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Sentimental/Romanesque
Amandine : Fille vide dans train bondé
 Publié le 24/12/14  -  9 commentaires  -  5332 caractères  -  91 lectures    Autres textes du même auteur

Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

Charles Baudelaire


Fille vide dans train bondé


SAUTER DANS LE PREMIER TRAIN, éteindre clope et téléphone, paumer ses clefs, ses papiers.

Identité : inconnue. Destination : lointaine.


Il reste une place côté fenêtre, la 17. Se frayer un chemin parmi la masse vivante, il est 17 h 34.

S'asseoir, baisser les paupières, enfin. Ne penser à rien : déjà fait. Respirer : trop tard. Départ 17 h 42.


À l'intérieur : les aiguilles s'anesthésient heure locale.


Place 18, côté couloir, une vieille dame tricote. De l'autre côté : le défilé des immeubles, parkings, monuments, parcs, usines… Terrains vagues. Décor familier qui déroule sans fixer ses nerfs optiques, mille fois usés. Yeux livides sur vide, blanc sur blanc, ville fantôme.


Évocation : néant.


Elle déroule la bobine, lentement, dénoue chaque ruban de l'enfance. Une comptine sans accroc, sans remords, sans sursaut. Puis elle lâche la ficelle rose paillettes, balayant des cils le morceau de laine qui tournoie – arabesque légère – entre les arbres gris et nus – spectateurs anonymes –, qui s'en détache au ralenti, au revoir bouleversant qui la laisse de marbre, achève de décoller la fine pellicule qui la tenait encore quelqu'un.


21-22, des enfants se disputent un goûter sanguinolent autour d'un feu de camp, se volent dans les plumes mais la faim enterre la hache de guerre. Elle, son ventre : des cendres.

14-15, un couple d'amoureux, seize-dix-sept ans. Ils ne parlent pas, elle a juste sa tête posée contre son épaule, et sa main gauche à elle dans sa main droite à lui. Place 17, sans âge, tête posée contre la vitre muette, et sa main gauche à elle dans sa main droite à elle. Pas d'alliance.

À deux rangées de là, un homme en costume-cravate postillonne dans un iPhone. Dans sa boîte vocale, à elle, une pluie de pourquoi, comment et quand ricochent sans écho. Pas de trace, pas d'ecchymose.


Dans sa cage thoracique : odeur de lichen et bruit de coquille qu'on broie.


Places 18, 19, 20, 21, 22, 23… les voix s'entrechoquent, s'emmêlent, se confondent puis se fondent. Côté fenêtre ou couloir ça défile, ça pleut, ça s'efface dans un bruit de coton. Ça tremblote, ça vacille, ça crochète et crachote. Cliquetis, rires étouffés, chuintements, chuchotements, ça détricote tout doucement…


Train à vapeur, elle se laisse glisser dans son lit première classe seconde peau.


Crissement qui la réveille. Mi-close, elle observe la masse vivante quitter la carcasse encore fumante. Elle reste un long moment, seule à seule. Sur le quai désert, assise sur un banc, elle aperçoit une femme dont le regard court à droite, à gauche, consulte sa montre, les panneaux d'affichage. Elle se lève, marche un peu, à droite, à gauche, puis sa montre encore, panneaux d'affichage toujours. Se rassoit, serre ses mains pâles entre ses genoux creux.


Il passe ses mains entre les mèches qui se balancent au-dessus de ses chaussures, voile ses yeux. Elle comprend, elle les prend, les baisse, les baise, se retourne et lui sourit. Il l'embrasse dans le cou, sur les joues. Ils s'embrassent, ils s'enlacent, s'embrassent encore.

Le regard de la femme dans le train les suit toujours, puis de sa rétine ils se décollent : deux taches de couleurs vives dansent entres les ombres flottantes.


Elle sait ce qu'ils feront. L'hôtel où il l'aimera pour la première fois. Les mots qu'ils n'échangeront pas, les regards. Elle sait les baisers à n'en plus finir, la parfaite chorégraphie des corps, ça fait des siècles qu'ils répètent. Elle sait. La fluidité de leurs gestes, la synchronicité de leurs désirs, les à-coups consentis. Leurs langues magnétiques, le sang qui palpite, les muqueuses se feront moqueuses, et les frissons, et les murmures, les suppliques… Et dans trois jours les au revoir, leurs larmes à tous les deux, elle au-dehors, lui en dedans. Les lettres, les aiguilles, les photos, les mouchoirs, les oiseaux. À la perfection, elle le sait.


Comment ça fait dedans : long bruit de papier qu'on déchire.


On lui dit qu'il faut descendre maintenant.


