Il était assis, le dos raide et les doigts crispés, comme le pianiste déjà avancé en âge, qui s’apprête pourtant à jouer la partition de sa vie. L’acoustique de l’espace ouvert au ciel et cerné d’édifices était impressionnante. D’ailleurs deux corbeaux, se disputant une proie, essayaient, par des croassements stridents, la musique barbare de l’affrontement. Il écouta un moment ces discordances aiguës, qui accéléraient le rythme de son cœur. Les cieux étaient bleus pourtant en ce mois d’avril, et la menace n’était pas dans le printemps. Il aurait voulu qu’il y eût comme l’année d’avant des colombes, des voix, des visages. Le pupitre était le même, la page blanche, l’encre noire, et le micro où parler à tous. Il commença son discours-récit par ces mots :
« Comme tous les jours, depuis des lustres, il venait faire son rapport, et les anges étaient peut-être plus attentifs à sa parole agacée que le Maître des cieux, à qui toujours il fallait redire les mêmes choses, les mêmes plaintes, les mêmes désirs, les mêmes lassitudes, les mêmes étonnements :
– Vous dirai-je, Seigneur, la nouvelle calamité des hommes ? Je vous la dirai tout à l’heure. Ces êtres de chair croient pouvoir s’installer dans le havre de la routine, et ils l’appellent « bonheur ». Ils n’entendent pas, mon Dieu, décuplez leurs sens, ils n’entendent pas la terre qui tremble, le tonnerre qui gronde, les eaux qui montent, et c’est toujours, comme le chat la souris, que la mort les surprend. Savez-vous leur grande invention, ces derniers temps ? Ils suivent, jour après jour, heure après heure, le déroulement des événements qui mènent le monde, et ils nomment cet intérêt sans cesse renouvelé les « actualités ». Que le mot est risible ! Comme si tout n’était pas identique à lui-même, à une variante près cela va de soi, mais à l’infini répétée ! Car, si on ajoute les morts par accidents, par assassinats, par catastrophes naturelles, par épidémies, par guerres, et par krachs boursiers, on obtient un nombre astronomique, qui n’est pas sans rappeler vos merveilles. D’ailleurs, ils tiennent le compte, vos chers épiciers ! Ils comparent la petite à la grande hécatombe, ils s’attardent un temps à ces nombres, discutent leur validité, argumentent qu’il y en a plus ou qu’il y en a moins, s’indignent des erreurs de méthode des uns, de la mauvaise foi des autres, tandis que les chiffres oscillent comme en une balance, l’opinion fascinée et ivre du mouvement incessant, jamais vraiment arrêté, comme la vie qui va à la vie et à la mort, sans qu’ils puissent savoir en quel chemin ils sont.
Il fit la pantomime des hommes égarés en un labyrinthe, qui tantôt vont assurément, tantôt prudemment, qui toujours, à la fin qui n’est qu’un commencement, se heurtent au mur de leur ignorance et se désespèrent en s’arrachant les cheveux. Il changea de personnage et se grandit en Minotaure. On comprenait qu’il se délectait de ces proies humaines naïves, qui se jetaient entre ses fabuleuses cornes, qui leur crevaient d’abord les yeux, avant de les disperser. Les anges regardaient complaisamment le spectacle, tandis que le Maître des cieux baillait encore. »
Les corbeaux poursuivaient leurs chamailles et ils étaient maintenant plusieurs. Leur nombre montait peut-être à une dizaine, pensa-t-il, dans le temps d’une inspiration, une dizaine, hoqueta-t-il, comme une troupe de brigands qui saccageaient le silence. Il en viendrait d’autres sans doute qui finiraient de mettre en pièces l’espoir. Pourtant le jeune soleil d’avril, qui réchauffait ses vieux os, promettait tant. Il eût suffi d’un rien, d’un supplément d’âme dans le plateau originel où le Créateur l’avait pesée. Mais il avait fallu partager entre les créatures et les anges, chaque groupe dépourvu par l’autre. Déshabiller saint Pierre pour habiller saint Paul, la parabole s’appliquait peut-être aux origines et à l’insuffisance divine. Il était devant le blasphème, comme devant un mont infranchissable. Il détourna son esprit de cette vision insupportable, et il reprit son discours-récit :
« Il cessa brusquement ses gesticulations, et un bâton apparut autour duquel il s’enroula jusqu’à le faire disparaître à moitié. Il siffla alors longuement, tenant la note au-delà du possible, comme s’il inventait le premier orgue en la première église. Les anges éprouvaient un plaisir à l’écouter, mais ils évitaient de se regarder, craignant que ne s’établît entre eux et lui une complicité collective trop visible. Surtout, le Créateur en phase d’éveil portait nonchalamment son attention sur eux plutôt que sur lui. Le sifflement mua en ondulations distinctes qui devinrent des mots :
