Antoine, le marchand d’antiquités, était fébrile. Il avait décroché le miroir et voulait le mettre de force dans les bras de la jeune femme :
– Reprenez votre miroir, tout de suite ! – Non, non et non, faites-en ce que vous voulez, je vous le donne, cria-t-elle en s’enfuyant.
Nous étions maintenant seuls dans le magasin. Les épaules du vieil homme s’affaissèrent. L’air accablé il me lança : « Jean, tu as vu, comme elle a filé en me laissant son satané miroir ? » J’étais venu pour examiner un coffre ancien, style Compagnie des Indes. Je fis un petit oui de la tête. Depuis plusieurs années, je retouchais certains de ses vieux tableaux, une sorte de mini lifting pour qu’ils puissent trouver preneurs. Une complicité de vieux célibataires nous unissait. Antoine se tourna vers moi, implorant : « C’est un miroir d’époque Transition, entre 1765 et 1775, l’argenture est encore bonne et le cadre a été redoré. Je veux m’en débarrasser. » Je ne l’avais jamais vu si excité.
– Tu sais, Jean, je ne veux plus de lui ici. Je ne peux pas me décider à le détruire. On ne brise pas un miroir, surtout s’il a plus de deux cents ans, si tu veux, je te le donne. Avant je dois d’abord tout t’expliquer.
Il tourna la clé, tira le rideau de la porte d’entrée, et me guida vers deux vieux fauteuils de velours rouge. Nous étions amis, il savait que je l’écouterais patiemment.
– Jean, je te connais, tu aimes les vieux objets qui ont un passé, une histoire, du vécu. Madame…, disons Isabelle, venait souvent au magasin pour trouver des objets de décoration. Un jour, elle m’a apporté ce miroir, en me disant qu’il venait de sa maison familiale de Vendée. Elle a ajouté que son mari ne supportait pas les antiquités, et me l’a laissé en dépôt-vente. Jusque-là, rien de spécial. J’ai mis le miroir, bien en évidence au fond du couloir principal, avec son beau cadre doré, on ne voyait que lui. Rapidement, pour moi, les ennuis ont commencé ; rien de bien méchant, on ne pouvait faire de relation directe avec lui. Bizarrement, les clients allaient directement vers le miroir, l’admiraient, admettaient qu’à ce prix, c’était donné. Puis, subitement tous lui tournaient le dos et sortaient. Au bout de trois mois, il n’était toujours pas vendu. La semaine dernière, en début d’après-midi, le feu a pris, au bout du couloir, juste en face du miroir. Je l’ai éteint facilement, mais, si je n’avais pas été là, alors, peut-être plus de magasin ! Finalement, moi aussi, j’ai fait la relation avec son arrivée ici. J’ai voulu vite en savoir plus sur le miroir d’Isabelle. J’ai commencé à poser des questions à quelques clientes attitrées, elles ne se sont pas fait prier. Voilà ce que j’ai appris : Juste après Noël, elle a fait venir de France ses deux miroirs jumeaux, et les a mis face à face dans son salon. Les miroirs se reflétaient l’un dans l’autre, à l’infini, était-ce bien raisonnable ? Son gamin a réussi à en casser un. Son père qui ne les aimait pas s’est contenté de jeter les débris dans la poubelle. Je ne sais même pas ce qu’ils ont fait du cadre. L’autre est resté accroché tout seul. Chez eux, de menus ennuis sont apparus, d’abord de simples broutilles. Six mois plus tard, une très grave maladie a frappé un membre de la famille, tous ont fait la relation avec l’arrivée des miroirs. Tu sais, sur eux, de tout temps il y a eu des croyances, des superstitions, des rites… Persuadée de la puissance quasi maléfique du miroir, elle s’est empressée de me l’apporter. Maintenant, chaque soir, je l’aveugle en l’emmaillotant dans une couverture kaki, je mets une ficelle autour et le range dans l’appentis au fond de la cour. J’ai contacté Isabelle, lui ai demandé de le reprendre. Juste avant ton arrivée, j’ai réussi à lui tirer des bribes du passé de ses miroirs de famille. Elle m’a avoué qu’ils avaient connu la Révolution et la guerre de Vendée. Au dos de ce miroir, à côté de la signature de l’ébéniste, il y a une date gravée « 1770 » l’année où le dauphin Louis épousa Marie-Antoinette. À cette époque, venus de Paris, les miroirs arrivèrent en Vendée, dans la maison des ancêtres d’Isabelle. Ils furent accrochés face aux fenêtres donnant sur la rue principale. Cette rue pavée descendait en pente douce vers une petite rivière toute proche. En 1793 la révolte en Vendée a éclaté. Quelques mois plus tard, sous la Terreur, les Colonnes infernales de la République se sont abattues sur les Vendéens. Ces deux miroirs ont entendu les supplications, les cris, les hurlements... Ils ont vu les corps jetés dans la rue et le sang couler à flots vers la rivière. Je ne veux même pas te donner des détails, cette guerre civile a fait tant de morts, principalement des femmes et des enfants. Les militaires ont combattu, pillé, violé, tué et égorgé hommes, femmes et nourrissons. Les puits ont été empoisonnés, les premières armes chimiques ont été essayées. Des femmes et des enfants ont été mis dans des fours. Des barges emplies de prisonniers ont été coulées dans la Loire. On a réellement fait la peau aux Vendéens. Des textes historiques expliquent que la peau des femmes, plus fine, se prêtait moins bien à la confection d’objets, que celle des hommes, plus résistante. Pour ce faire il y eut plusieurs tanneries, dont celle située sur le bord de la Loire, aux Ponts-de-Cé. En 2003, les militants bretons d'Adsav ont investi le Muséum des Sciences Naturelles de Nantes afin de dénoncer le spectacle affligeant de cette peau tannée de chouan exposée au public. Cette action a permis de donner enfin une sépulture décente à cette dépouille. La famille d’Isabelle a été décimée ; mais un survivant a réussi à cacher les miroirs, ils ont échappé aux pillards. Ils ont été le plus souvent stockés dans des greniers, dans la poussière et la pénombre. Si on croit comme le poète que les objets ont une âme, celle de ce miroir n’a connu principalement qu’abominations et ténèbres. Voilà toute l’histoire et je t’épargne les détails sanglants, insupportables. Je pourrais m’en débarrasser, le briser et en jeter les morceaux dans la mer, pour qu'ils s'y perdent et que leurs reflets se confondent avec ceux des eaux. Il y a différents moyens de conjurer les sorts liés aux miroirs brisés ou plus ou moins hantés. Mais, je n’ai pas le cœur à détruire ce survivant. Prends-le, tu parviendras peut-être à sauver ce témoin de l’histoire.
