Arrêté à un stop à la croisée des deux routes, j'hésite un instant. À droite, le panneau de la nationale indique « Forestdamp 50 km ». Mais en face, à l'amorce d'une petite départementale qui disparaît très vite entre les arbres, un autre panneau aux couleurs passées indique « Forestdamp par Swampy Land, 12 km ».
Vérification faite sur ma carte, cette petite route traverse de part en part le massif boisé que contourne la nationale, franchit une sorte de marais niché au cœur des collines et aboutit quasiment à la porte de Forestdamp. Un sacré raccourci, surtout dans l'état de fatigue où je me trouve. Indécis, je me penche sur le volant pour observer le ciel. Le soleil est déjà bien bas sur l'horizon. Myope et détestant rouler de nuit, je tiens à arriver au village le plus vite possible et un regard sur ma jauge d'essence frôlant le rouge emporte la décision : ce sera le raccourci.
Je traverse donc la nationale et pénètre presque aussitôt sous les arbres. La route monte faiblement, serpentant paresseusement entre des chênes centenaires. Les fûts des troncs montent droit à l'assaut du ciel et les hautes branches s'entrelacent au-dessus de la route comme les arcs-boutants d'une immense cathédrale champêtre. C'est beau... même crevé, c'est beau.
Comme je m'y attendais, il fait nettement plus sombre sous cette voûte de verdure mais peu m'importe : une douzaine de kilomètres sont l'affaire d'un tout petit quart d'heure. Je serai de toute façon rendu avant la nuit complète.
À chaque seconde je me félicite un peu plus de ma décision car la route se révèle excellente. Bien meilleure même que je l'avais imaginée. Le paysage alentour est fabuleux. Dans le clair-obscur, les rais de lumière jaune orangé du soleil couchant percent à travers le feuillage et déversent sur les buissons des bas-côtés des coulées d'or incandescent. Tout le bois semble s'embraser au pied des troncs noirs des chênes. Avec un peu d'imagination, on pourrait se croire transporté au pays enchanté des Elfes, des Ondines et des Fées...
Machinalement, je lève le pied pour profiter pleinement de cet instant magique et c'est en roulant au pas que j'arrive au petit pont enjambant le marais. Là, le spectacle est tout simplement grandiose et je ne peux m'empêcher de stopper sur le bas-côté, de couper mon moteur et de sortir de voiture.
Le silence de la forêt m'enveloppe aussitôt. L'air est chaud et humide, riche des senteurs puissantes des eaux stagnantes. Sous les feux du couchant, mousses et lichens flamboient d'une phosphorescence verdâtre quasi surnaturelle. Les larges taches des nénuphars paraissent flotter sur une mer lumineuse étrangement immobile. Je reste un long moment accoudé au parapet du petit pont. Je laisse mon esprit dériver vers le passé, espérant y découvrir enfin les images de mon enfance envolée. Car ce n'est pas par hasard que je me rends à Forestdamp, pas plus que pour des raisons professionnelles. Ce voyage est un retour aux sources, ultime espoir pour moi de retrouver ma mémoire enfuie.
Je suis devenu amnésique partiel à la suite d'un choc électrique dû à une prise de courant défectueuse. À mon réveil après quelques jours de mauvais coma, j'ai bien reconnu ma femme et mes enfants, je savais qui j'étais, quelle était ma profession, enfin tout le détail de ma vie depuis mon mariage. Mais avant ce jour, rien, le néant ! Rien qu'un brouillard gris où devaient flotter quelque part mes souvenirs d'enfance et de jeunesse.
Toutes les thérapies ont échoué, même l'hypnose régressive dont le nom m'avait plu. En désespoir de cause, j'ai essayé de vivre avec ce vide dans ma tête. Je n'ai pas pu. Les mois passant, je suis devenu si sombre, si nerveux, si agressif, que le quotidien de ma famille s'est transformé en enfer. À cause de moi. Je me sentais comme un vaisseau sans port d'attache, un arbre déraciné, un drogué en manque... Il fallait que je réagisse avant de tout perdre.
