Amalkhar, cité perdue qui dort depuis des millénaires avec ses richesses et ses secrets, Amalkhar l'opulente, capitale du royaume oublié de Daïr, enfouie quelque part loin du souvenir des hommes ; Amalkhar la légendaire, fille du temps passé dont les caravaniers parlent avec autant de convoitise que de terreur superstitieuse.
Cela fait plus de dix ans que je la cherche dans tous les déserts d'Orient, comme mon père l'a cherchée avant moi. Après avoir en vain usé sa jeunesse sur des centaines de pistes de sable et de rocaille, il est mort d'épuisement en me laissant en héritage le flambeau de sa passion... et un capital fortement écorné par une vie de bohème aux quatre coins du globe.
Mais j'ai enfin décrypté le sens caché des textes traduits par mon père. Il avait trouvé ce carnet poussiéreux au fond d'une malle oubliée dans le grenier d'un caravansérail, lors d'une incursion tout à fait officieuse en Chine occidentale. Le livret n'avait même pas de nom et tout au long des pages de parchemin moisi, seuls quelques paragraphes épars étaient encore lisibles. Ce fut là que, pour la première fois, mon père vit le nom d'Amalkhar, la ville fantôme qui devait l'obséder jusqu'à la fin de ses jours.
De tout ce qui reste du carnet, un seul passage, plutôt obscur, évoque la localisation géographique de cette cité mythique :
Dragon stérile, robe d'étain Te montrera le long chemin, Larmes sans eau, marteau divin T'entraînera loin des jardins, Jambes de géant, soir de chagrin Là sur le seuil du matin, Droit vers l'étoile du pèlerin, Vois Amalkhar en son écrin.
Je me suis abîmé les yeux sur des centaines de cartes plus ou moins authentiques achetées à prix d'or, j'ai traîné dans les bouges les plus infâmes pour écouter le récit des vieilles légendes qui courent parmi les nomades d'Asie, je me suis torturé les méninges durant des années à chercher ce que pouvaient signifier ces mots énigmatiques. Et puis un jour, en feuilletant par hasard un livre à la petite bibliothèque de Samarkande, je suis tombé sur une phrase banale, en légende d'une photographie du Lac Kaïnour :
Particularité unique au monde, le lac aux eaux grises de Kaïnour, empoisonné par un gisement naturel d'étain exploité plusieurs siècles avant J.C. Sa curieuse forme stylisée de serpent ailé l'a fait surnommer "lac du Dragon" par les indigènes.
Alors tout s'est éclairci : Dragon stérile, robe d'étain décrivait le lac Kaïnour ! Je l'avais enfin, mon premier indice sérieux !!!
Je pris le premier train en partance et une fois sur place, je déchiffrai sans peine la suite du poème rien qu'en découvrant le paysage désolé autour du lac. J'eus une pensée émue pour mon père et ses années de vaines recherches. C'était si simple, en vérité !
Larmes sans eau, marteau divin, quels mots pouvaient mieux évoquer l'immense plaine de sel de Shaar, où pas un point d'eau n'existe sur des centaines de kilomètres carrés. Un soleil de feu y cogne comme un marteau sur la tête des voyageurs égarés. De là, je me suis dirigé plein ouest, suivant la course du soleil s'enfonçant au cœur du désert. Au bout de sept jours de marche harassante, alors que je commençais à douter de mon interprétation, je compris ce que signifiait le troisième vers.
Dans le lointain, deux énormes rochers jumeaux venaient d'apparaître au milieu du désert aride. Deux impressionnants piliers de granit évoquant vraiment des jambes de géant pétrifiées. Seuls au milieu de rien, visibles à des lieues à la ronde, ils paraissaient dressés là pour marquer une invisible frontière entre le chaos de sel et de pierraille de la plaine de Shaar et les molles ondulations des premières dunes du désert de sable, qui lui succédait pour encore des centaines de kilomètres.
C'est sous leur ombre bienvenue que je suis toujours aujourd'hui, ravitaillé régulièrement par une caravane qui pousse jusqu'à mon petit campement. Mais notre bivouac est plus que sommaire et les porteurs sont fatigués d'attendre dans l'inaction, entre un soleil de plomb qui tape ses 45°C le jour et des nuits glaciales à -10°C ! Jusque-là, j'ai abattu tous les obstacles ; il me faut maintenant lutter contre l'impatience, vaincre l'ennui lorsque s'étirent des jours et des nuits interminables passés à guetter un signe dans le ciel. Dans ce chaudron d'enfer où celui qui s'égare est voué à la mort, nul homme sain d'esprit ne se risquerait de plein gré. Moi, j'ai décidé d'y camper des mois si nécessaire. Tant que j'aurais de l'argent pour me faire livrer des vivres, grâce aux maigres rentes qui me restent sur ma part d’héritage, je ne renoncerai pas à Amalkhar. Le message transmis par le poème est clair : soir de chagrin ne peut signifier qu'une chose : il faut attendre la pluie pour espérer mener la quête à son terme. Et de la pluie, il n'en tombe guère au cœur de ce désert.
