Depuis qu’elle avait été mutée à Champigny-sur-Marne, Marie souffrait d’une grosse baisse de moral. Elle ne voulait pas encore appeler cela une dépression, ce mot lui faisait trop peur. Elle espérait que c’était juste un coup de blues dû au changement et qu’elle irait mieux bientôt, une fois qu’elle aurait réussi à s’adapter à cette nouvelle vie. Il faut dire qu’elle n’avait pas gagné au change en quittant sa Bretagne natale tant chérie ; Roscoff, Carantec, les balades en bateau, les festins de fruits de mer, les marées magnifiques où l’on marchait des heures sur l’immensité, chaussé de bottes de pêcheurs, les rues piétonnes enveloppées de jolies maisons à colombages… et surtout, les gens, que dire ? simples, bruts, vrais, humains. Alors qu’ici, dans cette banlieue parisienne froide et impersonnelle, elle se sentait seule. Elle était venue pour enseigner le français aux classes de lycée. Elle aimait son métier, et trouvait noble l’idée de l’exercer auprès des moins favorisés, dans un établissement sensible. Cela dit, déjà les fêtes de Noël approchaient, et depuis la rentrée de septembre elle avait eu le temps de déchanter. Qu’est-ce que j’ai pu être naïve ! se reprochait-elle. Imaginer pouvoir transmettre ma passion de la littérature aux jeunes générations des cités HLM… Peine perdue ! Pourtant, il y avait une exception. Elle se nommait Leila. Elle était assidue, travailleuse, et s’intéressait beaucoup à l’art en général. Marie n’était pas la seule à faire l’éloge de Leila ; les autres professeurs avaient tous une haute opinion de la petite intello (la seule !) de seconde C. Mais plus encore que dans les autres matières, c’est en français que Leila s’épanouissait vraiment. Et cela jouait certainement en faveur de leur alchimie à toutes les deux. Parfois, Marie aurait aimé virer tout le monde de sa classe, pour se retrouver seule avec son élève favorite à parler de la littérature du XIXe siècle, l’époque que Leila préférait.
— Qu’est-ce qui te fascine dans cette période ? lui avait demandé la professeure de lettres. — Ce sont tous ces chamboulements. Que ce soit au point de vue politico-social, mais aussi industriel. Cela commence dès la Révolution française, et cela dure jusqu’au Siège de Paris. Il semble que tous ces bouleversements aient servi de source d’inspiration aux artistes de ce temps qui, en critiquant leur époque, ont créé de magnifiques œuvres. Pour moi, cela démontre que le tourment, le malaise, la révolte, si on s’en sert comme matière de création, peuvent mener vers la délivrance.
Et elle n’a que quinze ans ! se disait Marie, tout émerveillée. Leila était fine et spirituelle, mais, surtout, elle était curieuse, passionnée, avide de savoir. Chaque jour, elle apparaissait à Marie plus intelligente que la veille. Elle restait souvent après les cours pour questionner son prof sur un passage de la Comédie humaine, des Rougon-Macquart, de Madame Bovary, des Poèmes saturniens ou des Fleurs du mal. Elle désirait en saisir le sens exact, dans toute sa subtilité, et aimait étudier la nuance qui existe entre deux mots presque identiques. En bref, toutes les choses qui passionnaient Marie et dont elle avait tant de mal à intéresser les autres élèves. Leila lui offrait la dose nécessaire pour supporter son pénible quotidien. Elle en était l’unique récompense. Et cette enfant avait du mérite ! De milieu modeste, elle vivait avec ses deux frères et ses trois sœurs dans un petit appartement en plein quartier malfamé. L’un de ses frères était un délinquant qui faisait des allers-retours en prison. Ses parents, tous deux nés au Maroc, étaient loin de bien maîtriser le français. Certes, Leila devait avoir des facultés, des aptitudes innées. Mais, pour Marie, elle devait surtout sa réussite scolaire au travail qu’elle fournissait, et à sa soif de culture et de connaissance. Malheureusement, cette classe de seconde C, dont elle était de loin la meilleure élève, était également la plus redoutable de toute l’école ! C’était un bordel, un brouhaha