I – L’indécision de chaque matin
Le soleil virevoltait derrière les nuages, vagues grises dans le ciel blanc, prêts à déverser leur flot sur moi, le chat. Je fixais le ciel d’un air sévère, lui serinant de retenir l’averse. Avant le déluge, il devait me laisser traverser la chatière. Chatte face à l’Univers, je n’en attendais pas moins. Le vent s’emportait. Folies et bourrasques, les troncs des arbustes pliaient comme des os de poulet enfoncés dans le sol. Les dernières feuilles rousses se traînaient dans un bruit de verre cassé, tourbillonnantes, poussière. Le vent m’effrayait. Je ne devais pas avoir peur. Sinon, je perdrais pied, ses mains translucides m’attraperaient par les pattes arrière et je serais suspendue au vide, impuissante, je ballotterais, déchet oublié, honni, perdu à jamais. Avancer d’un pas ferme n’était pas mieux. Le vent était rusé. Il déconcertait le flegme aussi bien que la peur. Alors je restai là. Mon postérieur était attaché au trottoir, mes griffes se courbaient et essayaient de percer le béton, mon poil se hérissait, ma queue tourbillonnait, gênée. Tout en moi s’opposait au vent. Pourtant, la résistance était vaine. Je demeurais là, faute de savoir quoi faire. Sans espoir. Je n’espérais même pas une accalmie. Je reniflais le ciel et son humidité, sa pesanteur, et je savais que j’attendais le pire. Que faire ? Marcher ? Courir ? Attendre ? Pour quoi ? Un signe ? Une invite ? Et si cela ne venait jamais ? Resterai-je là ? Prostrée ? L’indécision rendait mon cœur fou. Je craignais qu’au prochain battement, il ne s’éteignit. J’allais le manquer. Ce dernier soubresaut. Et je ne saurais jamais à quoi ressemblerait cette dernière seconde, celle de ma vie. Bientôt, sa voix résonna, forte et perplexe. Comme tous les matins, il me regardait par la fenêtre de la porte d’entrée, confus. Il me voyait là, percluse, presque morte. Et pourtant, j’étais à la lisière des escaliers, à quelques pas à peine de la chatière. Il ne comprenait pas. Qu’il n’y avait rien de pratique dans mon existence. Que j’avais besoin de sa voix pour sentir le sang affluer à mes membres et me rappeler cet estomac qui grommelle. Autrement, mon esprit se livrerait au vent, trop content de s’y perdre à mort.
*
Je m’élançai. Le vent me poussait, je crus même ne pas toucher les marches. Je n’hésitai pas devant la porte. Je ralentis à peine le pas pour abaisser la tête à la venue de l’arêtier. Il claqua derrière moi. Je me retournai et regardai le bout de ma queue. Étonnamment, elle était toujours intacte. La chatière n’avait pas tenté de la croquer au passage. Mes narines s’écarquillèrent. Impatiente, je laissais échapper un miaulement aigu. Je ne comprenais pas pourquoi je n’entendais pas le tourniquet de cette promesse : l’ouvre-boîte, tournant sur la conserve, qui laisserait échapper un liquide saumâtre dans l’évier. Enfin, l’homme, mon ami et colocataire, ouvrit le tiroir et saisit l’ouvre-boîte. Il l’accrocha à la boîte de thon (qu’il avait toujours eu en main) et commença à tourner. Plush ! À chaque fois, j’entendais le son du poisson sautant hors de l’eau et s’échouant sur le rivage. Pourtant, le thon, il ne s’échouait pas ; il tombait à l’intérieur du bol. Je n’en pouvais plus. Je sautais. Sur le comptoir. Cet endroit d’où l’on chasse l’animal, mais où le fervent caresse le chat. Ronrons. Je plissai les yeux, reniflai. L’homme disait toujours que j’hésitais. Moi, je répétais que je humais. Il faut toujours vérifier l’identité et la fraîcheur du mets. Il disait que j’hésitais, moi, je répétais que je gagnais du temps. Je ne recracherais pas comme un chien ce morceau de steak s’avérant un chou de Bruxelles. Enfin, je croquai. Le thon glissait sur ma langue. Il fondait, et moi, j’oubliais. Le vent, dehors. Il promet aux