Ce texte est une participation au concours n°29 : Histoire de tombes et poésie de poussière... (informations sur ce concours).
Ce jour-là, à la sortie du bureau de police, à plus de 1200 km de chez moi, je pris à droite au lieu de retourner à ma voiture. Il fallait que je marche pour évacuer ma colère, mon désespoir. J’avais épuisé toutes les pistes qui me restaient après trois mois de recherche. En longeant la rue sur 500 m, je finis par me retrouver hors de la ville, face au désert. Un désert de terre et de pierre. Des collines rocheuses déchiraient l’horizon, reflétant mes pensées chaotiques et mon cœur brisé. Je me laissais tomber à genoux dans une portion de sable et me mis à pleurer. Ainsi dans le sable poussiéreux, la chaleur accablante évaporait mes larmes ne laissant que le sel sur mes joues et la poussière de ce décor décharné, mort.
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Aujourd’hui, de nombreuses années plus tard, alors que j’attends paisiblement ma retraite. Il me reste cette petite boule au ventre qui ne me quitte pas. La boule s’est fortement assagie avec les années, elle est passée de mustang impétueux lorsque j’étais face au désert, à la pulsation douce d’un cœur qui bat encore. Elle est toujours là et je la chéris. Je la laisse exprimer son doux murmure qui me réchauffe le corps et me permet de conserver les traits magnifiques de Jezebel dans mon esprit.
Écrire son histoire est un peu difficile pour moi, parce que cela fait remonter à la surface des souvenirs douloureux enfouis depuis longtemps dans le tiroir à trésors de mon esprit.
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Revenons sur ce qui fut notre première rencontre. C’était en septembre 1983, j’avais alors 27 ans, en ce début d’après-midi, je me traînais dans les rues près de Porter’s, le supermarché de la ville, avec mon pote, Rod. Nous devions rejoindre sa nana près du magasin et ensuite aller prendre une glace au Andrews Donuts près du centre.
C’est là que je vis Jezebel pour la première fois, elle accompagnait Maria, la petite amie de Rodrigo et elle allait nous accompagner lors de notre petite sortie.
Jezebel Richards était belle. Elle était magnifique. Elle m’apparaissait parfaitement symétrique comme si un miroir la traversait et que la seconde partie de son corps était seulement le reflet de la première.
En chemin, Rodrigo me félicita pour l’acquisition avec Ronald du cinéma dans lequel nous travaillions depuis des années. C’était une nouvelle page qui s’ouvrait, le projet de ma vie.
Nous nous étions installés dans la salle climatisée du bar à donuts. Elle était aménagée avec des tables et des banquettes fixes à gauche et à droite de la salle, quelques posters de Rod Stewart et de Kim Wilde ornaient les murs. Il flottait dans l’air une odeur d’huile et de caramel mêlée aux odeurs de tabac. La chanson « China Girls » de Bowie résonnait, les chuchotements sensuels de la chanson donnaient une ambiance étrange à cette rencontre autour de nos milkshakes.
Les yeux de Jezebel brillaient, ils exprimaient une joie voilée. De son corps émanaient pour moi une tension sexuelle et une certaine fragilité, une fêlure : la solitude. Tous des petits riens qui semblent banals aux yeux de tout le monde, mais qui m’ont fait plonger pour toujours dans la souffrance. Je sentais déjà à ce moment qu’elle serait un fil rouge tendu tout au long de ma vie.
Plus jeune, j’avais imaginé avec Rod le mythe d’Alea. Alea était l’incarnation d’une femme hypothétique, évidemment parfaite, mais intouchable et quelque part inhumaine, car elle n’existait que dans nos rêves. On l’avait appelée Alea, car ce prénom n’existait pas et qu’il nous semblait être la quintessence de la féminité.
Je n’étais pas préparé à la rencontrer un jour. Le mythe d’Alea était un peu comme une affiche de pin-up des années 50. Magnifique, inapprochable et mystérieuse.