*
Cela fait déjà quatre semaines que je patiente ici en attendant la météo favorable. Mais il faut croire que j'ai eu raison de faire confiance à mon étoile car ce soir, il pleut, justement. Une espèce de bruine inconsistante s'est mise à suinter d'un brouillard nébuleux surgi de nulle part dès la disparition du soleil derrière les dunes. Et ce soudain caprice de la météo me laisse espérer que se réalise la fin du poème. C'est pourquoi, planté entre les deux piliers de pierre, j'ai décidé de veiller jusqu'au matin de peur de laisser s'enfuir cet instant unique où la ville perdue devrait apparaître.
Il a plu durant des heures, de plus en plus fort. De la grêle est même tombée avec une violence inimaginable, rarement vue dans ces contrées. Puis, vers le petit matin, s'est déclenché un véritable orage magnétique crachant des grappes d'éclairs silencieux aux senteurs d'ozone. J'avais la sensation que les éléments eux-mêmes se liguaient pour tenter de me décourager mais j'ai tenu bon. Rien ne me fera renoncer à Amalkhar.
Bravant la tempête, insensible à la fatigue, j'ai monté la garde sans faillir, les yeux rivés sur la position de l'étoile du Berger indiscernable dans cette nuit furieuse. J'attends l'aurore, cette heure incertaine où le jour naissant dispute le ciel aux derniers lambeaux de ténèbres. L’instant où tout peut arriver.
La pluie a cessé. Les premières lueurs de l'aube laissent soudain deviner à travers le brouillard une forme massive entre les dunes. Illusion due à la fatigue de cette nuit agitée ? D'abord, tout est flou ; je plisse les paupières et soudain, comme surgie des sables, elle m'apparaît dans toute sa splendeur : Amalkhar, mirage du désert devenu réalité devant mes yeux émerveillés !
Tapie au creux des dunes comme un fauve à l'affût, drapée dans la robe grise de ses hautes murailles, Amalkhar semble avoir vogué sans dommages sur le fleuve du temps. Hostile à l'étranger, dure au conquérant, elle est toujours là quand ceux qui l'ont fondée sont retournés au néant depuis des millénaires. Je la trouve bien plus belle que je l’imaginais. Plus inquiétante aussi. Un passage de ce manuscrit que je connais par cœur s'impose à mon esprit en découvrant ces murailles aux créneaux irréguliers qu'un reste de brume matinale semble envelopper d'un impalpable suaire :
Cité grise de pierre Ton dôme noir aux feux de l'Orient, Cité grise de poussière Ton sable jaune au gré du vent, Cité grise du désert, Tes os blancs dans l'aube gisant.
Après quelques secondes de fascination totale, je me secoue et rassemble mes porteurs à grands cris pour les entraîner vers l'immense porte de la ville. Il m'est impossible de comprendre par quel phénomène extraordinaire une cité entière a pu surgir là où depuis quatre semaines je scrute les dunes ocre jaune. Désensablée par la violence de la pluie, du vent et de la grêle ? Peut-être... Mais qu'importe ! J'ai appris en courant le monde que certaines questions ne gagnent pas à être posées. Je n'ai qu'une idée en tête : profiter de cette chance unique que la fortune m'a accordée. Les trésors de la cité disparue sont à celui qui osera aller les chercher.
À ce propos, je devine que, dès à présent, je vais devoir surveiller mes propres hommes. Heureusement, mes années d'errance m'ont appris à me méfier des convoitises de mes semblables. C'est volontairement que, sur mes six porteurs, j'ai choisi trois ethnies différentes et volontiers antagonistes : Tibétains, Mongols et Chinois Han. Ainsi, peu de risques qu'ils se liguent tous contre moi pour me dévaliser.