êtres qu’ils pourront s’envoler. Le vent, patient. Il jette à terre leurs genoux sans défense. Le vent, plein d’espoirs, prêt à les soulever tous, ces marcheurs qui croient qu’ils pourront toujours le fuir. Le vent, rêvant la nuit, à cette date fatidique, où tous, les pierres, les arbres, les bêtes, les chats et les hommes, disparaîtront dans un tourbillon d’eau et de flammes. J’oubliais que comprendre les espoirs du vent ne servait à rien. J’oubliais même la chatière. Pourtant, je le savais, elle regardait encore ma queue. J’oubliais son ombre branlante. Cette ombre de cauchemar sous le soleil. Quand je sommeillais, elle murmurait toujours : « Bientôt, je t’aurais. J’aurais ton cou. » Il n’y avait plus à se soucier de rien. Le monde était un bol de thon. Il pourrait en être toujours ainsi. Le monde si grand était un leurre, car je le sentais là, si petit, qui tenait entre mes dents. Sans crainte. Sans souffrance. À l’abri du vent. Sans froid. La mort morte. Le temps, infini, sur ma langue. Je touchai un pan supérieur d’existence. Cet état transcendait le temps, il était son propre espace : une pensée qui ricochait éternellement dans un circuit fermé. Elle existerait longtemps après moi, car le temps n’existait pas au moment de sa création.
II – Le robinet
Mon ami était un homme curieux. J’avais découvert ce fait un jour que j’observais le robinet couler. L’eau coulait avec réserve, et je m’apprêtais à tendre la patte pour en mesurer la température. Du coin de l’œil, je remarquai son visage fixé sur le liquide. J’arrêtai le mouvement, trop surprise de voir un homme hypnotisé sous l’écoulement d’un robinet... Comme un chat. Il suivit mon regard et retroussa ses joues. Il souriait. J’aurais pu lui dire que je trouvais cette exposition de dents dérangeante, qu’il n’aurait qu’à battre un peu plus vite des cils et poser une main sur ma nuque pour exprimer sa joie. Mais, je le respectais, alors je ne dis rien, lui offrant seulement un ronronnement doux. Comme si j’avais posé l’amorce d’une conversation, il commença à m’interroger.
— Toi aussi, Minou, tu te demandes comment fonctionne ce bidule ?
Mes prunelles s’agrandirent. Un peu plus, et j’aurais penché la tête comme un chien interrogatif. J’essayais de comprendre ce qu’il voulait partager. Bidule ? Il devait parler du robinet. Comment ? Comment quoi ?
— Tu vois, Minou, je pourrais aller m’asseoir, me prélasser dans le divan et laisser la télévision m’amollir le cerveau. Je pourrais oublier le robinet pendant que tu y bois et ne retrouver ma conscience qu’un peu plus tard. Là encore, elle ne s’ouvrirait qu’à moitié. Car la seule chose à laquelle je penserais, ce serait à l’eau gaspillée.
L’homme hésitait et se lichait les lèvres. Peut-être croyait-il que cette conversation pouvait changer les rapports intemporels entre l’homme et le chat.
— J’ai pourtant besoin de savoir. Comment fonctionne ce robinet ? Comment l’eau froide me rejoint-elle ? Comment, en tournant l’autre manivelle, devient-elle chaude ? Comment se fait-il que l’eau devienne parfaitement tiède quand je tourne les deux commandes au maximum ? Tu comprends, le chat, il ne me servira à rien dans la vie de savoir cela. Je n’ai pas l’intention d’apprendre à réparer le robinet en cas de fuite. Mes mains tremblent dès que je dois tenir un outil. Je ne me sens pas non plus un engouement subit, serait-il théorique, pour ce qui touche à la robinetterie. Je veux simplement connaître le mécanisme de celui-ci.
Il émanait de lui une légère odeur de sueur. Salée, triste, très proche des larmes. Je détournai les yeux du robinet pour regarder son visage. Cramoisi, mouillé, comme s’il venait de monter et redescendre une montagne simultanément. Sous le joug de la passion, la moiteur lui montait toujours au visage.
