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Policier/Noir/Thriller
Alfin : L'orignal
 Publié le 09/07/20  -  13 commentaires  -  59113 caractères  -  127 lectures    Autres textes du même auteur

Maine USA, État de très grands espaces de forêts, pays de la chasse, pays de Stephen King aussi. Mélangeons un peu tout ça !
Merci à Tristan pour l'inspiration de base.

« Ce ne sont pas les coups que nous avons pris qui comptent, mais ceux auxquels nous avons survécu. »
Stephen King, Extrait de Rose Madder


L'orignal


Mary finit de ranger le pyjama, le doudou, des habits de rechange et les affaires de toilette de sa petite dernière dans un sac pour un jour important. Elle descend dans la cuisine pour préparer le repas, ouvre le réfrigérateur et, malgré le vacarme épouvantable dans le living, elle reste bien deux minutes sans bouger avant que le bip d’alarme « porte ouverte » du réfrigérateur ne la sorte de ses rêveries. Sans grand enthousiasme, elle sort du congélateur deux lasagnes familiales, cela fera l’affaire pour le repas de ce soir, au four et c’est tout.


– Leslie !


Leslie fait tellement de bruit dans le living qu’il lui est impossible d’entendre sa mère l’appeler. Mary sort de la cuisine pour voir ce qui se passe : Lennon, son deuxième fils, est occupé à la chatouiller en gloussant, Leslie hurle à la mort pendant que Jack, le troisième, applaudit en riant de toutes ses dents. C’est le moment que choisit Ryan, l’aîné pour descendre cinq marches de l’escalier et de là-haut, hurler :


– PUTAIN, MAIS C’EST VRAIMENT LA HONTE UNE FAMILLE PAREILLE, À CAUSE DE VOUS, TESS A RACCROCHÉ ! IMPOSSIBLE DE S’ENTENDRE, JE PASSE VRAIMENT POUR UN BAVEUX, VOUS ÊTES NULS, JE VOUS HAIS ! dit-il en claquant la porte de sa chambre.


C’est un début de soirée normale chez les Millmore, habitants de Westfield dans le Maine. Duke et Mary forment un couple « parfait » selon leurs amis. Vous savez comment faire pour avoir cette couleur de la perfection ? C’est simple, Mary adore les réseaux sociaux et y poste tous les petits moments de bonheur en omettant les longues traversées du désert. Comme pour beaucoup d’autres utilisateurs des réseaux, ce n’est qu’une vitrine, par ailleurs elle sait que sa vie lui échappe, qu’elle perd de sa substance.


Elle adore ses enfants bien sûr, mais pas de façon parfaitement égale. Sa vie de couple est un naufrage. Duke n’est plus lumineux comme il a pu l’être au début ou alors est-ce elle qui a changé ? Difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est qu’il est plein de colère et de frustrations non exprimées, qu’il est aussi dépressif et refuse de se soigner. C’est une évidence, elle n’aime pas sa vie. Oui, c’est vrai, il y a des sources de joie et d’accomplissement, mais le schéma actuel ne lui ressemble pas du tout, le temps passe et elle stagne, elle est dans une situation presque immobile depuis deux ans.


*


Ryan a, par ses aboiements, remis de l’ordre dans l’attendrissant capharnaüm qui se déroule sous les yeux de Mary, le calme est donc vite revenu.


– Leslie !

– Oui mam !

– C’est demain matin que je te conduis chez les Rawson pour la nuit de samedi, c’est la première fois que tu vas dormir chez une amie, je suis tellement fière de toi ! Je suis sûre que tu vas t’amuser comme une folle !

– Maman, si je dors, je ne vois pas comment je peux m’amuser !

– Avant de dormir ! Ma Lila ! Et puis j’ai une bonne nouvelle ! Euh comment s’appelle la chatte de ton amie Jody ?

– Quoi ! c’est vrai ! Aaaaah ! Michka a eu ses petiiiiits ? Super, on peut y allez maintenant s'te plaît, s'te plaaaît !


Avec un sourire jusqu’aux oreilles Mary lui répond :


-Non ma Lila, à chaque jour ses bonheurs, maintenant je veux que tu mettes la table avec Jack et Len.

– Naaan ! c’est pas juuuste !

– Ah, et à propos, Jack et Lennon, venez ici !

– Güi Ban !

– Où est Jack ?

– Gué ba.

– Jaaack !

– Oui ! répond-il de loin.

– Viens ici, je dois t’expliquer pour demain !


Quelques secondes plus tard, Mary peut reprendre :


– Bien, demain il y a la fête de la FGA de Mars Hill, je vous déposerai le matin avant d’aller pour toute la journée au boulot. Jack, tu es le plus petit des deux mais je compte sur toi pour bien faire attention à Lennon, il faut qu’il mange bien à midi, voilà 30 $ pour la journée, mets-les dans ta poche avec la tirette pour ne rien perdre.

– Oui, tu sais bien que je fais toujours attention man !

– C’est vrai, c’est pour ça que je te fais confiance et toi Len, j’attends de toi que tu fasses exactement ce que te demande Jack, d’accord ?

– Güi, Ban, gues tau ben la sête !

– Oui, tu as raison, c’est chouette la fête mon choupinou ! Bon, le pasteur est prévenu et il vous prendra exceptionnellement à l’école du samedi avec les plus grands avant la fête qui commence vers 11 h.

– Je pourrai quand même aller à l’école du dimanche avec Leslie ?

– Oui Jack, évidemment. Allez, zou ! Allez mettre la table !


Retournant dans la cuisine, Mary se sert un petit verre de Tiny Umbrellas Chardonnay pendant que les trois plus jeunes s’affairent à mettre la table de façon bien peu académique dans un remue-ménage assourdissant. Elle les observe, amusée.


Mary est une femme de cœur et de corps, sportive accomplie. Dans sa jeunesse elle a participé au championnat de patinage artistique « Skate America » de 1994 à 1997 sans pour autant arriver en ordre utile, pas de médaille mais une joie de vivre contagieuse, un visage d'ange et une passion pour les plaisirs de la vie. Pour elle, la spiritualité est également très importante, elle adore les sermons énergiques du pasteur Faloon de la Full Gospel Assembly de Mars Hill, sa communauté pentecôtiste dans le village voisin.


*


Duke rentrera dans une heure de son boulot de garde-chasse, un emploi relativement prestigieux aux États-Unis tout comme le sont les policiers ou les pompiers. En effet, dans un pays où la loi du chacun pour soi domine la pensée générale, ceux qui travaillent pour le bien de la communauté sont des héros. Mais comme partout dans le monde, le métier n’est pas valorisé à sa juste valeur financièrement parlant. Et les fins de mois sont difficiles. Lennon, 13 ans, leur deuxième enfant, qui est né trois ans après Ryan, est handicapé, ce qui nécessite qu’il passe ses journées dans un centre de jour qui leur coûte très cher.


Pendant que Duke remet en ordre son bureau pour partir pour le week-end, son portable, un Pixel 4, se met à sonner :


– Allo ?

– Salut Duke !

– Ah ! bonjour John, prêt pour demain ?

– Plus que jamais ! Avec le froid qu’il fait, cette chasse va être une sacrée expérience ! T’as vu qu’la météo prévoit entre -12 °C la journée et -23 °C la nuit ! J’ai déjà rassemblé mes affaires et quelques bouteilles pour nous réchauffer. J’ai une grande Samsonite et trois sacs pour notre petit week-end de mecs ! J’ai pris mon Remington 700, avec lui je vais assurer, tu n’as qu’à bien te tenir et j’ai acheté une nouvelle lunette car l’autre était effectivement difficile à régler, tu avais raison, il faut le reconnaître, tout est plus simple quand tu partages ton expérience…

– Ouais, bon je te laisse, je rentre chez moi pour préparer mes affaires aussi… à demain, je passe te prendre à 5 h, OK ?

– Parfait, à demain matin, j’ai hâte !

– Bye !


Duke a perdu son entrain, sa force vitale en deux ou trois ans depuis qu'il n'est plus guide de chasse agréé pour les chasseurs canadiens. Avant 2012 et que ce crétin de gouverneur Paul Lepage, pourtant républicain, ne change la loi qui obligeait les touristes canadiens à prendre un guide pour la traque, il était le meilleur. Il se prenait jusqu’à 10 000,00$ par mois de novembre à mars, se mettant en congé de son travail pour toute la période. Il était sans aucun doute le meilleur pisteur, trouvant facilement ces putains d'orignaux mais aussi les ours noirs, les cerfs de Virginie…


Son père, Dick, lui avait appris à pister l'orignal comme personne. Il lui a appris à entretenir des salines que ces sales bêtes aiment lécher, il lui a appris à tenir son fusil comme un homme, même s'il pèse ses 8 kg, il lui a appris à viser le cœur ou les poumons avec précision. Lorsque le bestiau se présente de profil, il faut viser l’abdomen, derrière la patte avant, en haut au centre. S'il est de face, il vise à un tiers de la hauteur du cou déporté de cinq centimètres sur la droite, pour là aussi toucher le cœur. Enfin s'il est de dos et qu'il ne se retourne pas, il vise le trou du cul, ça fout le boxon à l'intérieur et en plus, c'est toujours marrant.


*


Arrivé à la maison, Duke, comme il a l’habitude de le faire, s’approche de la table où les enfants mangent la lasagne, il demande un peu de calme et se sert un verre de Coors light, une bière sans âme ni relief et s’installe dans le salon devant Fox News qui explique l’efficace bilan de la mandature de Donald Trump à la veille des élections pour son second mandat. Duke ne doute pas qu’il sera aussi bien que le premier.


Le sujet étant intéressant il demande à sa femme :


– Mary !

– Quoi ?

– Tu pourrais me préparer mon sac pour demain s’il te plaît ? Je suis crevé.

