L'hiver nucléaire durait depuis si longtemps… au-delà des comptes… l'idée de jour presque perdue. Une vague lueur stagnait au matin, le midi était toujours incertain, et la nuit vorace dévorait le crépuscule du soir. Jamais une autre lumière, jamais le soudain de l'éclat, jamais les mille gris des nuées folles des peintures hollandaises. Nous vivions cloîtrés, privés de futur et d'horizons, en les dômes de béton et de quarantaine. L’œil central, gigantesque, nous observait de son rayon torve, comme un Cyclope patient de nos chairs. Nous étions dans l'évidence du condamné, qui mesure l'espace de sa cellule, soumis d'abord à ses propres monstres. Nous étions aussi des moines austères, dont le dieu et le diable sont la bombe, dont les cieux inversés sont intérieurs. Nous observions des règles absurdes, parce que l'espace et nos esprits étaient réduits, parce que la claustration finit par tout légitimer. Nous n'étions plus des peuples, ni même des peuplades, mais des groupements. Depuis longtemps, les dômes n'avaient plus de nom. Un temps, ils avaient eu encore une lettre ou deux suivies d'un nombre, T. pour le Texas, M. pour Mexico, C.A. pour le Canada, puis seulement un nombre. Enfin ces humanités séparées avaient oublié l'idée de monde. Cerné de vide, chaque enclos de survie était devenu une sorte de station orbitale. Nous étions en perdition, la terre sous nos pieds peu réelle. Nos têtes étaient lourdes, et nos corps si légers, près de l'effacement. Comme en fausse pesanteur, nous nous sentions menacés d'asphyxie. Instinctivement nous regardions l'horizon du dôme en apnée, comme le ventre protecteur d'une mère à ne surtout pas quitter. Étions-nous vraiment nés ? Il était permis d'en douter. La plus grande aventure était de s'approcher de la paroi ronde, et, inopinément, de donner un coup de pied contre ce mou, contre ce dur, qui paraissait là de toute éternité. Rejoindre les autres dômes paraissait impossible, intentable, hors de pensée. Existaient-ils encore ? Seules les communications via le vieux réseau d'Internet permettaient de s'en assurer. Quant aux déplacements physiques, ils n'étaient plus sérieusement envisageables. Les relations internationales étaient réduites au strict minimum. On disait d'ailleurs les R.I., comme on avait dit autrefois l'O.M.S. ou l'O.N.U. Des coquilles vides et résonnantes, où s'entendaient de vieilles logorrhées en boucle. L'avantage, il fallait bien qu'il y en eût un qu'on supportât, c'est que les discours, les harangues, les envolées lyriques douteuses, et avec eux les chefs, les leaders, les populistes de tout bord, tout ce qui avait conduit au désastre, n'existaient plus. Nous étions sous le règne du mutisme. Les ridicules routes goudronnées n’avaient pas tenu longtemps sous l’assaut répété des pluies acides. Les voies de chemin de fer, plus résistantes, étaient envahies par des herbes coriaces, et qui prospéraient malgré les conditions terribles du Soleil blanc. Çà et là, des arbres, rabougris dès la naissance, avaient poussé entre les travées, que d’énormes rongeurs finissaient de saccager. Les marines et les aviations, orphelines, n’étaient guère plus reluisantes, rouillées sur les tarmacs et éventrées dans les ports. Chaque dôme était devenu par la force des choses autonome et de fait politiquement indépendant. Ils étaient uniformément répartis sur la Terre, à des distances n’excédant pas parfois une cinquantaine de kilomètres, mais ils n’étaient donc jamais reliés entre eux. On avait bien eu l’idée éphémère d’un réseau souterrain, mais, avec le peu de machines disponibles, l’entreprise était colossale. La mobilisation déployée lors de la construction des dômes avait épuisé les ressources et les