C'est ainsi que j’ai pris le chemin de Forestdamp, pour une sorte de pèlerinage de la dernière chance. D’après mes papiers d’identité je suis originaire de ce village mais je l’ai oublié, comme tout le reste. Bien qu'orphelin, j'espère y trouver des traces de mon passé, quelques racines auxquelles me cramponner avant que ma raison ne chavire tout à fait.
Déjà – c'est peut-être l'effet enchanteur du marais – il me semble connaître cet endroit, le cœur de cette forêt où le hasard m'a guidé. Mais est-ce vraiment le hasard ? Quelque chose de puissant remue au fond de ma mémoire... le souvenir d'un bonheur paisible et total... qui laisse place sans transition à une immense vague de tristesse, comme un écho renvoyé par l'eau croupie du marécage. La sérénité que j'éprouvais devant la beauté de ce lieu disparaît et je me sens pénétré par un profond sentiment de nostalgie, de regret inconsolable d'un lointain passé. Ce n'est pas désagréable.
Le soleil a disparu derrière les arbres et le marais s'est éteint peu à peu, englouti par la masse mouvante des feuillages. Comme s'il attendait ce signal, un bruyant concert de grenouilles se déclenche, me faisant sursauter et rompant net l'harmonie de l'endroit. Puis, sans raison apparente, les batraciens se taisent tout aussi brusquement. Le silence retombe, lourd, épais. Le marais tout entier semble en attente de quelque chose. Une odeur de vase remuée monte à mes narines. Il y a un bruit, semblable à un pas lent et laborieux s'arrachant avec peine de la boue. Je me penche par-dessus le parapet mais il fait trop sombre pour distinguer quoi que ce soit. La nuit est totale maintenant. C'est ce que je voulais éviter en prenant le raccourci et pourtant je reste là, immobile à contempler le noir aux tons d'ombres brunes. En vérité, j'aime cet endroit. J’éprouve là une sensation de chez moi. À nouveau le bruit, clapotis et succion. Sans doute une bête qui se promène ou cherche sa pitance. Je me demande si je la connais, cette chose qui erre dans le marais. Peut-être ; je ne me souviens pas. C’est trop dur.
L’amnésie, cette araignée qui m’emprisonne dans sa toile, me dévore le crâne. Les bribes de souvenirs qu’il me semblait toucher du bout des doigts s’évaporent et me rejettent dans la réalité. Déçu, je retourne à la voiture. La forêt, soudain, a perdu tout son charme. Les buissons chatoyants sont redevenus les insondables futaies d'un sous-bois jamais entretenu. Plus rien de magique dans ce décor austère où mes phares jettent des rayures fantasmagoriques. J’accélère. Un virage, un autre, un autre encore.
Enfin, quelques lumières pauvres annoncent le village. Il n'y a qu'une auberge, l'Hostellerie du Voyageur, qui fait épicerie et café. Je n'ai pas pris la peine de téléphoner pour réserver ; il y a quatre chambres et nous sommes déjà hors saison. Qui viendrait sans une bonne raison dans ce trou isolé en plein mois d'octobre ? Aucune distraction, pas d'attrait touristique... excepté moi, peut-être.
Dans le bar, une dizaine d'hommes sont attablés. Le carillon de la porte tinte et ils me dévisagent. Tout le monde s'est tu. On me jauge, me mesure, me situe, me classe. Le feu crépite dans la cheminée. Odeur de bois brûlé, de tourbe et d'humanité. Puis d'un coup, comme un mécanisme d'horlogerie se remet subitement en marche, les têtes se détournent, les conversations reprennent. Un gros homme à face bovine portant un plateau rond me soupèse du regard et me dit :
– C'est pour la nuit ?
Combien de jours, combien de nuits faut-il pour prendre les souvenirs au piège de la mémoire ?
– Oui. Vous êtes le patron ?
Je m'avance jusqu'au comptoir. Il me suit sans répondre. Pas mal aimable, pas avenant non plus. Neutre. Comme le marais, comme tout ici, comme dans mon souvenir. Il pose son plateau, sort un grand registre qu'il ouvre et tourne vers moi. Il dit qu'il ne prend qu'en pension complète et je souris car je sais par le guide touristique qu'il tient le seul restaurant du pays, la seule épicerie, le seul café.
