Galerie Rafla, tard la nuit.
Deux livreurs traînent un sarcophage en bois à travers la salle d’exposition. L’un, fluet, fait mine de pousser – il est dans la posture oblique d’une personne qui pousse, sur la pointe des pieds, mais ses muscles sont au repos et son visage impassible – tandis que l’autre, gros et costaud, tire en ahanant.
Ensommeillé dans un sofa ottoman ayant appartenu au khédive Ismail, je réceptionne un arrivage d’antiquités. À ce moment-là, j’ai seulement hâte de rentrer à la maison où tante Odile doit s’inquiéter. Je ne me doute pas que je prendrai bientôt la plume pour rapporter des faits extraordinaires. Mais n’anticipons pas ; je veux revivre les événements dans l’ordre de leur déroulement.
– Ça y est, il est en place, annonce le gros après un dernier effort. On amène le suivant, monsieur Elinar ? – Hein ? fais-je, pour chasser les brumes de mon esprit.
*
Ils reviennent avec un deuxième sarcophage. Plus volumineux que le premier. Ils sont à la peine, et pour finir le sarcophage n’avance pas.
– Tu pousses comme il faut ? demande le gros. – Comment veux-tu que je sache s’il est immobile ? – C’est quoi ce raisonnement ? – Ben oui, pousser c’est exercer une force pour déplacer quelque chose. Si la chose ne bouge pas, on ne peut pas mesurer la force exercée. – Ouais. Mais on peut mesurer ton idiotie ; la moquette doit simplement faire des plis. Essayons de soulever un peu ce fichu bahut, dit le gros en empoignant le sarcophage par ses entrailles. À mon signal… Et hop !
Si horizontalement on ne sait jamais qui du pousseur ou du tireur met plus de cœur, verticalement c’est manifeste : un seul côté s’élève… Du coup, le couvercle glisse, dévoilant une forme blanchâtre à l’intérieur du sarcophage ; le livreur fluet pousse un cri d’horreur et donne des claques à l’aveuglette pour chasser l’apparition. Désarçonné, le gros lâche prise et le sarcophage lui tombe dessus dans un grand fracas.
– Aïe aïe aïe ! Qu’est-ce qui t’a pris ? demande-t-il en se tordant de douleur. – Une mo-mo… – Une quoi ?
Sur ces entrefaites le sarcophage se démantibule et une momie sort d’entre les planches en époussetant ses bandelettes.
– Une momo ! confirme le gros et brusquement remis sur pied, tel un joueur de football qui faisait le mort et voit passer le ballon, il file, suivi du fluet.
*
La momie se tâte le crâne et trouve au sommet le nœud qui retient les bandelettes. Elle essaye de le défaire. J’analyse la situation méthodiquement, comme tante Odile m’incite toujours à le faire, à petits pas, de déduction en déduction. Le procédé de momification s’est perdu de nos jours. Ce personnage en face de moi n’est donc pas une véritable momie. S’il en a l’air, sans l’être, c’est qu’il porte un déguisement. Or on se déguise pour ne pas être reconnu. Comme les cambrioleurs. Mais pourquoi s’en ferait-il d’être reconnaissable s’il est déjà dissimulé dans un sarcophage ? Ainsi empêtré dans les dédales de ma logique, je lâche, découragé :
– Cul-de-sac…
La momie sursaute en m’entendant. Et se met à parler d’une voix caverneuse :