énergies. Les rares Terriens qui en parlaient encore au bout de quelques mois étaient appelés « les terreux ». Ceux qui s'opposaient au projet étaient « les dômiens ». Ce fut là la dernière confrontation de nature politique qui agita un peu nos citoyennetés réduites. Les dômes avaient commencé à se méfier les uns des autres, bien que l’on y parlât souvent la même langue, et, retranchés derrière des murs qui montaient au ciel et le courbaient, on avait vite repris les habitudes des châteaux forts du Moyen Âge. Mais sans les chevauchées, sans les croisades, sans les idéaux. Nulle terre à parcourir, nulle dame à conquérir, nulle tour à gravir. Aucun héros donc pour s'aventurer au-delà du périmètre, aucun chevalier à pied puisque les aventures étaient finies. Pas un fou non plus pour avoir la folie, l'inconscience, ou seulement l'audace de quitter la protection du dôme. Pas un imbécile qui par l'erreur se retrouvât un tant soit peu, un tant soit trop à l'extérieur. Surtout depuis qu'on savait qu'une super contamination était à l’œuvre, un virus radioactif dont la mutation s’était emballée. Il corrodait tous les métaux dont il faisait pâture, et il oxydait les cellules humaines mêmes. Nous étions aux premiers mois du confinement, les communautés de la Terre n'étaient pas encore complètement monastiques, elles en avaient eu vite vent. Un vent d'enclavement, improbable, un rien tourbillonnant, capricieux et larvé. On se disait par petits cercles qu'en un dôme tous étaient morts. Un chuchotement montait pour retomber presque aussitôt. Un membre, un seul, on ne sait comment hors de contrôle, une anomalie dans la statistique de l’obéissance, une excroissance non tranchée du groupe, s'était retrouvé à l'extérieur quelques heures. On avait cru bon, c'est-à-dire humain, d'aller le chercher parce qu'il manquait à l'appel, et on s’était exposé à son tour. Le dôme, à l'air désormais corrompu, avait vu ses dômicants vieillir et mourir en quelques jours. Les lois de quarantaines absolues furent alors les dernières décisions qui réunirent virtuellement l’ensemble des restes des nations. Il fut décrété un peu partout que le monde en dehors des dômes n’existait pas. On le désigna du terme de « non dôme ». Et, avec les décennies, on ajouta que le Soleil, hier emblème de la vie, maintenant de la désolation, était et avait toujours été blanc comme la lune. Les communications s’étaient donc raréfiées mais elles n’avaient pas entièrement disparu. Elles perduraient grâce à l’antique réseau informatique de l’Internet, mais, pour le commun des dômicants, elles étaient à très bas débit. Seuls, les Grands Communicants des Hauts Conseils pouvaient échanger des images en noir et blanc. La majorité silencieuse des internautes devait donc se contenter de textes. C’était tout de même intéressant parce que ces micropopulations étaient constituées essentiellement de lettrés, qui avaient ainsi accès à des documents stockés, générés, numérisés dans d’autres dômes. C’était aussi désormais le seul moyen d’avoir des nouvelles d’une personne qu’on avait connu avant, survivante ailleurs, proche ou parent, qu’on ne reverrait probablement jamais plus, ou d’élargir, malgré la défiance générale, le cercle nécessairement restreint de ses contacts. On avait ainsi redécouvert le plaisir de correspondre quand on ne peut plus se voir, et, le décloisonnement extraordinaire des mots échangés à distance, quand les corps sont emprisonnés. Le père Obama n’était pas le moins communiquant des « internés » comme ils s’appelaient alors. Il officiait dans la paroisse du dôme 1 des premiers États-Unis d’Amérique et tenait une correspondance régulière avec un grand nombre de religieux, de toutes confessions, et sur