L’être doit être tapis juste au-dessous de la fenêtre, près des buissons. Ses gémissements arrivent jusqu’aux oreilles de la petite fille qui se trouve dans la pièce. Sophie a pourtant tenté de mettre une barrière entre cet animal et elle. Elle n’a pas ouvert la fenêtre, et s’est entièrement recouverte, dans la position du fœtus, elle aimerait presque se boucher les oreilles mais n’ose pas. Elle n’a aucun mal à percevoir ses gémissements, ce sont comme des murmures implorants de l’aide. Que peut-elle faire, elle ? Elle voudrait ignorer cette présence, pénétrer dans son monde imaginaire pour ne plus en sortir, néanmoins la réalité l’appelle.
Alors Sophie se retourne vers la toute puissance, elle le fait à voix basse pour ne pas attirer l’attention car la porte n’est qu’entrefermée. Ses prières lui tirent quelques larmes, ainsi elle se sent encore plus proche du divin. Elle ne pourra qu’être écoutée vu combien c’est important. Ses pleurs sont toutefois bien réels, elle a beau n’avoir que neuf ans, elle ne peut rester indifférente face à tant de souffrance. À son âge, elle a conscience qu’il s’agit d’une injustice et que les adultes n’ont pas toujours raison même s’il est impossible de désobéir. L’enfant s’aventure à s’adresser directement à Dieu, voilà son dernier recours :
« Mon seigneur, je t’en prie fais en sorte qu’il puisse s’échapper, que quelqu’un l’emmène se faire soigner, je t’en supplie, en échange je ferai tout ce que tu voudras mais ne le laisse pas comme ça, ne le laisse pas mourir… Je t’en prie. »
C’est bien la mort qui guette l’être dont le corps est agonisant, dehors, derrière le mur. Son frêle corps a été criblé de balles de plomb parce qu’il a eu l’audace de pénétrer dans cette propriété privée, comme si cela était une raison suffisante pour un tel traitement. Rien n’explique ce genre d’agissements, elle hait plus que tout ceux qui ont fait cela. La tendresse paternelle se mêle à une forte haine, comment continuer à aimer cette personne ? Si elle en avait eu la force, l’âge, elle n’aurait pas assisté à la scène immobile. Seule contre tous, elle se serait rebellée même si elle ignore de quelle manière… Mais elle se sent trop jeune, elle ne peut rien faire contre cet homme, ni contre les puissants coups de sa mère, elle continue à obéir et s’en veut d’être si faible. Une vie tient entre ses mains de petite fille. Le chien lui demande de l’aide, il ignore ce qui lui arrive, il ne comprend pas plus que Sophie ce qui passe. Il n’a rien fait de mal, pourquoi souffre-t-il autant ? Va-t-il mourir ? Pourquoi personne ne l’aide ? Le chien blanc pourrait très bien se poser ces mêmes questions qui hantent l’esprit de la fillette.
Une image lui parvient alors, elle revoit, lorsqu’elle ferme les paupières, le visage d’albâtre de son grand-père qui s’est laissé mourir suite à la disparition de son épouse. Elle n’a jamais vu d’autre mort dans sa vie, celui-ci restera gravé en elle, à jamais. Un certain calme s’était emparé de pépé ; tandis que son corps reposait dans le cercueil, il avait probablement déjà rejoint sa dulcinée. Mais lui, ce chien, on lui ôte la vie, il ne s’est pas laissé mourir, ne serait-ce que quelques heures auparavant il gambadait encore au travers des hautes herbes.
On appelle les animaux des bêtes mais Sophie, elle, elle le sait, la bête ici, cruelle et dominatrice c’est son beau-père. Il a le droit de vie ou de mort sur tout ce qui l’entoure. Il faut sans cesse s’affairer pour son bon plaisir. Alors que de la tristesse même surgit l’impensable colère, la petite fille s’endort avec un goût de sang dans la bouche et l’image du pelage blanc souillé.
