Me revoici donc dans ce salon, cinquante ans après avoir quitté l'Égypte. J'ai retrouvé ma place près de la baie vitrée. Dehors, les corbeaux sont toujours là sur la pelouse bordée de flamboyants. J'ai pris un café turc ultra doux et avec un sucre à côté, formule qui semble épater encore plus les soufraguis que l'ancienne. Ai-je changé pour autant ? Je fais encore les choses à l’envers, jeune on s’attendait à ce que je prenne le café doux et vieux l’amer.
J'ai trimbalé avec moi, dans l'intention de le lire ici, sur les lieux mêmes où il fut conçu, mon « Dieux-pourritures » qui reposait depuis des lustres dans un vieux cahier d'écolier. Je viens de m'y essayer : c'est illisible.
À cette époque je crois que je découvrais « Ulysse » de James Joyce; tout ce que j'avais dû en retenir c'était que néologismes et onomatopées étaient des procédés littéraires tolérés. Voilà qui était bien commode...
L'ennui c'est qu'il n'est pas aisé, dans ces conditions, de se relire cinquante ans plus tard et j'ai dû abandonner ce « Dieux-pourritures » au bout de quelques pages, ne connaissant plus la langue dans laquelle il avait été écrit. Il est évident en tous cas qu’il n'y a pas dans ce brumeux charabia la moindre idée, la moindre émotion palpable, c'est le néant absolu. Et quand je me remets dans ma peau d'alors, c'est bien vrai que je me fichais éperdument et des mots et des idées, je voulais seulement écrire, c’était ma manière de protester, de dire : j’écris pendant que d’autres sont occupés à vivre, j’écris pour refuser la vie ; écrire était en soi dans mon esprit un acte de rébellion, indépendamment de son contenu. Il n'y a donc forcément rien à lire dans ce pitoyable roman... Je l'ai laissé glisser tel quel au fond de la poubelle du salon, sans le moindre regret.
*
J'ai été le ramasser de la poubelle. Qui suis-je pour avoir le droit de disposer de cette chose ? En suis-je l’auteur ? Suis-je la personne que j'ai été ? Revoilà ce troublant problème. Mais la question n'est pas là. Le fait est que, si je suis la personne que j'étais, ce texte est de moi et je dois l'accepter comme tel et si je ne le suis pas, ce texte n'est pas de moi et je ne suis pas libre d'en disposer, je dois le restituer à son auteur, encore que je serais embarrassé de le lui rendre à présent, tout encrassé de cendres et de saloperies de la poubelle...
Mais revenons-en quand même à la question de savoir si je suis celui que j'étais.
En fait c'est une fausse question puisqu'elle comporte sa réponse : en utilisant « Je » dans les deux cas, j'annonce déjà qu'ils sont pareils, qu'ils occupent en quelque sorte un même espace; par contre en utilisant le présent puis l'imparfait, je dis qu'ils se situent en des temps différents. En somme la condition pour que je sois « lui », serait que le temps n'existe pas. Et il n’existe pas puisque la mémoire l’abolit, mêlant le passé au présent. Donc je suis bien, par l’intermédiaire de la mémoire, cet être amer et mélancolique, tombé dans ce monde par erreur, ce frêle garçon solitaire, songeur sur un banc de pierre devant le pont de Kasr el Nil, le nez plongé dans un paquet de cigarettes américaines au parfum enchanteur, fier créateur de l'innommable « Dieux-pourritures ».
Mon café est doux à en vomir.
- 2 -
Le salon de thé, le jour suivant.
Je me suis mis aujourd'hui un peu en retrait de ma place habituelle derrière la baie vitrée du salon. J'ai d'ici un bon angle de vue sur ma place vacante.
Moi jeune arrive, tenant un roman de Lovecraft et commande pour changer un boc de citronnade.
- Sans sucre ? demande le soufragui, taquin.
- Comme tu voudras, ça n’a pas d’importance.
- Et pourquoi s’il te plaît ça n’aurait pas d’importance ?
- Rien n’a de l’importance.
Comme il trouve noble et beau ce Rien n'a de l'importance, mais en y songeant, ne trouver à rien de l'importance témoigne peut-être, au contraire de ce qu'il croit, d'une surévaluation de l'importance de tout !
J'interviens donc :
- Vous permettez que je me joigne à vous ?
- Pour quoi faire ?
- Boire une limonade. Discuter de l’importance des choses. J’ai une théorie à ce sujet.
- Je n’aime pas les théories. Mais enfin finissons-en, dis moi ce que tu as à dire.
- Deux citronnades alors ? demande le soufragui qui assiste à ce dialogue avec une pointe d’amusement.
- Non, non, plus de citronnades, merci, plus rien du tout ! dit Moi jeune visiblement indisposé par ces interférences.