l’ensemble de la planète. Il est le premier à avoir témoigné de Sa Venue. Malgré le climat de restriction volontaire qui régnait alors, sa littérature, abondante et enthousiaste, ses toiles sacrées et inspirées des peintres profanes, préfigurent le retour à la profusion édénique, et à la roide nonchalance homérique qui suivit les Temps Dômicants. Des extraits de ses écrits adressés au quinzième dalaï-lama nous sont parvenus : « Je t’ai déjà parlé de ce jeune garçon malvoyant, dont les yeux clairs et francs me fascinent et me remplissent de joie. Il s’est mis à peindre, et figure-toi qu’il adore les couleurs. Ses peintures sont exubérantes, comme sa coupe de cheveux et son habitude de prendre le contre-pied de nos affirmations d’adultes et d’internés. D’ailleurs, tout le monde ici l’appelle Anthonyme Chavez. Il n’est Anthony que pour moi qui l’ai baptisé. L’autre jour, le professeur de météorologie a évoqué la question épineuse des arcs-en-ciel, et, bien entendu, il n’a cité que les six couleurs désormais officielles. Anthonyme a soutenu qu’il y en avait " sept". Il aurait pu dire cinq puisqu’il n’en a jamais vu. Mais non ! Et il a ajouté " sept, m’entendez-vous, sept comme les jours de la semaine". Le professeur a adopté la position commune : il a poursuivi son propos comme si la remarque était anodine. Personne ne contrarie plus Anthonyme depuis longtemps. On craint qu’il ne soulève un paradoxe, une contradiction, ou pire une incohérence. Tu sais comme nous sommes attachés à nos mensonges et à nos petites lois. Elles nous protègent aussi efficacement que les dômes. Aussi, face à Anthonyme, on se contente d’un léger sourire de réprobation, comme devant un grand-père qui s’encanaille, mais sa jeunesse aura raison de nous, et de ce jeu de mot un peu idiot. On refuse d’entrer dans le désaccord. La polémique n’est plus notre moteur. Anthonyme ne s’offusque pas de notre mauvaise foi. Je crois même qu’il s’en amuse. Il est le descendant d’une famille illustre du continent sud-américain qui compta, tu le sais sans doute, un président de république particulièrement virulent, et un cardinal charismatique qui s’opposa au Pape Jean-Paul III. Mais tout cela est si loin. Nous avons quelques ouvrages d’Histoire qui parlent d’ « époque contemporaine ». Quelle étrange expression ! Nous savons tous deux qu’il faudrait dire et qu'on dira la « basse époque » ou quelque chose d’autre qui évoque la presque fin des hommes qui l’a clôturée. Évidemment, à cause de la peinture, Anthonyme s’intéresse beaucoup à cette époque. Il a appris que dans ce domaine l’invention avait été constante en ces siècles ante-nucléaires. Bien sûr, peu de toiles n'ont pas été détruites, qu’il parcourt cependant de l’avidité habile de ses doigts. Le conservateur de notre petit musée ne dit rien car Anthonyme se contente de les effleurer et il est l’un des rares visiteurs. Je l’y rencontre parfois et je lui enseigne ce que sont impressionnisme et expressionnisme, cubisme et art abstrait. Je lui raconte les vies extraordinaires de Pablo Picasso, de Salvador Dali, de Juan Mirò, ces grands peintres d’Espagne et de France. Que reste-il de leurs œuvres ailleurs, et de la couleur maudite ? » Le père Obama consignait les réponses du dalaï-lama à l'ancienne, dans un carnet de cuir et de papier, qui lui rappelait la vie réelle. Il le tenait à côté de sa bible, dans le tabernacle, et l'une ne valait pas plus que l'autre. Les pensées du Tibétain étaient assez laconiques et abruptes comme les pentes raides désertées de l’Himalaya, mais elles étaient aussi pleines d'empathie et de replats comme un plateau soudain. Le père les méditait longuement en même temps qu'il prenait un alcool fort : « Vous êtes