Ninsky : Dixième point : Retraite de Nestor Sinalco. Le Président : Sinalco ? Le vieil illuminé du service qualité ? Qu’est-ce qui vous a pris de le mettre à l’ordre du jour ?… Ah il est là avec nous ?... Alors comme ça, notre cher Nestor Sinalco prend sa retraite. On lui souhaite du bon temps. Ne faites pas trop le fou Nestor, attention à votre hernie discale ! Ha ha ha. Bon. Suivant. Ninsky : Onzième point : Les bananes « Chang ». Le Président : Oui, alors voilà messieurs, nous lançons une grande nouveauté : « Chang », la banane du tennisman, du nom du joueur américain bananivore des années 90. Le lancement se fera au tournoi de Roland Garros ! (Applaudissements) Nous distribuerons aux joueurs des polos publicitaires et des régimes de « Chang », avec des petites primes selon le nombre de bananes consommées durant les matchs. Le monde du tennis va Chang… er ! Ha ha ha. Ninsky, tout en applaudissant : Si je pouvais me permettre monsieur Le Président, ne serait-il pas judicieux dans ce cas qu’une délégation de la compagnie assiste au tournoi ? Le Président : Hmmm, bonne idée. Vous nous prendrez deux places pour la finale. Pas trop chères. Voulez-vous venir aussi, Nestor ? Vous jouiez autrefois au tennis je crois. Ce sera votre cadeau d’adieu. Vend-on des places debout ?
Ah, le tennis, le tennis, sa magie et ses prouesses... Roland Garros. Le court central est prêt. Terre rouge, sans une trace de pas, comme sur Mars. Comme un tableau ocre et blanc de Mondrian.
Le Président : Alors quoi Nestor, vous ne dites rien ?
Le retour miraculeux du vieil illuminé : Nestor Sinalco ! Ou encore : le come-back du tennisman phénoménal ! De la terreur des courts…
Le Président : Bah, il rêvasse comme d’habitude. Tant pis pour lui, ne faites pas son compte.
Le public est impatient de voir paraître les champions. Ninsky et Le Président arrivent « C’est ça nos places ? Avec la racaille ? Je vous avais dit de nous réserver une tribune ! ». Les arbitres et les ramasseurs de balles prennent place sur le terrain. Les joueurs quittent les vestiaires.
Le Président : On ne pourrait pas avoir du café turc ? Qui a du feu pour mon cigare ? Suivant.
* * *
Les joueurs pénètrent sur le court central de Roland Garros, plein à craquer. Voici Nestor Sinalco, le polo barré de slogans « La banane des rois et des Chang pions », « Changuez de régime », traînant d’un pas nonchalant ses espadrilles percées au niveau des gros orteils et tirant une valise à roulettes. À côté de lui, Raphaël Nadal, chaussettes ajustées au millimètre, affiche une mine de Prima Donna outragée de se trouver en telle compagnie.
- Dites-moi Ninsky, d'où sort-il ce Sinalco ? Le programme n'est pas loquace à son sujet : palmarès vierge ! - En effet monsieur Le Président, il n'est pas très connu… mais il paraît que c'était autrefois un bon junior en Égypte. - Quand même, de là à se trouver en finale de Roland Garros ! Et puis il ne me semble plus de prime jeunesse… - Soixante ans pile, monsieur Le Président ; un record ! Du jamais vu ! - Oh là là, voilà des records dont on se passerait ! Je me fiche, moi, s'il jouait au tennis avec Ramsès II, votre Sinalco ! Comment est-il possible qu'un tel croulant sorti de nulle part soit parvenu en finale ? - C'est-à-dire qu'il a eu la chance de passer tous ses matchs depuis les pré-qualifications par forfait… Un cas unique ! Un phénomène statistique mirobolant ! - Pfff, même pas tout à fait robolant...
Tandis que Nadal déballe de son sac un bouquet de raquettes, Sinalco sort de sa valise un régime de bananes qu'il suspend avec un crochet aux montants de la chaise d'arbitrage et un matériel à café turc : cafetière, petites tasses dorées, bocaux de sucre et de café, camping-gaz, qu’il dispose sur un tabouret. Enfin il dégage sa fidèle Dunlop Maxply en bois et vérifie la tension du cordage en cognant le tamis contre la paume de sa main gauche auprès de son oreille. Les joueurs échangent des balles.
