle devait trouver les mots justes car je le voyais hocher la tête. Puis, il sembla se calmer et s’éloigna. Nous allions reprendre le morceau quand il se retourna et me menaça d’un pistolet automatique. Il pressa la détente. La détonation résonna dans nos amplis, relayée par la sensibilité des micros.
La balle m’était destinée et j’étais résigné à m’effacer ce soir. Je compris qu’elle ne m’atteindrait jamais quand je vis Sandrine s’effondrer sur le sol froid. Je jetai la guitare et me précipitai vers elle. L’autre type était parti en courant et avait disparu.
Le vide s’était fait autour de nous. Je l’enserrai dans mes bras. Elle ne réagissait déjà plus à mes caresses et à mes baisers. Ses longs cheveux blonds, se déversaient sur le carrelage. Ils étaient si soyeux et sentaient bon la camomille. Je déposai un dernier baiser sur ses lèvres rouge sang et je murmurai à son oreille.
« Oh bébé, comme je t’aime. »
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