— Attends-moi ici, je reviens.
Pour aller où ? Je n’avais toujours pas décidé si j’avais soif ou non. Il revint bientôt, un livre poussiéreux entre les mains.
— Regarde. C’est le manuel d’instruction. Il y a certainement ce que l’on cherche.
Ce qu’il cherchait, aurais-je aimé répliquer. Mais un chat ne se fâche pas de l’ignorance d’un ami. Il parcourut les pages en répandant des nuages gris. Il interrompait souvent sa lecture, éternuant. Il s’arrêta finalement sur une image, un croquis du lavabo. Il recommença à parler, mais j’aurais de la difficulté à résumer son propos. Je pourrais dire que c’était trop technique pour un chat. Mais ce serait mentir. C’était incompréhensible parce qu’inintéressant. C’était trop loin des préoccupations félines, songe, chimère, chasse, pour qu’un écho résonne à l’intérieur de moi. Il parlait d’une chose qui non pas dépassait mon champ de conscience, mais qui s’y cognait pour s’étioler en un souffle d’éclats difformes. Je ne pouvais m’y intéresser ; j’avais beau faire, même mes battements de cœur étaient plus captivants. C’est inéluctable lorsque deux êtres, deux cultures, deux espèces se rencontrent. Leurs esprits peuvent faire un bout de chemin ensemble, s’étonnant l’un l’autre, se subjuguant des quelques ressemblances qu’ils se découvrent, avant qu’un mot, un comportement de l’un, de l’autre, des deux, ne les mettent soudainement dos à dos. Pour ceux qui voudraient se faire une vague idée de ses propos, disons qu’il était question de robinet mélangeur. De deux soupapes d’eau qui seraient séparées, l’une d’eau froide, l’autre d’eau chaude. De vannes, ou de boutons, chacun étant connecté à l’une des soupapes. Vous tournez le bouton pour l’eau chaude, et seule la soupape d’eau chaude coule. La même chose pour l’eau froide. Vous tournez les deux, et les deux soupapes s’ouvrent en même temps. L’eau chaude et l’eau froide se confondent. Vous avez ainsi de l’eau tiède. Ou quelque chose s’approchant. Je lui partageai mon incompréhension et mon désintérêt.
— Je ne comprends pas. Je ne comprends pas Comment. Ce qu’est Comment. L’intérêt du fonctionnement de quelque chose. Et ce pourquoi que tu laisses sous-entendre. Ce qui te pousserait à devoir savoir cela. Pourquoi tu t’intéresses au robinet ?
Les pupilles allaient et venaient dans ses orbites, de droite à gauche. Il réfléchissait.
— Je ne peux pas t’expliquer exactement, Minou. Tout ce que je pourrais te dire c’est que je suis une espèce particulière d’homme. Un homme curieux. Comprends-tu, la plupart des hommes vont ouvrir la champlure pour se laver les mains, pour se verser un verre ou encore parce qu’ils ont besoin d’eau pour la cuisson. Et ils trouvent cela très bien. Le robinet est un élément de leur environnement qui leur rend service, et ils ne penseront jamais à en savoir plus. Parce que cela ne leur servirait à rien, et qu’ils ont d’autres préoccupations autrement plus importantes. Parce que leur cerveau est déjà rempli au rebord, au fond. — Personne ne sait donc comment fonctionne les robinets ?
Bizarres les hommes, je pensai. Leur maison est remplie d’un objet dont ils ignorent tout.
— Bien sûr que non, Minou. Il y a tout plein de gens qui savent comment cela fonctionne. Les plombiers, par exemple. Ou les gens manuels, qui aiment pouvoir se débrouiller par eux-mêmes lorsque survient une fuite. Cependant, ce n’est pas parce qu’ils en connaissent le fonctionnement qu’on peut les qualifier d’hommes curieux. Ils en ont une connaissance intéressée. Le plombier connaît les soupapes parce que les réparer lui rapporte de l’argent. Les gens manuels les connaissent parce que cela leur évite d’appeler le plombier. Moi, ma connaissance est désintéressée. Je l’accumule pour l’accumuler. Je voulais savoir pour la simple beauté de savoir. Tu comprends ? — Peut-être, dis-je. Pourtant, moi, je suis un chat curieux et je ne m’interroge jamais sur le comment de l’eau froide, le comment de l’eau chaude, le comment de l’eau tiède. Je ne me demande même pas pourquoi l’eau apparaît lorsque tu tournes le bouton, la vanne ou je ne sais quoi. Pourtant, je l’affirme, je suis un chat curieux. — Qu’est-ce qu’un chat curieux ?
