Ce texte est une participation au concours n°33 : L'ombre et la lumière (informations sur ce concours).
« On est si peu de chose aux portes de la mort. Ah ! si seulement je pouvais réinsuffler la vie au cœur de ses veines ! »
Recroquevillée dans le confessionnal, Léa Blas écoutait les derniers visiteurs quitter l’église. Il était bientôt dix-huit heures, et l’abbaye allait fermer ses portes. Une fois les derniers bruits de pas évanouis, la jeune femme tira le rideau en quête d’un peu de lumière, mais les derniers rayons du soleil avaient déjà abandonné leur assaut des vitraux de couleur et l’obscurité s’installait insidieusement. Seuls les innombrables cierges et lumignons inondaient de leur faible lueur la basilique.
Dans la chapelle de l’abbaye, les moniales étaient en train de réciter les vêpres. Elles rejoindraient ensuite le réfectoire. Léa glissa la main dans sa sacoche pour s’assurer que le pistolet et la seringue contenant de l’anesthésiant étaient toujours là. Puis, elle attrapa et serra très fort la grosse clé qui lui ouvrirait les portes de la bibliothèque interdite. Elle fit plusieurs fois le chemin mentalement. Elle avait étudié durant de longues heures les plans du monastère.
Elle attendit jusqu’à vingt-deux heures, puis sortit du confessionnal, équipée d’une lampe torche. Elle traversa le cloître. La nuit était noire, sans lune et sans étoiles. Elle hésita un instant avant de pénétrer dans le labyrinthe d’ifs qui menait à la chapelle sous laquelle se trouvait le bunker où étaient conservées les archives interdites.
La porte n’était pas verrouillée, et seules quelques bougies éclairaient la nef. Sur la gauche de l’autel se trouvait une ouverture en anse de panier dont la porte en bois abritait un escalier descendant vers les galeries souterraines. Avant de s’y engager, en passant devant le chœur, la jeune femme ne put s’empêcher de s’adresser au Christ : « Pardon pour ce que je m’apprête à faire. »
Elle se retrouva dans un dédale de couloirs où planait une vapeur froide et humide. Se dirigeant avec sa lampe, Léa arriva assez rapidement devant une grande porte en fer. Elle sortit la clé de sa poche. Elle la tenait de son père qui était un imminent démonologue. L’Église l’avait souvent missionné dans des affaires de sorcellerie ou pour réaliser des exorcismes. Il avait ainsi pu avoir accès, dans le cadre de ses recherches, à la bibliothèque interdite. Il n’existait qu’une seule clé que détenait l’abbesse de l’abbaye, une érudite dans le domaine de l’occulte, mais le père de Léa avait été suffisamment rusé pour s’en procurer un double.
La lourde porte grinça sur ses gonds quand Léa l’entrouvrit. Ella tâtonna dans l’obscurité et trouva enfin l’interrupteur qu’elle pressa d’une main tremblante. Baignant sous une voûte de lumière argentée, apparut alors le Saint Graal des sorciers. De hauts meubles en chêne supportaient sur leurs rayons d’innombrables livres aux reliures anciennes. Ils suivaient le contour de la salle. Il y en avait des milliers : des traités de démonologie, des ouvrages de philosophie religieuse, d’histoire, d’ethnographie, des livres extrêmement rares, et comme son père le lui avait assuré, de nombreux grimoires dont certains n’avaient pas été détruits par l’Inquisition après les procès de Salem. Au centre de la pièce se dressait une vaste table recouverte de vieux journaux. Elle jetait un œil à celui qui était grand ouvert quand soudain elle entendit un bruit derrière elle. Elle se retourna et se retrouva face à la mère abbesse. Malgré le voile qui cachait la chevelure de cette dernière, on devinait qu’on avait affaire à une très belle femme d’une soixantaine d’années à la silhouette élancée. Ses yeux étaient noirs, son regard extrêmement vif, et un pincement de lèvres lui donnait un certain charisme. Une beauté froide se dégageait d’elle ainsi qu’une autorité naturelle qui se révéla dans le ton de sa voix lorsqu’elle apostropha la jeune femme :
– Léa, que fais-tu donc ici, mon enfant ? – Ma mère, mais comment connaissez-vous mon nom ? – Peu importe, je t’ai posé une question !