- Qu'il est mollasson son style à l'ancienne ! Quel calvaire ça va être ! - Oh, ça ne veut rien dire, c'est juste une séance d'échauffement. - Échauffement ! Vous me faites rire ; il ne sera plus jamais chaud ce bonhomme ! Il est déjà roide et bon pour le tombeau ! Et puis quel plouc ! Voyez comme il dévisage le ramasseur de balles.
Ah ! Ce petit crack de Port-Saïd qui l’avait ratiboisé 6-2, 6-1 ! Il passait alors pour un dur à cuire sur le circuit junior du Caire, avec son arsenal de coups retors : chandelles, amorties, balles coupées… et puis ce bout de chou était venu détruire ses illusions en le baladant dans tous les angles du terrain comme une bête de cirque.
- Señor arbitre, proteste Nadal, mon adversaire rêvasse, il ne me permet pas de m'échauffer comme il faut. Ce n'est pas régulier.
L'arbitre feuillette le livret des règlements :
- Je ne pense pas qu'il soit spécifiquement énoncé que le joueur doive coopérer à l'échauffement de l'adversaire. Mais je peux me tromper, je souffre de troubles de la mémoire, laissez-moi le temps de vérifier… - Mais ce n'est pas possible ! - Malheureusement, si. Ma chaise d'arbitrage s'est renversée l'autre jour, j'ai pris un coup sur la tête, dit l'arbitre en montrant du doigt une bosse sur son front, et depuis ça ne tourne pas tout à fait rond.
- Heu… monsieur Le Président, si je pouvais me permettre, je crois que votre cigare incommode le monsieur derrière nous. - Lequel ? Celui-là qui tient le mouchoir gluant ? - Heu…, oui lui, mais…. - Vous, le morveux. Oui, vous ! Alors comme ça mon cigare vous dérange ? Vous ne voyez pas qu'il est éteint, que je ne fais que le mâchonner !… Ah bon, vous ne sentez rien, vous souffrez du rhume des foins ? Mais qu'est-ce que vous me racontez alors Ninsky ? Le monsieur ne se plaint de rien… - Sans doute. Mais ça doit l'affecter sans qu'il ne le sache ; voyez son teint verdâtre. Allez, ce serait chic de ranger votre cigare. - Verdâtre ? Non, je ne vois pas… Oh ! Oh ! Monsieur le morveux je vous surprends à grommeler « Pue éteint ». C'est de mon havane que vous parlez ? Et votre eau de toilette, je me plains moi si elle pue ? Si votre tête ne me revient pas ?
Les joueurs sont prêts. L'arbitre dit : Silence.
- C'est quoi ça « Silence ! », on dit « Silence, s'il vous plaît ! Espèce d'arbutri ! » - Oui, monsieur Le Président, calmez-vous monsieur Le Président, il ne s’adressait pas à vous en particulier, c’est juste une manière de dire que le jeu commence, comme on dit « Silence on tourne » au cinéma. - Bon. Tout ça m'indispose énormément. Quelle idée vous avez eu de nous faire assister à ce match ! J'espère pour vous qu’il en vaudra la peine ! Au cinéma nous aurions au moins de meilleures places ! On ne voit rien d’ici.
La partie commence. Nestor Sinalco est au service. C'est un adepte du service-volée, mais comme il n'a plus la vélocité d'avant son hernie discale, il frappe au ralenti sa balle de service pour se donner le temps de monter au filet : de la haute stratégie. Le « radar gun » affiche 10 km/h. Nadal voit avec surprise la balle flotter vers lui comme un volant de badminton. Crevée, songe-t-il en la saisissant après le rebond et la lançant à l'arbitre pour lui permettre de constater le fait.
- Elle n'a rien cette balle, dit l'arbitre d'une voix monocorde et expéditive : 15-0.
Ulcéré, Nadal décoche un retour canon rageur sur le service suivant.
- On rejoue le point, dit l’arbitre, je n'ai pas vu passer la balle.