Un moment partagés entre leur crainte ancestrale de l'inconnu et la cupidité, les hommes ont une hésitation puis se décident à me suivre. Après une demi-heure de marche difficile dans le sable mou, nous arrivons au pied du portail. Un des battants de bambou bardé d'énormes renforts métalliques est entrebâillé, l'autre fermé. Sans doute depuis des siècles. Sur le fronton de l'arcade, une phrase est gravée que je déchiffre machinalement, habitué à lire depuis des années cette langue morte :
Sur le seuil du temps, Amalkhar attend en rêvant.
À première vue, l'aridité du désert a conservé bien au-delà de la normale cette ville qui a traversé les millénaires. Les murailles sont à peine érodées, les bois solides et les fers sans trace de rouille. J'essaie de repousser la porte mais elle ne bouge pas d'un millimètre. Je comprends vite pourquoi : derrière, le sable s'est amoncelé, bloquant l'ouverture. Il y a tout juste la place pour se glisser entre les monstrueux battants cloutés. Et passé l'obstacle, la réalité se montre dans toute sa laideur.
La cité grise a dû être magnifique en son temps, c'est certain. De loin, elle fait encore illusion... mais aujourd'hui sa splendeur n'est plus qu'un souvenir. Les rues sont ensablées jusqu'à mi-hauteur des maisons. Celles-ci ont rarement plus de deux étages et leur couleur grise uniforme fait planer sur les lieux un air de tristesse à la limite du lugubre. La vue est très vite bouchée par une enfilade de murs ternes engloutis dans le sable jaune.
Derrière moi, les porteurs sont entrés prudemment. Massés à côté de cette seule issue visible, ils attendent ma décision. Je leur fais signe de rester là pendant que je grimpe sur la muraille par un petit escalier de pierre aux marches usées. Il me faut avant tout une idée de la topographie générale de la ville car nulle part je n'ai pu en trouver la moindre description.
De là-haut, l'ensemble de la cité m'apparaît et je reste un moment perplexe devant une telle complexité. De l'extérieur, j'aurais juré que les murailles formaient un solide quadrilatère enserrant les maisons mais il faut croire que je me suis trompé : la cité est constituée d'une série de cercles concentriques étroitement imbriqués, sans angles apparents. C'est un véritable labyrinthe de venelles suivant la forme d'un immense colimaçon. Vu d'en haut, cela forme une figure régulière mais je devine qu'en bas, il serait facile de s'égarer dans ses méandres.
Au centre géométrique de la ville se dresse un immense palais. Une impressionnante construction aux arcades majestueuses qui aurait pu être séduisante si elle n'avait, elle aussi, revêtu la sinistre livrée grise. Seul son toit en dôme, fait d'un matériau noir brillant que je ne peux identifier d'ici, scintille dans le soleil déjà dur du matin. Je devine que pour accéder aux trésors d'Amalkhar, c'est là que je dois me rendre et je m'efforce de repérer l'itinéraire le plus court au fil de ces rues tortueuses. Après quelques instants d'observation, mon choix est fait, ma mémoire bien imprégnée du trajet. Je suis certain de ne pas me perdre.
Je redescends et retrouve mes porteurs, passablement nerveux dans le silence oppressant de cette ville fantôme. Pour leur redonner courage, je parle du palais au dôme noir, sans rien révéler des repères que j'ai pris pour l'atteindre ; pas fou !
La progression est assez pénible dans ce sable fluide, entre ces murs gris aux fenêtres sans volets béant comme des bouches sombres. Au fur et à mesure que l'on se rapproche du centre, les rues se font plus étroites, les murs plus hauts, comme si la cité entière se resserrait autour de nous pour nous écraser. Les porteurs chuchotent mais leur esprit superstitieux ne m'affecte pas. Je leur explique que ce phénomène est dû à la diminution de la quantité de sable qui rehausse le sol, au fur et à mesure que l'imbrication des ruelles fait obstacle aux vents du désert. Cela donne l'impression que ce sont les murs qui montent alors qu'en réalité, c'est nous qui descendons régulièrement de niveau.
Lorsque nous débouchons enfin sur la place du Palais, l'évidence me donne raison et convainc les porteurs. Ici, plus trace de sable mais un damier de lourdes dalles de granit en dégradé de gris. Elles forment un dessin complexe qu'on ne doit englober en totalité que du haut des toits en terrasse.
Mes hommes me suivant, nous gravissons lentement les marches du palais et passons entre quatre colonnes cyclopéennes. La porte est gardée par deux nymphes ailées de marbre blanc qui semblent inviter le voyageur à entrer d'un geste de la main. Les sculptures sont gracieuses, les corps sans voiles minces et souples, les proportions harmonieuses. Les visages sont si bien reproduits que les yeux paraissent vivants, les bouches prêtes à sourire... C'est un tableau charmant.