Léa plongea la main dans sa sacoche et serra très fort le pistolet. Elle balbutia :
– Je… je suis à la recherche d’un manuscrit, un grimoire, j’en ai besoin pour faire des recherches. – Quel est ce manuscrit ? – Le grimoire Saurien. – Tu es totalement inconsciente ! Ce livre est dangereux ! Ton père ne te l’a donc pas appris. Je vois que tu tiens de lui, il a toujours été plus attiré par les ténèbres que par la lumière. Il a trahi l’Église quand il a choisi de s’adonner à la sorcellerie. – Apparemment, il s’est repenti. Cela fait maintenant deux ans qu’il m’a laissée seule à gérer ses affaires à la villa et qu’il s’est retiré dans un monastère au Pérou. Laissez-moi juste consulter le livre sur place. C’est de la plus haute importance. Je connais les précautions à prendre avec ce genre d’ouvrage. Mon père, Esteban Blas, m’a initiée pendant des années.
La mère abbesse se rendit dans une salle annexe en actionnant un levier disposé derrière un des ouvrages de la bibliothèque et revint avec le grimoire en question. À ce moment, Léa se jeta sur elle et lui enfonça la seringue remplie d’anesthésiant dans le bras. La religieuse chancela et s’effondra sur le sol. La jeune femme lui arracha le livre des mains, s’empara également de son trousseau de clés et s’enfuit. Elle mit plus de temps à traverser le labyrinthe d’ifs, sa résolution étant plus difficile en sens inverse. Elle courut ensuite vers la sortie la plus proche qui se situait dans l’église. Elle ouvrit la grande porte avec le trousseau de clés volé qu’elle laissa sur la serrure intérieure se disant qu’en agissant de la sorte, l’abbesse qui connaissait bien son père pourrait y voir un signe pacifique et n’alerterait peut-être pas les autorités.
Léa regagna sa voiture et se mit à rouler vers les montagnes, en direction de Vinuesa où se trouvait la villa familiale, à environ trois heures de Madrid. Les branches des rares arbres décharnés qui bordaient le chemin lui semblaient des mains de squelettes prêtes à s’abattre sur elle. Elle roulait vers l’Enfer dont elle avait la clé à portée de main, et rien, ni personne, ne la dévierait de sa route.
Arrivée à la villa, elle s’enferma dans le laboratoire de son père et tira soigneusement les rideaux. Il était environ minuit. Une violente pluie griffait les carreaux. Léa commença par dresser une barrière de protection. Elle avait maintes fois assisté Esteban Blas dans cette opération. Elle traça sur le sol, munie d’une craie, un cercle d’environ cent vingt centimètres de diamètre à l’intérieur duquel elle dessina un pentacle de manière que chacune des pointes touchât le cercle. À chaque extrémité de l’étoile, elle plaça une lanterne contenant une chandelle qu’elle alluma soigneusement. Elle enfila une robe de cérémonie de couleur bleu électrique, éteignit la lumière et se positionna au centre du cercle à l’intérieur duquel elle avait amené un pupitre sur lequel reposait le grimoire. Sans hésiter, elle l’ouvrit et lut à haute voix les incantations. Son choix était fait, la perdition éternelle lui semblait un moindre mal comparé au supplice qu’elle endurerait si elle devait passer le reste de sa vie sans son grand amour. Elle s’approcha du bord du cercle, tira un poignard de sa ceinture, s’entailla profondément le bras et répandit le sang qui en jaillit à l’extérieur de la barrière protectrice. À ce moment, le sol se mit à trembler, un immense cratère s’ouvrit sous ses pieds, et elle se retrouva flottant devant le pupitre au-dessus d’un puits bouillonnant. Une épaisse fumée rouge s’éleva alors des profondeurs du gouffre et se dressa devant elle. À l’intérieur du mur brumeux, on pouvait percevoir comme un mouvement de respiration déformant à divers endroits la vapeur sulfureuse pour laisser apparaître une immense bouche torturée surplombée de deux terribles yeux caverneux. Léa prit alors la parole : « J’ai une requête. Mon compagnon Dorian se meurt. Ses jours sont comptés. Je souhaite que vous le rameniez à la vie. Lui et moi vivrons dans la richesse, la santé et l’amour jusqu’à ce que nous soyons très vieux, et, dans une soixantaine d’années, seulement si vous avez respecté tous les termes du contrat, vous aurez mon âme. » Le tonnerre gronda, ce que la jeune femme interpréta comme un acquiescement, et une gigantesque main faite d’ombre et de feu déposa sur le pupitre un parchemin accompagné d’une immense plume. Elle la trempa dans son sang et signa.