Rodrigo était tranquillement installé avec Maria blottie dans ses bras et participait à la conversation. Jezebel ne me regardait pas, je n’existais pas. Elle parlait d’égalité raciale et de genre. Quant à moi, je la regardais comme ça, les yeux ronds, ne trouvant pas les mots pour soutenir son plaidoyer. Par elle, je découvrais que les femmes, dont je pensais avoir fait le tour à mon âge, avaient encore beaucoup de secrets pour moi.
En sortant du bar, Rod avait dit :
– Bien, Maria et moi, on vous laisse faire connaissance ! On se revoit demain Jonas ? – Euh oui, OK.
En disant cela, mon ami avait réussi à changer la physionomie de notre rencontre, il avait mis une certaine pression sur les épaules de l’ange qui marchait à mes côtés, lui dictant en quelque sorte ce qu’il attendait d’elle. Jezebel, qui n’était pourtant pas une femme soumise, accepta que nous retournions ensemble jusqu’au supermarché. Nous étions silencieux sur une centaine de mètres, le contraste de température entre la fraîcheur de l’établissement que nous venions de quitter et la chaleur écrasante à l’extérieur nous a demandé quelques minutes d’adaptation.
Ensuite, je voulus faire bonne figure en parlant de Luther King et de la fin du mouvement des Black Panthers, que je regrettais bien sûr. Je n’avais pas été très fin sur ce coup-là, c’était de la récupération ; mais je ne voulais pas qu’elle me catalogue comme « WASP » (Blanc anglo-saxon protestant), je voulais lui donner l’image d’un gars cool et que toutes les considérations raciales ne m’intéressaient pas, qu’elle pouvait se sentir dans un espace bienveillant à mes côtés. Autant dire que cette conversation n’est pas restée dans les annales…
Nous nous sommes quittés devant le supermarché. Elle a bien voulu me donner son numéro de téléphone. Ensuite, elle s’en est allée. Je l’ai regardée partir, incapable de détourner le regard. Elle s’éloignait sur les trottoirs et ne s’était pas retournée une seule fois. Son aura, elle, était restée dans l’air que je respirais, dans ma tête, dans mon cœur et il faut bien le dire aussi, dans mon bassin.
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J’ai toujours été très fortement influencé par mon côté féminin, à l’école, j’étais souvent la risée de la classe, on me traitait de « PD » et de « phoque ». Bien que je n’aie jamais été attiré par les hommes. J’étais effectivement très différent des garçons de mon âge, je n’ai pas beaucoup ri de leurs blagues salaces. Pour tout dire, les blagues ne me font pas rire, ce qui me fait rire, ce sont les situations de vie en décalage de la normalité.
Les filles ne me trouvaient pas suffisamment « masculin » à leur goût. L’excuse la plus fréquente pour me repousser était qu’elles ne pouvaient pas imaginer détruire une si belle amitié pour quelques bisous.
Cela ne m’a pas empêché plus tard de vivre de nombreuses histoires d’amour, souvent longues, car je ne pense que dans la durée. La collection des femmes n’est pas une fin en soi. Cela ne veut pas dire pour autant que je n’aime pas les butiner, bien au contraire. Ma sensibilité se traduit par une passion tactile, j’aime éminemment ressentir le grain de l’épiderme d’une hanche, la douceur tendre de la surface d’un ventre, qu’il soit tout plat ou légèrement bombé n’a pas d’importance, c’est pour moi la sensualité qui s’exprime dans ces échanges. Que ce soit le parfum de la peau nue ou un soupir de désir envoûtant, cela avait le don de m’attendrir profondément et, comme s’il s’agissait de vases communicants, de durcir mon sexe.
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Les semaines passaient et je ne revis pas Jezebel, j’aurais pu me rendre dans son quartier pour la croiser par « hasard », mais le mensonge n’est pas mon fort, je me figure toujours ce que l’autre peut penser dans une situation donnée et si cela ne me semble pas crédible, j’abandonne. Rodrigo en avait marre de mon air de chien battu, il ne m’avait jamais vu aussi peu communicatif. Il insistait pour que je l’appelle. Ce que je fis en juillet.