– HL F MKS ? – Je ne comprends pas ce que vous dites. Mais que vous me parliez dans une langue inconnue écarte l’hypothèse du cambrioleur. Un cambrioleur s’exprimerait dans une langue que je connais, ou ne dirait rien… – HL F MKS ??? – Ne vous fâchez pas ! D’accord, vous êtes une momie. Je vais tenter de décrypter vos paroles. Votre intonation est interrogative. Que peut bien me demander une momie ? Où nous sommes ? Dans la galerie Rafla d’antiquités, à Batroun, sur la côte libanaise, autrefois Batruna. – BTRN’… – Ah, ça vous dit quelque chose ? Batruna, fondée il y a près de 3000 ans par le roi Ithobaal… – TBL… – Ithobaal ? Vous le connaissiez ? C’est stupéfiant… Pour en revenir à votre question, vous voulez peut-être savoir qui je suis. Elie-Léonard, l’homme à tout faire de la galerie Rafla. On m’appelle Elinar. Ça remonte au service militaire. On faisait l’appel des nouvelles recrues : Elinar ! Elinar ! Longtemps, personne ne répondait. Nous nous regardions les uns les autres avec suspicion. Brusquement, j’ai compris que mon nom avait été déformé et je me suis manifesté. « Monsieur retrouve enfin la mémoire ? Il espérait se défiler du service militaire ?… » Pourquoi agitez-vous les doigts ? Ce n’est pas l’origine de mon prénom qui vous tracasse ? Vous mimez ce que vous voudriez me communiquer ? La symbolique m’échappe malheureusement. L’index et le majeur forment un V qui s’ouvre et se ferme, comme pour jouer au caillou-feuille-ciseaux des enfants. Écoutez, les adultes n’y jouent plus de nos jours ; 3000 années nous ont rendus plus cérébraux, plus conceptuels… Ah ? Voilà que l’index de l’autre main pointe sur le nœud qui retient les bandelettes. Pour que je vérifie s’il est bien fait ? Vous y allez à deux mains ; l’une me montre le nœud et l’autre joue du V. C’est une danse phénicienne ? – Ciseaux ! – Vous voulez une paire de ciseaux ? Et comment savez-vous dire ciseaux tout à coup ? je lui demande, interloqué. – Décrypter votre langue de vos paroles, dit la momie. – Ah oui ? Tout ce que je dis est tellement prévisible que vous en faites une traduction instantanée ? À la limite, ce n’est pas la peine de parler puisque vous savez ce que je vais dire. À moins que l’intonation ne vous oriente… – Cisoooooooooo ! – Bon, j’y vais pour les ciseaux. Du moment que je passe par la cuisine vous ne voudriez pas boire un peu d’eau ? Vous devez avoir soif après 3000 ans. Vous buvez au verre ou à la gargoulette ? – Cisooooooooooooo ! – J’y vais !
La momie coupe le nœud et commence à défaire les bandelettes, dégageant une longue chevelure noire, un front soucieux et des yeux curieux qui font le tour de la pièce et s’arrêtent sur moi. C’est un homme de mon âge, dans la trentaine.
– Gargoulette, dit-il, d’une voix ordinaire, que les bandelettes avaient auparavant étouffée.
Il vide une pleine gargoulette. Je trouve utile de lui fournir quelques explications :
– C’est une ancienne gargoulette de la reine Hatchepsout, une de nos pièces maîtresses. Normalement, je n’ose pas y toucher… – Pas la peine de parler ! – Ma parlote vous fatigue ? Je me tais. Je vais prendre des notes de tout ce qui vient de se passer. C’est assez prodigieux tout de même.
*
Je viens de terminer les notes précédentes, quand Boutros Rafla, comme tous les matins, à huit heures tapantes, parfumé à l’eau de rose, chaussures luisantes claquant sur le marbre, pénètre distraitement dans la galerie en parcourant les titres d’An-Nahar, et s’assied derrière son bureau.
– Elinar ! Où est mon café ?
La momie est en méditation, debout sur une seule jambe, les bras en T, de biais, en flamant à l’égyptienne. À l’entrée de la grande salle d’exposition, Boutros Rafla a posé le journal sur son bureau et regarde autour de lui, l’air surpris.
– Qu’est-ce qui se passe ici Elinar ? Quel est ce fouillis de planches dispersées par terre ? Ils livrent maintenant les sarcophages en pièces détachées ? Et cette statue est arrivée avec le lot ?