– Vous dirai-je, Seigneur, la nouvelle calamité des hommes qui les touche en ce qu’ils ont de plus cher ? Je vous la dirai tout à l’heure. Les maux, si ingénieux soient-ils et enracinés, disparaissent, enchantement maintes fois renouvelé, et les haines se taisent, et les folies s’apaisent, quand naît l’enfant. Je les ai trop vus ces sourires béats des pères et des mères, par la naissance innocentés, sur les faces rubicondes, cramoisies, déterrées, grimaces fugaces s’ajoutant aux déformations définitives, ou encore sur les visages intouchés, mais bientôt ravagés, le mal de la vie ordinaire incubant et non décelable. L’homme et la femme, le vieux et le jeune, le pauvre et le riche, forment tout à coup une communauté. La profonde solitude de chacun est un temps oubliée, la grande famille reconstituée jusqu’au plus lointain cousin. Mais cela ne leur suffit plus ! Il faut que la terre entière soit informée du bonheur d’un nouveau-né. On envoie des faire-part dans tous les territoires, au-delà des océans, et sur la lune si on le pouvait. On déclare, on proclame, on célèbre la naissance de l’enfant comme une nouvelle loi divine promulguée. Mais cela ne suffit pas encore ! Cette preuve d’un jeune être, il la faut voir écrite. Alors les hommes ont inventé les journaux, pour les actualités communes, pour dénombrer les morts, mais aussi pour se réjouir des vivants, comme si la mort des uns attestait la vie des autres, comme si un nom écrit était la promesse d’un destin unique.
Il changea de voix, de plus en plus mielleux. Le bâton, autour duquel il était enroulé jusque-là, mua en chaise, et il se retrouva assis, un journal grand ouvert entre les mains. Il le secoua un peu pour faire entendre le bruit du papier légèrement froissé. Il se racla la gorge très ostensiblement. Les anges se régalaient de plus en plus du spectacle, impatients de la suite. Le Maître des cieux eut une pensée. Il se dit qu’il avait créé toute chose, mais pas le papier. Il se débattait un peu dans cette contradiction quand Lucifer chanta :
– Monsieur et madame, madame et monsieur ont le plaisir et la joie, la joie et le plaisir, de vous annoncer la naissance et le premier cri, le premier cri et la naissance, de leur petit dernier. »
Le chant du diable transperça l’espace et les corbeaux, effrayés ou charmés, s’envolèrent. Trop nombreux pour pouvoir être comptés maintenant, ils occupèrent un temps la totalité de son champ de vision. Ils dissipaient le mont du blasphème comme des nuées sombres. Il se vit lui-même ailé, comme une sorte de Christ en croix volant, perdu dans la tourmente, et filant droit sur la haute paroi infranchissable. Il y mourait pour y renaître, Prométhée catholique pas plus heureux que le Grec. Quelles que soient sa souffrance et sa désespérance, il devait continuer et mener au terme son discours-récit :
« La chaise et le journal disparurent dans un claquement de doigts, et Lucifer fit apparaître un trapèze au mouvement lent et hypnotique. Il s’y suspendit par les jambes, la tête en bas. Il allait et venait ainsi comme un pendule. Les anges se souvinrent que c’est de cette manière qu’il avait eu l’idée du temps et de la création et, qu’il l’avait suggérée à son propre Père. Qu’allait-il encore inventer qui n’était pas encore ? Quel bonheur ou quel malheur ? Ou peut-être comme souvent les deux à la fois :
– Vous dirai-je, Seigneur, la nouvelle calamité des hommes qui les stupéfait ? Vous allez maintenant commencer à l’entendre. Les surprises sont agréables ou désagréables, selon ma fantaisie. On donne naissance donc, on se réjouit, on cherche le faire-part de son fils dans le carnet bleu, de sa fille dans le carnet rose du journal local, et on ne l’y trouve pas. On s’étonne que le nouveau-né ne soit pas assez né pour cette feuille, et on s’assombrit. On parcourt nonchalamment le journal, sans lire vraiment. On s’égare dans les pages du deuil, et, dans la liste des défunts, dans le carnet noir, on trouve son enfant, en étrange fraternité avec la mort. On regarde de plus près, les dates de naissance correspondent et on a ajouté celles des décès. On voulait annoncer un prochain baptême, on se trouve déjà à penser à des obsèques, lointaines souvent mais certaines. On pense à l’erreur, mais qu’elle est funeste, et quel horrible présage ! On s’en émeut autour de soi, et on découvre que d’autres parents ont la même déconvenue, le même jour, et le jour d’avant, et le jour d’après, et les jours qui suivent, et rien n’y fait, malgré les plaintes, les menaces, les actions contre les journaux, les renvois des vieux collaborateurs comme des plus jeunes, l’erreur perdure. On crie alors aux mauvais plaisantins (et on n’est pas loin du compte), au complot, à la manigance. On fait bannir des éditorialistes, des rédacteurs en chef, des journalistes de renom, la forfaiture se maintient. Peu à peu les esprits se modifient. Bientôt les maternités ont des airs de cimetière. On y parle plus bas que devant les catafalques. On voit même l’époux à l’épouse ramener des chrysanthèmes. Et les photographes immortalisent en noir et blanc un bric-à-brac émotionnel, un méli-mélo de sentiments contraires. On se fige encore ensuite devant l’image d’un bonheur incertain, image profonde certes, car on y trouve tous les états de l’âme humaine, mais plus la joie.