- Bon je vois que je vous irrite, dis-je. Je serai bref. Si vous trouvez sans importance la douceur de votre citronnade, ça doit donc être que vous trouvez autre chose plus essentiel, par rapport à laquelle vous situez le manque d'importance du degré de douceur de votre citronnade. Et, par extension, si rien de ce que vous connaissez n'a de l'importance, cela ne doit-il pas signifier que cette absence d'importance l’est par rapport à autre chose de supérieurement important et que par conséquent quand vous dites que rien n'a de l'importance, vous soupçonnez l'existence de choses très importantes, auxquelles celui qui attribue de l'importance aux menus faits de la vie quotidiennes ne songe pas ?
- Joli sophisme, l’ami ! dit le soufragui.
Moi jeune est moins admiratif :
- Je ne vais pas me fatiguer à trouver ce qui ne tient pas debout dans ton argumentation puisque de toutes manières ce qui compte n'est pas ce que l'on dit, mais pourquoi on le dit. Alors toi tu viens me dire que je trouve à la vie une importance considérable et que je refuse de me l'avouer.
Pourquoi dis-tu ça ? Parce que tu aimerais bien que ce soit le cas, ça te justifierait, vieux cacochyme, d'avoir été trop lâche pour supprimer ta vie et trop faible pour supprimer le monde. Tu penses ce qui te convient, tu t'accommodes. Tu trouves que la vie est bonne, c’est pratique, que la terre est belle, tu aimes les arbres, les lacs, les cyclamens, les lapins…
J'essaye de me défendre :
- Mais non, ce n'est pas tout à fait cela, les lapins ne me disent rien, vous ne m'avez pas compris…
- J'ai tout compris. Tu penses ce qui te rend heureux. Tu ne penses donc pas, tu cherches à être heureux.
Ne nous étonnons point que Moi jeune me tutoie tandis que je le vouvoie : il est plus jeune que moi, certes, mais de nous deux, c'est lui l'ancien, c'est moi l'héritier, il n'a pas tort.
Je quête sa clémence :
- C'est vrai. Pardonnez-moi, jeune homme. Je ne suis plus celui que j'étais. J'ai vendu votre âme...
Mais il s'insurge, impitoyable :
- De quel droit ? C'était mon âme à moi, ma révolte, ma fureur ! Tu as gaspillé mon héritage.
Et je n'ai plus qu'à me taire.
Le soufragui, terriblement gêné de la tournure que prend cette scène à laquelle il se trouve mêlé, s’excuse en disant :
- Bon, alors je vais aller ne pas amener de citronnade.
- 3 -
La nuit à l’hôtel. Le balcon de ma chambre.
La nuit est tiède et enveloppante. La rive du Nil en face est illuminée comme un casino géant. Des glaçons tintent dans mon verre.
Voici la peau plissée de ma main, parsemée de taches de vieillesse. Elle a les mêmes plis que la sienne, la même couleur rosée, c’est sa main que je porte.
- Voleur ! dit Moi jeune surgissant comme un diable derrière les barreaux du balcon. Qu'as-tu touché avec ma main ?
- Oh, je ne me suis pas gêné, j'ai touché cent mille choses. Je ne savais pas que vous viendriez me demander des comptes.
- Je ne te demande pas de comptes, je te demande de disparaître ! Tu es mielleux et faible, l'échec personnifié. Tu m’écœures. Tu as mangé du melon d'Ismaïlia et porté des cravates et accepté la mort et accepté la vie et t'es soumis à la terre et maintenant tu viens, sur le tard, épier mon pur et ardent dégoût. Je n’aurais jamais dû être encore vivant si vieux !
- Oui je sais j’étais censé me suicider ou devenir fou comme tout vrai poète maudit, mais…
- Tu as renié le poète maudit pour te sauver ! dit-il en passant lestement par-dessus la rambarde du balcon.
Il allume une cigarette avec des gestes de fumeur invétéré. Je ne sais pas quoi lui répondre.
- Tu fumes ? me demande-t-il en m'offrant une Belmont.
J'effleure accidentellement sa main en prenant la cigarette. Il me regarde avec surprise, comme si je l'avais fait exprès et semble croire à un signe de fraternité, qu'il réprouve en retirant la main de manière peu naturelle.
Je lui dis :
- Boiriez-vous de l'arak ?... Avec des pistaches et de la roquette ?
- Oh cesse donc de me vouvoyer ! répond-il agacé, oui, je prendrais bien un arak.
Je le sers, je lui avance les petits mezzés. J’allume le lecteur de CD.
- Est-ce que tu connais Rigoletto ? Mais non, bien entendu que tu ne le connais pas encore, où ai-je la tête ? Tiens, je vais te le faire entendre, il va bien avec l'arak. Elles sont un peu rugueuses ces Belmont, tu ne crois pas ?
- Ha, fiche moi la paix avec ton baratin ! Je te demande seulement si tu as renié le poète maudit.
- Mais non, mais non, pas du tout, tu ne vois pas comme c'est maudit ce que j'écris ?...
Seulement, j'ai voulu ajouter une dimension supplémentaire. Je me découvre des pôles. Je m'étends, je m'étale dans le temps, je te rejoins; et puis je soupçonne aussi certaines possibilités dans l'espace, je ne peux pas t'en dire d'avantage, c'est en gestation. Le fait est que je deviens cosmique. Cosmique, mais maudit quand même... Écoute ce duo... Ce n'est pas beau ?... Comment tu trouves l'arak ?...