– Tu plaisantes ? Pour me faire engueuler après parce qu’il manque un truc, démerde-toi, moi aussi j’ai bossé toute la journée et je suis aussi crevée. C’est chiant au Walmart pour l’instant mais tu t’en fous complètement donc je ne t’en parle pas. Quand tu auras fini de préparer ton fourbi, il restera de la lasagne pour toi dans la cuisine.


Duke boit la moitié de sa bière d’un trait en maugréant et se lève pour aller préparer ses affaires.


Après avoir rangé son Tikka T3x dans son sac, la lunette de visée dans sa gaine et avoir préparé tous ses accessoires, Duke les insère dans un sac et bourre un second d’habits pour le week-end. Ensuite il prend les deux sacs et les apporte près de la porte, il est prêt pour son week-end avec John Keylor.


Pendant qu’il dépose tout dans le hall, il croise les enfants qui sortent de table, Ryan passe devant lui sans rien dire. Duke sait qu’il est furieux de ne pas pouvoir venir avec eux, qu’il râle d’être mis de côté pour cette activité cruciale à ses yeux… Mais pour Duke, ce n’est encore qu’un gosse et ça le fait chier de devoir s’en occuper. Il préfère de loin sortir seul avec John et être lui-même, sans devoir faire attention au gamin tout le temps.


*


Ryan ne comprenait pas pourquoi son père ne l'emmenait pas avec lui pour aller chasser, ça le rendait malade. Pourtant, l'été dernier, il avait participé à une chasse de trois jours pour s'occuper des nuisibles. Son père avait descendu quatre coyotes (avec quatre munitions) et John en avait eu deux et demi (avec six munitions). En effet, ratant la tête de peu, il a sectionné la queue de la bête au tiers de sa longueur, là, ils s’étaient bien marrés. Quant à lui, il s'était entraîné sur cible avec plus ou moins de réussite.


Et voilà que son père allait repartir demain matin pour trois jours avec John au lac. Ryan en rêvait, un week-end entre hommes, pour boire de l'Allagash blanche ou triple, dormir dans la cabane, tout près du poêle à bois, tirer l'orignal avec son fusil à lunette de visée et s'en faire un barbecue inoubliable.


Demain, comme il sera seul toute la journée, il est décidé à aller chasser, si papa n’est pas d’accord, il n’en a rien à foutre. D’accord il n’a vu que deux bêtes dans la forêt cet hiver, il a donc peu de chance de trouver quoi que soit, mais on verra…


*


Le lendemain, à 4 h 30, Duke sort de ses plumes synthétiques. Avec les années, il a appris à le faire sans réveiller Mary. Il s’habille en treillis blanc et noir dans le silence profond de la maison endormie. Après avoir pris les bagages dans le hall, il monte dans le pick-up GMC Sierra pour faire les trois heures de route qui le mèneront avec John et ses deux beagles au bord du lac de Telos dans le parc d'État Baxter. Véritable joyau de l'État du Maine, Baxter State Park est magnifique en toutes saisons. Un paysage montagneux et sauvage comme on n'en trouve que dans cette région du monde. L'orignal et le dindon sauvage y partagent le territoire avec les coyotes et les ours noirs. Il y gèle d'octobre à avril quasiment sans interruption, les -20 °C y sont atteints tous les jours en janvier, la température du jour a même la coquetterie de descendre à -24 °C.


Sur la route, vers 5 h 40, ils s’arrêtent au Ashland 1 stop « Pizza and subs to go » pour prendre le petit déjeuner. Le bacon frétille sur la plaque métallique répandant son odeur grasse, salée et piquante car un peu trop grillé.


– Et Isadora, elle n'a rien dit de plus hier ?

– Non, elle demande juste que je l'appelle tous les jours et que je sois prêt à rentrer immédiatement si elle sent que ça vient. C'est normalement prévu pour dans deux semaines donc je ne m'inquiète pas, pour les trois premiers c'était comme une horloge, précis à trois ou quatre jours près. Et la tienne ?

– Bah, tu sais, Mary, elle s'en fout.


Il tourne la tête et demande au serveur :


– Vous auriez encore un peu de café ?

– Tu crois ? lui répond John. Connerie putain ! T'es con de dire ça, j'ai toujours trouvé que vous étiez un couple top, comme toujours t'exagères, la preuve, elle disait à Dora la semaine dernière…


C'est ça que Duke aime chez John, il fait la conversation tout seul. Ils se connaissent depuis six ans. Quelques hochements de tête suffisent pour relancer la machine à parler qu’est John, son débit continu plaît à Duke, car il fait taire le dialogue intérieur qui sévit sans cesse dans sa propre tête.


Après le petit déjeuner, ils remirent les deux chiens dans la benne du pick-up et continuèrent la route en écoutant Old Dominion ou Maren Morris sur WCYR, leur station préférée.


*


Mary a planifié sa journée à la perfection : censée travailler toute la journée au Walmart, elle a négocié avec Sandy pour partir à midi. Leslie est casée chez les Rawson jusqu’à demain. Elle a déposé Jack et Lennon pour qu’ils puissent passer la journée à la fête organisée aujourd'hui par le pasteur pour les 18 ans de la congrégation de Mars Hill, il y aura du monde et tout ce qu'il faut pour les occuper. Quant à Ryan, il sera absorbé par sa PS4 comme d'habitude ou alors il passera des heures sur WhatsApp avec Tess. Les repas préparés sont en suffisance dans le réfrigérateur et la prise du micro-ondes est branchée… tout le monde est donc autonome !


Cet après-midi, c'est un moment suspendu, un moment pour elle et Mitch son collègue, responsable du rayon boucherie. Cela fait six mois qu'elle trompe Duke.


Depuis qu'elle travaille dans cet hypermarché, Mitch est un rayon de soleil, il est drôle, responsable et travailleur. Il est surtout tactile, très tactile, il adore promener ses mains sur le corps musclé de Mary et elle, la chaleur humaine, c'est ce qui la fait vivre. Il n’a rien d’un Adonis mais sa simplicité couplée à sa grande intelligence fait de lui un être à part.


Avec Duke qui est en pleine dépression, il n'y a plus d'échange, elle a bien sûr essayé de le réveiller, de contrecarrer l'effet du temps et de la dépression sur leur couple, mais en vain.


Un jour, alors qu'elle venait d'avoir une discussion à sens unique avec son mari au téléphone, elle s'est retrouvée en tête à tête avec Mitch à la cafétéria déserte, en colère, décidée, se sentant abandonnée, elle s'est jetée sur Mitch qui depuis des mois lui courait après.


Il est délicieux Mitch, il l'a accueillie avec une douceur et une prévenance qu'elle n'imaginait pas possible. Il est comme un rêve permanent. Avec les mois qui passent, il reste drôle, c'est un champion de l'autodérision, mais qui ne se dévalorise pas pour autant, il n'est pas du genre à pêcher pour recevoir des compliments. Il est réellement en paix avec lui-même et a envie de partager sa vie avec la plus vive, la plus pétillante des femmes qu'il ait jamais connues.


*


Comme il l’a prévu, Ryan prépare son arme. Un Ruger American Riffle, ce n'est pas un modèle pour enfant, c'est un vrai fusil que son père lui a offert pour ses 16 ans au mois de juillet dernier. Depuis, toutes les semaines, il a droit à quatre balles pour le week-end, juste de quoi remplir le magasin du fusil qui peut en contenir quatre.

Ensuite, il s'entraîne sur une cible qui se trouve à cent mètres de l'affût que son père a construit dans la forêt attenante à leur maison. S'il n'a que si peu de munitions, c'est pour se rendre compte de l'importance de prendre son temps pour ajuster les paramètres de façon idéale, chaque balle compte et doit atteindre sa cible.


Il prend la culasse mobile et l'enduit d'huile attentivement avec un chiffon doux. Ensuite, il insère la culasse et la fixe au fond de son fourreau. Il introduit les quatre balles calibre 308 win dans le magasin et insère celui-ci dans le sac, il prend la lunette et la monte sur l'arme comme il a appris à le faire.


Il insère le tout dans le sac et vérifie qu'il a bien ses bouchons antibruit, ses lunettes de protection et son petit anémomètre portable.


Il peut aller s'habiller, il est presque prêt.


*


Plus qu'à remplir le rayon des DVD à 9,89 $ et la matinée sera terminée ! Une pile de « Ghostbuster », une autre avec la trilogie de « Retour vers le futur », Mary se demande comment ces trucs peuvent encore se vendre tellement facilement à l'ère du streaming. À la maison ils ont Netflix, Disney + et Amazon prime pour un total de 30 $ par mois, un dollar par jour. C'est vraiment débile de faire autrement. Elle aime Prime pour son côté un peu plus culturel, décalé. Duke regarde des séries violentes sur Netflix et tous les enfants ne jurent que par le nouveau venu dans la maison, Disney +.


– Excuse-moi, ma jolie, pourrais-tu m'aider, je voudrais changer de téléviseur et je ne m'en sors pas avec les nouveautés ? lui dit un vieux bonhomme.

– Je te propose de voir ça avec mon collègue là-bas, mon chou, une dame comme moi n'y connaît pas grand-chose, n'est-ce pas ?


Un petit mensonge pour gagner quinze minutes de douces étreintes en plus…


Moins d'une demi-heure plus tard, Mary, qui a gardé exprès son uniforme de vendeuse avec son gilet à zip bleu foncé, frappe à la porte de l'appartement de Mitch.


– Bonjour monsieur Flagg, Service de dépannage personnalisé Walmart, Mary pour vous servir, comment puis-je vous aider ?


Mitch éclate de rire et fait entrer sa princesse, réfléchissant à ce qui pourrait nécessiter une réparation et comment inviter la réparatrice à se mettre plus à son aise…


*


Après l’école du samedi qui était très différente de ce dont il a l’habitude le dimanche avec sa sœur, Jack emmène Lennon pour prendre un bon hamburger. Bien qu’elle soit chauffée, la tente est tout de même glaciale, avec ses stands de jeux, son restaurant self-service et les tables pour discuter avec les voisins autour d’un lait de poule pour les adultes ou un chocolat chaud à la cannelle pour les enfants, voilà tout ce que la fête a à offrir.