presque sages, car il est vain de s'opposer à quoi que ce soit, y compris à la contestation de la jeunesse. Elle s'épuise d'elle-même et bientôt se renie. L'homme mûr maudit les élans de sa jeunesse. Aucune couleur n'est maudite en soi, mon ami, et rien n'est maudit, ne le sais-tu pas ? Ne l'enseignes-tu pas ? Rien si ce n'est par l'homme qui lui-même n'est rien. Mais toi et moi nous ne sommes pas des maudissants. » Le père Obama n'avait effectivement jamais maudit personne, pas même les responsables de la guerre. Mais il maudissait le dôme, peut-être parce qu'il apparaissait comme une deuxième église écrasant la première, empêchant tout envol d'une flèche. Il avait appris que même dans les riches États musulmans les minarets avaient eu leur prétention rabotée. Comment les imams considéraient-ils les dômes ? Étaient-ils maudissants, accommodants, ou avaient-ils trouvé une autre voie ? Il n'avait pu garder aucun contact durable avec le Moyen-Orient. Quoi qu'il en soit, il paraissait évident que la présence des dômes était obsédante et oppressante pour tous. La plupart ne s'en ouvrait pas, certains exprimaient leur angoisse, un seul, le protégé du père Obama, prenait la question à bras-le-corps et comme à rebours. Mais le récit rapporté par le catholique ne devait pas surprendre tant que cela le dalaï-lama : « Me croiras-tu ? Anthonyme s'est trouvé une chapelle Sixtine, il a entrepris de peindre la portion du mur d’enceinte dont l'entretien est à sa charge, et ce jusqu'à ce que l'inclinaison soit trop forte. Pas au-delà, car il refuse de peindre totalement couché sur le dos. Il laisse cette prouesse-là à Michel-Ange. Personne, encore une fois, ne s'oppose à sa volonté. Après tout, il s’occupe plus que bien des adultes de sa part de travail. Il en viendra bientôt à bout. Le pan de mur voisin à entretenir est le mien, je lui céderai volontiers cet espace faussement vertical quand il lorgnera dessus. Je crois que le monde du dehors ne l’intéresse pas. Ce qui a existé et qui n’existe plus ne l’obsède pas, quand nous nous sommes saturés de notre pauvre mémoire. Mon enseignement, et mes confidences, rares somme toute, n’alimentent pas sa passion. Il est heureux de s’inscrire dans une Histoire des hommes, mais il ne peint que du neuf. Personne n’a jamais vu une telle puissance d’évocation. Sa bombe parcourt le béton aussi vite qu’un instrument de musique. Mes yeux de voyant ne le peuvent suivre. Anthonyme peint des mots, des phrases, des cajoleries et des admonestations, des encouragements et des sentences, des embrassades et des pugilats, il peint ce que nous avons de plus précieux ; sonores, éraillées ou chevrotantes, il peint nos voix, entends-tu, nos voix au timbre unique. C’est pour cette raison qu’il aime autant les couleurs. Chaque nuance est un timbre. Ses foules sont remarquables. » Le père Obama se souvenait d'un séjour en Hollande, dans ses années de formation. Il y avait rencontré dans un musée le dalaï-lama, tous les deux en admiration devant la même peinture de Brueghel l'Ancien, une foule bigarrée et tumultueuse, dans la joie de la ville : Le combat de Carnaval et Carême. « J'entends ta voix, mon ami, elle résonne dans ma mémoire comme le bol des méditations. Elle me ramène au monde ou m'en détache, alternativement. Je ne suis pas assez aveugle pour l'entendre en couleur, mais je la sais de la douceur et de la profondeur des pastels de Hollande. » Le père Obama ne se jugeait pas aussi favorablement. Il avait eu peut-être autrefois une voix « pastel », la douceur d'une jeunesse sans ambition pour elle-même. La profondeur était déjà moins sûre, il disait tant de naïvetés dans le tâtonnement de ses analyses. Mais maintenant après tant