Alors que je me décide à continuer, un des porteurs pousse soudain un cri de frayeur. Je me retourne d'un bloc, la main sur mon revolver. Les hommes se sont reculés de deux pas et dévisagent une des nymphes d'un regard effrayé.
– Qu'est-ce qui vous prend ?
Après une longue hésitation, Tsiang, l'un des porteurs chinois, bafouille :
– La femme nous regarde, Master... Ses yeux ont bougé.
Je hausse les épaules :
– Tu l'as trop fixée ; ce sont tes yeux qui te jouent des tours ! Allez, assez perdu de temps. En route.
Les hommes baissent la tête en signe de soumission et suivent à contrecœur mais oublient vite l'incident lorsque nous pénétrons dans la salle du Trône. Contrairement à mes craintes, il ne fait pas sombre du tout à l'intérieur. Grâce à de nombreux ajours intégrés à la maçonnerie, le soleil pénètre à flots dans cette salle immense, rehaussant par touches subtiles chaque détail de la pièce.
Partout, on retrouve omniprésent ce noir d'obsidienne qui recouvre aussi le dôme du palais. Les parois, les dalles de sol, en sont plaquées. Mais loin d'être funèbre, il sert au contraire à mieux faire ressortir la fabuleuse décoration de la salle. Des fresques murales éblouissantes, composées d'une multitude de nacres, turquoises, jades, grenats, brillent de mille feux sous la caresse du soleil. Les textes sont tracés à l'or fin, suivant une calligraphie complexe pouvant rivaliser avec nos plus belles enluminures.
Je reste un moment sous le charme de ces dessins qui semblent s'animer sous les reflets chatoyants de la lumière. Scènes de la vie courante, monstres fabuleux illustrant des légendes inconnues, portraits au réalisme saisissant... Toute l'histoire de la cité est représentée sur ces murs. Les archéologues du monde entier se battraient pour les étudier de plus près. Mais moi, ce n'est pas pour la gloire que je suis venu. Je veux la richesse ! Les textes sont clairs à ce sujet :
Reposent Or et Argent, Dorment Perles et Diamants, Sous l'œil de Rubis Du Gardien assoupi.
D'un mot, je rappelle à l'ordre mes hommes dont certains sont déjà en train de gratter les murs pour tenter de récupérer de la poudre d'or ou des pierres enchâssées. Méprisables gagne-petit.
Après un tour rapide de la salle, il s'avère que cette pièce donne accès à de multiples autres, qui forment sans doute un véritable dédale. Alors que je me demande par où commencer la fouille, un des porteurs me désigne un escalier derrière le trône, encore à demi dissimulé par une immense tapisserie en loques. Contrastant avec la clarté de la salle, cette trouée donne sur des ténèbres opaques. C'est le moment de sortir nos lampes-torches.
Le rai de lumière jaune révèle une volée de marches en parfait état, qui fait rapidement un coude et masque à la vue ce qui se trouve au-delà. Sommes-nous déjà sur la bonne piste ? Cela me paraît d'abord un peu trop facile... puis je me dis qu'il faut se replacer dans le contexte de l'époque. Lorsque la lourde tapisserie était intacte, elle coiffait tout le mur derrière le trône, qui devait être entouré d'une garde aussi fidèle que sanguinaire car le royaume Daïr ployait sous le joug d'un tyran impitoyable. Nul doute que le trésor d'Amalkhar était sévèrement gardé.
Je décide de commencer mon exploration par là. L'escalier s'enfonce à pic dans les profondeurs. Nous traversons d'abord une grande salle qui semblait servir de poste de garde. Un autre escalier reprend de l'autre côté. Nous descendons dans un silence total que troublent à peine les glissements des babouches de feutre des porteurs. Au début, quelques niches, vides, creusent de loin en loin les parois. Peut-être donnent-elles accès à des salles secrètes ? Si nous ne trouvons rien en bas, il faudra songer à les sonder...
L'escalier tourne en colimaçon, devient peu à peu plus ancien. Les niches ont disparu depuis un moment. Les marches au départ taillées et polies avec soin se font plus grossières, irrégulières, la maçonnerie disparaît pour laisser place au roc. De la mousse commence à apparaître çà et là et l'escalier s'étrécit de telle sorte que nous pouvons maintenant toucher des coudes les parois de pierre brute. J'ai la curieuse sensation de remonter le temps au fur et à mesure que s'égrènent ces marches qu'aucun pied n'a dû fouler depuis des dizaines de siècles...