Le lendemain, elle apprend vite que quelqu’un a cisaillé le grillage et que le chien a disparu. Alors elle ne peut s’empêcher de verser une larme de joie ; probablement que sa prière a été entendue ! En silence, elle se prend à rêver que l’animal se trouve maintenant dans les bras réconfortants de son maître… mais quelle est la chose que Dieu a bien pu exiger en échange ? Elle a beau se concentrer, elle ne se souvient pas du songe de la nuit, pourtant elle est certaine qu’on a dû lui communiquer le prix de ce sauvetage par ce biais. Quand bien même, il lui reste toute la journée pour essayer de s’en souvenir alors elle ne panique pas. Elle savoure encore sa victoire. Elle a soudainement l’impression de ne pas être si impuissante.
- Sophie !… Sophie ? - Oui, maman ? - Arrête un peu de rêvasser et va étendre tout de suite le linge, si tu vois qu’il reste des taches, frotte-les dehors dans la bassine et rince-les avec le jet d’eau. - Oui, maman.
Peu importe toutes les tâches ménagères qu’elle aura à effectuer en ce froid dimanche d’octobre, elle est persuadée que cette journée ne peut pas être mauvaise. Il n’y a aucun corps sans vie dans le jardin, et elle, elle ou plutôt Dieu, a sauvé un chien, un être innocent ! Pour la première fois depuis des mois, elle ne recevra pas un seul coup. En fait, elle met tant de cœur à l’ouvrage qu’on ne peut rien lui reprocher ; rien si ce n’est son petit sourire persistant : « Sophie, arrête de sourire comme ça, on dirait une véritable sotte ! » De toutes évidences, sa mère préfère malgré tout la voir ainsi car elle a l’habitude de la frapper quand elle la considère trop triste. Oui, comme si un ou deux coups de bouteilles en plein visage pouvait la rendre plus heureuse… Elle ne fait pas attention ni aux reproches qui l’entourent ni aux moqueries de son demi-frère. Parfois on l’entend même siffloter.
Sur ce beau tableau, une ombre plane. Après qu’elle ait frotté la vaisselle dans l’eau bouillante et rangé tant bien que mal, on l’oblige à s’asseoir et à regarder la télévision avec les autres membres de sa famille. Ce soir-là, comme souvent, ils ont loué un film pornographique et elle n’a pas le droit de détourner les yeux. On l’oblige à regarder toutes ces scènes et à entendre tous ces mots grossiers que son beau-père adore d’ailleurs lui rejeter en pleine face. Peut-être que ce dernier et son fils sont en train de se caresser sous la table. Sophie n’affronte pas cela, elle regarde le film certes, ses yeux fixent l’écran mais son esprit s’évade ailleurs. Elle s’est créée un tout autre monde. Elle en a dicté les règles, un peu trop naïvement pour qu’elles soient fiables mais enfin c’est toujours mieux que dans la réalité. Alors que les hommes, dans la cuisine, lui posent toutes sortes de questions insanes qui ne requièrent pas de réponses, elle est train de se baigner dans une eau pure, très claire, et tiède, tout à fait nue. C’est cela qu’elle fait dans son monde imaginaire.
Une fois le film fini, on lui ordonne de s’enfermer dans l’obscurité du garde-manger qui lui sert de chambre. C’est un vrai soulagement pour elle. Elle se dépêche de se déshabiller, dans le noir, et d’enfiler sa chemise de nuit avant de se camoufler sous la couverture. Oui, la journée n’a pas été si mauvaise, Sophie ne se couche avec aucune souffrance physique. Elle n’arrive toujours pas à se rappeler ce que Dieu a exigé en contrepartie de son action. Elle se torture l’esprit pourtant, s’invente des tas de possibilités mais rien ! Elle se trouve vraiment sotte, ce qui ne l’empêche pas de s’endormir, épuisée.
Dans son sommeil, il lui semble que quelque chose de chaud se glisse sous la couverture, tout près d’elle, avec lenteur. Ce quelque chose de chaud maintenant se dirige entre ses jambes. Elle ne comprend pas très bien, elle pense d’abord à un animal, ce qui, dans un premier temps, la réconforte, puis elle sent une main s’agripper fermement à ses lèvres. Elle ne dort plus, il ne s’agit pas d’un rêve. Ses paupières s’écarquillent pour voir à quoi elles ont affaire, elles battent l’air dans le noir et ne voient absolument rien. La première réaction de Sophie n’est pas d’essayer de pousser un cri. Elle a bien trop peur de réveiller sa mère et de recevoir d’horribles coups pour ce méfait. Aussi elle prend la décision de rester silencieuse sans vraiment savoir ce qui l’attend. La main reste figée sur la bouche, elle lui fait un peu mal. Et tandis que l’autre main se faufile sous la chemise de nuit jusqu’à sa poitrine, elle sent une très forte douleur dans son bas-ventre. Là, elle a bien failli crier, pourtant elle reste pétrifiée par la peur, peur de réveiller sa famille, et peur de ce qu’on est en train de lui faire. Puis elle se dit que c’est peut-être le prix que Dieu exige. Et elle a promis de tout faire, de ne pas opposer la moindre résistance quand Dieu viendra exiger le tribut de son action ici-bas.