J’augmentai la teneur du ronronnement. Je le sentais ; il envahissait ma fourrure, il semblait faire vibrer mes os. Je tendis une patte vers le robinet, goûtai la douceur de l’eau fraîche sur mon coussinet.
— Je te dirais la même chose : je ne peux pas t’expliquer exactement. Je vais procéder comme toi par analogie. Tu dis que la plupart des hommes ne s’intéressent pas aux robinets, ou seulement pour leur propre avantage. Que l’homme curieux est celui qui cherche le comment pour le comment. Sache ceci ami, le chat ordinaire non plus ne s’interroge pas. Il n’essaie jamais rien de nouveau. Il se contente de regarder béatement le robinet. Son bruit et son mouvement le fascine, mais il reste impotent comme un homme devant la télévision. Il sortira la langue pour aspirer un peu d’eau, parce qu’elle fait guise de fontaine comparativement à son bol. L’eau continue à le tétaniser, il ne cherche pas à découvrir l’origine de sa peur. Il est rigide et ne comprend pas qu’elle n’est peut-être plus appropriée à sa vie citadine. Le chat ordinaire n’essaie jamais de passer par-dessus lui-même. Il s’apaise par ses rapports contradictoires avec l’eau, content dans sa méfiance, mélange absurde de haine et d’intérêt.
Je pris une pause. Respirant lourdement. Il n’est jamais facile de parler comme l’homme. Je relevai la patte, la retirai du flot. Les perles d’eau sur ma fourrure m’éblouirent. Sur mes doigts blancs, on aurait cru du lait. Il était curieux que l’homme ne tente pas de rompre le silence. Le respect qu’il avait pour moi était peut-être plus grand que celui que j’avais pour lui.
— Personnellement, tu t’en doutes certainement, je ne suis pas un chat ordinaire. Il est vrai que je n’ai rien non plus de l’homme. L’eau du robinet apparaît et parfois elle est fraîche, je l’accepte comme un fait. Cependant, il point parfois de ces interrogations dans ma tête. Chaton, j’ai voulu connaître le contact de l’eau sur ma peau. J’ai donné la patte au robinet pour savoir, malgré ma réticence. Je l’ai essayée sur ma tête de la même façon. J’ai découvert que l’eau était douce entre les griffes et douloureuse sur le crâne. J’ai essayé pour savoir et j’ai découvert la vérité. J’ai fait fi de cette crainte instinctive venue du tréfonds des âges, ces temps où le chat montait les dunes. Le fait est, une tête mouillée est beaucoup moins sordide que ce que les chats en disent. Et puis, je suis un chat curieux parce lorsque l’eau coule, je multiplie les expériences avec ce fameux robinet.
Mon ami souriait, un sourire si grand et si troublant qu’il ressemblait à la gueule d’un chien affamé. En esprit, j’ironisais, comme quoi, cet humain ne devrait jamais sourire, car on l’exposerait bientôt comme monstre de foire.
— Expérience ? Comme ce matin, lorsque tu patinais dans l’évier ?
J’aurais aimé pouvoir sourire. J’aurais ri aussi. Je me contentai de plisser les paupières et d’approcher le cou de sa main.