Ce disant, Rafla se lève et examine la momie en lissant les deux côtés de sa moustache, du geste qu’on fait pour agrandir les images sur un écran tactile.
– Drôlement bien exécutée ! La pose manque un peu de naturel, mais elle reste étonnamment réaliste. Il vient ce café ?
Je prépare le café turc, en épiant du coin de l’œil l’antiquaire qui tournoie autour de la momie, palpe ses cheveux et s’exclame :
– Incroyable ! Quelle souplesse ce cheveu. Les sculpteurs avaient en ces temps des secrets qui se sont perdus. – Pas y toucher ! gronde la momie. – C’est un modèle parlant ? me demande Rafla, surpris, tandis que j’arrive à pas précautionneux en tenant le petit plateau du café à deux mains, sans le lâcher des yeux, me demandant comment font les serveurs pour assurer l’horizontalité des plateaux d’une seule main, agencer la cafetière, le sucrier, la tasse, la cuiller, le petit verre d’eau de fleurs d’oranger, en fonction du centre de gravité, poser exactement là où il faut la paume de leur main… Elinar ! Je vous ai demandé si vous saviez que c’était un modèle parlant ! – Un modèle parlant ? Je ne sais pas monsieur Raflaaaaaaaaaaaaaaa, dis-je, en glissant sur un objet qui traînait par terre. Puis je traverse la pièce en multipliant les rétablissements miraculeux, sans verser une goutte de café.
Tout à coup je reçois une canne dans la poitrine. Mon plateau s’envole à travers la salle et la cafetière atterrit dans les jambes de Boutros Rafla.
– Tu me laisses passer toute la nuit folle d’inquiétude pour faire du patin à roulettes ! s’exclame la petite dame aux cheveux blancs qui vient de s’introduire dans l’agence. – Tante Odile !
*
Tante Odile inspecte les lieux.
– Bonjour monsieur, dit-elle en passant devant la momie. – Bonjour monsieur, répond la momie. – Moi c’est madame, fait tante Odile, la main sur le cœur. – D’accord ! – Il faut que je te raconte tante Odile…, lui dis-je, en la prenant à part. – Quoi ? Les choses sont claires. Tu as passé la nuit en compagnie de cette momie, sortie du sarcophage démantibulé. Époque phénicienne. Sa posture témoigne d’un état de profonde concentration. Manifestement, elle n’avait pas prévu de se trouver ici, ou plutôt en notre temps…
S’étant accroupi pour essuyer les taches de café sur son pantalon avec un mouchoir à carreaux mauve et blanc ramené du bazar d’Istanbul, Boutros Rafla aperçoit une figurine d’Astarté.
– Voilà sur quoi tu as glissé Elinar ! La figurine a dû tomber du sarcophage, dit-il, en esquissant un geste pour la saisir. – Pas y toucher ! s’écrie la momie. – Elle ne sait pas dire autre chose cette sculpture ? – ‘N SSM BN PDR ! – Ho ho ho, quelle camelote ! Le son s’est tout de suite détraqué. – L’homme vient de nous apprendre qu’il est Sasom fils de Pidar, traduit tante Odile, qui est experte en langues anciennes. – Vous lui direz que je suis enchanté, mais que ceci est mon lieu de travail et que je ne me préoccupe pas de son lignage, j’attends des clients pour un sarcophage à 600 000 dollars… Remarquez, une momie vivante, ça doit aussi valoir un paquet. C’était quelqu’un d’illustre ce Sasom ? – Un magicien, répond tante Odile. Son nom figure sur des amulettes découvertes à Arslan Tash. – Un vulgaire magicien ? Enfin, nous dirons qu’il était roi, personne n’y verra que du feu. Qu’en dites-vous Sasom ? Fifty fifty ? Choisissez le roi qui vous plaira. – Parlote fatigue ! explose le magicien, et quittant sa posture de flamant, il s’empare de la figurine d’Astarté et la brandit sous le nez de l’antiquaire en tonnant : Evra Kedebra !