– Allô ? Je suis bien chez monsieur et madame Richards ?
Une voix pâteuse et masculine me répondit d’aller me faire foutre et raccrocha alors que je n’avais encore rien demandé. J’essayai à nouveau dans les jours suivants, en espérant tomber sur quelqu’un d’autre, mais en vain.
Les semaines suivantes, je ne faisais rien en dehors de mon boulot, Ronald et moi avions racheté le cinéma et nous avions commencé à faire des modifications pour dépoussiérer la salle et les zones d’accueil. J’avais une passion pour la projection et Ronald adorait accueillir les clients. Même si le projet était excitant, les journées me semblaient longues. Rod venait me voir de temps en temps, mais je ne me déridais pas. Je me sentais perdu, comme je l’avais compris lors de notre première rencontre, elle me manquait, elle commençait à se tatouer dans ma chair.
Rodrigo proposa alors d’organiser une autre sortie. Nous pourrions aller en boîte au Sherwood à Odessa pour retenter le contact.
Elle accepta de venir. La soirée fut un désastre. Elle bougeait de façon divine et langoureuse sur Self-Controls, souriante sur Sweet Dreams, elle était habillée comme Jennifer Beals dans Flashdance, elle parlait avec cette assurance qui masque le silence et surtout, elle dansait avec tout un tas de sales types… Je la regardais de loin et souffrais comme un con, assis au bar. Rod a bien essayé de me pousser à être plus léger, à danser… La conclusion de tout ça, c’est qu’elle n’est pas rentrée avec nous.
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Tout cela fonctionnait comme un cercle vicieux, je savais que je ne l’intéressais pas, ce qui me rendait maussade. En étant à ce point déprimé, je l’intéressais encore moins…
Donc le lendemain, la mort dans l’âme, j’acceptais que je ne sois rien pour elle. Même si son souvenir était trop précis, que son visage ne s’effaçait pas de mes pensées.
Ce n’était pas tant son corps voluptueux et son visage d’icône qui m’étreignaient le cœur et le corps, mais plutôt sa personnalité dont je percevais toute la fragilité cachée derrière cette force de bulldozer qu’elle dégageait en permanence. Je ressentais cette fragilité qui ne pouvait pas s’exprimer, j’espérais tant pouvoir lui offrir cet espace d’expression, de douceur qui ne semblait pas faire partie de son quotidien.
Jezebel n’était pas qu’une belle femme, pour prendre un exemple, Olivia Newton-John dans le rôle de Sandy me semblait plus naturelle avant le relooking qui l’a transformée en pin-up admirable dans le film Grease. Oui, je la trouvais plus attendrissante au début du film, elle était elle-même, elle ne jouait pas un rôle juste pour séduire. C’était ce qui était troublant avec Jezebel, elle était naturellement attirante, elle ne devait rien faire pour tomber dans les bras d’un John Travolta, elle avait une présence difficile à décrire, mais impossible à ignorer. Quand elle entrait dans un bar, un restaurant, imperceptiblement, pendant quelques secondes, les conversations se faisaient plus discrètes, car elle attirait le regard comme personne. Pour ce faire, elle ne jouait pas un rôle, elle était elle-même dans toute sa splendeur. C’est une des raisons pour laquelle je n’ai jamais pu l’évacuer de mon esprit.
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Six mois plus tard, Ronald et moi avons découvert une série importante de factures impayées dans la comptabilité du cinéma. Cette surprise au goût amer nous prendrait des mois avant de pouvoir tout apurer. Comme nous avions ouvert une ligne de crédit pour acheter du nouveau matériel en plus, cela faisait beaucoup de dettes et nous effrayait. Ce jour-là pourtant, le coup de massue arriva par le truchement de Rodrigo, c’est lui qui m’avait apporté la petite annonce.