III – Il était une fois la souffrance
Nous sommes condamnés à disparaître. Il suffit d’un souffle de vie pour le pressentir. Selon l’espèce, les idéaux et les illusions, cette conscience peut demeurer imprécise. Pourtant sur le monde, notre disparition est omnipotente. Chaque jour, nous touchons cette inéluctabilité du bout des doigts, elle nous tourne autour du cou, elle nous regarde au détour d’une rivière, par-delà une fenêtre, au volant d’une voiture, ou à l’intérieur de soi. C’est une bosse, une gorge enflée, une tristesse qui ne faiblit pas. Elle est toujours là. C’est comme le vent qui passe. Nous sommes condamnés à disparaître. Moi aussi. En fait, je croyais que la vie, elle n’attendait que cela de nous, disparaître. En naissant, elle nous regarde, exaspérée. Elle a déjà sa faux à la main et garde un sourire en coin en comptant les ans, les mois, les semaines, les jours et les heures qui nous séparent de notre trépas. Je sifflais sur le plancher, les dents brunes et usées, ou manquantes, à la suite d’une infection non traitée. L’écume brillait sur mes lèvres, mes yeux avaient l’éclat bleu des cataractes. La faim avait creusé ses corridors sur mon ventre. Pourtant, la nourriture ne manquait pas. Sur le comptoir s’entassaient des sacs de croquettes et, derrière moi, la viande était suspendue par une corde. J’aurais pu percer les sacs des dents et la moulée aurait surgi. Mais la douleur, la douleur dans ma mâchoire devenait si insoutenable qu’elle résonnait jusqu’au matin, jusque dans ma gorge, jusqu’à mes tempes, et la souffrance devenait si précise qu’elle se faisait artiste. Il était plus simple de supporter la déchéance de la famine. Aujourd’hui, je ne la sentais presque plus ; mon corps était devenu léger, presque aussi distant que la physionomie d’un autre. De toute façon, il était trop tard : je n’avais même plus la force de me lever. Je réfléchissais plutôt à la vie. Je m’y cramponnais encore, alors qu’elle n’avait jamais voulu de moi. C’était un ignoble hasard si j’étais là ; une probabilité qui défiait les probabilités. Je n’aurais jamais dû quitter le néant. N’avoir ni force ni âme. Et pas de langue pour crier au vide que je ne croyais pas en lui. Pourquoi ? La mort était là. N’était-elle qu’un passage ? La porte vers une autre réalité ? Les chats agonisants avaient-ils des illusions ? Ne savais-je donc plus vivre ? Et mourir ? La souffrance m’élevait peut-être. Maintenant, elle ne grandissait plus, elle s’accotait sur moi en vieille camarade fatiguée. Je serrais ma souffrance contre moi et je pensais à mon ami. Lui n’avait pas hésité à sauter. Il avait cueilli le vide et l’avait avalé à pleine gorge. Il avait été prendre une chaise dans la cuisine. La corde pendait déjà dans entre ses doigts. Elle rampait derrière lui. J’avais pensé à la poursuivre, à y planter mes griffes. Il y avait si longtemps qu’on n’avait pas joué… Mais je l’avais suivie de loin, sans y toucher. J’avais reconnu le bruit de la corde à temps ; c’était le son d’un couteau qu’on affûte. L’homme avait posé la chaise sous la lampe du salon. Elle était allumée et brillait comme une étoile morte. Il était monté sur la chaise, avait accroché la corde à la lampe. À l’autre bout de la corde, il avait fait deux nœuds et un collier pour y passer le cou. Sa tête avait pénétré dans l’ouverture. Et il avait sauté.