Je griffonne mon nom sur le registre. Les yeux bovins regardent. Ils lisent. L'homme est finalement bien plus vif qu'il n’y paraît et la réaction immédiate :
– Tu es un Ansby ?
Le tutoiement me surprend. Dans mon dos, il y a un nouveau silence. J'entends des chaises remuées, des grincements, des murmures, comme si tous les sons glissaient. Le patron me regarde toujours et un sourire s'étale sur sa large face.
– Ce n'est pas un successeur, c'est un Ansby !
Il a lancé ça à la cantonade comme un cri de triomphe. Il y a une lueur de fierté dans son œil. Et tout à coup, sans prévenir, on me tape dans le dos, on me prend les mains, on les écrase, on les secoue... Chacun se présente comme si je devais le connaître, moi qui ne sais plus rien.
– Je suis un Mallory... je suis un Lancey... je suis un Miller... je suis un Parrent... je suis un Felton...
Je serre mollement toutes ces mains, réponds à tous ces sourires d’un air niais. Ma mémoire reste muette à part de vagues impressions beaucoup trop floues pour en tirer quoi que ce soit. Bizarrement, je suis pourtant sûr, quelque part, de n'avoir jamais vu aucun de ces hommes qui paraissent si bien me connaître. Et je ne sais quoi dire lorsque l'aubergiste me demande, soudain plus sérieux :
– Pourquoi es-tu revenu, Ansby ? Ce n'est pas l'usage. Ton devoir doit te garder loin du village, comme le nôtre nous y entraînera le moment venu. La Mater chérit d'autres Enfants. T'est-il arrivé quelque chose de grave qui justifie ce retour à la Source de Vie ?
Je ne comprends rien à ce langage hermétique. « Devoir », « Mater », « Source de Vie »... les mots s’emmêlent et mille questions me montent aux lèvres. Mais lesquelles poser quand on n'a plus de mémoire ? Pour moi, l’évidence s’impose : ces villageois font erreur sur la personne. Comme ils semblent de braves gens et peuvent peut-être m'aider malgré tout, je décide de leur confier le motif de ma venue. Ainsi, j’en aurai le cœur net.
Lorsque j'ai achevé mon récit, chacun paraît vraiment compatir. Je vois des yeux s’humidifier d’émotion et, inexplicablement, cela me touche. Mallory, l'aubergiste, me dit :
– Ansby, il faut que nous en référions à la Mater. Mais aie confiance ; ton problème sera résolu avant l'aube.
Tous approuvent d'un air grave et je sens au fond de moi qu'ils sont sincères, même si je trouve curieuse cette réaction unanime. Car après tout, qu'importe mon sort à ces gens que je n’arrive pas à reconnaître ? Je suis perplexe.
Mallory se tourne et décroche une clé au tableau derrière lui. Il me la tend et appelle :
– Mary, peux-tu venir ?
Une femme assez jeune sort de la cuisine en s'essuyant les mains sur un tablier. Elle aurait été ordinaire si ses joues roses et fraîches, son visage rond de bonne santé et ses yeux naïfs ne lui avaient apporté un charme désuet de jeune paysanne. L'aubergiste me dit :
– Voilà une Talbot. Notre petite dernière.
Puis à la femme, d'un ton quelque peu sentencieux :
– Mary, tu as devant toi un Ansby !
Il semble sûr de son effet et il a raison. La jeune femme ouvre de grands yeux puis toute sa physionomie s'éclaire et elle me prend la main avec une ferveur qui me paraît déplacée :
– Bienvenue, Premier, bienvenue... C'est un grand privilège de te rencontrer.
Intrigué, je fronce les sourcils et demande :
– Pourquoi m'appelez-vous premier ? – Parce que les Ansby ont été les premiers, répond la jeune femme avec une candeur désarmante. – Les premiers de quoi ?
Elle semble surprise par ma question et Mallory intervient. Sans lui laisser le temps de répondre quoi que ce soit, il lui explique mon cas en deux mots puis conclut :
– Conduis notre invité à la chambre 6.
C'est pour ma question une fin de non-recevoir à peine déguisée. Mais, ne voulant pas froisser l'aubergiste, je trouve de bonne politique de ne pas insister. Je me réserve de revenir plus tard sur ce sujet.