Ce qui explique que pendant que l’on va et vient au plus profond de son corps, elle retourne dans son monde et cette fois chevauche un superbe étalon. Quel beau cheval, c’est son préféré, il est noir, totalement noir et très gentil. Elle n’a pas peur des chevaux dans son monde, car il n’y en a aucun de méchant. Elle ne sait pas très bien combien de temps elle a parcouru les plaines sur le dos de son animal, d’interminables minutes peut-être, quand la chose humide et chaude se retire d’elle. Toujours silencieux, l’être s’en va de sa chambre et la laisse souillée, violée, avec à l’intérieur d’elle un liquide, étranger, visqueux qu’elle a bien souvent vu dans les films de son beau-père. Même si c’est pour Dieu qu’elle a dû subir cela, quand la réalité lui tombe sur les épaules, violente et ironiquement trop réelle, elle pleure, pleure, en silence… et se demande si Dieu est obligé d’être juste. Elle n’arrivera ni à arrêter de pleurer ni à s’endormir durant toute la nuit.
Lorsque l’aube se lève, elle n’a qu’une idée en tête, supplier sa mère de l’emmener avec elle à son travail. Elle n’a aucune envie aujourd’hui de se retrouver seule avec les deux hommes. C’est trop pour elle. Dès qu’elle entend sa mère s’apprêter au départ, elle s’habille en vitesse et se précipite à sa rencontre, les yeux rougis. Sophie a du mal à contenir ses larmes. Elle demande à sa mère de l’emmener pour une fois, de ne pas la laisser seule jusqu’à ce soir. Elle demande d’abord, puis supplie, néanmoins elle doit rester pour faire le ménage et à manger, elle n’aura pas d’autres réponses. Abandonnée sur le seuil de la porte, elle se sent trahie. Peu importe les coups, elle aime profondément sa mère, elle croyait pouvoir l’apitoyer. Mais rien y fait, le monde est sourd.
Il lui faut beaucoup de courage pour assumer cette journée. Tout débute difficilement, il faut nettoyer le sang qui se trouve sur les draps. Sophie ne se pose pas de question, elle a déjà ses règles depuis plusieurs mois et elle a l’habitude de tacher son lit. À ce moment-là elle ne repense pas à l’outrage qu’elle a subi la veille. D’ailleurs, elle ne veut plus jamais y repenser, si Dieu le veut. La tache de sang ne s’en va pas tout à fait. Le sang séché est difficile à nettoyer. Quand elle en a marre de frotter, elle étend le drap dehors. Sans même prendre de petit-déjeuner - elle n’en a pas le droit - elle se met à nettoyer la maison. Ce n’est pas sa maison, elle n’y a même pas une chambre digne de ce nom mais il faut qu’elle la rende propre. Les enfants ne posent pas beaucoup de questions, Sophie n’est pas différente. Durant toute la matinée, elle balaye, époussette, frotte, lave en parfaite petite ménagère. Elle ne pense à rien, se concentre sur sa tâche. Elle n’ose même pas rejoindre son monde et affronter le regard de ses habitants, pourtant tous très gentils, honteuse. Et dans la maison non plus, elle ne lève pas les yeux, incessamment rouges. De toutes manières, mis à part quelques banales moqueries, on l’ignore. Elle n’est là que pour servir, voire parfois distraire. C’est après le repas, pendant qu’elle lave les couteaux de cuisine qui ont servi à couper en petits morceaux la viande, que tout se gâte.