permanent, avec une bande de gars qui se levaient à tout instant pour chahuter et faire les imbéciles comme s’ils étaient à la Maison de quartier du coin. Et parfois, même, il arrivait carrément qu’une bagarre éclate ! Marie, qui n’avait jamais connu un tel climat de tension, en arrivait à craindre pour sa sécurité. Cela dit, elle ne montrait pas sa peur. Elle avait eu une éducation assez classique, une mère stricte et un père aux anciennes valeurs. Et cela avait contribué à faire croître en elle une capacité à s’indigner. Alors, quand un élève lui manquait de respect, ou bien s’amusait à tourmenter un camarade plus faible, elle devenait sévère et n’hésitait pas à faire preuve d’autorité. Bon, pour être honnête, elle était loin d’intimider les plus durs, mais tout de même, elle n’avait pas manqué à plusieurs reprises d’envoyer un insolent chez le principal. Une fois, elle était même allée jusqu’à demander une sanction plus importante : un renvoi de trois jours et une convocation aux parents. Cela concernait les deux pires éléments de la classe : Salem, un caïd de la cité voisine, petit roquet malin et cruel. Et Leo, un grand rouquin qui avait redoublé trois fois, et qui passait son temps à molester les autres élèves. Marie leur avait bravement tenu tête. Cela n’avait pas empêché Leo de pouffer en apprenant qu’il serait viré trois jours. « J’m’en bats les couilles, ça va m’faire des vacances ! » avait-il fanfaronné en postillonnant comme un malpropre. Quant à Salem, il avait déclaré à sa prof d’un air menaçant : « Faites gaffe à ce que vous dites à mon père. S’il m’en fait baver je vous rendrai la vie dure ». Le même jour, Marie était rentrée chez elle abattue. Une fois la porte de son appartement fermée, elle avait fondu en larmes. Elle n’était pas devenue professeure de lettres pour ce genre de vie ! Et elle était toujours déchirée entre son désir légitime de se faire respecter, de refuser l’insolence, l’injustice… et la peur d’éventuelles vengeances ou représailles. C’est qu’on lui avait raconté des choses peu rassurantes, certains jeunes n’hésitant pas apparemment à s’en prendre à leurs professeurs. « Mais ce ne sont que des légendes ! » clamait le principal, bien connu pour sa propension à toujours dédramatiser – un trait de caractère qui l’avait sûrement aidé à tenir si longtemps dans cette école de malheur. « Ça fait presque dix ans que je suis le dirlo, assurait-il en se donnant un air jeune et décontracté et en usant d’un argot qu’il pensait toujours à la mode. Il y a certes eu quelques échauffourées, mais il ne faut pas exagérer. Ce lycée est bourré de jeunes gens adorables. Malheureusement ce sont les loubards dont on entend toujours parler, mais ils sont une minorité. Et d’ailleurs, ils sont rarement vraiment méchants ; juste un peu perdus et instables. C’est notre rôle de les aider. » Puis, emporté par un enthousiasme excessif, il s’exclamait soudain : « Ah ! n’est-ce pas vraiment une expérience humaine formidable que d’exercer une si belle profession dans un environnement si… populaire ! » Marie se demandait souvent s’il ne se droguait pas. Et d’ailleurs elle commençait sérieusement à considérer cette option pour elle-même. Peut-être que cela l’aiderait à ne plus sombrer dans ces rêves épouvantables où Salem et Leo la poursuivaient tout au long des couloirs de l’école désertée.
— Je te dis, Marie. Tu devrais aller au stage de méditation. Moi ça m’a fait beaucoup de bien. — Une semaine sans parler, Chloé, je ne sais pas… Tu n’ignores pas que je suis une grosse bavarde. — Justement ! — Et Noël alors ? Que vont dire les parents ? — Ça va, ce n’est pas bien grave. Pour une fois que tu raterais les Fêtes… Regarde, moi j’étais bien aux Antilles l’année dernière.
Marie réfléchit un moment.
— On ne peut vraiment pas parler ? Du tout du tout ? Même pas pour dire euh… je ne sais pas moi : « Excusez-moi, vous savez s’il reste du papier toilette ? » — Pas un mot, je te dis, répondit Chloé en riant. Mais tu verras, les résultats sont intéressants.
