Je m’appelle Lilo, j’ai atteint 3 ans et je suis un renard. Si je dis que j’ai atteint 3 ans c’est parce que ma vie n’est en réalité qu’une fuite. Les chasseurs me traquent sans relâche, mais peut-on m’en vouloir de me nourrir ? Que font-il, eux, avec leurs poulets et leurs bœufs ? Peuvent-ils m’accuser d’une chose qu’ils font eux-mêmes ? Un auteur avait déjà plaidé pour nous autres, il y a de cela 200 ans. Je veux bien sûr parler de La Fontaine, dans sa fable sur le loup et les bergers. Je ne veux pas le copier mais il me semble important de rappeler à l’être humain l’étendue de sa folie. J’ai atteint 3 ans et ceci est le récit de ma fin.
Ce matin avait pourtant bien commencé, un soleil doux, transperçant les feuilles vertes des arbres, l’odeur de la terre humide se mêlant au parfum des fleurs… Je pouvais entendre les souris courir dans l’herbe, leurs petites pattes griffues raclant le sol. Elles aussi étaient à la recherche de leur repas. Contrairement aux idées reçues, je ne fais pas que voler les poules dans les poulaillers, je me nourris de rongeurs et quelquefois de fruits. Ce matin, mon choix s’était porté sur de petites baies rouges, juteuses et sucrées à souhait. J’attrapai ensuite un mulot puis allai me reposer un moment.
Ce n’est pas moi qui les entendis le premier. Un lapin détalant m’alerta. Alors je perçus au loin des jappements. D’innombrables jappements. Les chiens avaient senti une piste, ils étaient excités, pleins de rage et d’envie de tuer. Tout d’un coup je pris peur. Et si c’était moi qu’ils avaient senti ? Ils étaient encore loin, je pouvais encore m’enfuir. Ce que je fis. Je courus, aussi vite que possible, sautant par dessus les ronces et semant la panique chez les autres animaux de la forêt. Eux aussi sont des proies probables pour les chasseurs. Et plus on court, plus on souffre, plus ils s’amusent.
Les jappements s’étaient tus derrière moi, je m’arrêtai donc, le souffle haletant. Mais il ne faut jamais s’arrêter. Je le savais pourtant, mais je ne les entendais plus. Je pensais qu’ils poursuivaient un autre animal. Je m’allongeai, pensant me reposer un moment quand un chien surgit devant moi. Je me dressai d’un bond sur mes pattes. En face de moi, mon ennemi avait les babines retroussées, de la bave coulait de sa bouche et il soufflait fort. Il se mit soudain à hurler pour appeler ses maîtres et ameuter ses semblables.
Courir.
Je sautai dans les broussailles, car je savais qu’il était moins agile que moi sur ce terrain. Mais les chiens sont bien entraînés, une fois qu’ils ont trouvé leur proie, ils n’arrêtent de la poursuivre qu’à sa mort. D’autres chiens ont maintenant rejoint le premier, j’entends même le martèlement des sabots des chevaux et les encouragements des humains à leurs chiens. Trouvez-le ! Tuez-le ! Je saute par dessus un tronc d’arbre et retombe dans une flaque de boue. Ils vont me rattraper !
Je veux me relever, vite, mes pattes glissent dans la boue, ils sont là ! Les chiens ne sont plus qu’à quelques mètres de moi. Je reprends mon équilibre, la peur me donne des ailes et je file ventre à terre. Les chiens hurlent, tous mes sens sont perturbés, je ne sais plus où je suis ! Où est mon terrier ? Mais même là ils m’auront !
Courir !
Mes poumons me brûlent, ma langue pend et je ralentis de plus en plus, contrairement aux chiens. L’un deux saute et me mord une patte. La douleur est fulgurante, il me broie les os. Je mords à mon tour, griffe, hurle. Mais il me tient et ses grognements percent mes tympans. Les autres chiens aboient autour de nous, les maîtres ne vont pas tarder. Je lui mords la truffe, plantant mes crocs acérés dans la chair tendre. Il me lâche, fuir ! Je repars mais ma patte arrière ne me tient plus, je boîte et laisse une traînée de sang derrière moi. Je voudrais m’arrêter, j’ai peur, j’ai mal ! Pourquoi ne me laissent-ils pas ? Chaque pas m’arrache un gémissement et je ne vais pas assez vite. Les chiens m’encerclent, ils sont tout autour de moi, rendus fous par l’odeur du sang, mon sang. Je dois fuir ! Je dois fuir !
Alors je continue à courir, je me faufile sous des bosquets de ronces, m’arrachant des lambeaux de peau, traverse des buissons, dérape dans la boue mais les chiens sont toujours derrière. Je ne peux plus respirer, je suffoque. Laissez-moi, laissez-moi ! Je cours encore 300 mètres puis mes forces me lâchent, je m’écroule et roule sur quelques mètres, emporté par ma vitesse. J’ai mal, je n’ai plus d’air, j’ai peur. Ils sont là, je les entends mais ne les voit plus. Ils tournent, je suis perdu !
Où suis-je ? Pourquoi moi ?
Des crocs se plantent dans mon dos, d’autres dans ma cuisse. Je me débats mais mes forces manquent. Je me fais dépecer vivant quand arrivent les chasseurs sur leurs terrifiants chevaux. Ils sont énervés et manquent de me piétiner. Les maîtres crient des ordres aux chiens fous, ils doivent même les frapper pour les faire revenir au calme. Dans un brouillard, je discerne une forme haute et allongée, l’odeur de l’humain, leurs pas font trembler le sol autour de moi. Il rit et me montre à ses amis, ils rient tous de ma souffrance. Mon flanc palpite, j’ai mal au cœur, dans mon corps. Je nage dans mon sang mais je ne peux plus fuir. Laissez-moi, pitié !
Un humain me saisit par la queue et me jette par terre, m’assommant à moitié. Les os de mon crâne craquent, j’ai mal. Pourquoi ? Pourquoi ? Veulent-ils me manger ? Mais alors pourquoi me faire tant de mal ? Pourquoi m’essouffler jusqu’à ce que je tombe, ivre de fatigue, poursuivi par une meute de chiens enragés ? Que vont-ils faire de moi ? En quoi leur suis-je utile ?
J’ai le goût du sang dans la bouche, je tremble, j’ai froid, j’ai peur. Un humain s’approche, il tient un long bâton sombre dans ses mains. Qu’est-ce que c’est ? Un bruit, énorme, semblable au tonnerre puis une douleur fulgurante dans le flanc. Je hurle, je gémis, la balle ne m’a pas tué du premier coup. Les autres humains se moquent de celui qui a tiré. Pas même capable de tuer un animal à terre ! Ils parlent pendant que je meurs de douleur. Je tente de ramper… Pitié…
Un autre humain arrive, un autre bâton noir à la main. Il prend le temps de viser, j’ai les yeux humides et l’entrevois dans un brouillard. Pourquoi ? Le tonnerre, à nouveau. Les hurlements des chiens, le rire et l’excitation des humains. Pourquoi ? La douleur s’en va, ma vue aussi. Je continue à avoir conscience un moment et entrevois un scintillement argenté. Pourquoi ? Je ne sens plus rien. Pourquoi ? Les chasseurs m’ont coupé les pattes, ont récupéré ma fourrure et mon crâne puis ont donné le reste de ma dépouille aux chiens. Ils sont remontés sur leurs chevaux, nullement gênés par mon sang coulant sur leurs beaux blousons. Qui de nous est l’animal ? Pourquoi ? Pourquoi ?
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