Ce récit m’avait touché, mais je ne pouvais pas lui expliquer pourquoi, pas maintenant, je lui dis seulement :
– Antoine, je dois réfléchir, laisse-moi deux ou trois jours. – Pas de problème, à bientôt ! dit-il l’air déçu.
Il ramassa le miroir, l’entoura de sa couverture. En silence, je l’accompagnai vers l’appentis et il le déposa juste derrière la porte. Je suis sensible à cette période de l’Histoire de France, une déclaration des Droits de l’Homme suivie d’un quasi-génocide. Guillotiner un roi pour vivre sous la Terreur, puis, acclamer un Empereur... J’ai un lien avec la terre de Vendée, trois jeunes frères en 1794 ont fui cette guerre. Trois orphelins qui réussirent à quitter leur village, sans être vus des gardes-frontières républicains. À pied, affamés, en se cachant, ils ont remonté la Loire en marchant la nuit, sur le bord herbeux des chemins de halage. Un seul but : dépasser Angers. Leurs descendants sont parvenus jusqu’à la limite du Val de Loire et de la Sologne. De ces ancêtres sans prénoms, je ne connais que cette fuite. Je ne pouvais considérer ce miroir comme un simple objet, il avait connu cette époque tragique qui avait jeté ces trois préadolescents sur les routes. Par défi, par orgueil ou poussé par je ne sais quelles émotions, j’ai su qu’il entrerait chez moi. Je l’installerais dans mon atelier de peinture, pièce dont je suis le seul maître. Je le voyais déjà accroché en haut du mur du fond, face à la grande baie vitrée qui donne sur la mer. Trois jours après ma visite chez Antoine, il pouvait contempler les herbes folles donnant sur un petit bras d’eau saumâtre, avec, au fond, la ligne sombre des palétuviers. J’étais sûr que son regard sur une nature si loin de la Vendée le rendrait fréquentable. J’ai évité de me mettre face à lui, jamais mon visage ne s’y est reflété. Entre nous, c’était une simple cohabitation. Bien sûr, être dans un même lieu, c’est subir des influences réciproques. Le très vague souvenir de mes origines grandit en moi. J’ai appris récemment que les traumatismes vécus s’inscrivent dans nos gènes et se transmettent à nos descendants. La science peut enfin expliquer le poids des secrets de famille. Ces infimes traces venues d’un lointain passé s’incrustent en nous, nous influencent. Mes rêveries et mes peintures prirent d’autres couleurs. Après trois ans, je sus que mon compagnon avait changé. Beaucoup de visiteurs m’avaient interrogé sur ce miroir « pourquoi est-il accroché si haut, on ne peut s’y voir », on me disait qu’il était « déplacé dans l’atelier, qu’il devrait orner le mur d’un salon… » Seul Antoine connaissait ma démarche, tenter de rendre ce miroir bienveillant à l’égard des hommes. Nous étions tous les deux adeptes d’un peu de poésie, de magie, de folie... Même si les objets n’ont pas d’âme, ce que nous projetons sur eux nous revient et nous influence. Les animistes savent qu’un même Esprit anime les êtres et toutes choses. Ce fond de croyance nous convient à Antoine et à moi. Lui seul pensait à l’avenir du miroir, il me demanda :
– Jean, cela fait trois ans, si tu penses qu’il a changé, ce serait bien qu’il reprenne son rôle naturel, orner une pièce et être admiré. – Oui, je pense qu’il peut maintenant revoir les hommes. Je ne sais qui pourrait lui donner sa chance.
Je me doutais qu’il avait déjà une solution. Moi, j’avais joué mon rôle, et je ne voulais pas que nous restions, ce miroir et moi, scotchés à vie. Il m’expliqua : « J’en ai discuté avec la directrice du musée de la ville, c’est une historienne, elle aussi pense que c’est surtout l’incapacité des hommes à affronter le passé qui empoisonne le présent. Ta démarche l’a intéressée et elle peut prendre la suite. La ville veut monter une exposition permanente sur les objets des trois derniers siècles. Le miroir serait mis dans un petit boudoir reconstitué. Elle l’accrocherait au mur du fond, face à une grande fenêtre, ciel bleu et cocotiers garantis. Son but est de rétablir pour les enfants des écoles la chronologie de l’Histoire. » Je ne sais pourquoi, mes yeux devinrent humides, je lui donnai instantanément mon accord :
– Oui, les enfants, il verra enfin des enfants.
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