La nuit était tombée depuis longtemps, recouvrant de son manteau noir le village de Sainte marine. Les tilleuls embaumaient l’air et masquaient par endroits le ciel noir comme de l’encre, vide de toute étoile et de tout nuage. Une légère brise tiède faisait voleter les guirlandes tendues dans la rue et l’on pouvait entendre les miaulements d’un chat, appelant désespérément ses maîtres à le faire rentrer.
Un promeneur solitaire marchait lentement dans la rue sombre, tout juste éclairée par un solitaire lampadaire. Il semblait aller au hasard, trébuchant par endroit et grommelant de temps à autre des paroles indistinctes. Il finit par s’arrêter sur la place du village, face à la fontaine circulaire. En son centre, une nymphe laissait couler un filet d’eau de la carafe qu’elle tenait entre ses mains et l’eau scintillait étrangement sous le ciel sombre et nu de la nuit. Le promeneur s’avança jusqu’à cette fontaine avant de s’asseoir sur le rebord. Il resta figé pendant de longues minutes, semblant attendre quelqu’un. Tout autour de lui était calme et silencieux pourtant il sembla bientôt apercevoir quelque chose. Il se leva d’un bond et tendit sa main à un être invisible avant de faire mine de l’aider à s’asseoir. Il engagea alors la conversation, d’abord dans un murmure puis de plus en plus vivement.
De sa fenêtre, une petite fille observait ce manège et ne pouvait en détacher le regard. Elle tenait, serré entre ses bras, son ours en peluche d’une couleur immaculée. Elle sursauta quand le promeneur se releva d’un geste vif puis le vit menacer avec circonspection l’être invisible du poing. Elle le suivit du regard tandis qu’il repartait d’un pas rageur puis reporta son attention sur la fontaine. Elle ne voyait toujours rien. Pourtant, son instinct lui soufflait que quelque chose s’y trouvait. Elle repensa aux histoires de fantômes que lui racontait sa grand-mère et serra un peu plus fort sa peluche. Elle entendit alors avec stupeur cette dernière gémir de douleur. Effrayée, elle la laissa tomber à terre avant de reculer précipitamment et d’aller se cacher derrière son lit. L’ours en peluche resta quelques secondes immobile sur le sol puis se mit à remuer les bras, la tête et les jambes. Il se releva lentement et quand il tourna sa mignonne tête blanche vers la fillette, ses yeux brillaient d’un éclat féroce, teinté de convoitise.
- Pourquoi as-tu peur de moi ? demanda t-il d’une voix fluette. Ne suis-je pas ton compagnon de toujours, celui que tu écrases entre tes bras, la nuit, quand tu as peur ?
La petite fille ne répondit pas, trop apeurée pour émettre le moindre son. Alors l’ours se mit à avancer vers elle.
- Pourquoi as-tu peur ? Pourquoi te caches-tu ? Ce n’est que moi ! Je suis là pour toi ! Viens, tu as peur, n’est-ce pas mon rôle de te rassurer ?
Il n’était plus qu’à quelques pas de l’enfant et déjà il tendait les bras en un geste possessif. L’objet de sa convoitise eut un sursaut et courut se cacher dans son armoire. Tout en elle lui disait de s’éloigner de cette chose, que ce n’était plus son tendre compagnon. Elle se pelotonna en tremblant au milieu de ses vêtements tandis que la peluche continuait de parler.
- Viens ! disait-elle. Tu es à moi ! Viens ! Je sais où tu te caches ! C’est inutile ! Viens !
Puis ce fut le silence. Un silence inquiétant, terriblement angoissant. Plus rien ne remuait dans la petite chambre tendue de bleu de la fillette. Elle se mit à genoux et entrouvrit la porte de l’armoire. Elle rencontra alors le regard terrifiant de la peluche, devant elle. La fillette cria tandis que l’ours commençait à monter dans l’armoire. Elle cria, cria jusqu’à ce que sa gorge en saigne. Mais personne n’intervint et la peluche était sur elle, tendant ses pattes ourlées de velours vers son visage.
- Tu es à moi ! Chaque être humain portant le regard sur moi devient ma propriété ! Jusqu’à ce que son espérance de vie touche à son terme ! Ainsi je peux revivre, éternellement ! Personne ne pourra te sauver, économise ta jolie voix car j’en aurais besoin ! À moi, tu es à moi !