Tandis que tante Odile précise qu’il s’agit de l’antique forme de l’abracadabra, Boutros Rafla se transforme subitement et successivement en déesse de la fertilité, en chapeau d’où sort un lapin, et en grenouille dans une gargoulette, avant de reprendre sa forme initiale. Mais il parle désormais à l’envers :
– ? fait m’avez vous que Qu’est-ce, dit-il en se retirant tout étourdi dans son bureau.
Le fils de Pidar nous ouvre alors les bras en signe d’amitié et de reconnaissance.
– Salut, salut, lui dit tante Odile toute guillerette, alors racontez-nous. Quelle est votre histoire ? – Bonjour monsieur. – Bonjour à vous, dis-je par politesse. – Bêta ! « Bonjour monsieur » est un rappel de sa méprise monsieur-madame : il nous signale ainsi un manque de vocabulaire. Puisqu’il est incapable de raconter son histoire dans notre langue, je vais lui demander de le faire dans la langue du pays de Canaan.
Et se tournant vers Sasom, tante Odile lui dit ‘NKLM BLD KNN.
– ‘B PDR… commence Sasom. – Bonjour monsieur. Qu’est-ce qu’il a dit ? – Tu permets que j’entende son histoire jusqu’au bout ?
*
Pidar, mon père, était prêtre-magicien d’Astarté à la cour du roi de Tyr Ithobaal. En tant que fils aîné, j’étais voué à sa succession. Il m’enseigna la divination dans le jeu de senet, la confection des amulettes et des talismans ; j’appris par cœur le rouleau des formules magiques de fertilité, de richesse, de longévité, de conjuration du mauvais œil, de la sécheresse, des invasions de sauterelles…
J’avais seize ans quand Ithobaal décida de fonder la ville de Batruna, à une centaine de lieues de Tyr. Mon père lui suggéra alors de me prendre dans son expédition.
– Il vous faudra un prêtre-magicien, majesté. Je pense que mon fils Sasom fera l’affaire. – Vraiment ? Très bien, je le mettrai à l’épreuve.
Mon père chargea l’âne de tout un attirail de statuettes, figurines érotiques, yeux d’Horus, fioles d’huiles, d’encens et baguette magique :
– Fais-en bon usage mon fils. Va, vole de tes propres ailes.
J’eus beau battre des ailes, je ne m’envolais pas. Rien ne marchait, ni sortilèges ni formules magiques. Parfois je tombais juste, mais dans l’ensemble mon taux de succès équivalait au taux de probabilité ordinaire de l’occurrence des événements, sans magie ou miracle.
Pour communiquer ces fâcheux résultats à mon père, sans trop l’alarmer, j’imaginai un mode de représentation sur axes coordonnés. Je lui envoyai le rapport sur papyrus par pigeon voyageur, en sollicitant ses conseils. Sa réponse fut succincte : « Je ne comprends rien à tes gribouillis. Que signifient ces bébés coupés en deux à la jugement du roi voisin, Salomon ? » Le pigeon repartit de mauvais gré avec mes éclaircissements : « Imaginez des bâtonnets à la place des bébés si ça vous est plus facile. Le fait est qu’ils naissent du sexe qui leur plaît sans tenir compte de mes incantations, donc avec un taux de réussite d’un demi-bébé. » De retour, à bout de forces, le pigeon me délivra ce mot réconfortant de mon père : « Bravo mon fils, te voilà déjà demi-magicien. »
Ce n’était pas l’avis d’Ithobaal. Il me convoqua. Très impressionnant en tunique pourpre sur son trône doré, entouré de prince Badezor et de princesse Jézabel. Il avait eu vent de mes échecs et me tenait pour un demi-charlatan. « Nous t’accordons une dernière chance. À ta prochaine faillite, nous te décréterons charlatan confirmé. »
N’osant plus pratiquer sur des humains, je me livrai à des expériences sur des lapins.