Mallory reprend comme si de rien n'était :
– Ansby, nous viendrons te voir cette nuit vers 3 h et te dirons ce qu'a décidé la Mater. – Très bien. Merci, monsieur Mallory.
L'aubergiste me sourit comme à un enfant et précise :
– Pas de « monsieur » entre nous, Ansby. Je suis seulement Mallory, ou alors Ray si tu préfères. Mais tu ne peux pas me confondre : il n'y a qu'un Mallory en ce moment.
Comme j'acquiesce sans trop bien saisir l’allusion et commence à suivre Mary, il ajoute :
– Ah, attends ; j'oublie tous mes devoirs d'hôte. Le dîner sera servi à 20 h dans la grande salle de banquet. Et même si ta présence enfreint nos règles, tu peux être sûr que tout le village sera présent en ton honneur.
Les clients, pris à témoin par l’aubergiste, approuvent dans un brouhaha unanime.
Je remercie une nouvelle fois par politesse en me demandant en aparté quelles sont ces règles que j'ai enfreintes. Mais je devine qu'en posant d'autres questions prématurément, je me heurterai à la même inertie. Je n'ai rien d'autre à faire qu'attendre le rendez-vous nocturne fixé par Mallory. Curieuse heure, tout de même.
Le fameux dîner est un modèle du genre : tout le village est là en effet pour me faire fête. Bonne chère à profusion, ambiance de franche camaraderie, je me sens à l'aise au milieu de ces gens simples. Pris dans l'anonymat de la vie citadine, j'avais oublié ce que signifiait l'hospitalité de nos campagnes.
Chose étrange, j'ai l'impression qu'un lien de famille me rattache à ces soixante personnes. Sans doute est-ce subjectif, suite à l'incroyable accueil qui m'est réservé. Hommes et femmes semblent en tous cas convaincus que je suis des leurs. Ils me parlent tous avec une familiarité déconcertante, me demandent des nouvelles des autres Ansby et m'en donnent de leurs parents émigrés, que je pense ne connaître ni d'Ève ni d'Adam. La tête m'en tourne et j'ai le sentiment d'être une pièce d'un puzzle compliqué dont je ne peux voir l'ensemble. À l'évidence, je suis connu ici depuis toujours et populaire pour des raisons qui m'échappent. Je hais cette maudite amnésie qui me rend étranger au sein de cette sympathique communauté.
À cause de ce sentiment négatif qui me ronge, au bout d'un moment mon euphorie se dissipe, commence même à tourner au dépit. Car j'ai beau forcer ma mémoire, rien ne vient et mon humeur s'en ressent. Je n'arrive pas vraiment à m'intégrer, je me sens là et pourtant à l'écart de la fête. Assombri, je réponds peu à peu plus sèchement, je rabroue presque ces gens dont la gentillesse m'énerve à la fin.
Mon changement d'attitude est aussitôt remarqué. Je surprends des regards entre les convives, des murmures. Néanmoins, on continue à m'entourer avec bienveillance, on répond à mes sarcasmes avec la même courtoisie. Chacun paraît plutôt s'apitoyer sur moi et ça m'agace davantage. Heureusement, il me reste assez d'éducation pour rester poli et je cache ma contrariété. D'autant mieux qu'elle est sans fondement.
Finalement, nous ne sortons de table qu'à minuit, sur une intervention de l'aubergiste qui rappelle à tous qu'il faut exposer mon cas à la Mater. Depuis le début, je me demande qui est cette femme. Je sais comme tout le monde que Mater veut dire Mère et je suppose qu'il s'agit de la doyenne du village ; celle qui doit tout savoir sur les habitants et à qui tous vont demander conseil. Deux hommes se lèvent pour accompagner Mallory. Comme lui, ils ont la démarche assurée, le regard clair et droit. Cela m'étonne. En les voyant, je réalise soudain ce qui me turlupine : aucun de ces villageois ne paraît ivre ou même simplement éméché après un pareil banquet, où n'ont pourtant manqué ni les alcools forts, ni les vins, ni les bières. Et comme chacun a levé le coude avec entrain, j'aurais plutôt cru que le repas allait se terminer en joyeuse beuverie, comme la plupart du temps en pareil cas. Eh bien non. Hommes et femmes sont gais mais absolument pas pris de boisson. Les conversations sont animées, on a même chanté plusieurs fois, on sait s'amuser ici... et pas trace d'ébriété. À part chez moi qui me sens un peu nauséeux, la tête pesante et les idées brumeuses.