Le soleil trône dans le ciel. Il fait très beau, les rares nuages esquissent des formes délicates dans lesquelles l’imagination peut se perdre. La fenêtre de la cuisine est ouverte sur les rayons lumineux. Seule une légère brise souffle, le temps est très doux. C’est un jour comme les aime Sophie. D’habitude, elle s’imaginerait soit en train de se baigner dans les eaux vives, soit monter au sommet d’une montagne pour dominer le monde, héroïne de sa propre vie. Le demi-frère est parti chercher le courrier lorsqu’il revient en courant et crie :
- Il faut fermer le portail, vite, vite ! Y a un con de chien !
Aussitôt dit, aussitôt fait, le portail électrique se referme, en piège. Le grillage constitue une véritable cage pour le chien comme pour les habitants de la maison. À ces cris d’enragés, Sophie a perdu le contrôle quelques instants et s’est entaillé le doigt. Elle regarde le sang couler, le sang se mélanger à l’eau stagnante. C’est son propre sang, celui de son for intérieur, peut-être le même qu’elle a trouvé sur ses draps ce matin. Il est maintenant souillé, elle en est sûre, Dieu aussi est injuste et il a fait d’elle une maudite, une impure qui ne pourra jamais retourner dans son joli petit monde appelé Fortaine.
Autour d’elle règne l’excitation générale. C’est le divertissement du jour et cela arrive bien trop souvent lorsque la chienne de la propriété a ses chaleurs. Sophie ne veut pas regarder l’animal égaré mais on la tire par les cheveux et l’y force. Au fond, il est là le suprême plaisir : voir la souffrance détruire Sophie, petit à petit, de l’intérieur, toujours en silence. Elle l’aperçoit la bête, qui ne se doute de rien, en train de courir. Son regard ne s’y attarde pas, d’apparence fixe, il parcourt le vaste jardin, saute les haies, traverse le grillage, et continue dans l’immensité de ce monde-ci, injuste et aveugle. Il y a de belles choses pourtant ici-bas. C’est à cela que songe Sophie tandis que le premier coup de carabine s’en va, directement dans l’arrière-train du chien. Un premier cri terrible retentit. Comme toujours, les voisins doivent l’avoir entendu mais restent terrés derrière leurs fenêtres. L’animal tourne sur lui-même, il ne comprend rien. Pourquoi souffre-t-il ? D’où est-ce que le coup est parti ? Contre qui ou quoi doit-il se défendre ? Il tourne en rond pendant qu’on tire encore.
Sophie, figée sur elle-même regarde la scène. Elle n’arrive plus à s’évader. Elle est témoin. Elle voit le sang couler et elle ne supplie même pas Dieu. Elle pourrait prier, elle a vu que cela pouvait marcher parfois mais elle ne s’y résout pas, elle se souvient de ce qu’on lui a pris en échange. Alors elle laisse faire. Le chien gémit, souffre, tourne toujours sur lui-même mais ne meurt pas. Et elle, elle, Sophie, neuf ans, petite fille mal aimée, violée, insultée, battue, elle ne fait absolument rien. Elle n’appelle pas Dieu cette fois-ci. Elle assiste à toute la scène jusqu’à la conclusion. Le demi-frère prend les choses en main, il ne veut pas que l’on vienne chercher l’animal dans la nuit, alors il se dirige dans le garage. Il apparaît dans le jardin brandissant une pelle d’un air triomphant comme s’il allait libérer la France de ses pires assaillants. Le chien ne se méfie pas, il croit en l’homme, le chien est le meilleur ami de l’homme dit-on. Et à plusieurs reprises la pelle vient s’écraser au beau milieu de sa gueule, avec une force prodigieuse, avant qu’il ne rende l’âme. Sophie a tout vu sans bouger. Elle ne peut refouler ses larmes face à tant d’horreur mais elle a tenu bon, elle n’a pas demandé à Dieu de sauver le chien. Le corps hissé dans le fossé le plus proche laisse derrière lui une traînée de sang.
On ordonne à la fillette de sécher ses larmes et de faire ce pour quoi elle est née : le ménage. À partir de là, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle n’avait jusqu’alors pas sombré dans la folie car il lui restait un endroit où se réfugier et aussi l’espoir fou qu’un Dieu juste, aimant l’attendait après la mort et les souffrances.