Pas de quoi se réjouir pour des jeunes de 10 et 13 ans. Cela fait maintenant deux heures que Jack et Lennon arpentent les trois stands de la fête de la Full Gospel Assembly, un stand de tir à air comprimé, pas terrible quand on a un vrai fusil à la maison ! Un stand de conserves à renverser et la traditionnelle pêche aux canards. La musique est chouette en revanche, du Billie Eilish, du Maroon 5 et aussi Shawn Mendes. Ils ont reçu aussi des gaufres cuites sur place. Cela faisait une demi-heure qu'ils avaient cette délicieuse odeur de gaufres qui leur taquinait les narines.


– Venez les enfants, on a un atelier de maquillage qui va vous plaire : pour les garçons, on peut faire un maquillage du Joker ou de Pennywise ! Boouuh hooouuuu hooouu regardez les enfants, il flotte, il flotte !*


Jack n'en veut pas. Pour sa sœur Leslie, il y aurait été plus docile, il aurait demandé un maquillage de Nick, le renard dans Zootopia son dessin animé préféré, mais là, pas question. D'ailleurs il en a marre de cette fête, c'est nul, il aime bien venir à l'école du dimanche avec elle car c'est toujours intéressant. Leslie aussi, elle aime bien y aller, le pasteur fait toujours des blagues rigolotes. Leslie, elle est vive et comprend tout comme lui, ils s'amusent beaucoup ensemble, avec Len, c'est chouette aussi mais ce n'est pas la même chose.


– Guesguon vais ?

– Je sais pas, tu veux faire quoi toi ?

– Gue veux gone à la baison ! dit-il enjoué.

– Oui, bonne idée pour le drone, viens, on se casse.

– Maan veu este

– Peut-être, mais maman, elle est pas là et c'est pas elle qui doit rester ici toute la journée, viens on y va, on rentre.


Jack est celui qui comprend le mieux quand Len parle, il n'a pas une seule hésitation, c'est comme une seconde langue pour lui, c'est pour ça qu'il répète souvent les mots de Len avant de répondre car il sait que son papa ne comprend rien.


*


Pas un simple petit dindon, pas de coyote, c’est le calme plat dans la forêt. La température glaciale, -16 °C tout de même, était plus glamour en apparence, la veille, quand ils ne faisaient qu’en parler.


Duke et John ont froid. Duke ne dit rien car il en a déjà vu et il doit faire illusion… Avoir de l’expérience donne une responsabilité par rapport aux autres plus novices. John, de son côté, ne veut pas avoir l’air de pleurnicher. Ils endurent donc la situation avec un peu de stoïcisme dans un silence absolu, cela fait partie des règles de base de la chasse que Duke impose. Deux heures se sont écoulées depuis qu’ils ont bu avec avidité la soupe brûlante que John a réchauffée sur un petit bec de camping.


*


– Bon, Lennon, il faut que tu ne bouges pas, laisse-le en l'air et si tu veux, descends ou monte, mais n'avance pas, je vais dans ta chambre chercher la batterie de rechange.


Jack aime bien faire confiance à Lennon juste pour le plaisir fou de le voir si heureux. La confiance n'est pas vraiment son quotidien, donc quand elle survient grâce à son petit frère, c'est le bonheur absolu pour lui.


Au fond du jardin se trouve le début de la forêt et en s'enfonçant, les Millmore peuvent parcourir plus de 10 km sans rencontrer une route ou un chemin balisé au milieu des sorbiers, trembles, bouleaux, peupliers, chênes et sapins de toutes sortes.


Lennon fait monter et descendre le drone Tello. Mais celui-ci n'est pas tout à fait stable. Il dérive donc progressivement vers la forêt. Lennon voit bien que la situation est en train de merder, mais il pense avant tout à ne pas casser le drone et l'oriente donc doucement à gauche ou à droite pour éviter les arbres. Commençant à s'enfoncer dans la forêt, il appelle.


– Gaaack !


Mais Jack quitte actuellement la chambre avec la seconde batterie. Il ne l'entend pas.


Lennon assure plutôt bien et avance de plus en plus dans la forêt, gauche, droite (Gaaaaack viiiiiiiin) droite, gauche…


Au loin il entend :


– Lennoooon ?


Lennon tourne la tête et crie :


– Y la Gaack !!!


Scroutch… le petit drone tombe dans les branches hors de sa vue et Lennon file rechercher son petit frère. Il a peur de se faire gronder et aimerait avoir simplement posé le drone dans le jardin.


– Tu l'as perdu de vue où ça ?

– Fai à is ou inze vaison ans bois.

– OK, allons voir ça alors, plus ou moins 150 m ça devrait aller, mais il faut bientôt rentrer, le soleil va se coucher !


*


Ryan était posté sur la plateforme en bois de l'affût familial, l'arme sur son bipied bien calée, lui, couché, regardait dans la lunette de visée à travers ses verres de protection orange fluo. Ces lunettes-là, il les adore, elles sont vraiment trop stylées, un vrai truc d’agent secret.


Dans la ligne de mire, il voit des branches d'arbres, ensuite, fait un mouvement lent vers la gauche, là, il voit la petite clairière avec le ruisseau.


Il faut bien dire ce qui est, à regarder avec son fusil, il se sent très fort, il a droit de vie ou de mort sur tout ce qui bouge. Mais pour l'instant, rien ne bouge. Sentir la gâchette sous son index a un pouvoir électrisant, toute la puissance est là. Une petite barre métallique incurvée qui donne la mort.


Un mouvement ? Oui ! Un oiseau part vers la droite, il commence à le suivre. Un oiseau, ce serait déjà pas mal, baf dans sa gueule, le piaf ! Mais il le perd très vite hors du champ de vision, il regarde alors en dehors de l’œilleton pour repérer le mouvement. Mais non, il n’est plus là.


Les minutes passent et toujours rien, il reprend l’observation et parcourt les branches, pointe un peu plus bas. Il entend au loin ce con de Lennon qui appelle Jack. Il va faire fuir le gibier s'il continue comme ça. Il descend sa visée encore plus vers le bas, d'un coup un truc foncé remplit tout le champ de vision. Il regarde à côté et là, devant lui, à 150 m, il le voit. Ou plutôt il voit son dos, la tête penchée vers le sol, il farfouille dans la neige. Son cœur s'emballe ! c'est le moment, il va le faire ! Le premier orignal de celui qui deviendra plus tard le meilleur tireur du Maine. Net et précis, il regarde l'anémomètre et règle la molette de direction en changeant de 0,6 degré l'angle de tir vers la gauche. Puis n'ayant pas de quoi mesurer la distance, il l'évalue à plus ou moins 180 m, il règle la seconde molette en conséquence.


L'orignal est calme, il ne se doute de rien. Ryan a le vent qui vient de sa gauche en léger oblique vers lui. Le carton va être parfait.


Il se souvient des paroles du Pistolero, celle qu'un pistolero doit prononcer avant la mise à mort et les récite avec conviction :


« Je ne vise pas avec ma main.

Celui qui vise avec sa main a oublié le visage de son père.

Je vise avec mon œil.

Je ne tire pas avec ma main.

Celui qui tire avec sa main a oublié le visage de son père.

Je tire avec mon esprit.

Je ne tue pas avec mon arme.

Celui qui tue avec son arme a oublié le visage de son père.

Je tue avec mon cœur. »**


La tension est forte, ses doigts, dans les fins gants de tir, sont moites. Ryan hésite, non en fait il n'hésite pas, il savoure. Il savoure ce premier rendez-vous avec la mort d'autrui. La tête de la bête s'est relevée, le moment approche. Dans sa lunette, Ryan fait coïncider avec précision le centre de la tête avec l'endroit où la barre verticale croise la barre horizontale.


Je me permets de ralentir un peu le temps pour vous expliquer les différentes étapes. En effet, la cartouche du fusil de Ryan prendra précisément 0,26 seconde pour parcourir la distance de 153,52 mètres qui séparent la pointe du fusil des premiers poils de l'orignal.


La tension sur son doigt s'intensifie, la gâchette commence à reculer et d'un coup, lâche. Simultanément, un bruit puissant retentit, la force du recul s'amorce, la crosse du fusil vient frapper rudement son épaule, la détonation est tellement puissante qu'elle insensibilise les tympans du garçon. La pointe de mort part avec une assertivité déterminée à la vitesse 2153 km/h, passe entre les branches et vient frapper la bête de façon implacable juste au centre…

De l'oreille gauche.


L'orignal hurle dans un Wrahhh intense et détale à très grande vitesse, mais Ryan ne l'entend pas. Ayant oublié de mettre ses bouchons d'oreilles, il sait maintenant pourquoi d'habitude il ne les oublie pas. Il entend juste un iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii régulier qui va en s'atténuant légèrement. Il est furieux, il aurait été la star de ses potes. Iiiiiiiiiiiiiiiiii… dans un mouvement de colère, il renverse le fusil de son bipied. Iiiiiiiiiiii… prend son sac et range l'arme en commençant par la démonter. Iiiiiiiiii. Une fois que tout est dans le sac, il le prend sur son épaule gauche dans un mouvement un peu violent Iiiiiiaaaaaiiiiiii… il descend de la plate-forme et rentre à la maison, furieux contre lui-même d'avoir été aussi nul, humilié par cette saloperie de bestiau comme dirait son père, et enfin furieux contre son père qui lui aurait indiqué de façon claire comment régler son arme. Iiiiiiiiii…


*


Jack et Lennon marchent dans la forêt pour retrouver le drone.


– C'est par là Lennon ?

– Non, Gue zai bas ! Gue grois là ! dit-il en indiquant une petite butte à trente mètres.