Je ne me sens pas en état d'approfondir la question et je me laisse emmener jusqu'à ma chambre. On m'allonge. Je reste étendu, à mi-chemin du sommeil, dans cet état étrange où le corps seul se repose alors que l'âme reste en éveil. J'attends le rendez-vous avec trop d'impatience pour dormir.
Je sursaute lorsqu'on frappe à ma porte. Sans doute me suis-je quand même assoupi. Je bondis hors du lit, tout à fait dégrisé. Il est juste trois heures du matin.
– Entrez !
C'est Mallory. Il est accompagné de quatre solides lascars qui lui font comme une escorte. Je trouve ça bizarre et une inquiétude diffuse naît au fond de moi. Mais l'aubergiste sourit de toutes ses dents et me dit avec un clin d'œil :
– Tu as l'air mieux qu'en sortant de table, Ansby. Maintenant que tu es reposé, viens avec nous ; la Mater t'attend. Ton cas l'inquiète. Tu dois te ressourcer en Elle pour retrouver la paix.
Là, je m'étonne :
– Comment ça, « en elle » ?
Je ne suis pas loin d'imaginer que ces gens me proposent une relation charnelle avec leur « Mater » et je me vois mal copulant avec l'ancêtre du village ! Quoi qu'il en soit, l'aubergiste ne semble toujours pas décidé à s'expliquer. Il élude :
– Tout te sera révélé à la Source. Tu redeviendras des nôtres et chaque question trouvera sa réponse.
Si Mallory était venu seul, sans doute en aurais-je pris mon parti et serais-je allé avec lui par curiosité. Mais la présence des quatre autres, que je qualifiais dans ma tête de « gorilles », me déplaît. Si vraiment on ne veut que mon bien, pourquoi cette escorte ? Cette gentillesse universelle autour de moi, qui m'avait séduit au début, m'apparaît de plus en plus suspecte.
Mallory semble lire cette nouvelle méfiance sur mon visage. Il s'écarte de la porte pour me faire un passage et insiste :
– Suis-nous, Ansby. Ne fais pas attendre la Mater. – Et si je refuse, est-ce que vous allez m'emmener de force ? lancé-je d'une voix sourde, soudain prêt à la bagarre.
Je jette un regard appuyé aux quatre villageois sur le pas de la porte et l'aubergiste semble ennuyé. Les autres aussi, d'ailleurs. Ils s'entreregardent puis Mallory reprend :
– Pourquoi cette hostilité, Premier ? Tu es venu chercher secours ici et c'est ce secours que nous t'offrons. Accepte-le comme un dû.
Il n'a pas répondu à ma question et m'embrouille avec ses déclarations énigmatiques. Néanmoins, aucun des cinq hommes ne s'est départi de son calme ni ne semble menaçant et finalement, je me trouve idiot. Pourquoi chercher une arrière-pensée derrière la serviabilité de ces gens ? Deviendrais-je paranoïaque ? De toute façon, Mallory a raison : c'est moi qui suis venu demander de l'aide. Et si je n'ai qu'une chance infime de retrouver la mémoire, je dois la tenter. Surtout, je ne veux pas rentrer chez moi sur un échec. Car ma femme, mes amis, tous m'ont dit quel changement était survenu en moi depuis l'accident. J'étais un mari attentionné, un père exemplaire, je suis devenu irritable, soupçonneux, dur envers les enfants... Même au bureau on me trouve changé. Et cet homme nouveau qui est moi ne me plaît pas !
L'aubergiste et ses amis m'ont laissé réfléchir puis Mallory répète :
– Viens, Ansby. Il est temps. Aie confiance.
Ce dernier mot me touche. Oui, je dois avoir confiance. Je dis :
– Très bien, allons voir la Mater.
Tous les cinq semblent soulagés et les sourires refleurissent sur les visages. On m'entraîne vivement jusqu'à une voiture où nous nous entassons. L'aubergiste se met au volant et prend la direction des collines boisées où se niche le marécage. C'est à Swampy Land que nous nous rendons.