Le Centre de méditation, lui avait dit Chloé, se trouvait en pleine campagne dans le Loiret. Elle lui avait décrit un vieux manoir rustique aux conditions de confort austères, avec juste le minimum pour dormir, manger, et méditer. Les participants n’excédaient jamais une douzaine, et le tout était dirigé par deux experts, formateurs dans le développement personnel. Plus la date de cette retraite spirituelle approchait, et plus Marie sentait une boule au ventre, comme si elle s’apprêtait à partir pour un grand voyage dans l’au-delà. Ce n’était pas bien entendu le Loiret qui l’effrayait, mais l’introspection qu’elle serait amenée à entreprendre ; le plongeon en elle, en son univers, là où elle découvrirait… justement, quoi ? Et était-elle sûre de vouloir le découvrir ? Allait-elle devenir si heureuse, si libérée, et tellement en paix qu’elle ne ressentirait même plus le besoin, l’envie de compenser son mal-être en pratiquant ces choses qu’elle aimait, telles que lire, écrire de la poésie, jouer de la flûte traversière… Oh non ! pas ça, pas sa flûte chérie, qui était sa passion depuis qu’elle était toute petite. Elle mettait tout dedans : sa joie, sa tristesse, ses peurs, ses espérances, sa détresse, ses amours… Dans les moments d’accablement, il lui suffisait de se visualiser en train de faire danser ses doigts sur les clés et laisser s’échapper l’air de sa bouche, s’imaginant esquisser un sourire mélancolique qui évoquait un croissant de lune, oui il lui suffisait de penser à cela pour lui redonner goût à la vie. Et puis, sans cette passion, elle ne serait jamais qu’une petite prof de lycée, perdue dans la banlieue sensible qu’on lui avait attribuée. Pourtant, personne dans son nouvel entourage francilien ne se doutait de ses talents de flûtiste. Mais elle s’en moquait bien, préférant s’isoler pour jouer en secret et demeurer à ses seuls yeux une mystérieuse virtuose. Oh non, se répétait-elle, pas la flûte traversière ! Et elle se surprenait même à préférer ne jamais connaître la paix intérieure, pour pouvoir en échange continuer de jouer du Bach sur son instrument d’argent. Mais son raisonnement était-il bien sensé, et ses craintes avaient-elles quoi que ce soit de fondé ? En tout cas, à force de cogitations, elle ne se sentait déjà plus l’envie d’aller faire la muette à la manière monastique dans le Loiret. Ou alors, songea-t-elle, aussitôt revigorée par cette nouvelle idée, je pourrais y aller, mais faire semblant. Comme ça, je fais juste acte de présence en essayant de ne pas me faire remarquer, et… et… oui enfin, dans ce cas-là, autant ne pas y aller du tout ! Quelle idiote je fais ! rit-elle de bon cœur, réalisant que le rire était aussi une bonne thérapie ! Tu crois qu’on a le droit de rire là-bas ? s’interrogea-t-elle tout haut ? Bah après tout, rire ce n’est pas parler ! En fait, j’aurais mieux fait de m’inscrire à un stage du rire, ça me paraîtrait moins flippant… Mais d’ailleurs, pourquoi est-ce que je flippe à ce point ? Parce que j’appréhende des révélations extraordinaires me concernant, tout ça parce que je vais fermer mon clapet pendant sept jours ?! Repensant à Chloé, elle essayait du coup de déceler ce qu’il y aurait eu de changé en elle depuis ce fameux stage de silence et de méditation en avril dernier… Mais non, elle ne voyait rien de marquant qui serait apparu chez sa frangine. Il fallait dire que, contrairement à elle, Chloé avait toujours été une fille assez relax, sans vraiment de passion vibrante, plutôt des passe-temps, oui, des hobbies. Mais rien de comparable à ce que Marie ressentait pour la littérature et la musique.