Ils avancent lentement en regardant partout. C'est à ce moment-là que le coup de feu retentit, instinctivement Jack pousse Lennon sur le sol, Lennon, en tombant, se cogne violemment la tête contre un rocher, juste un peu amorti par sa cagoule. Un Wrahhh intense, profond, guttural, retentit juste derrière la butte, Jack se relève et voit avec horreur que Lennon reste au sol sans bouger, il n'a pas le temps de comprendre d'où viennent les vibrations du sol, le bruit sourd et lourd qui approche à la vitesse d'un orignal au grand galop.


Permettez-moi de ralentir à nouveau la vitesse des événements car tout se passe si vite que c'est difficile de bien comprendre les étapes de l'action.


Si l'on prenait une photo à cet instant, on y verrait, à droite, un enfant de 10 ans, 29 kg, 137 cm emmitouflé des pieds à la tête dans une veste chaude, des gants, une cagoule, des bottes isothermes, tout l'attirail du parfait petit bonhomme dans la neige. Les jambes légèrement écartées, les genoux légèrement fléchis, une bonne position sportive, l'œil rond et les traits tirés par la surprise et l'horreur mêlées. Jack est parfaitement aligné à l'axe de progression de la bête. De l'autre côté de l'image, dans un plan serré et prenant les trois quarts de la photo, un orignal mâle de 4 ans, puissant, 612 kg, 187 cm au garrot, la tête baissée pour écarter l'obstacle devant lui avec son panache. Il a une blessure sanglante à l'oreille gauche.


L'orignal est en pleine vitesse, descendant la butte et heurtant Jack de plein fouet avec ses bois, le sang giclant par de brèves pulsations rapprochées de son oreille gauche, macule, à la Pollock, la peau du visage du garçon. Celui-ci s'envole littéralement comme un fétu de paille sans avoir eu le temps de crier. L'orignal continue sa route sans ralentir, Jack retombe sur le sol en ne faisant pas plus de bruit que le pas d'un adulte en Moon Boot sur de la neige fraîche.


Jack ne ressent rien, il ne pense rien, seule l'odeur métallique du sang de l'orignal remonte dans sa narine lors de la dernière inspiration, puis sa poitrine s'abaisse avec un petit bruit de frottement.


Le bois de l'orignal ayant remonté le haut de ses vêtements à hauteur d'épaule au moment du choc, la neige qui retombe sur lui après sa chute fond rapidement dans le silence indifférent des alentours.


*


Au même moment, à 19 km de là, Mitch caresse avec la paume de sa main le dos de Mary dans un aller et retour doux et régulier. Pour elle, le temps est vraiment suspendu, elle ne ressent que plénitude, nue, couchée sur le ventre, elle se sent entière. La main chaude de Mitch la rassure, lui éclaircit les idées et elle se sent déjà déchirée par l'incontournable séparation qui suivra ce moment divin.


Elle se sent chez elle dans cette sensation d'apaisement, chez elle dans cette relation simple et douce. Elle est tellement imprégnée de cette évidence qu'elle est décidée à quitter Duke.


La main chaude de Mitch, son frôlement doux, ne peuvent plus provoquer de frisson sur la peau de Mary tant elle a été touchée, embrassée à satiété pendant les deux dernières heures. Elle a relâché toutes les tensions, s'apaise au point qu'elle s'endort sans s'en rendre compte, dans une quiétude absolue.


*


Toujours au même moment, mais à 114 km de là, à vol d'oiseau, Duke vient de rater un dindon sauvage à 600 m, un moment d'inattention qui ne lui ressemble pas, une erreur stupide, mais aussi une impression particulière. John lui se concentre dans l'autre sens, mais le coyote dans sa ligne de mire fuit au bruit de la détonation avec deux secondes de retard.


– John ?


Duke tapote sur la jambe de John pour qu'il enlève ses bouchons d'oreilles.


– On s'arrête pour aujourd'hui, retournons au chalet si tu veux bien.


C'est toujours Duke qui mène la danse, lui qui décide qui tire sur quoi, où l'on se met à l'affût et combien de temps on patiente. Il faut dire que John n'a que cinq ans d'ancienneté dans la chasse et que de toute façon il est d'un naturel plutôt soumis.


– Oui, je pense que c'est le moment de passer un coup de fil à Dora. Demain nous aurons plus de chance, tu verras !

– Peter, Ati, au pick-up !


Les deux chiens viennent, la queue battante, tourner autour de John en faisant des petits jappements de bonne humeur.


Les deux amis ramassent le matériel consciencieusement, démontent les armes et les insèrent dans leur gaine.


Le thermos, les fauteuils de plage, la petite hache, les couteaux, les armes et les munitions, tout est prêt pour entamer la marche d'un quart d'heure qui les conduira au pick-up de Duke.


*


Lennon revient à lui. Il a froid. Très froid et mal à la tête. Il se redresse en enfonçant ses coudes dans la neige, dans la même position que s'il prenait le soleil au bord de l'eau. Il est sonné et ses tempes pulsent fortement, il regarde autour de lui, s’assied, mais la douleur dans la tête augmente. Puis il voit Jack, là, à cinq mètres de lui, étendu dans la neige, il voit son ventre nu et bleu. Lennon se relève doucement et approche de Jack en titubant un peu.


– Gaack ? dit Len d'un ton un peu plaintif.


Len le regarde, il est couché sur le dos, il semble tout petit, il fait si froid. Dans sa tête, un dialogue avec Jack commence :

– Jack ?

– Oui ?

– Tu fais quoi là ?

– Je me repose comme tu peux le voir…

– Pourquoi tu restes par terre ?

– Je ne peux pas bouger, mais pour le moment, je suis bien là…

– Tu me fais peur Jack !

– Il faut que tu sois fort Len, il faut que tu sois fort.

– Faut pas rester là Jack, il faut qu'on rentre à la maison, il commence à faire noir.

– Ben tu sais quoi, vas-y, moi je vais encore rester ici un petit bout de temps ! Je ne risque plus rien, maman a demandé que tu fasses exactement ce que je te dis, je te demande de rentrer à la maison bien au chaud !

– Ok Jack, j'y vais, mais je reviendrai.


Et Lennon rentre chez lui calmement. Il a conscience que quelque chose ne va pas, la douleur à la tête est intense et l'empêche de penser. Lui qui pourtant arrive à mener des réflexions complètes, mais qui est incapable de les exprimer. Comme si les mots étaient cassés. Il sent confusément la détresse de la situation le submerger. Les larmes, elles, n'ont pas de difficultés d'expression et elles viennent, intarissables, coulent et imbibent la cagoule qu'il porte et dont le bord commence à geler.


Arrivé à la maison il croise Ryan, accroché aux manettes de sa PS4.


– Ayaan ?

– C'est pas le moment le zombie, dégage de là, j'ai eu une journée de merde comme t'as pas idée, fout le camp, tu me fais chier !!!


Pas la peine de lui parler de Jack… Leslie est toujours chez les Rawson et maman n'est pas encore rentrée. Quant à papa, il ne rentrera que dans deux jours…


Il prend son mal en patience.


Il retire ses bottes lentement, sa veste, ses gants, sa cagoule…


Il monte dans sa chambre et sent la bosse qu'il a sur la tête avec ses doigts, elle est toute ronde comme la butte de terre, il se souvient qu'ils cherchaient le drone et qu'ensuite il y a eu un coup de fusil, c'est à ce moment qu'il est tombé, non c'est à ce moment que Jack l'a poussé, mais après quand il est revenu à lui, Jack était par terre et il ne bougeait plus.


Il s'assied sur le bord de son lit.


Et là, sans bouger, il ressent toute l'injustice de sa condition, il voudrait hurler, il voudrait appeler les secours, mais il ne le peut pas. Il est terrassé par la tristesse de savoir son frère mort, seul dans la nuit, il n'a même pas pu couvrir son petit corps pour le protéger du froid. Il pleure son incapacité. Il a toujours haï sa condition, que personne ne comprenne que dans sa tête tout est normal.


Après un quart d'heure, il descend les escaliers pour retourner voir son frère et avec toute l'intensité qu'il peut, il dit :


– Ayan, Gack PETIT FAIRE QU'ES LORT !!!

– Quoi ? Ah OK ça va, mais ne gueule pas comme ça, crétin, c'est bon, je le dirai à maman, mais là FOUS-MOI LA PAIX !!!


Lennon recule de peur, de rage intérieure et à présent de haine pour ce frère pour qui il n'existe pas.


Il remonte dans sa chambre, se couche sur son lit et pleure, tout son saoul, sa colère…


*


Ryan et Lennon ne se sont jamais vraiment bien entendus, Ryan n'est pas du genre à se remettre en question, pour lui, Lennon est juste débile, il n'aime pas faire des efforts pour le comprendre.


Lennon a eu son accident quand il avait 2 ans. Mary était au supermarché Mars Hill IGA, qui se trouve comme son nom l'indique à Mars Hill. Lennon était debout dans le Caddie, sauf que là, le Caddie est un modèle à deux plateformes dont les rebords ne remontent que de 15 cm. Pendant que Mary regardait dans un frigo pour prendre du bacon, Lennon s'est retourné et a perdu l'équilibre. Ryan l'a vu basculer, chuter et toucher le sol, la tête la première en produisant un désagréable « Moc » en touchant le carrelage.


La suite vous l'imaginez bien, Lennon a été opéré pour réduire la pression intracrânienne et il est resté dans le coma pendant neuf jours.

Ensuite, les médecins l'ont replongé pendant deux mois dans un coma artificiel. L'objectif était que son cerveau puisse se reconstruire. Les bonnes décisions prises par les neurologues ont amélioré les conditions de Len, mais il conserve une sorte de filtre brouillant tout ce qu'il veut communiquer, par la voix, par des gestes.