En arrivant au petit pont, il y a foule. Il semble que tout le village soit là ; je reconnais les visages de nombreux convives. Chacun ou presque tient un flambeau halogène et le site est éclairé comme en plein jour. Contrairement à l'ambiance de fête de l'auberge, il règne ici une sorte de recueillement. Le silence est total et les visages graves. Les villageois sont alignés sur deux rangs, formant comme une haie d'honneur qui descend du pont jusque sur le bord du marécage.
D'un geste, Mallory m'invite à suivre ce chemin. J'avoue que je suis impressionné par ce rassemblement. Malgré la solennité de l'instant, certains me font un petit sourire ou un signe amical et cela m'encourage. Je m'avance à pas lents jusqu'à la berge. À cet endroit, l'eau glauque se perd dans une sorte de bouillasse brun clair, une vase visqueuse d'aspect peu ragoûtant. Je ne comprends pas ce qu'on attend de moi et me retourne. Mallory est juste derrière moi, toujours escorté des quatre mêmes villageois. Et dans leur dos, tous les autres sont massés ; la haie vivante s'est refermée. Cette foule dense coupe toute voie de retraite et j'avoue qu'en cette seconde, je ne me sens pas très fier. La peur renaît par vagues et s'amplifie lorsque l'aubergiste me dit en montrant le marécage :
– Va, Premier, va chercher la paix dans les bras de notre Mater.
La vieille femme habite sans doute sur l'autre rive et je cherche une barque des yeux. Je n'en vois pas... puis je commence à comprendre ce que veut Mallory : que je m'avance à pied dans cette mélasse gluante. Et d'un coup, comme un voile se déchire, j'entrevois la seule explication à toutes les bizarreries de ces villageois : ces gens sont des fous ! Tout un village d'illuminés qui adorent la boue de ce marais pour on ne sait trop quelle raison et veulent m'offrir en holocauste. C'est cela ! Ils veulent me jeter dans le marigot, me noyer en sacrifice à cette obscure Mater qui ne doit exister que dans leur imagination dévoyée.
Les yeux exorbités d'une soudaine terreur, je reste d'abord sans réaction, comme paralysé à l'idée de finir enlisé dans ce marécage, englué dans la vase froide et collante, aspiré peu à peu par la mort lente... Je fixe Mallory sans le voir, cherchant une issue là où je sais déjà qu'il n'y en a pas. Malgré moi, je balbutie misérablement :
– Vous ne pouvez pas faire ça... Pourquoi ? Je n'ai rien fait...
L'horreur que j'éprouve doit être peinte sur mon visage car l'aubergiste tente de me rassurer d'une voix apaisante :
– N'aie aucune crainte, Ansby, tout se passera bien. Avance à la rencontre de notre Mater. Elle souffre de te voir ainsi et te rendra la paix.
Quelque chose dans la douceur du ton a sur moi un effet lénifiant. Durant une seconde, je me sens prêt à entrer dans la boue, comme si un secret instinct me soufflait que la sérénité m'y serait rendue. Mais aussitôt, je repousse cette tentation. Quelle folie me prend ? Si je pénètre dans cette fondrière, je ne trouverai que la mort. Voilà ma seule certitude, et sans doute est-ce cela que ces fanatiques appellent la « paix ».
Au même moment, dans le silence ambiant, j'entends un bruit de succion provenant du marais, juste derrière moi. Comme un pas lent et lourd s'arrachant avec peine de la vase... le même entendu lorsque je m'étais arrêté sur le petit pont à l'aller.
Un frisson glacial me descend le long de la colonne vertébrale. Ils essaient de me prendre à revers du côté de l'eau ! Je fais volte-face pour tenter de fuir mais à ce moment, les villageois qui me coupent la retraite entonnent en chœur un chant étrange. Un chant mélancolique et pur, une mélodie sans paroles extraordinairement belle, triste à fendre l'âme, qui s'envole comme une supplique dans la nuit du marécage. Subjugué, je suis sur le point de me laisser envoûter lorsque je sens les poils de ma nuque se hérisser : l'aubergiste vient de faire signe à ses quatre acolytes et ils s'avancent vers moi avec ensemble, sans cesser leurs étranges et émouvantes vocalises.