« Jalia recevait au Holiday Inn Express. »
– Ça ne peut pas être elle ! lui dis-je – Si, je suis désolé, c’est Maria qui m’en a parlé. – Tu la vois à nouveau ? – Non, Maria et moi c’est de l’histoire ancienne, mais on s’est croisés hier dans un bar. – Et qu’est-ce qu’elle t’a dit ? – Elle m’a expliqué qu’elle ne voyait plus Jezebel depuis notre sortie à Odessa et qu’elle traînait toujours avec des types louches. – Oui, mais ça ne veut rien dire ça ! – Eh bien, sur ses conseils, j’ai acheté le Andrews County News ce matin et j’ai trouvé l’annonce dont elle m’avait parlé et qui paraît chaque semaine. Jalia est son nom de « scène » on va dire… Tu ferais mieux de laisser tomber mec, elle est brûlée cette nana-là.
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J’étais refroidi, mais juste un tout petit peu. La démarche que représentait cette petite annonce ne faisait que renforcer ma détermination à croire que je pouvais la sauver.
Voilà, le mot était lâché. Sauver Jezebel des foudres de sa vie infernale. C’était ma mission. Je sais, j’ai tendance à être têtu.
Je mis tout de même encore trois mois pour me décider, têtu, mais dans la lenteur. Il fallait que je l’appelle. Je m’imaginais la conversation que je pourrais avoir avec elle, l’issue était rarement positive. Bien sûr, je n’allais pas demander un rendez-vous à l’hôtel, je voulais juste lui parler. Cela me paraissait une bonne idée, la seule solution possible pour reprendre contact…
– Allô, Jesper’s Escort Service ! Comment puis-je vous aider ?
Je ne m’attendais pas à avoir quelqu’un d’autre au téléphone.
– Je pourrais parler à, euh, Jalia ? – Non mon chéri, tu peux prendre rendez-vous. C’est tout. – Euh, ben d’accord, je voudrais la voir. – Aujourd’hui ? – Euh oui, c’est possible ? – Bien sûr, il reste une place à 17 h – 17 h ? Euh OK ! – Très bien, rendez-vous à 17 h au Holiday Inn Express chambre 212. Ce sera 120 dollars pour une heure, tu verras, elle en vaut largement le prix, chambre incluse et pas de carte de crédit. – 120 ? Euh OK ! – Dis donc toi ! Tu es du genre fonceur, hein ? Ne rate pas le rendez-vous, sinon je n’accepterais plus tes appels et crois-moi, j’ai la mémoire des voix…
*
J’ai tourné aux alentours de l’hôtel pendant toute l’après-midi, me demandant d’abord ce que je faisais là. Me demandant ensuite ce que je ferais si ce n’était pas elle derrière la porte 212. Bien sûr, j’étais mortifié par le fait qu’elle se prostituait, mais ce n’était pas le fait qu’elle puisse coucher pour de l’argent, ni même que ce soit avec plein d’hommes différents qui me faisaient de la peine. Ce qui me tracassait, c’est que je ne comprenais pas comment une personne si belle et intelligente pouvait autant manquer d’amour-propre.
Je me demandais comment elle avait pu en arriver là. Les scénarios s’enchaînaient dans ma petite tête, tous plus débiles les uns que les autres, mon esprit était en roue libre et mes pensées étaient incontrôlables. Si j’allais la voir dans cet état, ce serait un échec assuré. Il fallait que je reprenne le contrôle. Je me suis assis sur un banc, le long de la route. Je faisais le vide. Après un quart d’heure, mes pensées s’étaient ralenties et je pouvais à nouveau anticiper notre rencontre.
J’élaborais un plan pour lui parler et la sortir de là. J’imaginais comment nous pourrions fuir au Kansas, à Topeka. Évidemment, je ne savais pas encore ce qu’on allait y faire, mais c’était possible de tout recommencer dans cette ville verte et accueillante. Une ville où je n’avais été qu’une fois, qui était à la fois moderne et pleine d’espoir.
*
À 16 h 55, j’entrais dans le lobby de l’hôtel et me dirigeais directement vers l’ascenseur.
Un groom qui se trouvait tout près se précipita vers moi.
– Monsieur, à quel étage désirez-vous vous rendre ?