L'aire de Broca, l'une des deux principales zones du cerveau responsables du traitement du langage et qui traite particulièrement de la capacité de parler, a été fortement endommagée. L'autre zone du langage, l'aire de Wernicke, associée à la compréhension des mots a, elle, été épargnée. D'autre part, le cortex moteur a également été un peu endommagé, pas au point de ne pas pouvoir marcher, bien sûr, il marche presque normalement, mais sa motricité fine est particulièrement touchée.


Il en résulte une forme de « locked-in syndrome » qui n'a jamais été pris en compte. Ses pensées sont claires mais il n'a aucun moyen de les exprimer de façon intelligible, c'est relativement difficile à imaginer, car nous pensons que nos pensées s'expriment telles quelles, sans filtre. En effet, les différentes étapes sont parfaitement simultanées chez nous. Dans son cas, elles sont déformées à la deuxième et troisième étape, simplifiées à l'extrême et donc considérées par toute personne qui l'écoute comme le résultat d'un être attardé mentalement.


Pour lui, la solution serait d'apprendre le langage des signes qui fait appel à une autre partie du cerveau. Celui-ci étant resté en bon état, il aurait pu s'exprimer pleinement. Cette possibilité n'ayant jamais été testée, ni même imaginée, il ne pourra sans doute jamais en profiter…


*


Tout en enfournant à 180 °C un plat préparé pour deux, Duke a beau entendre John déblatérer ses inepties, ses mots n’arrivent pas à couvrir le mal-être très profond qu’il ressent aujourd’hui, en fait, il a l’impression d’être coupé en deux, d’être solitaire, même lorsqu’il est avec sa tribu.


Mary ne le comprend plus du tout, et ne fait plus d’effort pour y parvenir depuis quelques mois. Ryan est un chouette gosse, mais il ne partage pas grand-chose avec lui, il ne comprend rien à ses jeux vidéo et il a l’impression qu’il n’est pas très honnête. Lennon est un poids, n’ayons pas peur des mots, il est une blessure béante permanente, avoir un gamin aussi crétin et inutile c’est une honte à laquelle il est confronté tous les jours. Le regard des gens qu’ils croisent est toujours là pour dévisager ce rebut et lui rappeler ce qu’il est. En plus son charabia est incompréhensible.


Enfin, les deux petits… ce sont des petits et il n’arrive pas franchir la barrière d’âge qui les sépare.


Cette solitude se manifeste de jour comme de nuit, les douleurs de son ulcère non soigné n’en sont que la manifestation symptomatique. La douleur dans le creux du ventre est forte et permanente. Peut-être devrait-il tester son Tikka t3X à moins de 3 cm de son crâne, pour voir si là aussi il va rater sa cible, comme cette saleté de dindon, cet après-midi…


*


Vers 19 h 30, cafardeuse, Mary arrive à la maison. Elle embrasse le front de Ryan qui est couché dans le canapé tenant la manette de sa PS4. Il tue des hors-la-loi dans le jeu Red Dead Redemption II.


Elle va dans la cuisine et voit que personne n'a rien mangé et retourne dans le salon :


– Ryan, tu arrêtes ton jeu deux secondes ?


Sans répondre, Ryan met son jeu en pause et se retourne vers elle.


– Tu as mangé ?

– Non, pas encore.

– Lennon et Jack sont revenus de Mars Hill ?

– Ouais, bien sûr, t'as vu l'heure ? Ils sont en haut !


Comme elle n'entend rien, Mary s'inquiète un peu et monte dans la chambre de Lennon, il dort profondément, elle tire un peu sur la couette coincée en-dessous de sa jambe et le couvre bien, même s'il n'est pas en pyjama, elle n'a pas le cœur de le réveiller.


Elle ferme la porte et se rend dans la chambre de Jack, elle est vide et bon sang, comme il fait froid là-dedans, elle règle la vanne thermostatique de son radiateur et sent le tuyau d'admission d'eau qui commence à chauffer. Elle laisse sa main quelques secondes pour sentir la chaleur irradier. Avec le froid à l’extérieur, le contraste sur sa main la replonge un peu dans la douceur de son après-midi. Elle redescend.


– Il est où Jack !


Ryan ne répond pas, trop occupé à égorger un type qui est torse nu dans une grotte.


– Tu fais une pause s'il te plaît !

– Quoooi ?

– Il est où Jack ?

– Jack ? euh… Ah oui, Lennon m'a dit qu'il était chez les Keylor. Je peux continuer ?

– Ah bon ? Bien, je téléphonerai à Isadora tout à l'heure ou demain matin. Tu veux un chipotle chicken ou un plat de pâtes cinq fromages ?

– Un plat de pâtes, merci mam.


Mary retourne dans la cuisine et appelle les Rawson pour prendre des nouvelles de Leslie.


– Bonsoir, Martha, comment vas-tu ?

– Bien, merci Mary, ta Leslie est adorable, elles ont passé la journée à jouer avec les chatons, et je pense qu'elle va vouloir en garder un !

– Mon dieu non, Duke serait capable de l'utiliser comme cible, haha, non, je plaisante évidemment, mais je sais qu'il n'est pas très chaud pour ça. Je peux lui faire un bisou par téléphone ?

– Oh, désolée, elles sont dans le bain maintenant, tu veux qu'elle te rappelle quand elle en sort ?

– Non, ce n'est pas grave, laisse-la s'amuser encore un peu. Fais un gros bisou à ma petite et dis-lui bien que je passe la prendre demain matin à 8 h 30 pour aller à l'école du dimanche avec Jack. En tout cas, merci beaucoup pour elle.

– Avec plaisir Mary, je te laisse, je dois sortir les pâtes de l'eau, bises et à demain !


Elle coupe la communication et s’assied à la table de la cuisine. Quel contraste avec hier soir, quel contraste avec tous les soirs. Normalement, c'est la cohue à cette heure. Mais aujourd’hui, Mary se sent désespérément seule. Elle ne sait pas que faire de ce temps qu'elle n'a pas l'habitude d'avoir. Elle sent une tristesse insondable l'envahir. La table de la cuisine est sale, elle se met à pleurer. Elle ne comprend pas ce qui se passe. Pourquoi elle en est là, avec Duke et Mitch, pourquoi voir Ryan, rivé devant son écran et accroché à la manette de sa PS4 la terrorise, pourquoi le silence dans la maison est opaque, fermé. Normalement elle se plaint de ne pas avoir du temps pour elle.


Le fait d'avoir pris une décision n'est plus aussi clair que dans le lit de Mitch. La maison vide préfigure-t-elle sa future vie de divorcée ? Elle aimerait tellement que Leslie et Jack soient occupés à rigoler du personnage cartoon représenté sur l'emballage du plat de pâtes, entendre Lennon essayer d'avoir une conversation comme tout le monde.


Elle a reçu tellement d'amour cet après-midi que le contraste est saisissant en opposition avec la froideur de son environnement actuel, ce qui la désespère encore plus. Elle se sent déchirée, elle se sent toute petite, il lui revient en tête les paroles de Suzanne Vega : « Today I am A small blue thing, Like a marble Or an eye… »*** Mitch lui manque déjà, tout est tellement plus simple avec lui.


Maintenant, la culpabilité est oppressante. Pourrait-elle quitter tout ça ? Non pas question, c'est Duke qui devra quitter tout ça. Duke qui a tout foutu par terre, Duke qui a tout misé sur la réussite financière et sociale au détriment de ses propres valeurs, de sa famille, enfin, Duke qui s’est planté tout seul.


Bien sûr, c'est pour sa famille qu'il a fait tout ça, pour les mettre à l'abri face aux dépenses médicales pour Lennon. Duke est un con, abandonnant tout l'amour du monde pour des mirages. Maintenant que c'est fini, il a tout lâché, tout abandonné sans chercher d'autres solutions, et surtout sans resserrer les rangs, laissant la famille partir à la dérive. Duke qui est absent mentalement et physiquement, qu'il soit là ou pas, c'est la même chose. Duke que plus rien n'anime, un homme sans passion et sans dialogue, que reste-t-il ?


Mary est épuisée par la montagne russe émotionnelle de sa journée, du passage de la félicité, la plénitude à l'abandon, la tristesse.


Elle passe le plat de pâtes aux cinq fromages de Ryan au micro-ondes et le dispose sur une assiette. L'odeur du fromage chaud lui réveille un peu l'appétit, elle goûte, c'est de la merde en barquette, mais bon sang que ça fait du bien aussi.


Dix minutes plus tard, elle dépose l'assiette au salon.


– Il n'y avait plus de pâtes, je t'ai chauffé le poulet.

– OK merci.

– Je vais dormir, ne va pas te coucher après minuit. OK ?

– OK mam, Bonne nuit !


*


Mary ouvre les yeux, le réveil en face de ses yeux indique 3 h 12 du matin. Lennon, qui se tient à côté d'elle, lui dit dans une voix pleine de larmes.


– Gack qu'es lort, maan !


Mary émerge un peu et lui caresse la joue dans un geste tendre.


– Oui je sais mon chéri, je sais que tu aimes quand il est là. Ne t'inquiète pas, mais il ne reviendra pas cette nuit c'est sûr, donc il faut dormir. Tu peux rester là si tu veux.


Elle n'avait pas le courage de le renvoyer dans son lit. Elle l'attire vers elle et l'encercle de ses bras avant de se rendormir.

Mais Lennon continue de pleurer.


– Qu'est-ce qu'il y a Lennon ?

– Quoi Gack es lort ?


Parce qu'il a un ami là-bas, son ami Junior. Alors il est allé là-bas pour passer une bonne soirée avec Van, Sarah et Isadora, mais les deux chiens Peter et Ati sont avec papa à la cabane de Telos, avec John !


Mary avait envie de dormir et si elle est toujours pleine d'amour et de patience avec Lennon, là, elle aimerait qu'il laisse tomber et qu'il dorme. Elle conclut donc en disant :


– Nous irons chercher Jack chez les Keylor demain matin, c'est promis, maintenant j'aimerais que tu dormes.