– Va, dit l'aubergiste. – Va... semble pleurer le chant.
Les cinq hommes me saisissent et m'entraînent dans la boue, fermement mais sans brutalité. Déjà, j'ai les pieds mouillés. Je suis toujours de dos ; ils me retournent... et c'est alors que je vois la « Mater ». À deux mètres du bord du marais se dresse une sorte de créature limoneuse et ruisselante ; une chose de boue vivante cherchant maladroitement à copier l'humain en tendant vers moi deux bras plâtrés de vase.
Alors la panique me prend ; une panique totale, irrépressible ! Sourd et aveugle à tout, je me débats avec la terreur d'une bête prise au piège, je hurle à m'en faire éclater les poumons. Le chant s'enfle pour couvrir mes cris. Je gigote comme un dément pour tenter de m'arracher à l'emprise des villageois mais je m'épuise en vain. Je suis seul. Ils sont trop nombreux, trop vigoureux.
Haletant, le cheveu en bataille, maintenu en force, je sens tout à coup quelque chose de tiède me toucher, couler sur ma peau. Le cou d'abord, les épaules... et au fur et à mesure que cette sensation progresse, l'étreinte des hommes se desserre. Tétanisé par l'épouvante, un long frisson me parcourt. Je suis perdu ! Convaincu de ma mort proche, je ferme les yeux en tremblant. Mais au lieu de me broyer sauvagement, les « bras » de la créature m'enveloppent avec une délicatesse incroyable. La vase lisse et fluide se répand sur mon corps, me submerge... et tout à coup je n'ai plus peur ! Cette boue, ni glacée, ni gluante, est aussi douce qu'une caresse de femme et, malgré moi, je me fais consentant. Quelque chose en moi se souvient.
Déjà, je suis aux trois quarts recouvert, puis je la sens grimper le long de mon cou, atteindre ma bouche, mes narines... Un accès de frayeur me reprend à ce moment, très bref ; c'est déjà fini. Je suis englouti, avalé par la créature de boue ; nous ne formons plus qu'un. Je me sens comme un enfant dans la chaleur du ventre de sa mère, je m'abandonne à ce doux giron. Alors, le chant me pénètre, m'envahit tout entier, me parle sans pourtant employer de mots. Il véhicule seulement des images, mais chacune chargée d'émotions si intenses que je les ressens dans chaque fibre de mon être. Et je pleure avec lui.
Je vois l'espace infini, des étoiles inconnues, un soleil d'un blanc éclatant, une planète paisible.Le bonheur. Soudain une comète, une formidable explosion, des terres éventrées, des mers évaporées, un ciel en feu. La désolation. Je vois ensuite une nuée de points brillants fonçant dans le vide ténébreux du cosmos. L'exil. Un champ d'astéroïdes, une collision ; un des points brillants est expulsé du groupe et tombe vers une petite planète bleue. L'adieu. Il échoue dans un marécage perdu au fond d'un bois, près d'une route plus fréquentée depuis longtemps. La solitude. Deux hommes sur le pont au-dessus du marais. Un jeune, un plus vieux. La curiosité. Ils se battent. Le vieux a le dessus, il écrase le jeune sur le parapet. Le jeune sort un couteau, frappe l'autre en plein cœur. L'incompréhension. Le vieux s'effondre sur le jeune qui perd l'équilibre. Le mort et le vivant chutent ensemble dans la vase du marécage. La surprise. L’homme jeune veut se dégager ; il ne peut pas. Il est prisonnier de la boue dévoreuse, l’angoisse l’envahit. Le désarroi. Le bourbier se referme et le jeune homme n'est plus que terreur devant sa propre mort. La pitié. Il faut effacer la peur, les tourments, la rage et le désespoir, il faut donner La paix.