Tout à coup, sans crier gare, nous débouchons dans une modeste salle souterraine, qui semble une grotte naturelle à peine aménagée. Des stalactites pendent au-dessus de nous comme des crocs acérés. Un filet d'eau coule en chuchotant contre la paroi de droite et se perd dans des fentes du sol. Mais je n'ai d'yeux que pour une seule chose : droit en face de l'escalier, une chimère en bronze de trois mètres de haut semble monter une garde éternelle. Sa paisible tête léonine aux yeux clos paraît avoir été sculptée pour symboliser le calme qui règne en ce lieu isolé du monde. La bête est couchée en position de sphinx et à la place de son poitrail il y a une petite porte qu'encadrent ses deux pattes massives. La salle au Trésor ?
La gorge nouée, je m'en approche, suivi à trois pas des deux Mongols, plus audacieux que leurs compagnons. Une inscription en langue antique est gravée en travers de la porte. Je la traduis machinalement :
"Entre et sers-toi puis paye le droit."
J'ai bien l'intention de suivre la première partie de cet excellent conseil. À si courte portée de la fortune, je me sens euphorique et je lutte pour ne pas perdre de vue l'essentiel : il faut entrer et surtout ressortir vivant de la salle.
Une main est dessinée sur une rosace au centre de la porte, comme une invite. Je me méfie par expérience des choses trop évidentes ; la pratique m'a appris que les anciens avaient l'esprit plutôt retors pour camoufler leurs pièges ! Mais après avoir bien examiné le cadre et les montants, je ne remarque rien de suspect. Je presse donc sur le centre du dessin... et je sens la porte céder sans effort sous ma poussée. C'est incroyable que ce mécanisme fonctionne encore après tout ce temps.
Le cœur battant à tout rompre mais l'esprit toujours aux aguets, je pénètre dans une pièce noire comme un four. Il y a là-dedans une odeur de renfermé qui prend à la gorge. Ma torche projette son rayon dans une obscurité si dense qu'elle semble palpable. Et puis c'est le miracle : le rai lumineux se reflète sur une surface polie, brillante et jaune... De l'or ! Ma tension grimpe en flèche lorsque je découvre tout à coup autour de moi des monceaux de trésors, de pierreries, de bijoux, de vaisselle précieuse, certains dans des coffres ouvragés, d'autres posés à même le sol.
Je reste fasciné par tant de merveilles. C'est en voyant mes hommes se ruer comme des fous sur ces richesses que je me reprends et me précipite à mon tour. Nos accords prévoyaient que je me servirais le premier mais je ne cherche pas à les raisonner. Je ne tiens pas à me faire tuer sur place et il y en a pour tout le monde.
Je plonge les mains dans des vasques de pièces d'or, des pyramides de joyaux, je puise dans ce trésor qui paraît inépuisable. Mes poches, mon sac à dos, ma ceinture se remplissent comme par magie tandis que mon cerveau aligne les millions dans une addition fabuleuse qui semble ne jamais devoir finir. Et puis enfin la fièvre retombe. Le temps a passé à une allure folle et mes sacs sont pleins ; je suis si lourd que je ne pourrais même pas rajouter un diamant sous peine de m'écrouler. Il est temps de partir !
Je rassemble difficilement les autres. Gavés d'or, ils semblent n'en avoir pas encore assez et restent assis par terre au milieu des richesses, comme hébétés. Je parviens tout de même à leur faire entendre raison en les menaçant de m'en aller seul. Leur esprit superstitieux est toujours bien vivace sous la couche de cupidité qui les a poussés à me suivre jusqu'ici. Aucun ne voudrait rester seul dans ces souterrains ténébreux où ils imaginent que rôdent les mauvais esprits des temps anciens...
Je ressors le premier de la salle du Trésor. Rien n'a changé au-dehors, sauf que je suis devenu un homme richissime. La grotte est tranquille, le filet d'eau murmure sa chanson. Un à un, les porteurs sortent après moi.
C'est au moment où les deux derniers se pressent pour nous rejoindre que l'impossible survient : animées d'une vie soudaine, les pattes de bronze de la Chimère se dressent, ses griffes sortent et d'un mouvement vif de chat, elle s'empare des deux malheureux, les saisissant entre ses pattes monstrueuses. Leurs hurlements de terreur sont aussitôt couverts par un rugissement titanesque qui rebondit à l'infini sur les parois de la grotte. Sous nos regards écarquillés d'horreur, la bête ouvre lentement les yeux, dévoilant deux prunelles de rubis à l'éclat maléfique. La robuste tête à crinière s'abaisse et d'un coup de dents, l'affreuse chimère croque la tête d'un des deux hommes, tandis que sa patte se resserre sauvagement sur l'autre, le réduisant en une bouillie sanglante. Puis son œil écarlate se pose sur nous tandis qu'elle se pourlèche les babines d'une langue de métal tachée de rouge. Le Gardien s'est éveillé...