– Nooon, Gack pas Keylor, Gack o boi, Gack est lors !

– Qu'est-ce que tu racontes là, tu as dit qu'il était chez les Keylor, puis qu'il est dans les bois et enfin chez les Keylor à nouveau.

– Vin maan !


Lennon se lève et tire la main de sa mère hors du lit.


Mary ne comprend pas consciemment et commence à s'inquiéter, car son inconscient sait déjà, elle se lève et essaie d'enfiler son peignoir au-dessus de son pyjama en pilou.


– Lâche ma main Len, il faut que je m'habille.


Lennon s'est remis à pleurer beaucoup plus fort ce qui continue d'inquiéter Mary.


Elle sort de la chambre et retourne dans la chambre de Jack qui est toujours aussi vide, elle descend les escaliers et trouve Ryan devant sa console.


– Comment tu es encore là ?

– Ah mam, déso, j'ai pas vu l'heure.

– Où est Jack ?

– Chez John Junior, je t'ai dit.


Lennon reprend la main de sa maman et la tire vers la porte d'entrée en pleurant de plus en plus fort.


Mary l'arrête, met un genou au sol tout en lui tenant la main fermement.


– Calme-toi, dis-moi, où tu veux m'emmener ?


Il lui répondit très lentement en insistant sur chaque syllabe comme s'il devenait plus compréhensible grâce à ça.


– Gack au bois ! Gack est lort !


Habitué à comprendre le sabir de son fils, il lui a tout de même fallu un certain temps pour que son cerveau accepte l'inéluctable traduction correcte. Le cœur de Mary semble s'arrêter pendant une, deux ou trois secondes, le sang descend vers le bas du corps et son regard se trouble, elle ressent au plus profond d'elle-même le vide immense qui s'est ouvert sous ses pieds. En titubant un peu, elle se relève, elle reprend sa respiration et d'une voix neutre lui dit :


– Conduis-moi là-bas.


Toujours la main de Len dans la sienne ils vont prendre les vestes, bonnets et gants pour s'habiller.


– Lach la nain Maan, faut jabille ! dit Lennon sans ironie.


Mary met les accessoires du froid en oubliant qu'elle est encore en pyjama et enfile ses après-skis.


Dehors, au milieu de la nuit, elle se dit que c'est aberrant, le froid transperce le pilou de son pyjama et lui brûle la peau. Elle marche à la suite de Lennon qui éclaire le chemin avec la lampe LED de son téléphone, il lui tient la main et la tire vers les profondeurs sombres de la forêt au fond du jardin, il l’attire vers son désespoir létal, elle marche, la tête vide, car il est impossible de tenir une pensée cohérente dans son désarroi. Elle marche comme dans un tunnel de congélation en métal inoxydable, elle ne comprend pas les formes d'arbres qui les entourent.


Puis, Len s'arrête. Elle relève les yeux et voit cette chose blanche et noire en tas, sur le sol. Non, pas en tas, c'est la veste déchirée qui passe au-dessus de l'emplacement du visage, mais juste après c'est bien un torse nu suivi de jambes dans un pantalon, ce sont les vêtements de Jack, sans aucune hésitation possible. Mary tombe à genoux, elle ne s'en rend pas compte mais elle vient de se faire mal à la rotule qui s'est réceptionnée sur un morceau de bois congelé.


Mary avance la main pour recouvrir le ventre nu avec la veste mais la veste est cartonnée et ne se laisse pas faire, elle comprend que son petit est là, mort et congelé, elle se couche pour essayer de le réchauffer, mais en surface il est déjà dur comme du marbre de Carrare, elle a l’impression physique que c'est une statue de son fils, même si elle sait pertinemment bien que ce n'est pas le cas.


Elle tire un peu plus sur la veste et voit enfin son visage. Il est là, tout joli, malgré les taches de sang par toutes petites gouttelettes, formant de tout petits traits, tous dans la même direction, il ne semble pas blessé. Il est tellement beau et il est tellement blanc qu'elle perd complètement pied et se met à hurler quand elle comprend qu'il n'y a plus rien à faire, hurler de toute son âme, de tout son corps, de tout son souffle vital qui s'échappe d'elle en petites volutes de buée blanche. Il fait maintenant complètement noir car Lennon a laissé tomber son téléphone dans la neige pour se jeter sur sa maman, pour la couvrir, pour la réconforter, pour lui demander pardon et ses cris informes se joignent aux hurlements déchirés de sa mère.


Se rendant à nouveau compte de la présence de Lennon, Mary se retourne pour le prendre dans ses bras. Elle sent que le froid n'est plus supportable, que Lennon est lui-même en danger d'hypothermie.


– Viens mon chéri, on va retourner à la maison.


Elle se retourne pour prendre Jack dans ses bras et là encore une épreuve, il est collé dans la glace de la neige qui s'est resolidifiée après avoir fondu, tout son dos nu ne fait plus qu'un avec le sol.


Tout se bouscule dans sa tête, doit-elle abandonner Jack ? Impossible ! Mais le plus urgent dans l'état actuel des choses est de mettre Lennon à l'abri du froid. Le froid est mordant et sans pitié face à leur douleur.


À son corps défendant et totalement désorientée, elle veut se relever, elle ne sent plus ses jambes dont la peau commence à être vraiment brûlée par le froid. Lentement, elle entraîne Lennon loin de Jack, Lennon qui continue à exprimer son profond désespoir par des petits jappements aigus.

– Lennon, il faut que tu te calmes !

– Que dis-tu ?

– Calme-toi grand frère, je t'ai dit que tu devais être fort, c'est maintenant que tu dois être fort, car vous allez dans la mauvaise direction, ramène maman à la maison !

– Maan, Gack y pas chin ! Vien Maan !


Et Lennon retourne dans la bonne direction en tirant sa mère qui se laisse porter bien que comme vous, elle n'a rien compris à ce que Lennon lui a dit.


*


Le retour dans la maison est une nouvelle épreuve, il faut organiser les choses, appeler les secours, faire bouger le monde entier. Elle sent que ses jambes sont brûlantes et compose le numéro d'urgence :


Tuut tuut, Tuut tuut, crak – 9-1-1 quelle est votre urgence ?


– Mon fils est mort, il est mort !

– Madame, gardez votre calme, dites-moi si vous pouvez entendre le cœur de votre fils ou s'il respire encore ?

– Non, il est mort et complètement congelé.

– D'accord madame, êtes-vous bien Mary Millmore ?

– Oui, c'est moi.

– Habitez-vous bien 25 Miller Road à Westfield ?

– OUI.

– Votre fils est-il chez vous à l'adresse que j'ai mentionnée ?

– Non il est dans la forêt !

– Dans la forêt… Par -25 °C

– Oui.

– Pouvez-vous me donner une adresse proche du lieu où se trouve votre fils ?

– 25 Miller Road à Westfield.

– Quel est le nom de votre fils ?

– Jack.

– Jack Millmore, 12 septembre 2009 ?

– Oui c'est ça.

– Je vous envoie une ambulance immédiatement, veuillez rester sur place, madame, ne bougez pas de l'adresse que vous m'avez indiquée, attendez les secours et restez joignable à ce numéro de téléphone. Nous prévoyons une arrivée dans 21 minutes depuis l'hôpital Northern Light AR Gould de Presque Isle. Je viens d'envoyer vos coordonnées par messagerie, l'ambulance devrait démarrer dans la minute car nous n'avons pas d'autre intervention en cours.

– Merci.

– Ça va aller, madame, patientez bien sur place. Les secours arrivent. Les gardes forestiers ou la police de Mars Hill vont être prévenus aussi, ils arriveront avant l'ambulance. Puis-je faire autre chose pour vous, madame ?

– Non, merci beaucoup, finit-elle d'une voix presque éteinte et elle raccroche.


Elle lève les yeux et voit Ryan, blanc, les yeux rouges, la bouche ouverte. Elle le prend dans ses bras. Avec la chaleur ambiante, ses jambes brûlent littéralement, la douleur est intense. Elle se retourne et attrape la main de Len pour le prendre dans ses bras entre elle et Ryan. Les minutes suivantes sont très floues pour tout le monde. Combien de temps sont-ils restés comme ça ?

Aucune idée, mais ensuite, Ray, un des collègues de Duke est arrivé sans les sirènes, mais avec les gyrophares allumés.


Comme d’habitude, Ray a laissé les gyrophares bleus tourner pendant tout le temps qu’il est resté là. Donnant à la situation une impression irréelle de film saccadé, l’effet légèrement stroboscopique imprimait la rétine de façon durable image par image. D’abord, il a fallu retrouver le corps de Jack. Pas si évident même pour Lennon qui était particulièrement secoué. Ensuite l’ambulance est arrivée. Les ambulanciers ont sorti leur brancard et avec toute l’appréhension que l’on peut imaginer, ils se sont dirigés vers le corps congelé d’un jeune enfant. Détacher le corps n’a pas été facile mais après quelques essais, une couche de feuilles est venue avec lui sur le brancard. Ils l’ont immédiatement recouvert d’une couverture. Tout semblait étrange. Le froid insupportable, la lumière bleue clignotante, la forme tordue du corps sous la couverture…


*


Je crois qu'il est temps de refermer les portes de ce drame familial, les douleurs insondables y sont évidentes. Pour le microcosme de la famille Millmore, l'événement est comparable à un tremblement de terre de magnitude 8.5 sur l'échelle de Richter. Mary ne laissa plus jamais ses enfants seuls et prit la décision de leur consacrer toute l'énergie nécessaire pour leur permettre de ne pas grandir dans le traumatisme du départ de Jack. Ils parlèrent beaucoup de lui, de l'événement et firent évidemment le rapprochement entre la chasse de Ryan et l'accident.