Au fur et à mesure que ces images s'imprègnent en moi, ma mémoire se reconstruit. Je revois ma vie depuis l'origine : naissance pas désirée, petit garçon battu devenu méchant, paresseux, adolescent voleur et menteur, voyou aguerri, si jeune et déjà assassin... criminel en herbe au destin tout tracé. Puis la lutte avec le dealer, le meurtre, notre chute dans le marais bouleversent cette fatalité. Il y a d'un côté cette créature échouée sur notre monde, omniprésente dans cette vase où sa substance s'est diluée, séparée à jamais des siens, seule à en mourir et pourtant immortelle. De l'autre, moi, forme de vie inconnue d'elle en train de se débattre en vain dans la boue épaisse, la bouche déjà pleine de vase.
Dès le contact physique établi, cette créature d'essence psychique foncièrement positive a attiré comme un aimant toutes mes émotions négatives. Elle a encaissé d'un seul bloc les frustrations accumulées en moi depuis mon premier pleur d'enfant. Ce torrent furieux s'est déversé en elle, méli-mélo inextricable de terreur présente et d'anciennes colères, de violence, de révolte, d'humiliations, d'espoirs déçus, de vengeances machiavéliques et de froide méchanceté. L'étalage d'une existence sordide dans un univers sans pitié... Puis ont resurgi des émotions plus profondes, dissimulées avec un soin jaloux derrière le rempart des apparences, presque oubliées : une soif d'amour jamais étanchée, un mal de vivre comme une blessure à vif et, par-dessus tout, une solitude écrasante, démesurée. Une solitude semblable à la sienne. Alors la créature a réagi devant ce flot d'émotions étrangères et brutales qui menaçait sa propre intégrité psychique... et l'impensable s'est produit ! Comme par enchantement, tout ce qui était mauvais en moi a été littéralement gommé d'un seul coup. Oui, effacé. L'effet a été instantané, magique, miraculeux. Il n’y a pas de mot pour dire ce que j’ai ressenti. Je me suis soudain senti l'esprit libéré d'un carcan, plus léger, plus pur, plus propre... Heureux.
Ce jour-là fut comme celui d'une nouvelle naissance. La créature est depuis ma seconde mère ; elle est moi et je suis elle. Douce, ignorant la violence, elle a compris avec effroi qu'il existait sur ce monde de nombreux êtres tels que moi, malfaisants par dépit, par intérêt ou par plaisir... mais que tous quelque part souffraient. Alors elle s'est donné une mission sur cette terre que le hasard a fait sien : débarrasser notre espèce de cette souffrance, extirper ce mal qui la ronge, lui rendre le bonheur.
La Mater n'a pas d'autre nom que celui-ci, que je lui ai donné. J'ai été son Premier pourvoyeur. Un par un, j'ai entraîné les gens du village et les lui ai confiés pour la métamorphose. Elle les a accueillis comme elle m'avait accueilli, absorbant leurs mauvais sentiments, effaçant agressivité, haine, envie, cruauté, jalousie, avidité, corruption, bêtise, ne laissant que la bonté, l'altruisme, la compassion, la générosité, la compréhension, l'imagination, la tolérance... l'humanité. Car nous ne sommes pas des robots esclaves d'une entité extra-terrestre; nous restons avant tout des humains, indépendants, gardant leur libre arbitre. Nous pourrions même nous « libérer » facilement de son influence. Mon aventure prouve qu'un simple choc électrique suffit à faire resurgir notre nature primitive... Mais qui voudrait renoncer volontairement au paradis retrouvé ?
Chaque nouveau venu choisit autant de successeurs qu'il le désire : familles et amis, relations, connaissances, collègues et même touristes, voyageurs de passage, livreurs... La progression est exponentielle.
Un seul écueil : nous devons toujours employer la contrainte lors de la phase finale, comme Mallory l'a fait avec moi. Et cela nous est très pénible. Alors quand l'un de nous ne supporte plus d'utiliser ces méthodes contraires à sa nouvelle nature, il part. Chacun à notre tour, nous quittons le village sans espoir de retour pour fonder une famille de par le monde et lui transmettre par notre semence les germes de la Mater. Ainsi, la Lumière s'étend petit à petit au détriment de l'Ombre.
Un jour, nous serons les plus nombreux. La spirale de la violence sera brisée, la folie des hommes s'éteindra et l'Âge d'Or règnera sur cette terre jusqu'à la fin des temps.
Alors... aidez-nous, aidez-vous : Venez.
Bienvenue à Forestdamp !
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