Elle rejoint le banc de la femme qu'elle était il y a un an. Elle serre ses mains creuses entre ses genoux pâles, plonge sa tête en avant et ses cheveux recouvrent presque entièrement son visage. Une brise légère glisse contre son front, des doigts invisibles font se soulever les mèches châtains. Par réflexe, elle redresse son menton qui pointe vers le train qu'elle vient de quitter.

Derrière une fenêtre, place 17, elle voit cette femme qui la regarde et qui pleure. Qui la regarde et qui pleure comme si elle n'était pas là, c'est une ondée qui la traverse. Bientôt la buée recouvre la vitre qui les sépare, et elle sait les sanglots, plus épais, plus profonds.


C'est un orage qui la prend.


Le train siffle et repart. La jeune mariée en pluie et tous ses invités fantômes défilent devant la femme du banc, longue marche blanche. La vieille couturière tenant la traîne, les petites Indiennes en squaws d'honneur, le jeune couple amoureux en transit, l'homme en costume-cravate qui postillonne des grains de riz soufflés…


Plus elles s'éloignent et plus elles se rapprochent.


C'est peut-être à ce moment qu'elle se rassemble, et le fil de laine échappée du châle de la mariée, la manière dont il se débat dans l'air, cette ballerine délivrée sur fond de métal gris et nu, à cet instant, ça la bouleverse infiniment.


 
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   Asrya   
4/11/2017
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Le style est très très agréable. Poétique, dynamique, vivant. On ne s'ennuie pas, jamais.
Les jeux de sonorités sont appréciables. Ces syllabes répétitives que l'on retrouve à différents moments du récit ; la lecture est acoustique, elle résonne dans l'oreille tout au long de notre progression, alternant les émotions.
Un opéra visuel.

Je suis malgré tout un peu moins friand du fond de l'histoire. Non pas que ce soit inintéressant, au contraire, c'est touchant. Toutefois, la forme est telle qu'elle camoufle l'histoire. L'observation silencieuse, extérieure, des autres ; de soi. L'empathie suggérée par la pensée, l'imagination, le jugement, des autres ; de soi. Du moins, de l'interprétation que j'en fait, cette profondeur est laissée de côté. Moins recherchée, moins mise en avant.
A vrai dire, je ressens davantage une recherche littéraire qu'un partage émotionnel. (bien entendu, ce n'est qu'un sentiment personnel).

J'ai été réellement subjugué par la qualité de votre écriture, cette forme, cette capacité d'allier les mots si sublimement ; enviable.
Je suis plus indécis sur le fond.

Seule petite remarque (qui vaut ce qu'elle vaut...)

"les muqueuses se feront moqueuses"
-->un peu en dehors du rythme du reste du récit ; bizarre.

Merci pour cette lecture,
J'ai pris un grand plaisir à vous lire,
A bientôt j'espère.

   in-flight   
24/12/2014
 a aimé ce texte 
Pas
Un narrateur fantôme qui donne peu de chair à cette histoire. Le style choisi tourne parfois à l'exercice d'écriture, un assemblage de mots dont je n'ai pas toujours saisi le sens et qui peut faire perdre le fil que vous souhaitez tisser avec le lecteur.

Décor familier qui déroule sans fixer ses nerfs optiques, mille fois usés. --> Nous parlons des nerfs optiques de la vieille si j'ai bien compris. La structure de la phrase laisse à penser que c'est le décor (sujet) qui fixe (verbe) ses nerfs optiques, alors que ce sont les nerfs optiques qu fixent (ou pas) le décor
J'ai buté sur cette phrase qui mérite d'être revue (à mes yeux en tout cas ;-)
on pourrait avoir la même phrase avec un verbe pronominal : "Décor familier qui déroule sans se fixer sur ses nerfs optiques"

"achève de décoller la fine pellicule qui la tenait encore quelqu'un"--> "qui la tenait encore à quelqu'un."
J'aurais utiliser le verbe "relier" (pour faire écho au fil de laine) plutôt que "tenir".

"Dans sa boîte vocale, à elle, une pluie de pourquoi, comment et quand ricochent sans écho" --> Idem, j'ai buté sur la phrase: ajouter des guillemets ne serait pas du luxe ("pourquoi"...)

"puis de sa rétine ils se décollent"--> Après le "nerf optique", j'ai le sentiment qu'on m’assène un cors de biologie.

"elle voit cette femme qui la regarde et qui pleure. Qui la regarde et qui pleure comme si elle n'était pas là" --> La répétition est souhaitée je pense, mais je ne la trouve pas très heureuse.

   Lulu   
24/12/2014
 a aimé ce texte 
Beaucoup
J'aime beaucoup le style de cette petite nouvelle, dont les phrases parfois un peu télégraphiques donnent un rythme agréable. Il en est de même pour les nombreuses énumérations qui génèrent, il me semble, un implicite remarquable, une belle complicité - calculée ou non - avec le lecteur.