Je lui répondis que j’allais au deuxième étage et entrai. Il me suivit et prit ensuite un temps absolument inutile pour appuyer sur le bouton « 2 ». Il se tourna ensuite vers la porte sans rien dire. L’ascenseur monta. Arrivé à l’étage, la porte s’ouvrit dans un « bing » strident, le groom fit un pas vers la porte et se retourna vers moi.
– Vous êtes au deuxième étage, monsieur, je vous souhaite un agréable moment.
Et il resta là, dans l’embrasure de la porte de l’ascenseur avec une main en avant. Impossible de le contourner. Il voulait prendre son pourcentage et il savait clairement qu’il fallait demander ce pourcentage avant d’avoir « consommé ». Je lui déposai un billet de cinq dollars dans la main, mais il ne bougea pas. J’en mis cinq de plus en maugréant, signifiant par là qu’il n’aurait rien de plus. Il s’effaça et me laissa le passage.
Le couloir était sombre, il n’y avait qu’une fenêtre à l’extrémité du long couloir et des spots pour éclairer le tapis tous les trois mètres. Si cela devait donner une impression chic le soir, en journée, c’était glauque. Près de l’ascenseur, il y avait une cireuse à chaussures avec ses grosses brosses rondes noires et brunes, la moquette était de couleur bordeaux et les murs blanc crème. Le silence était total. Une odeur de tabac froid et âcre suintait des portes fermées. Je m’avançai jusqu’à la chambre 212. Derrière la porte, j’entendais la télé. Je tirai un peu sur ma chemise et toquai doucement. J’entendis la télé s’éteindre et après dix secondes elle ouvrit et me vit.
– Toi ? Non, pas toi ! Pas question ! Qu’est-ce que tu fous là ? – Euh, je voulais te voir… – Tu voulais me voir ? Tu n’as pas trouvé de meilleure idée pour me baiser ! – Non, ce n’est pas ça, je ne suis pas là pour… – Baiser ! C’est ça qu’on fait ici ! – Euh oui, enfin non, euh je voulais juste te parler. – D’abord tu me payes.
Je m’exécutai, cela représentait plus de quatre jours de salaire, mais ça m’était égal. Le plus grave, c’est que mon plan était totalement contreproductif. D’autre part, en étant là, toutes les barrières étaient tombées, nous étions au pied du mur, je m’étais immiscé au plus bas de son être et j’espérais remonter la pente. Une ascension dangereuse en terrain inconnu et sans filets.
Elle était furieuse. Moi, j’étais confus. Je savais déjà que le simple fait d’être dans cette chambre torpillait toutes possibilités de la rassurer. En étant là, j’étais un prédateur de plus. Comme si, n’ayant pas pu la séduire, je venais me venger en la prenant par l’argent qu’elle ne pouvait refuser.
– OK tu vas en avoir pour ton argent ! dit-elle.
Elle commençait à fermer les yeux et entreprit une danse lascive, mais qui traduisait plus la colère que la sensualité, rien à voir avec sa démonstration rythmée du Sherwood. Elle portait un déshabillé vulgaire et son parfum capiteux flottait dans l’air, imprégnant tout. Elle allait commencer à se déshabiller. Ce fut pour moi comme un signal d’alarme. Je devais changer complètement tous mes plans sinon je la perdais à jamais. Je me levais alors et lui dis :
– Viens, on sort d’ici, je t’emmène, on va se promener ! – Quoi ? Qu’est-ce que tu me racontes ? – Viens avec moi et à 18 h je te ramène ici.
Elle était sur la défensive, se demandant quel truc pourri allait encore lui arriver, mais je voyais, dans ses yeux magnifiques, une forme de soulagement.
– Pourquoi irait-on dehors ? Je n’ai rien à te dire ! – Tu veux bien me consacrer juste une heure, s’il te plaît ?
Après quelques secondes de silence interminable, elle dit :
– Non, pas une heure, il te reste cinquante minutes.