Léa observait Dorian assis dans l’obscurité du salon. Son reflet dans la vitre de la cheminée semblait une ombre gigantesque brûlant dans les flammes. Elle ressentit alors un besoin de le toucher pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une hallucination. Elle se précipita vers lui pour caresser son épaisse chevelure noire et son visage encore juvénile aux traits virils et parfaits. Elle lui raconta tout :
– Léa, mais qu’as-tu fait ? Modifier l’ordre naturel des choses ne peut pas être sans conséquence. – Mais quel ordre ? lança-t-elle. Tout n’est que pathétique désordre, et l’épreuve de la mort en est le meilleur exemple. Tu trouves cela normal de mourir si jeune ? J’ai seulement réparé une injustice. – En utilisant la magie noire ? – Tu penses vraiment que toutes les richesses, que tous les talents, sont le fruit du hasard ou du travail ? Foutaises ! La magie interfère depuis longtemps dans l’ordre des choses. – Et le prix à payer, Léa, tu y as pensé ? – Nous y penserons dans une soixantaine d’années. Et puis, il existe peut-être d’autres pouvoirs, d’autres forces capables d’annuler ce pacte. D’ici là, la magie nous ouvrira sûrement d’autres portes. – Puisses-tu avoir raison, Léa.
Les crimes commencèrent environ un an plus tard. La première victime fut retrouvée au petit matin dans une des rues pavées du village montagnard à la tranquillité sauvage et mystique en période de basse saison. Le corps avait été déchiqueté et totalement vidé de son sang. D’autres meurtres suivirent au rythme d’environ un par semaine. D’après les experts, il ne pouvait s’agir que d’une bête sauvage. Une battue fut rapidement organisée dans le parc naturel de la Laguna Negra qui se trouvait à proximité. La Lagune Noire était un lac glaciaire au cœur de la montagne autour duquel se côtoyaient une immense forêt de pins sylvestres et de hautes parois en granit formant un décor fabuleux propice à faire naître les plus extraordinaires légendes. Aucune trace d’un animal capable d’infliger de telles blessures ne fut retrouvée. Le mystère restait entier et les théories les plus fantasques fusaient parmi les habitants de la province de Soria. Certains racontaient que le monstre qui vivait au fond de la Lagune Noire s’était enfin réveillé et sortait du lac au clair de lune pour dévorer des proies innocentes. Un paysan avait, quant à lui, affirmé avoir aperçu une énorme créature ailée surgir du ciel, mais comme il avait la réputation d’être porté sur la bouteille, aucune crédibilité ne fut accordée à ses dires. Le gouvernement de Castille-et-León, n’ayant aucune explication, et se voyant dans l’impuissance de protéger la population, avait instauré un couvre-feu. Les habitants de Vinuesa et des villages alentour qui ne souhaitaient pas abandonner leur maison le temps que l’affaire fût résolue devaient se confiner chez eux à partir de vingt heures jusqu’à sept heures le lendemain matin.
Léa et Dorian restèrent à la villa. La situation préoccupait beaucoup la jeune femme. Sa première réaction avait été de vérifier si le grimoire était toujours, à sa place, dans le coffre du laboratoire de son père. Quant à Dorian, il semblait totalement indifférent.
– C’est sûrement un loup enragé, s’exclama-t-il, et puis, je te rappelle que nous n’avons rien à craindre. Et si un autre sorcier s’est amusé à invoquer je ne sais quel démon, cela ne nous concerne pas.
Le couple tenait une boutique d’antiquités à Soria, à une trentaine de minutes en voiture. Ils se plièrent aux horaires du couvre-feu. Dorian, qui avait l’habitude de rester tard au magasin, s’enfermait dans son bureau toute la soirée pour continuer à travailler. Il était en relation avec des collectionneurs du monde entier. Ce soir-là, vers vingt-trois heures, Léa frappa à sa porte pour lui proposer un verre de liqueur. Personne ne répondit. Elle tenta d’entrer, mais la porte était verrouillée de l’intérieur. Elle alla alors chercher le double des clés et s’introduisit dans la pièce. La lampe de bureau était allumée et la porte-fenêtre grande ouverte. La jeune femme s’avança et se dirigea vers le balcon. Une angoisse lui oppressait la poitrine. La nuit était fraîche et le vent agitait légèrement les rideaux. Dorian ne se trouvait pas, non plus, sur la terrasse. L’anxiété de Léa devint de plus en plus forte. Elle retourna dans le bureau, et, soudain, son regard fut attiré par un placard resté entrouvert. Elle l’ouvrit et découvrit à l’intérieur différents vêtements en plusieurs exemplaires. Alors, elle comprit ce qu’au fond elle refusait de voir. Elle s’était acheté une illusion, et la vérité lui apparaissait enfin. La magie n’avait pas guéri son ami d’un mal incurable, mais elle avait permis à une entité maléfique d’investir un corps terrestre.