Au bout d’un temps, je progressais et il circulait beaucoup de lapins réussis dans le palais ; des roses, des géants, des parlant l’araméen. Mais aussi des non-voulus : estropiés, hébétés, édentés. Je n’y étais pas encore.
Jusqu’au jour où je découvris, en pulvérisant par mégarde un œil turquoise d’Hathor dans de la bouse de vache imprégnée de pigment de murex, une mixture prometteuse. Je l’administrai à un jeune lapin qui tomba instantanément dans une torpeur glacée. Au bout de six mois, je lui donnai une claque et il se remit à gambader. Je le mesurai : il n’avait pas grandi. Je répétai l’expérience sur des centaines de lapins, en variant les doses et les proportions. Au bout de quelques années, la potion de la jeunesse éternelle était au point.
Entretemps, Badezor avait succédé à Ithobaal, mon père s’était éteint fier de moi, je lui avais expédié la représentation d’un lapin complet sur axe coordonné, « Bravo mon fils, tu es devenu un grand lapin », et ma sœur Adlila m’avait rejoint à Batruna.
Il me restait à mener l’expérience sur un humain consentant, moi-même, avant d’affronter Badezor. Qui s’irritait de trouver dans tous les coins du palais des lapins statufiés.
Je laissai une lettre à Adlila, bien en évidence sur une chaise : « Sœurette, tu me trouveras dans un état de léthargie. J’ai absorbé une dose de l’élixir d’éternelle jeunesse pour en tester l’efficacité sur les humains. Il ne sera possible de me réveiller que dans dix ans, d’une bonne claque sur la joue. Mets donc un rappel pour l’an douze après Badezor. PS : je te laisse à la cuisine des boulettes de blé concassé au potiron et aux carottes. Bises. »
Ensuite, je bus l’élixir et le Temps disparut.
*
– Quelle histoire ! dis-je quand tante Odile en eut achevé la traduction. Mais tout cela ne nous explique pas comment Sasom se retrouve parmi nous.
Nous nous étions assis sur trois chapiteaux à feuilles d’acanthe. Tante Odile au centre brandissait sa canne comme un sceptre. Boutros Rafla s’essayait dans son bureau à parler à l’endroit. Derrière la vitrine de la galerie, Batroun s’animait.
– Avec un peu de psychologie, on peut déduire en partie ce qui s’est produit, dit tante Odile. Sasom avait découvert un procédé d’hibernation… – Bonjour monsieur. – … De jeunesse éternelle, comme vous le dites plus poétiquement. – D’accord. – Quand Adlila trouva son frère en état de léthargie et lut sa lettre, elle ne put résister à la tentation de le rejoindre dans son périple de jouvence. Elle prit la fiole contenant l’élixir et en avala une dose… Par la suite on les prendra pour morts et les ensevelira dans des sarcophages. Celui de Sasom sera déterré et détourné illégalement vers la galerie Rafla. La momie prendra une claque des livreurs maladroits, et nous y sommes. – Mais ma lettre ? demande Sasom. – Oui, renchéris-je, ceux qui les ont pris pour morts auraient dû trouver la lettre et comprendre ce qui s’était passé. – La lettre a disparu, c’est la seule explication. Adlila pourra nous dire ce qu’il en est advenu. – Adlila ? Mais où est-elle ? – Pas loin, en toute logique. Son sarcophage devrait côtoyer celui de Sasom. – Heu… j’aurais peut-être dû te signaler que j’ai reçu deux sarcophages hier soir. – Comment ? Et tu ne m’en disais rien ? s’empourpre tante Odile. – Je ne pensais pas que ça t’intéresserait ; je croyais que toute l’énigme résidait dans celui de Sasom. – Toute l’énigme c’est comment j’ai pour neveu un tel nigaud ! Ouvrons vite cet autre sarcophage !