Lucifer avait arrêté son mouvement à ce dernier mot, mais il semblait qu’il bougeait encore car les yeux des anges allaient et venaient toujours. Ils étaient siens maintenant. Cependant le Maître des cieux ne s’en préoccupait pas. Il suivait une pensée qu’il finit par atteindre et qu’il exprima :
– La joie ne peut disparaître car je suis la joie. – Vous vous trompez, Maître, elle peut disparaître. – Comment veux-tu la faire disparaître ? – Si vous disparaissez, elle disparaît. – Je ne peux disparaître. – Vous le pouvez de l’esprit des hommes. Demain, après-demain, et les jours qui suivront, ils liront à côté de l’avis de décès de leurs enfants, l’annonce de votre mort. – Fou que tu es ! Tu ne peux me tuer de l’esprit des hommes ! – Fou que vous êtes ! Il suffit que les hommes vous croient mort pour bientôt vous oublier et jusqu’au souvenir de la joie. – Les hommes survivront, et leur âme, et un jour la joie renaîtra, et je renaîtrai à eux. – Les hommes ne seront bientôt plus, leur fin est proche, je me suis lassé de leur âme, je prépare le fléau définitif. – La bombe ? Un tyran exterminateur ? – Non ! Ce serait trop immédiat. Je compte me divertir un peu encore avec une épidémie. J’ai mis au point un virus capricieux qui les torturera un moment. – Un moment ! C’est là ta faiblesse, jamais tu ne seras dans l’Éternité. – Un moment ! C’est là ma force, jamais votre « joie » n’égalera la jouissance de l’instant.
Les anges étaient toujours dans leur griserie, et lorsque Lucifer les quitta, lorsque le charme fut rompu, ils perdirent la raison divine. Ils criaient et se désespéraient de ne plus connaître le plaisir. Pendant un temps, qui les avait délicieusement corrompus, ils avaient ressenti leur être comme un corps, comme une chair, comme une jouissance. Et maintenant ils redevenaient les emblèmes désincarnés de la puissance inutile de Dieu. »
Il leva des yeux las du pupitre. La place était demeurée vide d’hommes. Aucun n’était venu assister à la bénédiction, car une terrible épidémie sévissait. Et le fléau impitoyable les avait tous confinés, mais point en des arches, point en des maisons de Dieu. Chacun était dans le mur de son corps, et dans la peur de sa mort. Cependant les corbeaux étaient maintenant nuées et ils emplissaient le ciel. Ils croassaient et voletaient comme jamais auparavant, en de vastes mouvements qui rappelaient le signe de l’infini. Ils se disputaient dans une forme d’ordre, ils se déchiraient, ils se convoitaient des restes d’âmes, dont la sienne sans doute. Or, brusquement, repus peut-être, ils vinrent s’abattre sur la place. Et voilà qu’ils se taisaient enfin, non comme des ouailles respectueuses, mais comme une armée assujettie. Les chamailles avaient pris fin et une conscience noire semblait être née dans ce peuple sombre. Comme un automate, il se redressa pour la dernière fois de sa vie et, sans micro, de toute sa faible force, il cria détruisant l’espace : « Régnez maintenant Urbi et Orbi ! »
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