Après une seconde de paralysie, c'est la débandade ! Aveuglés par la panique, nous nous ruons tous d'un même élan vers l'étroit escalier. Une furieuse bagarre nous oppose dans ce goulet d'étranglement où un seul d'entre nous peut passer à la fois. Plus robustes que moi, les porteurs me rejettent de l'un à l'autre en m'envoyant coups de poings et de coudes au passage. À moitié groggy, je reste en arrière tandis qu'ils disparaissent dans l'escalier en courant aussi vite qu'ils le peuvent avec leur chargement.
Terrifié à l'idée de sentir la patte de bronze me saisir, je m'engouffre à leur suite sans demander mon reste ni oser jeter le moindre regard par-dessus mon épaule. Les autres ont déjà une bonne avance mais la peur me donne des ailes et je ne désespère pas de les rattraper. Car après la scène de pure démence que nous venons de vivre, j'avoue que je me sens glacé à l'idée de me retrouver seul. Quelle malédiction est à l'œuvre en ces lieux, qui fait vivre la matière inanimée ? Y a-t-il une explication ailleurs que dans l'irrationnel ? Une drogue hallucinogène que nous aurions respirée ? En tous cas, je comprends maintenant ce que signifiait l'inscription sur la porte du trésor... Et le droit à payer pour l'or et les diamants d'Amalkhar est le plus élevé de tous : le prix du sang !
Les jambes lourdes, la tête tournée par cette interminable montée, je m'étale soudain en butant sur un obstacle inattendu au détour de l'escalier en colimaçon. Je m'aplatis contre quelque chose de mou et tiède. Je n'ai plus assez de souffle à gaspiller pour proférer le juron qui me vient aux lèvres mais je braque ma lampe sur cette masse qui obstrue le passage... et je sens tous les poils de mon corps se hérisser avec ensemble. Une nausée me monte aux lèvres : devant moi, un visage rubicond de paysan chinois me contemple de ses yeux vitreux. Une longue flèche à barbelures transperce son crâne de part en part d'une tempe à l'autre, lui donnant l'aspect repoussant de la créature de Frankenstein. Tirée par qui ? Je n'ai pas l'intention de rester là pour le découvrir.
Comme mu par un ressort, je bondis sur mes pieds en oubliant fatigue et essoufflement. Je hurlerais comme un damné si ma bouche n'était soudain devenue plus sèche que le sable du désert. Le poids énorme que je traîne sur mon dos me semble de plume tandis que l'épouvante me fait voler de marche en marche et lorsque j'atteins enfin le rideau masquant l'arrière du trône, en haut de l'escalier, j'ai l'impression d'émerger du fond de l'enfer. Les poumons en feu, tremblant encore de frayeur, je m'écarte le plus vite possible de l'escalier et m'adosse à l'un des murs pour reprendre mon souffle.
Il n'y a heureusement aucun signe de poursuite car je ne peux faire un pas de plus. Mon cœur bat si fort que j'ai l'impression qu'il va éclater. Mes oreilles sont à l'affût du moindre son. Le silence est total autour de moi. Pas trace de mes autres compagnons ; rien qui puisse indiquer que l'horreur vécue dans les profondeurs soit autre chose qu'un terrifiant cauchemar... Mais l'or qui gonfle mes poches est bien réel, lui.
Finalement, certain que rien ne bouge autour de moi, je m'avance à pas de loup vers la sortie. M'efforçant de me faire aussi discret que possible, je rase les murs en essayant d'empêcher mon lourd chargement de cliqueter. J'atteins enfin la porte et, soulagé, je sors sur le parvis. Plus rien ne peut m'arriver à la lumière du soleil... du moins je le crois durant une demi-seconde. Car la première chose que je vois est le corps d'un des Tibétains étalé en travers de l'escalier. Mort. Sa gorge déchirée est souillée de sang qui a moucheté les marches alentour.
Malgré la chaleur accablante de ce milieu de matinée, un frisson glacé me court le long de l'échine et je me fige, cherchant à déceler le danger. Sur mes gardes, je dégaine mon revolver, prêt à parer toute attaque. Je n'ai pas vraiment envie de m'approcher du corps mais je n'ai pas le choix : je dois absolument reprendre le même chemin qu'à l'aller si je ne veux pas me perdre à tout jamais dans le dédale de cette cité démoniaque.