Nadal crie au scandale. Épris d’esprit sportif, Nestor Sinalco prend le parti de son adversaire :
- Elle était bonne. Je n’ai rien vu du tout moi non plus, mais j’ai le sentiment qu’elle était bonne. - Pour votre gouverne, un arbitre ne fonctionne pas au sentiment, précise l’arbitre. L’observation seule est la clef qui nous ouvre la porte du juste et du bon. - Pourtant, selon Platon le juste et le bon sont des substances séparées des corps sensibles, proteste Nadal. - Ouais, mais Thomas d’Aquin n’est pas d’accord sur ce point, observe Sinalco. Vous devriez lire sa « Somme Théologique ». - On rejoue le point ! conclut l'arbitre qui sent poindre une démangeaison sous sa bosse.
- Et qu'est-ce qui arriverait si je l'allumais, mon cigare ? - Ah non, ce n'est pas permis ; on nous mettrait dehors. - Bof, ce ne serait pas une grosse perte.
Nestor fait rebondir la balle pour se concentrer sur son service.
Le Gezireh Sporting Club... Son père lui avait appris à jouer au tennis sur les terrains du Gezireh dès l'âge de quatre ans. Il rêvait sûrement d'en faire un champion. Nestor avait déçu son attente. La graine n'était pas bonne. Pas du tout de la qualité du petit crack de Port-Saïd.
Il relève la tête, prend une profonde aspiration et se remet à faire rebondir la balle.
Au bon vieux temps des internationaux du Caire, sur le central du Gezireh, l'Espagnol Fernandez faisait rebondir la balle des dizaines de fois, frappant son service à l’improviste, au moment où l’anglais Sangster esquissait un geste d’exaspération.
- Avertissement Sinalco pour dépassement des 25 secondes réglementaires !
25 secondes ? C’est par la faute des Fernandez de ce monde que nous avons hérité ce règlement. Mais Sangster n’avait pas protesté, c’était encore l’époque des gentlemen : « Pardon ma balle est sortie » « Je vous en prie, elle est dedans » « Je mettrais toutes mes balles dehors, tant que vous ne reconnaîtrez pas que celle-ci l’était » « Bon, si vous prenez les choses comme ça, j’abandonne, vous gagnez » « Impossible, c’est mon tour de servir, c’est moi qui abandonne ». Fini le temps des gentlemen, et celui des internationaux du Caire ; fini le parfum du cigare du père de Nestor dans les tribunes. Fini le revers de velours du seigneur des lieux, Nicola Pietrangeli et les cheveux noirs d’Istvan Gulyas, coiffés à la brillantine, inamovibles, même aux pires moments, qu’il recoiffait pourtant parfois aux changements de côté avec un petit peigne noir, juste au cas où un cheveu aurait bougé. Finis les moments magiques, l’amortie coupée du plat du bois de la raquette de Jan Erik Lundquist, le parfum du cigare, Davidson qui, surpris à la volée par un lob de Lewis Hoad, se prenait un pied dans l'autre et tombait, mais réussissait à renvoyer la balle après trois tours acrobatiques sur le sol…
Soudain Nestor n'en croit pas ses narines : une odeur de cigare plane sur Roland Garros !
Son père ici ? Miracle ! Il va pouvoir enfin lui montrer le champion qu’il est ! Qu’il avait raison de croire en lui !
Il sert et s’élance vers le filet. Nadal le fusille d'un coup droit lifté. Le sexagénaire plonge. Il plonge avec la rage de l'espoir. Toute sa vie il a rêvé d'effectuer ce geste ultime du tennisman, summum de l'effort et du don de soi : le plongeon. Mais quand l'occasion se présentait il restait toujours figé dans la posture oblique du timoré qui vérifie la mollesse du point de chute avant de quitter le sol. Cette fois-ci il a enfin décollé. Quelle jouissance ! Tel Fred Huber, le casse-cou du tennis, le plongeur fou, rouge de terre et de sang au tournoi de Kitzbühel 1956. La balle heurte sa raquette et va mourir au pied du filet dans le camp de l'Espagnol. Nestor se roule par terre après la chute, feignant d'être pris par son élan, pour faire durer le plaisir. 30-0. Ovation.