Le silence… Était-ce cela qui l’effarouchait ? Car oui, peut-être au fond le savait-elle, il y avait cette chose qu’elle s’obstinait à chercher, sans jamais parvenir à la trouver… Parfois, elle s’amusait à faire une liste qu’elle nommait : « Les priorités existentielles ». C’était un classement des activités qui comptaient le plus pour elle. Même si cette liste était moins un pense-bête qu’un outil pour lui rappeler qui elle était, Marie la consultait tout de même dans ses moments libres, le week-end, pour décider comment elle occuperait son temps. Elle essayait de ne pas excéder dix éléments. On pouvait lire par exemple : – Faire assez d’exercice physique – Cuisiner bio – Aller se balader en forêt – Passer du temps en famille – Chercher un amoureux sur Internet … Et bien sûr, on retrouvait toujours : – Lecture – Écriture (poésie) – Flûte traversière Cela dit, elle avait l’impression qu’il manquait toujours un élément. Et ce qui était plus étrange, c’est que l’espace qu’elle laissait vide était le numéro 1, alors qu’il eût été logique que ce soit le dernier. C’est Chloé qui le lui avait fait remarquer, en tombant sur sa liste qui traînait dans la cuisine. Tout d’abord, Marie s’était sentie extrêmement gênée. Cela avait beau être sa frangine, cette liste était d’ordre privé, et en bonne obsessionnelle qu’elle était, elle avait autant honte de ses idées fixes et récurrentes, qu’un adolescent de ses fantasmes. Cependant, une fois l’embarras passé, elle haussa les épaules sans répondre à Chloé qui continuait de s’étonner : « C’est bien la première fois que je vois une liste qui commence par le numéro 2 ! »
À deux jours de son départ, Marie repensait à ce numéro 1 manquant, tout en se demandant si cela n’avait pas plus de signification qu’elle avait bien voulu y voir. Le numéro 1… une intuition mystérieuse lui suggérait qu’elle le trouverait dans le silence. Elle aimait les mots, la langue. Quelle richesse ! Et pourtant, pourtant, la parole… N'est-ce pas là tout le problème ? Journal de notes de Marie durant sa retraite spirituelle Premier jour : J’avais appréhendé le silence, la méditation, le recueillement, mais il y avait une chose à laquelle je n’avais pas du tout pensé et qui s’avère à présent le défi le plus redoutable : vivre sans mon Smartphone. Je me sens nue, seule, et carrément incomplète ! De plus, cela me rend terriblement nerveuse de me savoir injoignable. Bien sûr, mes proches sachant où je séjourne, personne ne s’inquiétera de ne pas avoir de mes nouvelles, là n’est donc pas la question. C’est juste l’idée d’être coupée de ce monde superficiel, que je vois à présent comme un manipulateur démasqué qui a sournoisement profité de mes jours de faiblesse et d’ennui pour prendre l’ascendant sur ma vie. Et je dois reconnaître à ma grande honte que c’est bien plus difficile de vivre sans Internet que sans ma flûte traversière ! Cette confession me coûte terriblement. Mais toute seule comme une conne, là, dans le silence et l’espace, pourrais-je le nier ? Cela ressort trop, c’est gros comme un iceberg qui a déjà pénétré la coque du bateau. Bon, il faut que je trouve quelques distractions pour tuer le temps en attendant le sommeil. Pas facile ! En plus, ils ne m’ont même pas laissé amener un bouquin… Le vide. Juste le vide. Oups ! j’ai failli parler. En plus pour dire un gros mot. C’eût été dommage. C’est que, pour ma défense, j’adore parler avec moi. Mon Dieu… Il n’y a rien à faire ! rien à faire !… à part écrire ça… et méditer.
Deuxième jour : Ça m’a tout d’abord paru déroutant, choquant, flippant même, de vivre déconnectée. Mais à présent, une fois surmonté ce cap, je me sens légère et insouciante. Ça fait du bien. Oui, tout compte fait c’est apaisant de ne pouvoir être jointe, « touchée ». Du coup, je réalise à quel point ces liens virtuels avec le reste du monde sont comme des parasites ; il doit effectivement y avoir une autre vérité derrière, plus subtile, plus pure, plus profonde. Et je suppose que cette vérité attend le départ des nuages pour apparaître. Alors, dès à présent je vais me focaliser sur le silence. Car certes, ici, à part les éducateurs personne ne parle (et même eux ne disent pas grand-chose), mais cela n’empêche pas que demeure dans ma tête un vrai tintamarre. Une dialectique qui ne s’interrompt jamais.
Troisième jour : Ça alors ! c’est pas des conneries ; on est vraiment dans la merde quand il n’y a plus de papier toilette et qu’on n’a pas le droit de demander où on peut en trouver !!!
Quatrième jour : Ça y est… je crois que j’y arrive : je ne pense plus à rien. Oh là là… Mais c’est génial ! Oui, c’est particulier comme sensation. Enfin… non… c’est… ce n’est rien de vraiment extraordinaire en fait. Par contre, c’est normal que je continue d’entendre dans ma tête ma voix qui papote comme ça ?