Le cri de la petite fille continua à résonner longtemps dans la nuit, sans que personne ne voulût ou ne fût là pour l’entendre.
Serena remuait les œufs dans la poêle. Le soleil brillait fort et ses rayons traversaient la fenêtre de la cuisine, illuminant le carrelage blanc du sol. Les oiseaux chantaient avec tellement d’entrain que les murs pourtant épais ne parvenaient pas à en étouffer le bruit. Mais Serena ne s’en plaignait pas, elle adorait le chant des oiseaux. Elle jeta un coup d’œil à la pendule ronde suspendue au-dessus de la table puis soupira.
- Mellie ! appela-t-elle. Lève-toi, tu vas être en retard ! Ta grand-mère va arriver !
Elle n’eut aucune réponse. Agacée, elle monta les escaliers de bois et entra dans la petite chambre bleue. Sa fille était là, profondément endormie sous les couvertures rose pâle. Un sourire vint sur les lèvres de Serena et elle s’assit au bord du lit avant de caresser tendrement les cheveux de sa fille.
- Chérie ! Il faut te lever maintenant ! chuchota-t-elle.
La petite fille grogna avant de consentir à ouvrir les yeux. Son regard gris fixa un moment sa mère avec une expression d’intense réflexion puis elle esquissa un sourire.
- Tu es ma mère ! s’exclama-t-elle enfin. - En voilà une remarque ! s’esclaffa Serena. Tu es encore bien réveillée toi ! Allez, debout, je t’ai préparé des œufs brouillés !
Le sourire de sa fille s’élargit et Serena sortit de la chambre, secouant la tête en souriant. Quel phénomène ! Elle redescendit et mit la table en chantonnant, tendant l’oreille de temps à autre pour vérifier que sa fille se levait bien. Quelques minutes plus tard, elle l’entendit dévaler les escaliers et elle versa alors les œufs dans l’assiette. La petite fille entra, un sourire affamé aux lèvres.
- Ça sent bon ! fit-elle. Cela va faire des siècles que je n’ai mangé de nourriture terrestre !
Sa mère la dévisagea avec incrédulité.
- Tu vas bien ma chérie ? Où as-tu appris tous ces mots ? - À l’école.
Et elle plongea dans ses œufs. Elle les mangeait avec voracité, prenant à peine le temps de respirer et sa mère finit par s’inquiéter.
- Mais arrête voyons ! Tu vas avoir mal au ventre !
Son inquiétude grandit encore en voyant que sa fille ne l’écoutait absolument pas. Au contraire, elle allait déjà se resservir dans la poêle et arrachait une tranche à la baguette posée sur la table. À bout de patience, Serena lui saisit les mains mais la fillette tourna un regard rageur sur elle avant de cracher :
- Ne t’avise pas de poser les mains sur moi ! N’oublie pas : un regard pour une vie !
Serena recula précipitamment avant de buter contre le lavabo. Incrédule elle dévisagea la chair de sa chair, sa fille chérie qui la regardait, la rage plein les yeux.
- Tu… Tu as regardé un film hier soir ? - Un film ? Oui, on peut dire ça comme ça. Un film… mortel. - Qu’est-ce que tu veux dire ? balbutia sa mère. Tu as regardé un film d’horreur, c’est ça que tu veux dire ?
Mais la petite fille ne lui répondit pas, recommençant déjà à se goinfrer. Un coup de klaxon fit violemment sursauter Serena. Elle s’avança à la fenêtre et aperçut une vieille femme aux cheveux permanentés lui faire signe.
- Ta grand-mère est là ! dit-elle d’une voix hésitante. Tu veux… - Je n’ai pas fini ! aboya la fillette. Ressers-moi ! La vieille attendra.
Plus que le langage châtié de sa fille, ce fut son comportement étrange qui fit perdre son sang froid à sa mère.
- Ça suffit maintenant Mellie ! Tu es ma fille et jusqu’à preuve du contraire tu me devras le respect ! Si tu veux que je te resserve, tu devras me le demander poliment et sur un autre ton !
À sa grande stupeur, sa fille se contenta de ricaner et de se lever doucement de sa chaise pour aller se resservir elle-même. C’est ce moment que choisit la grand-mère pour entrer. Elle ne remarqua rien de l’étrangeté de la situation et débita un flot de parole avec son entrain habituel.