Nous nous précipitons. Le couvercle résiste. Boutros Rafla s’approche d’un pas traînant.
– ! dollars mille cent six devrez me vous l’abimez vous Si. – C’est ça, on vous en donnera mille cent six dollars. – ! vie la de Jamais ? dollars six cent Mille, s’étrangle l’antiquaire. – Ah, c’est agaçant ce langage à l’envers. Vous n’avez pas d’antidote Sasom ? demande tante Odile.
Le magicien se souvient que ses lapins parlant l’araméen tenaient une carotte pour se faire comprendre des autres lapins. Il suggère d’essayer avec un miroir. Je déniche un miroir à main sidonien du Ier siècle. Boutros Rafla le tient comme un micro :
– Me revoici enfin à l’endroit, dit-il soulagé.
Entretemps Sasom a forcé le couvercle : une momie repose à l’intérieur. Il dénoue les bandelettes, révèle le visage.
– Adlila ! s’exclame-t-il. Écartez-vous, je manque d’espace pour lui donner une gifle.
La gifle retentit. Adlila remue mollement ses membres, souples et fins comme des lianes, et ouvre sur l’an 2016 des yeux brun miel d’une tendresse de gazelle. Elle interroge son frère :
– Sasom ! Qui sont ces gens ? – Des habitants de l’avenir sœurette. Voici Boutros Rafla l’antiquaire véreux, Elinar, un être maladroit et déboussolé, et sa virevoltante tante Odile. Figure-toi que nous avons traversé les siècles grâce à mon élixir et que nous restons jeunes à 3000 ans ! – Il n’y a pas de quoi pavoiser s’il faut ne pas vivre pour rester jeune ! lance Adlila en sortant gracieusement du sarcophage. – Si tu n’es pas contente, tu n’avais qu’à ne pas toucher à ma fiole ! – Qu’est-ce que tu croyais ? Que je vieillirais en m’extasiant sur ta mine de jeune lapin ? Il ne fallait pas me laisser ton breuvage sous le nez !
La jeune Phénicienne parle avec les mains et conclut sa réplique par un pied-de-nez. Son ardeur est fascinante au lever du sarcophage.
– Mais je t’avais laissé une lettre, s’impatiente Sasom. – Ta lettre a fini en plat à potiron. – Comment ? sursautent Sasom et tante Odile. Et même Boutros Rafla et moi, qui ne comprenons pas le phénicien et ne saurons ce qui s’est dit que plus tard, car Adlila illustre le potiron d’un joli geste arrondi et y glisse la lettre d’un tranchant de main de karateka. – Voici ce qui s’est passé : je me trouvais dans l’état premier de torpeur d’éternité, encore réceptive aux signaux sonores, quand j’ai perçu la voix de notre roi Badezor. « Observez leurs regards vitreux. C’est celui des lapins cobayes. Sasom a réussi ! L’élixir qui surmonte le temps fonctionne sur les humains ! La route pour l’éternité est ouverte !… Quelqu’un sait comment on fait pour les ranimer ? » Il était escorté de sa suite. L’un d’eux a sans doute soulevé le couvercle de la marmite, car une vive odeur de potiron s’est répandue. Le roi en a raffolé : « Hmmmm. Chambellan, servez-m’en un plat, a-t-il dit. Tiens, pour ne pas faire de vaisselle, confectionnez donc un cornet avec le papyrus qui traîne sur cette chaise… Et versez-y quelques gouttes de la fiole que voici, c’est sûrement la sauce… Délicieux ! Videz la fiole dans la marmite. Servez-vous en tous ! » Et puis je ne sais plus rien, j’ai chaviré dans le vide atemporel. – Suivez-moi tous, dit tante Odile. Allons rencontrer le roi Badezor !
*
Tante Odile nous guide dans les ruelles du vieux Batroun. Sa canne claque sur les pavés. Boutros Rafla tient ostensiblement son miroir. Sasom et Adlila sont encore en bandelettes, hormis le visage. Nous débouchons sur le site des fouilles de la citadelle, où s’amoncellent des sarcophages.