Cinquième jour : Bon, au moins je viens de comprendre une chose majeure : ne penser à rien, c’est impossible ! Allons allons… calmons-nous. Commençons par plus simple : l’instructeur a dit qu’il ne faut pas juger. Comment on fait ça ? Ne pas juger, ne pas juger, ne pas juger… Bon d’accord, mais il n’a pas dit pour autant que c’était un mantra, alors tais-toi un peu ! Et puis zut ! je me rends compte que je suis en train de me juger car je n’arrive pas à ne pas me juger. Et du coup, je suis à présent en train de me juger car je me suis jugée. Je doute fort d’être sur la bonne voie, là…
Sixième jour : Jusqu’à aujourd’hui, les formateurs nous ont juste donné quelques conseils pratiques et techniques sur la posture ; en tailleur sur le sol, ou assis sur une chaise, ou à genoux… Ils nous ont aussi suggéré qu’il fallait revenir à une respiration naturelle. Mais ils n’ont fait que survoler le sujet. Et je me suis trouvée un peu frustrée. C’est ce matin qu’ils se sont, je dirais, vraiment exprimés pour la première fois. Ils nous ont sorti quelques jolies allégories poétiques, peut-être dans le but de mettre une image à la place de ce vide qui nous englobe depuis six jours.
— Essayez de distinguer l'unique caractère de chacune de vos respirations, comme les vagues de la mer.
J’ai trouvé ça un peu cliché. Mais bon…
— Suivez la respiration en la faisant aller dans tout le corps, et imaginez que ce sont des petits trous sur votre peau qui respirent, comme des branchies de poisson.
Ah, ça c’est déjà mieux. Ça m’inspire.
— Les pensées passent, c’est nous qui les retenons. Elles sont comme les nuages dans le ciel, au bout d’un moment de pratique on les identifie et on prend conscience que nous ne sommes pas ces pensées. Nous sommes le ciel derrière.
Eh ben voilà, c’est bien ce que je disais ! Aïe aïe aïe, mais qu’est-ce que c’est rageant de ne pas pouvoir en placer une !
Comme je l’ai écrit plus haut, j’ai trouvé cela curieux qu’ils nous en aient dit si peu jusque-là. Mais à présent je comprends mieux. Ils ne voulaient pas nous dérober l’expérience de découvrir par nous-mêmes. S’ils avaient donné toutes ces informations le premier jour, cela aurait enlevé de la crédibilité, et nous n’aurions jamais su ce qui est vrai. Alors que là, nous l’avons vécu… Eh oui, même moi ! Je me rends bien compte que pendant que je croyais faire ça de travers, en fait, il se passait quelque chose. Et aujourd’hui que nous les écoutons aborder la méditation de manière intellectuelle, je réalise que grâce à ces quelques jours de silence et de vide nous l’avons déjà saisie instinctivement. Donc ils n’avaient finalement pas tout à fait tort de nous laisser dans le néant. Les entendre à présent mettre des mots sur tout cela provoque un impact bien plus intéressant que s’ils avaient prononcé ces mêmes mots au moment de l’introduction. Cela aurait tout gâché. Et d’ailleurs, honnêtement j’en serais presque à me demander s’ils n’auraient pas mieux fait de se taire jusqu’au bout. Le langage, les mots… c’est pourtant tout ce que j’aime. C’est mon métier, ma vocation. Mais après cette expérience, je prends conscience du monde fantastique que je tenais dans mes mains, avant que les formateurs ne viennent y mettre des allégories, des métaphores, des explications, des phrases… Le langage, c’est détruire des merveilles. C’est fermer toutes les portes qui mènent vers le mystère, pour n’en choisir qu’une : celle que nous connaissons. Demain, je n’écrirai rien. Je le promets.