d'épreuves qu'en restait-il ? Comment n'y aurait-il pas, dans la mélodie abrupte de ses phrases, de petites férocités embusquées ? « Je n’ai pas encore osé lui demander de faire mon portrait. Je me porte l’estime qui convient, je ne suis pas un mauvais homme, mais je ne crois pas non plus être assez digne qu’il perde son temps avec moi. Seulement, j’aimerais voir ma voix. En revanche, je suis sûr que notre Haut-Conseil aurait avantage à être représenté ainsi par lui. Il est le peintre de cour, de dôme, qu’il nous faut puisque nous ne sommes plus gouvernés que par des voix. Nous n’avons nul visage à adorer ou à haïr, nous n’avons que ces voix lointaines qui nous guident, allumettes éteintes aussitôt qu’allumées. Elles nous paraîtraient moins vaines si nous pouvions leur attacher une couleur. » Le père Obama était lui-même peintre. Son église ne contenait aucune toile quand il avait fallu s'y réfugier. Il avait d'abord peint des scènes de l'Ancien Testament à même le mur, avec des paysages grandioses en arrière-plan, croqués dans ses carnets de voyages. Puis, il s'était davantage attaché aux personnages, à la direction de leur regard, à leur crainte profonde. Il s'inspirait de toute cette humanité contrastée qu'il avait croisée dans sa vie, et de celle rabougrie qu'il côtoyait en le dôme. Mais jamais il n'atteignait la vérité de l'art, toujours quelque chose sonnait faux et il devait s'attaquer à une autre toile. Anthonyme était dans une seule et même œuvre, continuée et vraie. « Ne te martyrise pas davantage, mon ami ! Ne regrette pas la toile d'hier. Mais recommence la tâche si tu le souhaites. Les jours, leur succession égale, leur infini, sont pour cet office. Sache que, à chaque session de méditation, je regarde mon Himalaya intérieur. Il se peint et se repeint toujours le même, toujours différent, comme la Sainte-Victoire de Cézanne. Nous sommes tous un peu des Sisyphe, sauf peut-être cet Anthonyme dont tu es pour l'instant le maître. » Le père Obama avait quelquefois reçu Anthonyme dans son atelier. Les toiles en travail étaient dans la crypte, dans une lumière étrange de fin du monde, mais avec quelque chose de solennel et d'un peu vivant encore, qui contrastait avec le clair-obscur lugubre de l'extérieur. Le jeune homme les avait « vues » avec ses mains, parcourant la matière de la peinture comme il eût touché un bas-relief. Les premiers temps, le père l'avait senti dans une jouissance à la fois intellectuelle et charnelle, puis l'esprit lui était apparu seul. Pendant qu'une main passait sur la toile, l'autre faisait le geste de la bomber mentalement, il la corrigeait. Le faible talent du maître, il l'avait absorbé et dépassé en quelques séances. « La première fois que j’ai compris l’importance d’Anthonyme, il était assis sous le puits de froide lumière. Il avait la tête renversée et recevait les rares rayons de notre Soleil blanc, qui se trouvait alors au zénith. Il était dans sa saison d'apparition, astre proche et lointain, en la fenêtre globuleuse énorme et ridicule, en la convergence écrasante du dôme. Chaque jour, Anthonyme supportait ce poids, comme un Titan, dont la fragilité est évidente, mais qui ne cède pas au désespoir. Les rares passants, d'abord, lui disaient qu’il perdait son temps, que plus personne avant des lustres ne sentirait sa chair et son cœur se réchauffer au foyer du ciel. Il a commencé par ne rien répondre, se contentant de se gorger du peu de rayonnements qui lui parvenaient au travers de l’épaisse couche de brouillard, de la vitre sale depuis déjà si longtemps en place, au travers de la membrane de ses paupières, derrière lesquelles je devinais les billes de ses yeux rouler comme ceux du caméléon à l’affût. Puis, il