Sans me laisser le temps de pouvoir répondre, elle partit se rhabiller et trois minutes plus tard, on sortait de la chambre. Dehors, le soleil de fin de cette journée d’août commençait à donner une couleur légèrement plus jaune à tout ce qui nous entourait, c’était le début de l’heure dorée, moment prisé par les photographes pour prendre de belles photos aux couleurs chaleureuses. En tout état de cause, c’était une heure en or pour moi.
Nous avons parlé de tout et de rien, je tournais la conversation vers des choses positives et joyeuses, je lui parlais de mon cinéma que l’on avait renommé le Ronas Palace, entre RONAld et jONAS, en associant le nom des deux associés. De la façon dont on organisait la projection des films, de la façon dont mon chat était agressif avec moi quand j’arrivais trop tard pour lui donner sa pâtée. C’est le premier sujet qui l’a un peu adoucie.
Nous nous sommes arrêtés au Seven Eleven pour prendre des sodas.
Je lui expliquais également comment j’avais été profondément chamboulé lors de notre première rencontre et comme j’avais dû lui paraître benêt.
Jezebel a eu tendance à se refermer à cette évocation, je compris alors qu’il fallait que je sois moins personnel, que je ne parle pas d’un « nous », si je voulais avoir une chance de la revoir.
Je savais que tout cela ne tenait pas à grand-chose, il fallait que je ne lui pose aucune question sur elle, sur son passé et encore moins sur son présent. Par contre, j’étais attentif au moindre de ses désirs, j’essayais, tant que faire se peut, sans avoir l’air trop lourd, d’être prévenant.
Et l’heure dorée a filé trop vite. Nous sommes arrivés peu avant 18 h à l’hôtel. Comme si je la ramenais chez elle, en évitant même de penser que je la ramenais sur son lieu de travail.
– Il est 6 h, je dois y aller, me dit-elle en partant, sans me dire au revoir.
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C’est cette semaine-là que Ronald et moi avons reçu notre nouveau projecteur en 70 mm, donnant une définition d’image inégalée ainsi que les enceintes qui nous permettraient de diffuser un son surround très immersif. Ce bond technologique devait nous permettre d’augmenter nos prix en même temps que la fréquentation de la salle.
Malheureusement, la venue de l’équipe d’installation du matériel devait être repoussée à la semaine suivante. Nous étions terriblement frustrés de voir ces boîtes et de devoir attendre une semaine de plus.
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Je revins la semaine suivante à la même heure. Cette fois-ci, je devais me rendre à la chambre 214. Le groom de l’hôtel était absent, j’en profitai donc pour me faufiler dans l’ascenseur discrètement.
Elle ouvrit la porte et resta quelques secondes sans rien dire.
– C’est encore toi !
Je lui proposai de ne pas rester ici, de sortir à nouveau. Ce qu’elle refusa. Or, il était impossible pour moi d’entrer. Cela aurait anéanti toutes les avancées de la semaine précédente. Elle aurait pris le contrôle du temps pour détruire cette relation que j’espérais de toute mon âme, dans une relation sexuelle tarifée et consommée. Je ne me suis pas démonté et je lui ai tendu une enveloppe avec l’argent de la passe que j’avais préparé et m’en allai.
En attendant l’ascenseur, je l’entendis claquer la porte de sa chambre. J’imagine qu’elle a dû me regarder m’éloigner avec des yeux étonnés, qu’elle a dû vérifier l’enveloppe et perplexe refermer la porte avec fracas pour montrer sa désapprobation, mais personnellement, je ne l’ai pas trouvée convaincante dans ce geste, comme s’il avait été retenu.
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La semaine suivante, même jour, même heure, je revenais. Cette fois-ci, elle m’attendait, elle était habillée normalement. Je lui donnai l’enveloppe et nous partîmes nous promener en lisière de la ville. La vue nous montrait les leviers de pompage des puits de pétrole qui inlassablement montaient et descendaient dans un bruit sourd. Nous avons discuté des livres qu’elle lisait, de la musique que j’aimais. De l’installation du nouveau matériel dans la salle qui coïncidait avec la sortie du nouveau Spielberg, Indiana Jones et le temple maudit. Une aubaine et un renouveau qui en ont fait une semaine particulièrement rentable pour le cinéma.