Quand Dorian rejoignit Léa dans la chambre, il devait être une heure du matin. La jeune femme était couchée sur le côté, tournée vers le mur. Envahissant soudain toute la pièce, l’ombre de son compagnon apparut gigantesque et monstrueuse lorsque celui-ci alluma sa lampe de chevet. Léa était tétanisée et faisait semblant de dormir. Son cœur battait anormalement fort et elle retenait sa respiration pour ne pas attirer l’attention. Elle aurait aimé disparaître tellement sa peur était insoutenable. Et s’il s’en prenait à elle ? Et s’il savait qu’elle avait tout deviné ? Ce fut la nuit la plus longue de sa vie.
Le lendemain matin, elle attendit que Dorian soit parti travailler pour se lever. Alors, elle prépara quelques affaires, mit soigneusement le grimoire dans sa sacoche, et prit la route en direction de Madrid. Le temps était brumeux, comme souvent à l’approche de l’hiver en moyenne montagne. Léa repensa au mot qu’elle avait laissé à Dorian : « J’ai besoin de changer d’air. Je m’absente quelques jours. » Allait-il se douter de quelque chose ? Elle avait hâte d’arriver à Madrid, de retrouver les bruits de la ville qui, dans l’état d’esprit dans lequel elle se trouvait, lui sembleraient rassurants.
Elle se fit annoncer à la mère supérieure qui vint à sa rencontre comme si elle s’attendait à sa visite.
– Suis-moi, lui dit-elle d’un ton ferme.
Et les deux femmes traversèrent le cloître, le labyrinthe d’ifs, la chapelle, et descendirent à la bibliothèque interdite.
– Ma mère, je viens vous rapporter le grimoire, mais avant il faut que je vous dise… – Je sais, interrompit l’abbesse, j’ai suivi les journaux. Mais qu’as-tu donc fait ? tu ne tiens vraiment pas de moi, tu es aussi inconséquente que ton père.
Léa fut bouleversée par cette révélation, mais l’heure était trop grave pour demander des explications.
– Les esprits déchus sont menteurs, manipulateurs, continua la mère abbesse, mais qu’espérais-tu donc en invoquant un de ces démons ? – Je voulais juste que mon ami ne meure pas. – Et tu as préféré te condamner à la damnation éternelle ? – Mais… ça me semblait si loin… – Ils prennent toujours une avance sur leur paiement. Tu t’es fait duper. – Comment réparer ? Que dois-je faire ? Aidez-moi !
La mère abbesse se rendit dans la pièce annexe et revint avec un livre ancien qu’elle posa sur la table.
– Il s’agit d’un vieux manuscrit qui traite des démons sauriens. Regarde cette illustration. On y voit un humain revenir à la vie puis se métamorphoser en une sorte de bête s’apparentant à un dragon. Ce qu’il y a de particulier, c’est que l’ombre de cette créature est de couleur rouge. Le texte en latin dit ceci : « L’ombre rouge s’étendra sur la terre, les mers et les océans, puis s’élèvera jusqu’au ciel et dévorera le soleil. » À la page suivante, on aperçoit une sorte de fée guerrière qui combat le dragon : « Une fille magique vêtue d’une robe bleu électrique et tenant une sainte lance surgira des nuages ensanglantés et terrassera la bête. Elle soufflera une lumière bleue qui avalera l’ombre rouge. Alors, le soleil retrouvera ses rayons d’or et le monde ses couleurs. » – D’accord, je crois comprendre la symbolique, dit Léa, mais où trouver la lance ? – Regarde bien, la lance est tachée de sang avant même qu’elle ne transperce le dragon. Il ne peut s’agir que de la lance de Longinus. Elle est conservée à Rome. Je vais demander une audience auprès du Pape et me la procurer. Protéger le monde des forces obscures est la mission officieuse qui m’a été confiée lorsque j’ai été chargée de veiller sur la bibliothèque interdite. Elle sera en ma possession d’ici trois jours. – Ma mère, c’est à moi de régler le problème. J’ai ouvert la porte à cette créature venue de l’Enfer, c’est à moi de l’y renvoyer. Je vais m’installer à l’hôtel et reviendrai, dans trois jours, récupérer la lance. – Non, ma fille, c’est beaucoup trop dangereux. Tu seras plus en sécurité dans l’enceinte de l’abbaye. Je vais te faire préparer une cellule.