Sasom pointe vers le plus grand, en calcaire, portant dorures et fioritures, sur lequel nos deux livreurs ont déployé un copieux petit-déjeuner de foie cru et de gras de queue de mouton, pour se remettre de leurs émotions de la nuit.
– Bravo tante Odile, dit-il. Le voilà !
Il a reconnu la demeure funéraire de Badezor. Elle trônait dans la salle d’apparat déjà de son vivant.
– Voilà quoi ? demande le livreur fluet. – La momie de Badezor ! – Où ça ? s’inquiète le gros livreur. – Sous vos queues de mouton.
*
Un peu plus tard, Badezor et les quarante momies de sa suite sont sur pied. Nous traversons Batroun pour retourner à la galerie. Suivis des enfants du village hilares et dans un raffut d’exclamations et de coups de klaxons.
Le roi de Tyr entend le récit des événements que lui fait Sasom. Il est fort contrarié.
– J’étais en route pour l’éternité ? Et vous avez trouvé bon d’interrompre ma magnifique balade ! Pourquoi ? Pour m’amener ici où je fais figure de clown. Par Baal, c’est inadmissible ! Préparez-moi tout de suite une ration de l’élixir ; je reprends le sarcophage. – J’en ai parlé à tante Odile, sire. On ne trouve plus ces jours-ci l’indispensable pigment de murex. – Incroyable. Comment s’habillent les rois sans la pourpre royale ? Qu’à cela n’y tienne, il restait du potiron dans la marmite. Il n’y a qu’à envoyer quelqu’un pour nous la ramener.
*
Badezor réunit tout le monde dans la galerie Rafla et au bout d’une harangue enflammée, il s’immobilise soucieusement et paraît attendre une réaction de ses auditeurs. Je lève la main, espérant des éclaircissements. Aussitôt Badezor rayonne, on m’applaudit et me félicite pour ma bravoure. Tante Odile s’étonne :
– Toi Elinar, te porter volontaire pour ramener de Phénicie la marmite de potirons ! – Je me suis porté volontaire pour ramener les potirons ? balbutié-je.
À ce moment Adlila prend la parole :
– Elle se propose de t’accompagner, me dit tante Odile ; tout seul tu risquerais de te tromper de marmite, et puis elle a besoin de quelques robes et de son jeu de senet. – Alors oui, dis-je, je suis volontaire ! – voyages de agence une ouvrir devrais Je, commente Boutros Rafla, les bras lui en tombant.
*
Le roi consent à nous prêter son sarcophage personnel. On le pose sur une toupie quadridimensionnelle à sens giratoire inverse du temps, confectionnée de bric et de broc par Sasom.
L’engin ne disposant pas de marche avant, le voyage de retour est prévu en sarcophage conventionnel.
Des millénaires auprès d’Adlila !
*
Notes d’Odile Menlenkett (adjointes à celles que lui a laissées son neveu avant son départ)
Badezor et ses quarante momies s’initient au kitesurf sur la plage. Je longe avec Sasom la bande de sable, l’œil sur mon mobile. Grâce à la caméra de contrôle installée à bord du sarcophage, je peux voir ce qui s’y passe.
Adlila et Elinar tournent comme des derviches sous l’impulsion de la toupie. La rotation n’est pas visible, puisque la caméra tourne aussi. Mais on la perçoit à leur air d’extase. Ils s’enlacent. Le sarcophage sera bientôt peuplé d’enfants métissés dans le temps…
Le soleil se couche sur la plage. Badezor s’approche de nous, en maillot de bain avec son kitesurf sous le bras, heureux et détendu.
– Tout va bien ? La marmite est en route ? J’ai hâte de reprendre ma balade dans l’éternité, dit-il en se penchant sur l’écran.
Je coupe la transmission.
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