C’était un moment suspendu juste pour elle et moi, je la sentais présente, réactive et même amusée par nos échanges.
Avant de la quitter, je lui demandai si elle accepterait, un jour où elle aurait le temps, de venir au cinéma pour prendre un verre, que cela me ferait très plaisir et que je serais honoré de lui faire visiter les lieux. Elle ne me répondit pas et fila vers l’hôtel.
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Comme je lui avais demandé de venir, je ne pris pas de rendez-vous la semaine suivante.
Ce n’est que dix jours plus tard qu’elle parut chez Ronas. Je l’accueillis avec un large sourire, logique, après tout, pour la première fois elle était venue de son plein gré pour me voir, pour partager un peu de son temps avec moi. Je lui présentai nos installations et lui proposai de boire une bière glacée en marchant dans les rues. Cette fois-ci, nous avons même ri, je restais à distance et je buvais ses paroles, elle me parla elle-même de ses parents et des difficultés de sa scolarité. Nous en sommes restés là pour ce premier vrai rendez-vous.
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Les mois passaient et elle venait me voir une à deux fois par semaine, puis de plus en plus souvent. Je ne lui fis jamais la moindre allusion à son métier, je n’achetais pas plus le journal pour savoir si elle continuait à recevoir des hommes sous le nom de Jalia. Elle me racontait son histoire, je lui racontais la mienne et nous ne faisions aucun projet. Je l’emmenais dîner, on regardait les films qui sortaient depuis la cabine de projection sous prétexte que la salle était toujours pleine, ce qui était vrai. Je me délectais de ces moments de partages, je humais avec plaisir le parfum subtil qu’elle portait pour moi et je restais suffisamment distant pour ne pas la brusquer.
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Ce furent les mois les plus heureux de ma vie. Je découvrais toutes les difficultés de son enfance et de sa vie de jeune adulte, tout en lui offrant une retraite qui lui permettait de vivre des moments plus doux, des moments sans combats pour la survie.
Elle est née cinq ans après moi, d’un père blanc stupide comme un bock de bar et d’une mère noire aussi méchante qu’un rat dans une décharge. Comme le dit la chanson de Sade que j’écoute souvent en pensant à elle, Jezebel n’est pas née avec une cuillère en argent dans la bouche, son père ne travaillait pas et buvait à longueur de journée grâce aux quelques dollars que sa femme acariâtre ramenait des ménages qu’elle effectuait au Andrews Motor Inn, un motel miteux de l’autre côté de la ville.
Elle a vécu son enfance entre deux personnes qui se souciaient d’elle autant que de leurs factures d’électricité. À l’école elle était constamment en échec à une période où les professeurs ne s’intéressaient pas au dernier de la classe. Il n’y avait pas de remédiation et les difficultés personnelles des élèves n’avaient aucune importance. Seuls les résultats comptaient et les idiots resteraient des idiots pour le reste de leur vie. Le terme d’ascenseur social n’avait pas encore été inventé.
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Un jour, elle est arrivée alors que je servais un client, je remplissais un sac de pop-corn salés au beurre. Elle attendait que je finisse, elle semblait nerveuse, mal à l’aise. Après que le client m’eut payé sa commande, je m’approchai d’elle pour lui faire une bise et elle tendit les bras autour de mon cou et m’embrassa sur la bouche. Mon ventre ne fit qu’un tour et je m’abandonnais à ce premier baiser qui était d’autant plus doux que je ne l’espérais pas. Mais je sentais qu’elle restait tendue.
– Je pars ! me dit-elle. – Comment ? – On me propose un rôle dans un film, je pars demain matin à Los Angeles.