s'est mis à rétorquer qu’il ne perdait rien, les mains tendues vers l’œil, dans le geste de l'offrande reçue. Il était évident pour tous qu'il ne parlait pas du temps ! Il était clair qu’il captait tout le rayonnement solaire possible et qu’il s’en nourrissait, s'en délectait, s'en grandissait. De plus en plus de nos compatriotes, saisis par la portée solennelle des mots, se sont arrêtés et ont essayé de prendre part à ce festin immobile. Beaucoup sont revenus les jours suivants et ont entouré Anthonyme, comme on entourait autrefois l'aède pour entendre une histoire très ancienne. Et, la voix rare de l'aveugle, le silence entre les phrases, le champ de propagation des ondes sonores, tout paraissait noble et empli de joie. Mais Anthonyme ne dit jamais rien de lui-même. Il peut attendre plus d’une heure que quelqu’un enfin rompe le silence. Alors sa voix s’élève calme, sentencieuse, le sourire au bord des lèvres magiques. Je crois entendre un bourdonnement d’abeilles affairées et revenues du néant où nous les avons plongées, je crois regoûter au miel de mon enfance en ma bouche de vieillard, je crois voir les ruches en la prairie familiale où je m’installais pour lire les grands auteurs. Aucune animosité ne résiste à ses paradoxes de lumière. « Je ne perds pas davantage mon temps que je ne perds l’eau du fleuve qui s’écoule pendant que je ne me baigne pas. » La formule est d’autant plus retentissante que sous notre dôme ne coule qu’une rivière et qu’il est interdit de s’y laver seulement les mains. Jusqu’à présent personne ne s’en approchait de crainte soit d’être tenté d’y plonger tête la première, soit de ne pas supporter l’interdiction contre nature. Nous savons que nous venons de l’eau et il nous en coûte de renoncer aux plaisirs de la baignade. Or, depuis qu’Anthonyme a prononcé cette fameuse phrase, depuis qu’elle a été colportée dans toute la concession, on peut voir des promeneurs sur les berges, certains solitaires, qui se contentent de longer le cours placide, d’autres en couple, qui s’assoient, regardent l’onde claire, s’embrassent longuement et ne repartent que fort tard vers leurs appartements. On ne laisse pas encore les enfants jouer à proximité, car, ici aussi, comme avant les dômes, ils ont tendance à braver les interdits. Pas en paroles, bien sûr, ils sont trop muselés, mais en actes dissimulés. C’est ainsi qu’ils ont réussi à élargir leur champ de jeu et par conséquent à se rapprocher de l’eau. » Dans sa crypte, le père Obama peignait désormais, comme il eût peint Moïse devant le buisson ardent, et le Christ Enseignant au bord du Jourdain, Anthonyme au puits de lumière, et au bord du fleuve. Il avait retrouvé des planches de bois de chêne qu'il avait entreposées lors de la construction du dôme. Il espérait avoir un jour la maîtrise picturale et suffisamment d'espérance pour réaliser un retable. Ce moment était venu, et il savait qu'il devait accomplir un triptyque. Mais il ne connaissait pas encore le thème du troisième panneau. « Ne te tourmente pas, mon ami ! As-tu choisi les deux premiers thèmes de ton retable ? Ils se sont imposés, et sans que tu en ressentes la moindre contrainte. Il en sera de même pour le troisième. Il est merveilleux comme nous choisissons peu. Que je sois assis en méditation, sous le triangle ajouré de notre dôme tibétain, ou sous la coupole de notre petit monastère, les paupières closes, c'est toujours la chaîne himalayenne qui se présente, avec ses pics et ses envolées, et je me sens léviter. » Le père Obama avait fini les deux premières parties de son retable, et Anthonyme avait délaissé ses bombes de peinture. L'aveugle était dans un état de constante contemplation de cet œil blanc et