Léa arriva à la villa un peu avant le coucher du soleil. Dorian n’était pas encore rentré. Elle remit un peu de bois dans la cheminée du salon, s’installa sur le canapé derrière lequel elle dissimula la lance et attendit dans la semi-obscurité le retour de son ami. Elle sursauta lorsqu’elle entendit le bruit de la porte d’entrée qui s’ouvrait, puis les pas de son compagnon dans le corridor. Quand il pénétra dans le salon, il ouvrit la lumière et fixa Léa sans dire un mot. Elle parla la première :
– Je sais tout, tes transformations nocturnes, les crimes abominables que tu commets la nuit. Mais qui es-tu donc ? – Je suis toujours moi, Léa, mais il y a une chose qui prend parfois possession de mon corps, une force abominable assoiffée de sang qui me pousse à commettre les pires atrocités. Je me réveille nu, couvert de sang, sans savoir où je suis et avec des flash-back dans la tête comme après un terrible cauchemar. – Pourquoi ne m’as-tu parlé de ce qui t’arrivait ? Tu sais, quoi que tu deviennes, je t’aimerai toujours. – En me ramenant à la vie, tu as fait de moi un monstre, un assassin. C’est toi la véritable responsable de ce sang qui a coulé. Où que tu sois et quoi que tu fasses, ça te poursuivra continuellement comme une ombre portant la couleur de ta faute.
Alors que Dorian prononçait ces mots, ses traits se durcirent. Sa peau devint rougeâtre, écailleuse et épaisse. Son visage s’allongea se changeant en une gueule féroce, et son corps devint puissant, musculeux et reptilien. Deux grandes ailes lui sortirent des épaules, et il poussa un grognement terrifiant. Puis, la créature au regard rutilant s’élança vers Léa. Mais, au moment où la bête s’apprêtait à lacérer la jeune femme de ses griffes, celle-ci s’empara de la lance et la lui planta dans le ventre. Léa se retrouva anéantie devant le corps nu de son amant gisant sur le sol, recroquevillé comme un fœtus. Une sensation de vide immense s’empara d’elle.
– Si je ne peux te ramener, c’est moi qui te rejoindrai, dit-elle d’une voix sanglotante.
Elle s’apprêtait à retourner la lance contre elle quand celle-ci lui fut violemment arrachée des mains. Elle se retourna et se retrouva face à son père. Elle se jeta en larmes dans ses bras.
– Père, pardonne-moi, je l’aime tellement et j’avais si peur de rester seule. – Ma fille, tu ne seras plus jamais seule. Ta mère et moi allons prendre soin de toi. Réunis tes affaires et pars immédiatement pour Madrid. Je vais m’occuper de tout.
Le lendemain, on pouvait lire dans les journaux qu’une villa avait pris feu à Vinuesa. Un corps avait été retrouvé, sûrement celui du propriétaire, mais il n’avait pu être identifié.
Cela faisait maintenant un mois que Léa vivait à l’abbaye parmi les religieuses. Toute la communauté, dirigée par la mère abbesse, priait pour le salut de son âme, mais la jeune femme savait que cela était peine perdue et qu’elle ne pourrait pas être sauvée. Sa conscience était entachée par cette ombre rouge qui se rapprochait davantage de jour en jour et qui viendrait bientôt la chercher.
Dans la chapelle, l’office des laudes était en train d’être célébré. Léa n’avait pratiquement pas fermé l’œil de la nuit. Elle était assise à la table de sa cellule. Une aube rouge s’immisçait à travers les petits carreaux de la fenêtre, éclairant la page qu’elle s’apprêtait à noircir à la faible lueur d’une bougie. L’ombre de sa plume lui paraissait gigantesque et lui rappelait le terrible contrat qu’elle avait signé. Comme si les mots lui étaient soufflés par une voix invisible, elle écrivit ces quelques lignes :
« Dans l’ombre qui ne naît d’aucune lumière, J’entends mon maître qui m’appelle. Il m’attend dans sa robe de bure rouge. Dans la nuit qui ne verra jamais le jour Chantent les voix céruléennes. Elles m’invitent dans leur merveilleuse clarté. »
Alors, se libérant des ténèbres et chassant l’aube rouge, le soleil projeta sur l’abbaye une lumière blanche étincelante.
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