Le soir, sa mère rentre du travail, fatiguée, elle n’échange aucun mot avec Sophie. L’heure de se coucher arrive. Les volets fermés, elle se retrouve une nouvelle fois dans l’obscurité, avec ce qui était devenu sa pire ennemie : elle-même. Elle se frappe, se mord, se donne de terribles coups de poings en étouffant ses cris et ses pleurs, puis finit par s’endormir. Cette nuit ne se déroulera pas différemment de la précédente. Dans son sommeil elle est réveillée par une main violemment jetée sur sa bouche. Elle tente dans un premier temps de se débattre puis perd connaissance alors même qu’on est en train de jouir d’elle.
Elle se réveille une ou deux heures après, le corps nu et douloureux. Toutes sortes d’idées se bousculent dans sa tête. Elle n’a pas demandé l’aide de Dieu, le chien est mort devant ses propres yeux et pourtant… La punit-on de sa lâcheté ? Ou a-t-elle tout inventé elle-même ?
Toujours nue, elle se dirige dans la cuisine à tâtons et prend le plus gros couteau, le plus pointu, le mieux aiguisé qu’elle trouve. Elle fait glisser délicatement le métal froid contre sa peau, puis le repose dans son étui. Elle connaît mieux, pour la faire sortir de cet enfer. Très agilement, elle monte sur une chaise et trouve le pistolet de son beau-père, au-dessus d’un meuble, toujours chargé pour être fin prêt à l’assaut. Elle sait très bien à quoi sert cette arme, elle connaît les dégâts qu’elle provoque.
Sans savoir vraiment pourquoi, elle se dirige d’abord dans la chambre de son demi-frère. Elle le déteste, il est la parfaite réplique miniature de son bourreau. Le pistolet dissimulé derrière son dos, elle entre dans la pièce. Elle trouve celle-ci encore allumée, le jeune homme ne dormant pas, mais les yeux rivés sur une revue pornographique et la main plongée sous son caleçon. Quand il aperçoit Sophie nue, il ne peut s’empêcher de ricaner et de dire :
- Ah, tu en veux encore, on dirait !
Alors, sans mot dire, la fillette brandit l’arme dans sa direction et avant même qu’il puisse en être étonné, elle tire une fois, dans l’épaule, puis une autre fois dans la tête. Il n’y a plus rien d’humain en elle, elle ne pleure pas comme elle le fait quand un chien perd la vie dans le jardin. À peine assourdie par le bruit des balles, elle sort de la chambre sans même un regard pour le mort. Elle veut finir le travail qu’elle a commencé par le meurtre de l’autre, de celui pour qui elle aurait tout donné en échange de son amour. Mais le bruit terrifiant des balles a réveillé toute la maison. La surprise ne sera plus de mise. Déjà elle entend des pas venir dans sa direction. Dès qu’elle reconnaît la silhouette de son beau-père, elle ne réfléchit pas une seconde et le tue. La violence du coup ne la fait pas frémir.
Plus loin, les cris et les pleurs de sa mère appellent à l’aide. La mère ne comprend rien, pas plus que le chien qui supplie qu’on le laisse, qu’on le prenne dans ses bras, qu’on le caresse, qu’on le rassure. C’est maintenant que Sophie pleure, qu’elle demande pardon à sa mère, de la pièce même où elle se trouve. Elle crie qu’elle ne voulait pas, qu’elle les aimait tous mais qu’on l’a tuée, qu’elle n’a rien demandé, qu’elle n’est qu’un être humain. Elle demande pourquoi elle n’a pas accepté de l’emmener loin d’ici quand il était encore temps. Elle ne reçoit d’autres réponses que des pleurs. Sa mère n’ose pas s’approcher.
Sophie sait bien que le suicide est un très grave péché, peut-être plus grave que le meurtre même ! Mais puisque Dieu n’est pas juste, elle n’a aucune envie de le rejoindre… À genoux devant le corps de son beau-père, de ce salaud qui n’a jamais eu la moindre pitié pour elle, elle demande encore pourquoi, pourquoi et pourquoi, puis s’ôte toute idée de l’esprit avec une simple balle dans le crâne.
C’était peut-être elle, la bête, celle qu’on méprise, qu’on fuit, et qui par souffrance mêlée à de l’incompréhension n’a plus rien d’humain. Pourtant, si Sophie était encore de ce monde, elle ne pourrait s’empêcher de penser, de croire, dans sa tête d’enfant qu’elle a servi la justice.
|