- Je ne comprends pas. Ce qui est maudit, c'est la solitude, le vide. Le cosmos, c'est tout le reste, l'ennemi, les Dieux. Il y a contradiction... Tout cela était clairement exprimé dans Dieux-Pourritures, c'était le projet même du livre. Au fait, qu'est-il devenu ?
- Je l'ai gardé ! J'avais peur que tu ne me le réclames un jour. Il est là, dans ma valise.... Mais c'est infect, au niveau littéraire, tu sais ?
- Vraiment ? Je m'en doutais un peu, mais ça n’a aucune sorte d’importance, ce n’est pas comment on écrit, mais comment on écrit....
- En somme, tu distingues entre comment et comment. C’est subtil.
- Pas autant que ton cosmique maudit.
- Oui, bon, alors voilà, je te l’explique en deux mots, je ne suis pas seul contre l'Univers, je suis une grande partie de l'Univers, because les pôles espace-temps comme je disais, et je continue de pousser, si bien que je deviendrai peut-être tout l'Univers en fin de compte ; mais tout l'Univers est maudit, à cause des serpents.
- Ha ha ha ! C'est infect ! ricane mon pôle temporel qui poursuit, en s'escrimant sur une pistache rebelle, d'où as-tu pêché ces pistaches ? Elles sont toutes fermées !... Non, mais sincèrement, tu n'as rien trouvé de mieux ?
- Mais il y en a des bonnes, tu ne sais pas les choisir, dis-je en en dégageant quelques grosses bien ouvertes.
- Pas les pistaches, imbécile ! Je veux dire tes trucs cosmiques....
Le pont de Kasr el Nil m'ayant l'air de bouger, je dis, heureux de la diversion :
- Regarde, le pont bouge ! Mais il n'y a plus personne quand je me retourne.
- 4 -
De retour à Beyrouth.
Je mets la dernière touche à cette nouvelle.
Il faut que tout soit clair.
Mon pôle spatial dort auprès de moi. Elle ressemble à un lion.
J’ai retrouvé mes deux pôles, mes extensions dans l’Univers. Mon moi cosmique prend forme.
- Arrête ! Qu'est-ce que tu veux dire ? Est-ce moi que tu crois réduire à une de tes « extensions » ? Toi, qui n'es qu'une de mes « possibilités » ! me gronde jeune Moi, le nez plongé dans mon manuscrit.
D'où sort-il encore comme un diable ? Je sursaute et le repousse :
- C'est fini, pauvre malheureux, il n'y a plus rien à discuter... J'écris les dernières lignes...
- Monsieur a terminé sa nouvelle ! Il lui pousse des pôles et des extensions, il occupe tout l'univers ! Ha ha ha… Tu oublies ce que tu étais, rien, de la matière brute ne croyant à rien, honnêtement, sincèrement...
- Tais-toi. Tu vas tout gâcher.
- Tu parles tout seul ? me demande mon pôle spatial, s’éveillant.
- Je parle avec moi jeune. Il n'admet pas de n'être que mon pôle temporel.
- Ton pôle temporel ? Explique-toi.
- Eh bien vois-tu, j'ai des pôles, ou dimensions si tu préfères, je suis plus que ce que je ne parais être, je déborde de moi-même vers mes pôles. Moi jeune est mon pôle dans le temps et toi, tu es mon pôle spatial.
- Ah bon ? Tu crois me réduire à un de tes « pôles » ?
- Mais non, enfin, qu'est-ce que vous avez tous ? Tu peux avoir tes propres autres pôles si ça te chante. Ne dis plus rien, je dois finir cette nouvelle.
- Tu es drôle ! Je dirai ce que je veux !... C'est qui ça à côté de toi ?... Toi jeune ?... Comme il a l’air malheureux. Qu'est-ce qui ne va pas jeune Lui ?
- Ce qui ne va pas, c'est ce vieillard qui repose sur ses « pôles » comme sur des béquilles, ce mollusque qui se fait des dimensions de partout parce qu'il n'en a aucune. Ou parce qu'il n'y en a aucune à avoir. Qui a bouilli toute ma révolte, ma folie et ma fureur dans sa soupe cosmique. Mais toi, par contre, je te trouve du charme... Je ne sais pas comment dire ces trucs... Dommage que nous ne nous soyons jamais rencontrés.
- Viens, dit mon pôle spatial, rencontre-moi. Tu es mille fois plus beau que lui, dis donc...
Je m'écarte. Ils sont face à face. Le poète maudit est tout nu, l'index pointé vers le plafond, comme le font certains chérubins, vers le ciel, dans des toiles de la Renaissance.
Il est le fleuve, elle est la mer. Ils vont se rejoindre à l'embouchure du fleuve, où la mer est douce.
Mes pôles impurs vont former un seul corps...
Je m'écrie :
- Non, ne vous touchez pas ! hypocritement, puisqu’en réalité c'est à cela que j'aspirais.
Fin