Septième jour : Oublions ma promesse impulsive d’hier. Aujourd’hui, il m’a semblé prendre conscience de ma place dans l’univers. Et mieux encore : je me suis dit que moi-même j’étais un univers, tout plein d’atomes, de particules et de je ne sais quoi… Respirer… N’est-ce pas la chose la plus banale, la plus fréquente, la plus neutre, la plus naturelle ? Et en même temps n’est-ce pas aussi la plus extraordinaire ? Respirer… Pendant ces sept jours, je n’avais plus que ça. Alors, c’est devenu un plaisir divin, qui me fait penser à celui que je ressens quand je souffle dans ma flûte. Que c’est bon ! Je n’échangerais pas ça contre une bonne glace ou même un délicieux chocolat, ou même… un sensuel baiser. À chaque nouvelle inspiration, c’est la découverte ! Mais comment ai-je jamais pu me sentir seule ? Ma vie ? mes soucis ? mes tracas ? mes questions existentielles… ? quelle blague ! Holà ! attention, il ne faut pas que j’éclate de rire maintenant. Il ne reste que quelques heures, ce serait con de tout gâcher. Mais comme toutes les raisons de ma déprime me semblent à présent dérisoires ! Oh ! je vais vivre ce qu’il y a à vivre. Oh oui, je vais bien m’amuser. Je ne vais rien changer du tout. Je vais juste arrêter de juger, faire ma part, et le résultat sera ce qu’il sera ! Je crois que je touche ce fameux lâcher-prise. C’est vrai qu’on attache trop d’importance aux choses. Je viens d’atteindre un état intéressant. Comme en transe, mais curieusement lucide et consciente ; non pas comme si j’étais dans un rêve, mais plutôt comme si, pour la première fois, je venais d’en sortir. Et du coup, je repense au numéro 1. Oui, c’est évident à présent, c’est tout simple : le numéro 1, c’est juste tout ça. C’est toujours invisible, mais à présent je sais ce que c’est. Il n’y a pas de mot, et d’ailleurs, s’il y en avait un, il faudrait surtout, surtout… ne pas le dire. Fin du séjour
Marie buvait son café en ce matin du premier lundi de la nouvelle année. Elle relisait son journal de notes en se disant que c’étaient d’énormes conneries, et qu’elle avait dû légèrement perdre les pédales durant ce stage. Il y avait de quoi d‘ailleurs ! Sept jours de mutisme total dans un manoir lugubre au fin fond du Loiret. N’importe quoi ! Elle était de retour depuis trois jours, et elle les avait passés tranquillement chez elle (y compris le trente et un) à lire, jouer de la flûte traversière, et se mater les dix saisons de Friends que, d’accord, elle connaissait par cœur, mais quoi de mieux pour le moral ! Elle avait échangé quelques textos avec Chloé. Le dialogue ressemblait à ceci :
— Alors frangine, c’était comment ? — Génial. Je me suis fait chier comme un rat mort. — MDR ! — J’ai perdu mon temps et ça te fait rire ? La prochaine fois, conseille-moi le Club Med.
8 h 30. Marie entamait sa journée de cours avec la Seconde C. Comme par hasard, bougonna-t-elle, toutefois réconfortée à l’idée de revoir la petite Leila. La jeune fille était la seule de tout le lycée à qui elle avait parlé du stage de méditation. Les élèves arrivaient dans la classe, chacun lui lançant un : « Bonne année madame ! » Ah, c’est gentil, se dit-elle. Même Salem et Leo y allèrent de leurs bons vœux. Incroyable… Leo la regardait, souriant avec sa tête à claques. Je ne peux vraiment pas le saquer, celui-là, pensa-t-elle. Pourtant… ça alors ! Elle se surprenait soudain à ressentir comme une étrange sympathie envers le grand rouquin, se disant qu’il avait quelque chose de Jules Renard, même s’il ne le lirait sans doute jamais !
— Hé madame ! pourquoi vous m’faites les yeux doux ? j’vous ai manqué ? — C’est exactement ça, Leo.
Alors, chose inouïe, la classe se passa merveilleusement bien. Le peu de fois où Salem et Leo, imités par quelques autres, commencèrent à faire les clowns, un seul regard de la prof les fit tous s'asseoir et se taire. Marie ne montra aucune surprise, mais intérieurement elle était effarée et ne cessait de se répéter : « Je rêve… c’est magique… » Après la classe, quand tous les élèves furent sortis, Leila vint lui demander comment s’était passé son séjour dans le Loiret.
— Eh bien écoute, ma petite Leila, je pensais vraiment que cela ne m'avait servi à rien, mais… mais en fait, peut-être que si…
Et puis elle baissa le ton pour questionner son élève favorite :
— Comment se fait-il que la classe ait été si sage aujourd’hui ? — Si sage, vous dites ? s'étonna Leila tout en pouffant de rire. — Mais oui… hésita Marie, tout le monde semblait plus discipliné, ordonné, obéissant. Certains paraissaient même suivre le cours…
Leila scruta sa prof d’un air un peu ahuri :
— Vraiment madame, vous avez vu tout ça ? Moi, en tout cas, je n'ai rien remarqué de différent.
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