Ryan mit deux ans à se relever du drame et toute sa vie pour l'accepter. Par contre, est-ce la culpabilité de n’avoir pas écouté son frère ce soir-là ou est-ce le fait de comprendre l’importance d’une vie ? Mais Ryan a commencé à s’intéresser à son petit débile de frère, il s’est alors rendu compte que depuis toujours il comprenait ce qu’il disait. Il n’est pas devenu non plus un pilier pour lui, beaucoup de choses avaient été cassées dans leur relation, mais Lennon qui rêvait d’être enfin reconnu par son grand frère a commencé à exister à ses yeux. D’autre part, Ryan n’a plus jamais touché à un fusil de sa vie.


Mary ne s'oublia pas dans ces changements, elle quitta Duke et se rapprocha encore de Mitch sans pour autant qu'ils n'aménagent ensemble.


Jusqu’à sa mort en 2074, tous les soirs, entre 17 et 23 h, en fonction de ses possibilités, elle écrivit, dans un carnet en toile, ce qu'elle lui aurait dit de sa journée. Elle a rempli au total 127 carnets d'anecdotes, de banalités quotidiennes, de larmes et de textes poignants sur les uns et les autres, sur sa colère et sa culpabilité. Cependant, grâce à ces différentes démarches, elle est restée sur ses deux pieds sans trop vaciller.


Duke, étant déjà détaché de sa famille depuis des années, s'employa tant que possible à essayer de reconstruire des liens, mais en vain. Il ne se remit jamais de la mort de Jack et ne réussit à retisser une relation fragile qu'avec Leslie.


Celle-ci a été la plus durablement démolie par la mort de son frère, et ce malgré les efforts de sa mère pour lui permettre d’extérioriser sa souffrance. Pendant les cinq années qui suivirent le drame, elle est restée dans une forme plus ou moins légère d’apathie. Ensuite, assez logiquement son adolescence a été très dure, abandonnant son corps à qui voulait bien le prendre, donnant à ce corps toutes les substances pouvant altérer son état de conscience. Elle a finalement rencontré un gentil gars, un certain Darren, qui l’a emmenée dans la ferme de ses parents et s’est occupé d’elle. Elle est devenue agricultrice mais n’a presque jamais retrouvé sa joie de vivre.


À l'inverse de tous les autres, Lennon commença à vivre ce jour-là. Il ne quitta plus jamais la voix de Jack, qui lui parlait, le conseillait, lui expliquait les situations qu'il traversait. C'était assez pratique car Jack savait tout et Lennon développa une forme incroyable d'empathie et d’intelligence intuitive. Il ne s'exprimait pas mieux, mais son entourage le comprenait un peu mieux. Guidé par la voix son petit frère, il ne se sentit plus jamais seul.


Certains d'entre vous se diront que Lennon, dans la partie valide de son cerveau, orchestrait par lui-même tous ces beaux dialogues. Personnellement, j'ai tendance à penser que Jack parle réellement avec lui et le guide de l'intérieur, menant de cette manière sa vie, par procuration, sa vie qui lui a été stupidement enlevée.


______________________________

* Ça ! Stephen King

** La tour Sombre, Stephen King

*** Small Blue Thing Suzanne Vega


 
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   ANIMAL   
11/6/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Une tranche de vie familiale bien faite et intéressante, des petits détails de la vie de chacun jusqu'au drame.

J'ai lu avec plaisir cette longue nouvelle qui dissèque la psychologie de chaque membre de la famille et leur réaction avant et après l'accident mortel qui enlève un des enfants. L'observation entre la vie que l'on montre sur les réseaux sociaux et la réalité que l'on vit est pertinente. La dérive du père et l'incompréhension qui s'installe avec sa femme est très réaliste.

Le style est détaché, assez journalistique. Cela surprend au début pour ce type d'histoire mais on s'adapte vite et cela n'a pas gêné ma lecture.

Une bonne histoire.

en EL

   Anonyme   
9/7/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
J'ai trouvé excellente la montée en puissance de l'histoire, jusqu'à la mort de Jack. L'écriture m'a paru très cinématographique (une mention pour les passages au ralenti), les personnages et la situation générale fort bien campés. Je pensais que Ryan allait directement zigouiller son petit frère, mais non, c'est bien mieux comme vous l'imaginez parce que, je trouve, encore plus fatal au sens de guidé par la fatalité.

En revanche, pour moi la fin s'attarde un peu trop sur le destin des différents personnages. Vous tenez à clore l'histoire à double tour, pour ma part je préfère les fins un peu ouvertes... Mais bon, c'est mon goût. Reste un texte à la fois solide et inventif, efficace et sensible. Du très beau boulot, pour moi.

   maria   
9/7/2020
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour Alfin,

J'adhère à la remarque d'ANIMAL sur la forme.
Tu exposes d'abord les faits avant d'apporter les commentaires, pas de détails visuels sur l'environnement, pas de descriptions physiques des personnages. Une approche journalistique qui n'incite pas à l'émotion (dommage ?) mais qui convient à la catégorie.
Même si j'ai trouvé que certains passages n'étaient pas indispensables à l'histoire, la présentation aérée de ce long texte en facilite la lecture et la compréhension.
Au moment où je me demandai quand enfin il allait se passer quelque chose (commençai-je à m'ennuyer ?), voilà que tu m'interpelles : "permettez-moi de ralentir la vitesse des évènements..."
Bien vu, j'ai continué ma lecture avec encore plus d'attention et d'enthousiasme. La narration était sous contrôle.
On sait qui est qui, et ce que fait chacun à tout instant, comme si tu avais établi une fiche pour chaque personnage.

Sur le fond, j'ai été sensible a l'éclatement prévisible de cette famille. Tu as mis en scène leur éparpillement géographique pendant une journée pour bien faire ressortir leurs fractures sentimentales.

Drôle de samedi...
Papa à la chasse, maman dans les bras de son amant, la petite chez une copine, Ryan à la console, Lennon et son fichu handicap.
Y'en manque un, non ? Oui malheureusement, il en manque un !

Je t'ai trouvé trop froid avec eux, mais bravo pour la clarté de ton travail.

   Anonyme   
9/7/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonjour,

J'ai été captivé par cette histoire du début à la fin. Je ne sais vraiment que dire qui puisse être utile à quoi que ce soit mais j'avoue que j'ai eu une frayeur (de lecteur rassurez-vous) au moment où Ryan prend pour cible l'orignal. Je me suis dit "Ayé, je m'en doutais il confond un de ces deux frères avec un orignal" etc. et je voyais la suite mal partie mais non vous avez bifurqué avec beaucoup d'à-propos dans une direction que je n'attendais pas du tout et j'ai apprécié, vraiment !

En ce qui concerne l'écriture qui est le domaine sur lequel je suis le plus intransigeant je tire mon chapeau bien bas ! Vous savez adapter le style à l'histoire et il n'y a pas de "hiatus" entre le registre d'expression écrite adopté et le sujet dans son contexte.

Sinon j'ai aussi apprécié le découpage de votre nouvelle. Franchement si un réalisateur voulait l'adapter pour une production télévisuelle ou cinématographique il n'y aurait même pas de scénario à tirer de votre nouvelle, elle est elle-même très "scénaristique" ce qui m'évoque un peu les "Short cuts" de Raymond Carver à qui vous me faites terriblement penser.

Je termine avec cet aphorisme 'Je chante faux mais j'entends juste" que je pourrais adapter suite à cette lecture "J'écris mal mais je sais lire".

Merci de ce partage. Cette nouvelle restera pour moi une de mes lectures les plus intéressantes sur ce site.

   Anonyme   
10/7/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonjour Alfin,

J'avais commencé la lecture en EL, mais pas terminé avant que la nouvelle n'en disparaisse.
Je viens de finir, ne sais pas vraiment commenter, juste dire que cette histoire ne se laisse pas abandonner en chemin, qu'elle est passionnante.
Les différents paragraphes sont autant de tableaux aidant à saisir l'ensemble mais aussi les pièces du puzzle de chaque caractère, tant l'humain est à facette ou plutôt tant il est indéfinissable.

Bravo et merci du partage,
Éclaircie

   poldutor   
21/7/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonjour Alfin
Magnifique histoire avec des personnages tellement vrais, même si éloignés de nos familles françaises.
On retrouve assez l'ambiance "King" dont je crois avoir lu à peu près tous les romans et nouvelles...
Un père dépressif, lâchant prise, une mère aimant ses enfants, négligée par son mari et trouvant de la consolation auprès de son collégue, de la consolation, pas de l'amour sentiment , de l'amour physique :
" Il est surtout tactile, très tactile, il adore promener ses mains sur le corps musclé de Mary..."elle n'est pas aimée, elle est désirée, l'amour demeure, le désir se dilue avec le temps...mais trêve de morale ; des enfants : un ainé accroché à sa Play Station, et possédant une arme de chasse de gros calibre comme tout américain qui se respecte...
deux fils plus jeunes et très unis avec l'un d'eux un peu aphasique mais intelligent et qui dépend beaucoup de son petit frère et enfin une petite sœur sans problème.
Le drame se noue quand l'ainé décide de partir chasser.
Nous assistons à l'éclatement de cette famille, à la mort de Jack.
Très bien écrite cette longue nouvelle se laisse lire sans ennui.
Bravo à l'auteur.
Cordialement.
poldutor

   plumette   
10/7/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Quelle puissance narrative dans ce texte!

Au départ, abordant une nouvelle longue, je me suis munie comme je le fais souvent d'un papier et d'un crayon pour prendre des notes au fur et à mesure.
alors, j'ai noté que l'entrée en matière par cette scène familiale pleine de dialogues demande une certaine concentration pour arriver à saisir qui sont les personnages.
j'ai buté sur le paragraphe qui explique que Duke est garde chasse. On change complètement de registre, on entend la voix du narrateur qui nous explique " oui, oui, vous êtes bien aux Etats-unis..." et j'ai trouvé ça dommage.
Et puis lorsque le récit se focalise sur Ryan, l'utilisation de l'imparfait
m'a étonnée.
Et d'ailleurs, j'ai eu à plusieurs reprises des doutes quant à la concordance des temps. broutilles que tout cela!