- Holà ! Il ne manque pas de ressources le grand-père ! - Waw. Quel coup de maître ! Mais il reste à terre…
En effet, Nestor est sonné. Il se met péniblement à quatre pattes, puis s'agrippe lourdement au filet pour se redresser. Brusquement, la bande craque, le filet se distend en faisant psstt et se ratatine par terre comme un ballon dégonflé… Émotion de l'arbitre, des organisateurs, de Nadal, du public, des journalistes, des téléspectateurs, des internautes ; la télé repasse en boucle le saccage du filet et dénonce la maladresse des tennismen égyptiens ; Radio Le Caire déplore la déficience du matériel français. Un technicien s’est précipité pour remplacer le filet. Nestor s’achemine vers sa chaise en se tenant le dos et s'appuyant sur sa raquette comme sur une canne.
- Une petite banane, m'sieur l'arbitre ? - Non ! - Sûr, hein ? Parce que ça arrondirait ma prime… Ou alors un café ? - Grron !
Nestor mâchonne une banane, tout en allumant le camping-gaz, sur lequel il pose la cafetière… Soudain il aperçoit dans les hauts gradins le président fumant un cigare et Ninsky, plus verdâtre que jamais…
Ce n’est donc pas son père qui fumait le cigare, mais cet usurpateur de président !
- Monsieur l’arbitre, il y a mon père là-haut qui fume le cigare, voyez…
- Quelle mascarade ce match ! Ah, je vous retiens vous et vos idées judicieuses ! - Je suis confus monsieur Le Président - En tous cas, pour votre promotion, couic, fini… Et pourquoi ce toqué nous montre-t-il du doigt à présent ?
- Ma parole, il vous fait signe de zigouiller votre adversaire. Coaching caractérisé ! Sécurité ! Éjectez cet homme du stade !
Nestor prend une deuxième banane, et se laisse aller contre le dossier de sa chaise, jouissant du spectacle : un gorille saisit Le Président par la peau du cou, lui fait avaler son cigare et le balance sans ménagements hors du stade.
- Douzième point : Le come-back du tennisman phénoménal ! annonce Ninsky.
Entre-temps le nouveau filet est installé.
- Reprise ! dit l’arbitre.
Nadal s'élance à cet appel d'un pas athlétique, en tonnant « Vamos ! », et passant devant Nestor sans le regarder, le nez en l'air, il glisse sur une peau de banane.
- Sangre de torero ! s’écrie-t-il en se retenant à la chaise de l’arbitre ; laquelle bascule… - Ah…ah…ah… Avertissement Nadal ! s’exclame l’arbitre, agrippé à ses accoudoirs.
L’Espagnol essaye de ramener la chaise à la verticale ; mais ayant mal dosé son effort, elle part dans l’autre sens.
- Po… po… point de pénalité !
Nadal qui s’est aussitôt précipité sur le montant opposé, réussit au dernier moment à repousser la chaise qui repart dans le premier sens.
- Arrêtez ! Vous me donnez le mal de mer, se plaint l’arbitre.
Nadal bondit à nouveau pour rattraper la chaise de l’autre côté, mais se heurte dans son mouvement à Nestor qui arrive avec deux tasses de café :
- Voilà. Le café est prêt. - Ouah ! fait Nadal échaudé, cependant que la chaise termine sa chute librement.
Heureusement, une purée de bananes sauve l’arbitre d’un nouveau choc crânien. Il se relève en chancelant. Le technicien est de retour pour remettre la chaise debout.
- Je n’ai pas besoin de chaise dit l’arbitre en riant. On va jouer comme ça, à la bonne franquette. Allez, chacun à sa place. À combien en étions nous déjà ? 30 zéro ? 60 zéro ? Non. J’ai trouvé : 60 partout ! Partout soixante. SOIXANTE. SOUASSENTE.
Sur ces mots, l’arbitre saute sur la bande du filet et y avance les bras en croix tel un funambule.
- Aïe aïe aïe ! dit le technicien. - L’arbitre a perdu les pédales ! s’écrie Radio Le Caire.
Arrivé au milieu du filet l’arbitre déclare : Soixante, soixante, soixante ! 6-0, 6-0, 6-0. Jeu, set et match Nestor Sinalco !
* * *
Nestor Sinalco se dresse et monte sur la table de conférence, sur laquelle il avance les bras en croix. Arrivé au centre il déclare : Jeu, set et match ! Je suis un champion ! Tu avais raison de croire en moi !
Le Président : Nestor ! Vous avez perdu la boussole ou quoi ? Nestor : Les pédales Le Président : Quelles pédales ? Nestor : C’était une boussole à pédales.
La table de conférence se brise et tombe en soixante morceaux.
Fin
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