Dans ma tête, je me disais : « Pas maintenant ! Tu ne peux pas partir ! » Je lui dis pourtant d’un ton enjoué :
– Mais c’est super ! De quoi s’agit-il ? – J’ai croisé avant-hier un type qui s’appelle Harvey et il recherche des filles de couleur pour un film, je ne sais pas encore exactement ce que c’est, mais le gars en question a créé une société de production qui s’appelle Miramax. – Je ne connais pas cette société de production. Ils sont rattachés à quelle boîte de distribution ? – Je ne sais pas, mais ils ont déjà fait un film, on voit que le gars, il est plein de thunes, il a l’air vraiment sérieux et sympa. Il m’a dit qu’ils font principalement des films d’auteur, des films d’horreur et qu’il est possible qu’ils produisent aussi des comédies. – Ça a l’air super ! C’est clair que c’est une chance à ne pas rater ! – Tu es vraiment le type le plus étrange que je connaisse !
Voulait-elle dire par là qu’elle espérait que je la retiendrais ? Je ne l’ai jamais su. Mais a posteriori, je me rends compte que j’ai fait une erreur ce jour-là.
– Je peux t’emmener dîner ce soir ? C’est la seule chance de ma vie de dîner avec une star du cinéma…
Elle rit et me répondit :
– Je ne voyais pas ma soirée autrement !
Nous sommes allez chez William, mon quartier général. Nous avons dîné d’un T-bone au barbecue comme il en a le secret ! Jezebel était excitée et effrayée à la fois.
Était-elle consciente de la proximité qu’elle avait mise entre nous ? Je n’en suis pas sûr, mais je la savourais tout en redoutant la fin du repas tant j’étais heureux. Je pense qu’elle m’a embrassé devant la machine à pop-corn comme si, dans sa tête, j’étais déjà son petit ami depuis longtemps. Son projet de départ précipité a juste ajouté une urgence à ce geste.
Pendant le repas elle m’avoua qu’elle m’avait repéré directement lors de notre première rencontre autour des milkshakes, mais qu’elle avait l’impression que mes yeux lançaient des rayons X capables de tout deviner en elle. Je l’impressionnais et c’était insupportable pour elle. Je n’en revenais pas, comment une femme aussi présente avait pu être impressionnée par un type comme moi.
En analysant cette conversation aujourd’hui, je comprends que pour survivre à toutes les baffes que sa putain de vie lui avait envoyées à la figure, elle avait dû se construire une carapace en métal blindé. Quelqu’un comme moi était un risque de voir son monde s’écrouler en baissant la garde. C’était une écorchée vive qui ne pouvait pas guérir de ses plaies. Des plaies béantes depuis des années et recouvertes de poussières.
Quand nous sommes sortis du Western Grill, elle me demanda :
– Tu me fais rencontrer ton chat agressif ? – Tu veux rencontrer monsieur Edgar ? – J’en serais très heureuse ! dit-elle en riant.
C’était décidément la journée de ma vie. Jezebel avait été douce et sensuelle, ses gestes tendres m’ont fait découvrir des parties de mon corps dont j’ignorais la sensibilité. Sa peau était lisse et mes mains l’ont parcourue sans lassitude pendant un temps sans aucun doute trop court. Après deux heures d’une intensité rare, nous nous sommes endormis blottis l’un contre l’autre dans un bien-être total.
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Le lendemain matin, mon radio-réveil nous a sorti du sommeil et a séparé nos corps soudés toute la nuit. Son vol était à 10 h à Odessa, je l’y ai conduite la mort dans l’âme. J’aurais dû lui dire que je voulais qu’elle reste, que nous avions des choses à vivre et à faire ensemble. Sauf qu’il n’y avait pas de « nous », nous ne nous étions jamais définis comme un « nous » et je ne voulais pas l’enfermer dans notre relation. Je voyais Jezebel comme un oiseau libre, je n’ai jamais imaginé pouvoir la retenir.
– Au revoir Jonas !
C’est la première fois qu’elle prononçait mon prénom.
Elle me dit alors qu’elle m’appellerait deux jours plus tard pour me donner un numéro de téléphone où je pourrais la joindre. Après m’avoir longuement embrassé, elle partit en courant avec son sac vers la porte d’embarquement.
Ce fut la dernière fois que je la vis.
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