Les nerfs à vif, je descends les marches une à une. Rien ne se passe et je pose un pied presque rassuré sur l'esplanade, après avoir enjambé le cadavre sans m'attarder à le détailler. Qu'est-ce qui à cet instant m'a poussé à me retourner ? Je l'ignore et j'aurais tout donné pour ne l'avoir jamais fait. Car mon regard s'est posé machinalement sur l'une des nymphes gardant le porche, aux pieds de laquelle est affaissé le malheureux porteur. Et soudain, j'ai la très nette sensation qu'elle me regarde ! Oui ; ses yeux de marbre ont tout à coup pris une expression de ruse malveillante qui me fait froid dans le dos. Puis, lentement, ses lèvres de pierre s'étirent en un onctueux sourire qui découvre deux canines acérées barbouillées de sang frais.
Saisi d'horreur, mon doigt se crispe malgré moi sur la détente de mon arme et c'est l'écho de ce coup de feu qui me fait réagir. Les cheveux dressés sur la nuque, je fais volte-face et je m'enfuis en courant vers la ruelle par laquelle nous sommes arrivés. Là, un reste de raison me fait ralentir, malgré ma folle envie de continuer à courir jusqu'à l'épuisement pour m'éloigner le plus possible de ce palais infernal.
Haletant, je m'arrête pour m'orienter et je sursaute quand des silhouettes surgissent autour de moi. Mon revolver est déjà prêt à cracher le plomb lorsque je reconnais Tsiang et Doulaï, mes deux porteurs survivants. Les yeux fous, ils se jettent à mes pieds en me suppliant de les protéger des démons qui hantent la Cité Perdue. Mes propres nerfs sont déjà bien entamés mais j'avoue que leur terreur absolue me force à recouvrer un peu de mon sang-froid. Quels que soient les sortilèges à l'œuvre dans la Ville Grise, je dois me reprendre si je veux sauver ma vie et la leur, qui est sous ma responsabilité.
Un peu rasséréné, je m'oblige à croire que la plupart de ces événements sont des hallucinations collectives dues à des vapeurs méphitiques respirées dans la salle au Trésor... Qui sait quelles drogues dénaturées par les siècles peuvent encore être stockées dans les sous-sols de cet immense palais ?
Décidé à me montrer fort devant mes hommes, je prends les choses en main. J'ai bien observé, à l'aller, les tours et les détours des cercles successifs de maisons qui se déploient entre le palais et le mur d'enceinte. Je suis certain de pouvoir nous mener au pied des murailles grises sans me tromper. Je me mets donc en route à pas prudents, suivi de près par les porteurs qui collent à mes pas comme deux chiens apeurés. Ils marchent en silence, suivant les consignes que j'ai dictées. Tout à coup à un carrefour, Tsiang, qui marchait pratiquement sur mes talons, me tire par la manche et me fait signe de regarder en l'air. Entre deux maisons, on peut distinguer une portion des créneaux du mur extérieur. Nous sommes sauvés !
Je me suis arrêté quelques secondes mais ce n'est pas le moment de traîner et je me retourne pour donner d'un geste le signal du départ. C'est alors que je les vois, juste derrière Doulaï qui ferme la marche. Je n'ai même pas le temps d'ouvrir la bouche pour l'alerter ; déjà, il est happé par une dizaine de mains crochues, traîné sur le sable, mis quasiment en pièces avant d'avoir eu le temps de hurler. Les horribles créatures qui se sont emparées de lui semblent sortir tout droit d'un film d'épouvante. Je n'ai pas de mots pour les décrire... Des spectres, des momies ? Cette peau parcheminée, ces moignons de chair séchée, ces yeux brûlants au fond d'orbites creuses, ces os saillants sous des oripeaux tombant en poussière...
Déjà, mon revolver est dans ma main. Les coups de feu tonnent, réveillant tous les échos de la ville endormie. À chaque fois je fais mouche ; à cette distance, je ne peux manquer ma cible ! Et pourtant ils ne tombent pas. Au contraire, abandonnant la chose sanglante qui a été Doulaï, ils se rassemblent en demi-cercle et se remettent à avancer dans notre direction.
Je recule en continuant à tirer frénétiquement mais Tsiang me crie d'une voix rendue hystérique par la peur :
– Tu ne peux pas tuer des morts, Master ! Tu ne peux pas tuer des morts !