- Ah, mes chéries, ça me fait plaisir de vous voir ! Quel beau temps ! Idéal pour aller se promener ! Tu es prête Mellie ? On va commencer les vacances par à un séjour à… - Oh la ferme vieille pie ! l’interrompit brusquement la petite fille. Qui t’a donné l’autorisation de pénétrer en MA demeure ?
La grand-mère resta figée, la bouche entrouverte. Elle tourna la tête vers Serena mais celle-ci ne lui fut d’aucune aide. Outrée, elle mit les poings sur les hanches et affronta sa petite fille du regard.
- Eh bien, jeune fille, puisque vous décidez de le prendre sur ce ton, je crois que vous allez remonter dans votre chambre et dire au revoir à vos vacances ! De mon temps… - Ton temps est révolu.
À peine la fillette eut-elle proféré ces paroles que la grand-mère porta les mains à son cœur, son visage se tordant en une atroce souffrance.
- Maman ? Maman ? appela Serena. Réponds-moi ! Qu’est-ce qu’il y a ?
Mais sa mère était incapable de répondre. Terrifiée, Serena se précipita dans l’entrée et décrocha le téléphone avant de composer le numéro du SAMU avec fébrilité, sous les ricanements de sa fille.
- Inutile ! lança-t-elle depuis la cuisine, la vieille est morte ! Un regard pour une vie ! C’est la règle !
Serena raccrocha lentement le téléphone tandis qu’un ambulancier lançait des « allo » dans le combiné. Elle s’avança dans la cuisine avant de s’arrêter face à sa fille. Le visage de celle-ci avait une expression qu’elle ne lui connaissait pas, bien loin du regard timide qu’elle portait ordinairement sur le monde qui l’entourait.
- Qui êtes-vous ? demanda Serena. Qu’est-ce que vous avez fait à ma fille ? - Rien, du moins en ce qui concerne son enveloppe charnelle. Son esprit, lui… évaporé ! Qu’est-ce que j’en aurais fait ? - Schizophrénie ? souffla sa mère dans son coin. - Oh non ! Ce serait bien trop facile ! la contredit aussitôt la fillette. C’est un phénomène bien plus ancien, bien plus… surnaturel… Possession, vous connaissez ? Oh, mais pas une possession habituelle, où il est possible de faire revenir le possédé à lui ! Non, un regard pour une vie ! L’éternité pour un regard, n’est-ce pas merveilleux ?
Les mains de Serena étaient prises de tremblements irrépressibles. Elle se laissa tomber auprès du corps de sa mère et saisit le col de son chemisier.
- Maman, tu m’entends ? C’est moi ! Tout va bien, je vais te sortir de là.
La fillette hennit de rire et vint bientôt se placer à côté d’elle, jetant un regard chargé de mépris au corps de la vieille femme.
- Oui, son temps était révolu. Une vieille bique dénuée de toute grâce, qu’est-ce que j’aurais fait de son corps ?
Serena cria quand sa fille donna un coup de pied au corps puis elle se releva d’un bond et la saisit par les épaules.
- Mellie, tu m’entends ? C’est moi, c’est maman ! Je sais que tu es là ! Réponds-moi ! Ce n’est pas grave, on va s’en sortir ! - Un regard pour une vie, n’est-ce pas ? l’interrompit l’enfant. - Quoi ?
Elle n’eut pas le temps de prononcer un seul mot de plus. Déjà elle sentait son corps lui échapper. Elle ne ressentit pas le choc lorsqu’elle heurta le carrelage dur de la cuisine. Elle était déjà partie.
- Ton corps ne m’intéresse pas non plus, poursuivit toute seule la fillette. Trop commun. Non il me faut autre chose. Mais où est passé ce stupide serviteur ?
À peine eut-elle finit que la silhouette d’un homme se profila à la porte de la cuisine. Un homme qui, hier soir, marchait solitairement dans la nuit et parlait à un être invisible. Ce jour-là ce fut à une enfant qu’il s’adressa.
- Qu’est-ce que tu as fait ? gémit-il. Mon dieu, qu’est-ce que tu as fait ? - Un regard pour une vie, c’était le pacte, afin que toujours je sois auprès de toi !
Et elle éclata de rire, tandis que l’homme éclatait en sanglots désespérés, face aux deux cadavres reposant sur le sol.
À suivre…
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