*
Je me souvenais de ce bruit. Celui de sa nuque qui claque. Je refusais que cela m’arrive à moi aussi. Oui, devant la mort, je devenais pareille à l’homme quotidien, opposé à tout, à rien, à la météo, à la qualité du repas, à la maladie, à une émotion. Je miaulais entre ma bave et mes dents molles. Je haïssais la vie, la mort, lui aussi, l’ami, le négligent, le malheureux, pendouillant comme une chauve-souris morte derrière moi. Je quitterais la vie, propulsée par l’énergie mauvaise de la vengeance. J’entendrais encore ta voix, mon ami, je penserais au thon et au robinet et j’expierais ton mensonge. Je savais pourquoi tu m’avais pris avec toi. Tu espérais guérir ton cerveau malade. Soigner ta solitude. Pendant un temps, cela avait fonctionné. Tu avais pris Mine, le chat râleur, et tu lui avais dédié ta vie. Puis le vide était revenu, la gueule écumante. Il t’avait mordu en plein cœur avec ses dents de renard enragé. Alors que tu t’y attendais le moins. Ton bonheur était devenu si doux qu’il ne te convenait plus ; il n’était pas assez grand. Alors tu m’avais pris à mon tour. Je croyais que nous évoluions l’un à travers l’autre. Je croyais qu’à travers moi, tu étais un chat, je croyais qu’à travers toi, j’étais un homme. Je t’entendais encore me dire, « tu te demandes toi aussi comment il fonctionne ce bidule ? ». Je croyais que nous bâtissions quelque chose de neuf. Un prodige, un miracle, comme le premier vers, le premier pétale du Crétacé. Elle était là notre chance, elle tenait dans nos bouches à chaque conversation. Qu’est-ce qui s’était passé ? Pourquoi reluquais-tu une corde dans le noir ? Quelle question avait été de trop ? Les livres ? Peut-être n’aurais-je jamais dû te partager mes rêves. Qu’était-ce ? Cela aurait pu être n’importe quoi. Les crayons, les ordinateurs, la neige, les nuages. Car le germe était déjà à l’intérieur de toi. Tu attendais du monde qu’il guérisse ton cœur froid. Tu voulais qu’il rompe la distance entre toi et ton âme. La folie brûlait à l’intérieur de toi, elle te séparait en deux. La scission t’empêchait de regarder à l’intérieur. Tu croyais que la réponse viendrait du dehors. Quel espoir lorsqu’un changement survenait ! Tu t’y pliais, tu t’abandonnais toi-même, tu mourrais pour lui. Et tu gonflais, gonflais comme un ballon. L’air dans ton ventre devenait de la joie, un sens à ta vie, à la réalité autour. Ce n’était jamais que de l’air. Et les ballons dégonflent vite.
*
Toi et moi. N’étions-nous qu’un leurre ? Je n’avais pas été loin de le penser durant les derniers mois. Tu ne prononçais plus nos noms ; le bol de thon avait une odeur de poisson morcelé. Parfois, les lambeaux grouillaient à l’intérieur. Puis, mon corps avait pourri : poils ternes, boules de poil dans l’estomac, dents avariées. Alors, c’était presque devenu une certitude. Et ce jour noir… Ta main hagarde avait ouvert la porte. Tu nous avais crié de partir, d’aller chercher ailleurs notre pain. Toi, toi tu ne serais bientôt plus là. Mine avait accouru, il ne repasserait jamais la chatière. Moi, j’avais attendu, car tes intentions brûlaient dans ton regard mort. Nous en avions déjà parlé. De la résolution dans les yeux d’un homme sans espoir. La vie l’a déjà quitté. La souffrance a toute bu son cœur desséché. Il sourit parfois. Le vide l’a enfin appelé. Je l’avais reconnue, cette résolution. J’avais crié lorsque tu avais été cherché la corde. Dans la cuisine, je t’avais mordu le mollet, je ne voulais pas que tu emportes la chaise. Tu étais ensuite monter sur ton gibet et tu nouais la corde autour de la lampe. Pendant tout ce temps, j’essayais de te parler. Tu m’avais toujours dit que la diplomatie et le raisonnement venait à bout de tous les conflits. Le nœud vint autour de ton cou. J’aurais sauté sur tes épaules, j’aurais brisé ce collier de potence à coup de dents. J’aurais… Mais tu m’avais fixé et tu m’avais parlé. Je m’étais noyé dans tes dernières paroles :
— Arrête. Les chats ne parlent pas.
*
IV – Adieu
Je ne pense plus, je ronronne. Je me réconforte. Je ronronne le vent, je ronronne le thon. Je ronronne et je t’entends à travers. Tu me dis ce qu’est un homme curieux. Tu me le répéteras toujours, que nous parlions d’insectes, de papier ou des gens. Je ronronne et je te dis ce qu’est un chat curieux. Je te le répéterais toujours depuis ce fameux robinet. Je ronronne et je sais qu’il n’y a qu’une boucle. Et, dans cette boucle, il n’y a finalement que le vent, le thon et le robinet. Le reste… Le reste y revient toujours.
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