Il essaie de m'entraîner pour que je fuie avec lui mais ce n'est qu'une fois que le percuteur de mon arme claque à vide que je réalise qu'il dit vrai. Ces créatures ne sont pas vivantes ; du moins pas au sens où nous l'entendons...
Alors je fais volte-face et je fuis avec Tsiang. Notre chance est que ces choses ne semblent pas savoir courir. Elles se meuvent avec une lenteur étrange, comme si elles marchaient dans un univers de coton. Nous les distançons vite et finalement nous arrivons en vue de la porte principale. Visibles de loin, les immenses battants de bambou représentent notre salut et nous faisons appel à nos dernières forces pour les atteindre. La peur aux tripes et le souffle court, nous ne sommes plus qu'à quelques mètres de la liberté lorsque j'ai l'impression que mon sang se glace dans mes veines : la lourde porte de bambou que je croyais inébranlable, bloquée à jamais par le sable accumulé, est fermée.
Plus d'issue. Et tout autour de nous, ces créatures qui approchent déjà de leur pas si lent mais si inexorable. Tsiang et moi nous regardons, la même affreuse certitude tapie au fond des yeux : nous sommes perdus, condamnés à être déchiquetés comme Doulaï par ces êtres surgis des tombeaux obscurs d'Amalkhar.
Épaule contre épaule, dos à cette porte qui s'est refermée sur nos derniers espoirs, nous faisons front à la meute qui approche. Ces momies décharnées drapées de lambeaux de vêtements putréfiés me font horreur. Si j'avais encore eu des cartouches à brûler, j'aurais tiré, même en sachant d'avance l'inutilité d'un tel acte !
Soudain, du fond du marasme épouvanté où baigne mon cerveau, j'ai une sorte d'illumination. Mû par je ne sais quel instinct de survie qui surpasse ma panique, j'ôte mon sac à dos empli de pierreries et je le jette dans la direction des horribles silhouettes en hurlant :
‒ Tenez ! Reprenez-les, vos trésors ! Je n'en veux pas ! Voilà votre or et vos diamants ! Je vous rends tout ! Tenez !!!
Et, miracle, je remarque que les spectres ralentissent le pas, tournent leurs yeux morts vers le sac abandonné, semblent hésiter. Alors je tente le tout pour le tout. Comme un fou, je me dépouille de tout ce que j'ai accumulé en hurlant à Tsiang d'en faire autant. Je vide mes poches, j'ôte ma veste et la leur jette en pâture, je retire même mon pantalon de peur qu'une seule pièce d'or reste coincée dans la doublure d'une des poches.
Voilà ; c'est fini ! Tsiang et moi n'avons plus sur nous un seul gramme des richesses dérobées dans la salle du Trésor. Nous sommes presque nus... et nous n'avons plus qu'à attendre le verdict ; nous saurons très vite si j'ai vu juste.
Les êtres se sont immobilisés à moins de six pas de nous. Je crois sentir le froid glacial qui émane de leurs chairs mortes. Je n'ose pas lever les yeux mais l'espoir renaît au fond de mon cœur car pas un n'a franchi l'espèce de frontière représentée pas nos habits éparpillés. Rien ne bouge. Puis cette scène figée sous la pleine chaleur du désert est soudain rompue par un abominable grincement dans notre dos. Tout à coup, la gigantesque porte de bambou vient de bouger ! Elle s'entrouvre en faisant crisser le sable et se retrouve bientôt dans la position exacte dans laquelle nous l'avons trouvée en arrivant à Amalkhar. La ville a récupéré ses trésors intacts ; ses habitants pourront racheter leurs péchés lors du jugement dernier, à la fin des temps. Nous ne l'intéressons plus, elle nous chasse.
Nous saisissons notre chance et nous précipitons hors de la cité de pierre grise, courant comme jamais encore de notre vie nous n'avons couru. Notre seul but est de rejoindre les deux piliers de roc qui signalent notre campement et nous grimpons comme deux insectes maladroits au flanc de la longue dune dominant la cité.
Avant d’en franchir la crête, par une sorte de réflexe, nous nous retournons pour apercevoir une dernière fois les hauts murs crénelés qui hanteront à jamais nos nuits... mais il n'y a plus rien derrière nous que l'infini moutonnement des dunes. La Ville Grise a disparu. Amalkhar est retournée dormir dans son éternité jusqu’à ce que la prochaine tempête la tire une fois de plus des sables de l’oubli. Elle a emporté avec elle les corps de nos infortunés compagnons et tous mes rêves de gloire et de richesse. Maudit soit son nom.
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