Assez vite prise par le récit, j'ai lâché mon crayon!
il y a une montée magnifique de la tension dramatique, le découpage en scènes qui se rapprochent peu à peu du centre névralgique de l'histoire m'a semblé habile.
Le personnage de Lennon est magnifique, et tout le temps qui se déroule entre l'accident et la scène avec Mary dans les bois, m'a été pénible: je m'explique: j'étais dans une fébrilité de lecture voulant à la fois ne pas perdre une miette du récit et arriver le plus vite possible au dénouement...
une très bonne histoire, un très bonne maîtrise du suspens, des personnages incarnés, je suis admirative!Et impatiente d'en savoir plus sur la genèse de ce texte et ses procédés de fabrication.

   IsaD   
11/7/2020
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour Alfin

J'ai lu votre nouvelle hier mais comme j'aime bien prendre mon temps pour commenter lorsque j'en ressens l'élan, je viens aujourd'hui déposer mon ressenti.

J'ai trouvé que cette nouvelle était impeccablement écrite, aucun souci là-dessus. Et, comme certains l'ont dit, j'ai trouvé aussi que la narration était très journalistique. On a l'impression de suivre des tableaux sortis de faits divers.

Ou je me sens moins à l'aise, personnellement, c'est que (pour moi) il manque un supplément d'âme. J'aime quand les textes que je lis ne parlent pas uniquement à mon intellect, ce que j'ai eu le sentiment tout au long et après ma lecture. J'aime quand les mots vibrent au-delà. Il m'arrive parfois de lire des textes que je ne comprends pas totalement mais qui me rejoignent, quelque part. Et là, cela n'a pas été le cas.

Merci pour votre partage.

Isa

   Alfin   
10/7/2020
Le contexte et mes remerciements sont dans le forum à cette adresse :
http://www.oniris.be/forum/l-orignal-vous-dit-merci-t28307s0.html#forumpost390538

   Yannblev   
10/7/2020
Bonjour Alfin,

C’est une longue et détaillée mise en images que cette vie de famille qui, quand on y réfléchit bien, reste somme toute ordinaire dans son extraordinaire et tragique parcours : le mari fait défaut, la femme est en constat d’échec sentimental comme d’idéal, l’ado est un ado avec sa dose d’insupportable, les enfants sont encore des enfants… si on ajoute des difficultés financières et le drame d’un enfant handicapé tout est en place pour la tragédie. Je crains qu’on puisse trouver de temps en temps dans nos quotidiens des dramatiques à cette aune.

Mais c’est que, comme à chacun, la version un peu journalistique ne m’a pas échappé. Ça ne manque pas de détails jusque dans les précisions neurologiques d’un possible « syndrome d’enfermement ». La précision sans déroger semble a priori motrice pour nous conter l’histoire.

On se doute un peu assez rapidement qu’entre les fusils et les éléments un tantinet distendus de cette famille il va s’agir d’un drame. On sera quand même surpris, avec un certain bonheur, que ce soit l’élan qui s’en charge.

C’est assez longuement dit mais la construction habile et peut-être, justement, le style journalistique nous donne envie tout du long de savoir exactement ce que vont devoir vivre les protagonistes ; y contribue grandement aussi l’impeccable description de tous et de tout, du calibre des armes aux sensations de l’impitoyable hiver, de la précision des dialogues à celle de l’introspection relatée des adultes.

En choisissant d’évoquer la vie d’après des acteurs je ne suis toujours pas sûr que le paragraphe épilogue soit aussi bon qu’il aurait pu l’être. Il sonne là encore comme la conclusion objective du reporter et le lecteur apprécierait peut-être d’en imaginer une résolument subjective.

Merci pour ce travail.

   BernardG   
14/7/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonjour Alfin,

Formidable nouvelle !

J'ai aimé cette écriture soignée et précise n'hésitant pas à rentrer dans les moindres détails; une nouvelle, qui à mon sens, a demandé un sacré travail quant à la documentation.
Pour ma part, contrairement à ce que j'ai lu, il n'y a rien de "journalistique dans le style d'écriture choisi mais tout simplement une belle maîtrise de la langue et de la syntaxe dans un déroulé d'événement s'inscrivant dans une chronologie tout à fait réussie.
En bref, ça ne part pas dans tous les sens !

Le challenge n'était pas si facile car dans cette nouvelle, vous avez souhaité faire intervenir de nombreux personnages et dans le rôle dévolu à chacun, tout s'articule parfaitement.

Et puis ce monde de froidure dans un pays avec d'autres références culinaires et artistiques que les nôtres est tout à fait intéressant.

Au final....Bravo !

Cordialement

Bernard G.

PS: Pour ma part, j'aurai mis un e à "habitué", rapportant l'adjectif à Mary et trouvant un peu étrange de le rapporter au cerveau...Etrangeté possible en poésie ☺

   hersen   
15/7/2020
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
Bonjour Alfin,

Pour une nouvelle, genre qui demande une certaine concision, je pense qu'il y a trop de personnages, dont la plupart ont quasiment la même importance dans l'histoire (je veux dire, leur mise en avant) et donc cela rend le fil plus compliqué. d'une certaine façon, à tant développer, le lecteur finit par attendre plus de chacun d'eux, de les comprendre davantage, ce qui demanderait plus d'écriture, de détails. En fait, on s'acheminerait vers un roman.

la force de cette nouvelle est sans doute son ambiance, mais les passages incessants d'un personnage à l'autre me cassent à chaque fois un rythme, et les changements m'obligent à laisser tomber un personnage dès que je m'intéresse à lui, par ce qui en est développé, et qui s'arrête bien souvent tout net.

le point fort est certainement le relation entre Lennon et Jack. Je la trouve très réussie, j'ai aimé ces deux frères et leur façon de communiquer, mais surtout leur façon de prendre soin l'un de l'autre et qui vient petit à petit. Et qui aboutit à cette voix que Lennon entend. (j'en parle davantage en fin de com)

Mais pour les autres personnages, je trouve trop de redites (pour une nouvelle) qui se finissent par une impasse puisque le développement reste succinct, fatalement, puisqu'on est en nouvelle.
On se retrouve , en fin d'histoire, avec des personnages qui vont porter chacun leur responsabilité de la mort de Jack, mais en quelque sorte, c'est trop, trop pathos en tout cas.
Je pense que la nouvelle cherche trop à tout dire, ce qui se traduit par une foule de détails qui freinent sa dynamique.

Le "je", qui intervient tout à coup, à plusieurs reprises, me fait comprendre que je ne suis pas toute seule à lire cette histoire. Il y a un narrateur qui veille sur moi, sur ma lecture, et il me gêne, il m'empêche de me faire ma propre idée, je me sens trop guidée.

La fin n'est pas vraiment une chute, elle est factuelle, chaque personnage a son petit résumé. On est ici dans le roman, pas dans le genre de la nouvelle.

Je trouve aussi très dommageable d'être interpellée sur la voix de Lennon que Jack entend : l'auteur empiète ici sur ce que doit ressentir le lecteur. Il devrait lui laisser plus de liberté.

Pour moi, en tant que nouvelle, je ne suis pas convaincue. Par contre, je pense qu'il y a matière à écrire un roman, en développant, plaçant, chacun des personnages autour de Lennon, en les faisant pivoter autour de lui. Car cet enfant diminué par son accident est en fait un excellent révélateur pour la psychologie des personnages qui vivent chacun leur drame de façon séparée.

la note attribuée vaut pour mon avis en ce qui concerne la place de ce texte en nouvelle. Mais je suis persuadée que cette histoire a un très bon potentiel sur du plus long. je pense que tu en as la capacité car tu as l'art de t'accrocher aux détails, de les rendre importants. Ce qui, du coup, est tout l'art du roman. Et tu montres par là que tu as cette capacité de travail en écriture, car cette nouvelle me semble bien documentée.

Mais un grand merci pour cette lecture, tu as su poser une ambiance, et ça, ce n'est jamais facile en écriture. (cela vaut ma flèche en haut)

ps : je reviens sur ce que je dis du narrateur. En fait, je me demande s'il ne devrait pas intervenir dès le début, que le lecteur soit fixé sur la notion peut-être de distanciation entre lui, les personnages et le lecteur.
j'ai vu que tu as ouvert un fil, que je n'ai pas encore lu. C'est un bon moyen pour échanger, car bien sûr, tu n'as pas à être d'accord avec ce que j'écris ici et tu peux me le faire savoir.

   Babefaon   
17/7/2020
Bonjour Alfin,

La nouvelle étant d'ordinaire un court récit en prose, généralement centré sur un seul élément, j'ai toujours beaucoup de mal avec des textes qui dépassent un certain nombre de caractères et qui relatent trop de situations même si celles-ci finissent par s'imbriquer pour former un tout.

Il m'est difficile voire impossible de dire si j'ai aimé ou pas, puisque je n'ai jamais réussi à dépasser le 10e paragraphe, ce n'est pourtant pas faute d'avoir essayé ! La description très journalistique et factuelle y est sans doute pour beaucoup. Trop de personnages également à mon goût, trop d'histoires qui mériteraient de s'inscrire plus dans un roman que dans une nouvelle pour laisser le temps au lecteur de se familiariser avec chacun d'eux et de s'attacher, ce qui n'a pas été mon cas.

Enfin, petit bémol : je ne pense pas, pour avoir connu des personnes en situation de handicap, qu'un père ne comprenne pas son enfant. Il est généralement habitué aux tics de langage quels qu'ils soient depuis que l'enfant est en mesure de parler. Difficile pour quelqu'un qui n'y est pas habitué oui, mais pour un parent proche, j'émets de gros doutes à ce sujet...

Voilà, en espérant que ce commentaire vous aura été utile,

Une autre fois peut-être.


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