obstiné, qui regardait sans voir, et qui était aussi une voix qui cherchait à se faire entendre. « Anthonyme n’a rien peint depuis un mois. Ce n’est pas sa première crise créatrice, mais elles n’ont jamais excédé une semaine. Dans le rang de ses disciples, on commence à s’inquiéter. Certains chuchotent même qu’il s’est définitivement arrêté de peindre. Je sais que l’époque basse a compté quelques-uns de ces météores qui ont brûlé leur jeunesse au feu quasi sacré de l’art et qui ont subitement anéanti en eux tout désir de créer. Mais ce n’est pas cela. Le cœur d’Anthonyme est aussi ardent que le centre magmatique de la Terre d’où nous puisons notre énergie. Ses yeux ont encore l’éclat retenu d’un foyer de pierres de lave. Qui les regarde, subjugué de leur fixité folle, s’y brûle et s’y dissout amoureusement. Anthonyme ne peint plus à cause de moi. Je lui ai demandé naïvement pourquoi il ne s’était jamais peint lui-même. Je lui ai alors parlé du défi de l’autoportrait, de tous ces grands peintres du passé que cela tourmentait de se représenter, à la recherche sans doute de l'essence créatrice, et combien de toiles il avait fallu pour être non pas satisfait, mais un moment soulagé, fût-ce après s'être coupé l'oreille. Je te jure que je n’avais pas de mauvaises intentions. Mais je confesse que j’ai agi avec légèreté. Je n’ai pas une seule seconde envisagé les conséquences terribles de cette révélation. Anthonyme ne peut pas se peindre. Il ne peut pas peindre sa propre voix. J’ai d’abord pensé que c’est à cause du filtre de son corps. Il s’entend de l’intérieur comme chacun de nous nous entendons, dans une sorte d’étourdissement qui nous dépossède de notre voix. J’ai fait alors quelque chose que nous ne faisons plus. J’ai débusqué un vieil appareil d’enregistrement sonore, je l’ai réparé et je l’ai essayé sur moi. J’ai lu L’Apocalypse selon Saint-Jean. À l’écoute, je semblais nu mais étonnamment vivant. J’ai proposé à Anthonyme de s’enregistrer à son tour. Il a accepté avec un enthousiasme qui aurait dû m’alerter. Je m’apprêtais à lui faire lire L’Ecclésiaste en braille, mais il a jeté ses doigts sur le Cantique des Cantiques et a lu tout d’un trait comme on pouvait boire une bouteille de vin. Puis il s’est écouté en état de transe, les yeux révulsés et la mâchoire en avant comme un de ces monstres des abysses. Les jours suivants, il a déserté le puits de lumière. Le septième jour, il a quitté le dôme sans nourriture, sans eau, sans protection autre qu’un drap percé où cacher un peu son corps. Nous l’avons revu quarante jours plus tard. Nous ne l’avons remarqué que lorsque le Soleil a atteint son méridien et est apparu dans l’unique fenêtre du dôme. Il n’était plus blanc. Anthonyme achevait de peindre sa propre voix sur la surface glacée de la vitre, et il n’utilisait qu’une couleur. Celle-là même que nous ne voulions plus prononcer, que nous avions effacé de tous nos livres, que nos filtres de l’Internet broyaient, que nos piteux arcs-en-ciel ignoraient, que nos mémoires pleuraient en secret : le jaune, mon ami, m’entends-tu maintenant que je le crie ? » La vitre à la voix jaune, comme nous l’appelons depuis, est toujours en place en l’unique dôme que nous conservons. La couleur en est encore si intense qu’on croit entendre rire Anthony Chavez : « J'irai ainsi de dôme en dôme, je peindrai ainsi les coupoles extérieures, et ma voix de lumière, sœur du Soleil, franchira, jaune, les nuées mortes jusqu’à la porte de Dieu. Elle cognera le bois antique et noble. On finira par ouvrir, et cette face rubiconde comme un diable, je la bomberai, vous savez de quelle couleur, de ma plainte et de mon espérance ! »
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