J'aime enfin beaucoup le thème. Le train inspire toujours, que l'on soit acteur ou simple observateur...

Bonne continuation Amandine, et au plaisir de vous lire à nouveau.

   Anonyme   
24/12/2014
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Début alerte, la fuite est là. "Qui la tenait encore quelqu'un", je ne comprends pas. C'est une bobine ou une pelote ? L'énumération des places donne une sensation de vitesse. La passage à l'hôtel est prenant, de belles envolées. Et ces intériorisations des bruits font des ponctuations profondes.
Étonnant, on y met ce qu'on veut, il n'y a pas de voyage en train, il y a un mariage, une rencontre, un rêve. L'écriture est fine, le fond est libre. Plus longue, cette nouvelle m'aurait poser problème sur le fond mais la qualité de la rédaction nous entraîne et sollicite notre imagination.

   Anonyme   
25/12/2014
 a aimé ce texte 
Bien
Du sentimentalisme pur. La narratrice exprime une grande sensibilité dans son introspection et à travers le regard qu'elle porte sur les autres. On dirait un tableau délicat brossé avec des petites touches d'émotions, d'impressions fugitives et de visions fugaces emportées par l'élan du train.
Il n'est pas dit clairement ce qui s'est passé dans la vie de cette femme, mais la mélancolie qu'elle dégage fait croire qu'elle transporte une blessure. Un homme sans doute...
Beau texte intimiste, servi par une écriture un peu précieuse parfois mais globalement agréable.

   Alice   
26/12/2014
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
En allant voir dans votre forum de présentation, j'ai cru comprendre que c'était votre première nouvelle. Votre penchant poétique y est très marqué, de même qu'un penchant pour le flou, le sens rêvé et rêveur.
Votre texte est vivant et beau. On sent remuer quelque chose en soi en le lisant. Le style me plaît, le fond également, puisque je suis du genre à adorer qu'on me laisse voguer et créer un brin l'histoire par-dessus celle que je lis. Seuls les fréquents retours des deux-points m'ont vraiment dérangée. Je trouve leur emploi systématique un peu facile, bien que je comprenne que le style poético-télégraphique de ce texte (nouvelle? éclair? parenthèse?) soit en faveur de ce genre de tournure. J'aurais toutefois aimé pouvoir lire un peu plus d'effort poétique dans ces passages, surtout au vu d'autres tournures délectables se passant de raccourcis syntaxiques: "Elle déroule la bobine, lentement, dénoue chaque ruban de l'enfance. Une comptine sans accroc, sans remords, sans sursaut."

Le tout m'a grandement plu, et j'ai bien hâte de vous lire à nouveau,

Alice

   Coline-Dé   
29/12/2014
 a aimé ce texte 
Passionnément
Parmi les écritures originales de ce site, vous serez désormais en bonne place dans mon panthéon personnel ! J'ai apprécié le rythme et la musicalité jazz de cette nouvelle, la forme poétique sans surépaisseur, la façon élégante de laisser des blancs, des flous, alliée à des précisons presque maniaques... bref de beaux contrastes et une écriture vraiment vivante et personnelle. J'en veux encore ! A bientôt !

   carbona   
15/12/2015
 a aimé ce texte 
Pas
Bonjour,

Je n'ai pas apprécié le style télégraphique très présent au départ, trop saccadé, désagréable à lire et qui nous empêche de plonger dans l'ambiance. Trop de données chiffrées qui nuisent à la qualité du récit selon moi.

Ensuite, trop de confusions entre les différents personnages. Et rien de palpitant pour moi. Désolée.

   Mauron   
16/12/2015
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Beaucoup de promesses dans ce texte, ce voyage en train vers nulle part, vers un passé? Le style saccadé retrouve la poésie ferroviaire dont Butor est l'un des principaux représentants avec sa "Modification"... Comme dans le roman de Butor, jeux de miroirs des vitres, jeux entre le dedans et le dehors, ce train qui passe et ceux qui descendent... On hésite entre deux temporalités, l'extrême présent avec les portables et les trains à vapeur, ce qui brouille la vision. Le style est fluide et doux, mais justement, on ne comprend pas très bien qui vit quoi. Il semble qu'il y ait comme un interdit sur le passé mais on ne comprend pas pourquoi. La fin est très belle (et je pense à la Double vie de Véronique, ce beau film) parce que ce thème si prégnant du double apparaît mais on ne sait plus très bien où va aller et ce que va faire celle qui a fini son voyage (ou qui le commence au contraire?)...

Ce qui manque ce seraient de vraies réminiscences, une vraie histoire, des événements. J'aime que tout cela reste suspendu mais c'est un peu trop vague pour qu'on s'investisse.


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